Les Ressources de la France et de la Prusse dans la guerre

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Les Ressources de la France et de la Prusse dans la guerre
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 89 (p. 135-155).


LES RESSOURCES
DE
LA FRANCE ET DE LA PRUSSE

I. L’Europe politique et sociale, par Maurice Block ; Paris 1969. — Annuaire de la statistique pour 1870.


La guerre entre la France et la Prusse a éclaté si brusquement, les premières opérations ont été conduites avec une telle activité, que le public n’a pas eu le temps de se rendre compte des ressources que possède chacune des nations belligérantes. L’étude réfléchie et calme de la situation relative de ces deux états et des forces matérielles ou morales dont ils disposent eût été non-seulement d’un grand intérêt, mais aussi d’un grand avantage à l’entrée de la lutte où nous sommes si profondément engagés. A l’heure qu’il est, quoique les circonstances soient devenues très graves, il y a encore une utilité réelle à rechercher d’une manière précise quelle est l’élasticité et la force de résistance des ressorts sur lesquels repose la puissance des deux peuples ennemis. Si pénibles qu’aient été les premiers engagemens, nous croyons au triomphe définitif de nos armes ; les échecs passés n’ont été qu’une surprise alors que notre pays, endormi dans une confiance imprudente, ne disposait pas de la plénitude de ses moyens. L’avenir vengera bientôt ces regrettables insuccès, qui seront, à tout prendre, de profitables enseignemens. Forcé de reculer pour reprendre pied, se ramasser et bondir d’un plus irrésistible élan, le peuple français n’aura pas tardé à maintenir et même à enrichir encore son antique patrimoine de gloire. L’examen que nous nous proposons ne touche pas seulement à la bonne conduite de la guerre, il devra aussi tenir sa place dans les négociations pacifiques. Le but que les peuples européens cherchent à atteindre, c’est l’établissement d’une paix qui ne soit plus une trêve, c’est la fondation d’un équilibre qui ne se montre pas instable et ne produise point de périodiques secousses, c’est enfin un ordre de choses régulier, et qui soit, pour notre génération du moins, définitif. L’on ne peut aller au hasard dans ces tentatives. Il ne suffit plus aujourd’hui de consulter la carte de l’Europe et de mesurer de l’œil l’étendue des diverses nations. Il faut descendre plus au fond des faits sociaux et appuyer sur des notions précises et complètes des déductions rigoureuses. Dans notre état de civilisation, les élémens de puissance sont variés et divers : il faut pour les analyser le concours de la science.


I

La grandeur, la nature, la forme du territoire, ont toujours exercé une notable influence sur l’essor et la vigueur d’une nation. Cette étendue physique du sol est aux peuples ce que la taille est aux individus : un indice de force, qui doit être pris en considération, mais qui se montre quelquefois trompeur, parce qu’une vitalité plus grande et une sève plus mâle peuvent être resserrées sur un plus étroit espace. Considérées sous le rapport de la superficie, les deux nations belligérantes sont presque égales. La France a 543,000 kilomètres carrés ; la confédération de l’Allemagne du nord en compte 413,000 ; si l’on y ajoute la Bavière, le Wurtemberg, Bade et la portion de la Hesse qui appartient à l’Allemagne du sud, on a un total d’environ 531,000 kilomètres carrés. Nous avons donc, quant à l’étendue du sol, un très léger avantage sur nos rivaux ; notre territoire est d’un quarantième plus vaste que le leur, mais cette supériorité est compensée par certains inconvéniens. Notre pays est plus ouvert, moins défendu par des obstacles naturels : la capitale, qui joue dans la vie d’une nation le rôle du cerveau dans le corps humain, est chez nous plus près de la frontière, plus exposée à l’attaque de l’ennemi. Nous ne sommes pas, comme l’Allemagne, protégés sur notre flanc par un fleuve énorme, barrière malaisée à franchir. Cette infériorité dans la configuration de notre territoire compense la différence minime des superficies.

Il en est des nations comme des hommes : une haute taille ne suffit pas pour prouver la vigueur, il faut que les membres soient bien liés, les articulations souples et résistantes, que la circulation soit partout facile et prompte. Pour qu’un peuple soit dispos, actif, prêt à l’attaque ou à la défense, une des conditions principales, c’est un bon réseau de communications. N’a-t-on pas vu la Russie, dans la guerre de Crimée, malgré l’immensité de ses provinces et de sa population, complètement paralysée par le manque d’une viabilité rapide ? La France et l’Allemagne sont l’une et l’autre bien pourvues sous ce rapport. Elles se trouvent même dans des conditions presque complètes de parité. Il y a deux ans, la France avait 289 kilomètres de chemins de fer par million d’hectares, la Prusse 286 ; les autres pays allemands qui sont en guerre contre nous sont un peu plus favorisés. La Saxe a 700 kilomètres de chemins de fer par million d’hectares, Bade 499, le Wurtemberg 320, la Bavière 311 ; mais les chiffres sont des renseignemens insuffisans. Il faut consulter aussi la direction des lignes, leur mode de groupement et de ramifications. La France, à ce point de vue, a un double avantage, d’abord dans le tracé régulier de son réseau, qui converge d’une manière uniforme vers Paris, et ensuite dans l’unité de l’exploitation, qui est confiée à des compagnies considérables, douées de puissans moyens. Ce sont là des garanties de concentration rapide pour les mouvemens de troupes, qui peuvent en peu de temps s’opérer de tous les points du territoire vers la capitale, et de la capitale vers les provinces menacées. Le tracé allemand, avec ses morcellemens nombreux, ses fréquens tronçons, ses compagnies multipliées, pourrait offrir une certaine infériorité ; mais l’administration prussienne s’est efforcée de combler ces imperfections par des précautions sérieuses et des combinaisons intelligentes. Si, au lieu d’examiner l’étendue entière des deux réseaux nationaux, l’on porte seulement les regards sur les lignes qui aboutissent à la frontière commune aux deux pays, on voit disparaître les conditions d’égalité que nous avions reconnues. L’est de la France est beaucoup moins sillonné de chemins de fer que l’ouest de l’Allemagne. Il y a de notre côté bien des lacunes qui, au point de vue stratégique, ont d’importantes conséquences. Comment expliquer par exemple qu’une place comme Metz, le boulevard de la France, ne soit pas encore reliée par une ligne directe au centre du territoire, et que ses communications ferrées avec Paris soient interrompues par l’occupation de Pont-à-Mousson ou de Frouard ? Ce n’est ni Coblenz, ni Mayence, ni Cologne, qui se trouvent dans un pareil isolement. Quand la paix sera venue, nous aurons, dans l’intérêt de la défense du pays, non-seulement à réparer les dommages causés à notre chemin de fer de l’est, mais à le compléter, à relier notamment Metz à Verdun, à Châlons et à Paris.

Si nous examinons maintenant, au point de vue politique, la situation du territoire français et du territoire prussien, il est impossible de ne pas constater en notre faveur une très importante supériorité. La France est baignée de trois côtés par la mer, ce qui lui est une défense naturelle d’autant plus considérable que les seules nations ayant jusqu’à ce jour une marine puissante, l’Angleterre, et l’Amérique, n’ont aucun intérêt contraire au nôtre et peuvent facilement n’être jamais amenées à nous attaquer. Nous avons pour voisins au sud deux peuples qui ont avec nous des affinités de race, de religion, de législation, de mouvement social, qui gravitent en un mot dans notre cercle de civilisation. L’Espagne et l’Italie, quelles que puissent être les brouilles passagères et les querelles momentanées, seront toujours pour nous des alliées ou des neutres sympathiques : aucun motif sérieux d’antagonisme n’existe entre la France et ces puissances. Les frontières sont de ce côté nettement tracées par la nature et infranchissables pour nous comme pour nos voisins. Les Alpes et les Pyrénées sont de solides remparts, qui dispensent de bien des garnisons. Une grande partie de notre frontière est en outre mise à l’abri par la neutralité de la Suisse, de la Belgique et du Luxembourg, création bienfaisante de la diplomatie et tout entière à L’avantage de la France. La neutralité de ces petits pays n’est plus dérisoire ; elle devient chaque jour plus effective par la volonté qu’ils ont de la faire sérieusement respecter en mobilisant leurs milices nationales, et par l’appui qu’ils sont sûrs de rencontrer, en cas d’invasion, chez plusieurs grandes puissances, notamment en Angleterre. Nous devons hautement nous féliciter de l’existence de ces états secondaires, qui nous évitent d’entretenir de fortes garnisons sur une très grande partie de notre frontière de l’est, et qui nous permettent ainsi de réunir toutes nos forces sur le point étroit où l’ennemi peut nous envahir. L’on a beaucoup parlé de l’annexion de la Belgique à la France : quelques esprits irréfléchis peuvent souhaiter un semblable événement ; mais peut-être, à tout considérer, serait-ce un malheur pour nous et une atteinte à notre sécurité. Les soldats et les ressources que nous pourrions tirer de la Belgique ne vaudraient jamais la force que sa neutralité, nous assure en couvrant gratuitement nos frontières et notre capitale. A supposer que la population des trois petits pays neutres qui nous touchent à l’est voulût se donner à la France, et que toute l’Europe y consentît, il serait encore de notre intérêt bien entendu, de refuser ce présent dangereux, qui ne nous fortifierait qu’en apparence et nous affaiblirait en réalité. Ainsi tels sont les précieux avantages de la situation géographique, et politique de la France, que nous n’avons sur nos flancs qu’une puissance qui puisse être notre ennemie, et qu’il nous est loisible de dégarnir presque complètement notre territoire pour diriger toutes nos forces et employer toutes nos ressources sur cet étroit espace où nous sommes vulnérables.

Il s’en faut de beaucoup que la Prusse ait une position aussi heureuse. Les côtes de cet état sont peu étendues relativement à ses frontières ; presque sur aucun point il n’a des limites naturelles, formées par des montagnes ou des fleuves, enfin il est entouré de trois puissances de premier ordre : la France, l’Autriche, la Russie, qui toutes peuvent devenir des ennemies à un moment donné, et qui, même en étant neutres, ne lui laissent pas la pleine disposition de ses forces. Dans une guerre contre la France, la Prusse et ses alliés ne peuvent complètement dégarnir leurs frontières du sud ; il faut maintenir des garnisons dans les places et des corps d’observation en Silésie, en Saxe, en Bavière. En effet, le moindre revirement dans la politique pourrait jeter des armées autrichiennes sur ces provinces ; tout gouvernement prévoyant doit être prêt aux éventualités les plus diverses. La Russie elle-même n’est pas pour la Prusse une alliée sûre : tôt ou tard elle sera amenée à regarder cette voisine comme une rivale. Il y avait harmonie d’intérêt entre Saint-Pétersbourg et Berlin quand le petit royaume de l’Allemagne du nord n’avait que 15 millions d’habitans, qu’il n’élevait aucune prétention à se créer une marine, et qu’il jouait d’ailleurs le rôle de satellite de l’empire des tsars ; mais les temps sont changés. L’état médiocre du commencement du siècle est devenu une puissance de premier rang, il commande à 37 millions d’hommes admirablement disciplinés, il ne déguise plus les desseins les plus ambitieux et les plus outrecuidans, il n’a pas désappris son ancienne duplicité, il y a joint une arrogance inouïe, il veut avoir des forces maritimes et dominer non-seulement la Mer du Nord, mais la Baltique. Ce serait miracle, si, dans ces conditions toutes nouvelles, l’accord pouvait se maintenir longtemps entre Berlin et Saint-Pétersbourg. La Baltique est trop étroite pour avoir deux maîtres qui ne se jalousent point. La Russie d’ailleurs a plusieurs millions de sujets allemands qui ne cachent pas leurs vives sympathies pour la Prusse ; il y a là bien des semences de guerre. Il ne faut pas oublier non plus les petits états Scandinaves, que la grandeur et l’ambition prussiennes alarment, et qui opposent à la cupidité allemande un inébranlable patriotisme. Ainsi, tandis que la France est entourée de tous côtés, sauf sur une étroite partie de sa frontière de l’est, de voisins neutres ou sympathiques, la Prusse est pressée par de grandes puissances jalouses et de petites nationalités inquiètes. Elle ne peut donc avoir la pleine disposition de ses forces et de ses ressources. Elle est toujours obligée d’être armée, dans une certaine mesure, sur toutes ses frontières à la fois. Après l’étendue et la situation du territoire, le principal élément de puissance pour un peuple, c’est la population. À ce point de vue, la France et l’Allemagne sont presque égales. D’après le dernier recensement, nous avons 38,067,000 habitans. La confédération de l’Allemagne du nord n’en a que 29,906,000 ; mais si l’on y ajoute la Bavière, le Wurtemberg, Bade et la Hesse méridionale, l’on arrive à une population totale de 38,500,000 Allemands confédérés. Il serait difficile de trouver deux nations aussi égales par la population, comme par la superficie du sol. Seulement il faut analyser ces chiffres et répondre à différentes questions qui se présentent. Un politique habile ne doit pas être rivé au temps présent ; c’est une obligation de jeter les yeux sur l’avenir et de prévoir les situations futures. Or le rapport de la population de l’Allemagne et de la population de la France s’est déjà altéré, et tous les jours il s’altère davantage. C’est que les familles sont beaucoup plus nombreuses de l’autre côté du Rhin ; malgré l’émigration, qui draine une grande partie de cet excédant annuel des naissances, le nombre des habitans s’accroît chaque année dans une proportion notable. Quelques esprits se sont alarmés de cette progression rapide de la population allemande, d’autres n’en tiennent absolument aucun compte. Il convient d’envisager ce phénomène avec sang-froid et d’en bien mesurer l’importance. En 1836, la France comptait 33,540,000 habitans. Trente ans après, si l’on néglige Nice et la Savoie, elle avait une population de 37,340,000 ; c’était une augmentation de 3,800,000 âmes ; le taux de l’accroissement annuel se trouvait être de 0,44 pour 100. La Prusse, dans une même période de trente ans, avait passé de 13,589,000 à 19,252,000 ; l’augmentation était ainsi de 5,650,000 âmes, et le taux de l’accroissement annuel était de 1,62 pour 100. Ainsi la progression était en Prusse trois fois et demie plus rapide qu’en France. En raisonnant d’après ces bases, il faudrait cent soixante ans pour que le nombre des Français doublât, et seulement quarante-deux ans pour le doublement du nombre des Prussiens. On voit quelles conséquences terribles pour l’avenir de notre pays on pourrait tirer de ces calculs positifs ; mais il ne faut pas s’exagérer le péril. En descendant plus au fond des choses, la situation apparaît meilleure. Les divers pays allemands qui sont soumis depuis peu de temps à la Prusse, ou qui se trouvent actuellement ses alliés, sont loin de suivre une marche ascendante aussi accélérée. Dans le royaume de Bavière et le grand-duché de Bade, la population est presque aussi stationnaire qu’en France ; dans la récente période de trente ans, le taux d’accroissement annuel ne s’est trouvé être pour ces deux états que de 0,51 et 0,53 pour 100. Le Wurtemberg présente encore des résultats plus rassurans ; la population y progresse plus lentement qu’en France, le taux d’accroissement n’y est que de 0,31 pour 100. Plusieurs provinces de l’Allemagne ne sont donc pas près de multiplier aussi rapidement que celles de la vieille Prusse. C’est qu’en effet la population est déjà arrivée dans plusieurs de ces districts à un état de densité considérable, et peut-être même inquiétant. Tandis que nous avons en France 70 habitans par kilomètre carré, la confédération de l’Allemagne du nord compte sur le même espace plus de 72 âmes, Bade en offre 93 et le Wurtemberg 87. Il est impossible que la population s’accroisse sensiblement sur des territoires déjà si encombrés. Les lois et les mœurs tendent à restreindre cette progression exubérante ; la petite propriété, qui gagne chaque jour du terrain en Allemagne, rend les familles moins nombreuses. Dans la Prusse proprement dite, le taux de l’accroissement annuel de la population est tombé dans ces dernières années à 1 pour 100 environ. L’on aurait donc tort de s’inquiéter outre mesure. Pendant longtemps encore, le rapport de la population française et de la population allemande ne se modifiera pas d’une manière très sensible.

La différence de fécondité dans les familles françaises et les familles prussiennes a des conséquences qu’il n’est pas inutile de relever. Sur un même chiffre d’habitans, il y a en Prusse beaucoup plus d’enfans ou d’adolescens qu’en France. Le petit nombre relatif des naissances fait que notre population présente une proportion d’adultes supérieure à celle qu’on trouve dans l’Allemagne du nord. Sur 10,000 têtes humaines, l’on ne compte en France que 3,603 personnes au-dessous de vingt ans ; on en compte au contraire 4,616 en Prusse. C’est assurément là un avantage pour notre pays. Nous avons, à population égale, un plus grand nombre d’hommes capables de porter les armes et de servir la patrie. Néanmoins le nombre des personnes au-dessus de trente ans est seul plus considérable chez nous que chez nos ennemis ; la Prusse a autant de jeunes gens de vingt à trente ans que la France, elle en a même un peu plus.

C’est généralement le chiffre des armées qui sert de mesure à la puissance des états. Il y a assurément quelque incertitude dans cette mesure, car la quantité peut être compensée par la solidité : le nombre est un des élémens de la force, mais beaucoup de qualités qui tiennent à la race ou à l’éducation ont autant de poids que le nombre. Le système d’armement prussien, qui prend, à la première menace de guerre, tout ce qui est jeune et valide dans la nation, a sans doute de grands avantages. Il permet d’agir avec des masses énormes, de jeter sur l’ennemi de véritables hordes qui ont l’impétuosité d’un torrent grossi par la fonte des neiges. La Germanie, aujourd’hui comme autrefois, peut mettre en mouvement des tribus entières ; elle est encore une sorte de réservoir d’hommes auquel il suffit d’ouvrir les écluses pour qu’il s’en précipite en un moment un flot énorme et en apparence irrésistible ; mais c’est là une force qui s’épuise, incapable de se renouveler et de réparer ses pertes. Le système français, dans des mains habiles et prudentes, est supérieur ; il a des ressources plus nombreuses et mieux distribuées, il peut mieux rétablir une position chancelante ou compromise, il a une solidité plus à l’épreuve du temps et de la fortune. La confédération de l’Allemagne du nord a, sur le pied de paix, 313,000 hommes, 900,000 sur le pied de guerre ; la Bavière, le Wurtemberg et Bade comptent ensemble 95,000 soldats en temps de paix et 204,000 en temps de guerre. Si l’on réunit toutes les parties de l’Allemagne qui sont actuellement en lutte contre nous, l’on voit que leurs armées permanentes se montent à 408,000 hommes et leurs troupes disponibles pour un conflit à 1,104,000. Et ce n’est pas là un effectif de fantaisie destiné à satisfaire la fatuité des administrateurs ou à éblouir l’ignorance du vulgaire ; ce sont des troupes réelles que quelques semaines suffisent pour mobiliser et réunir. Le mérite de l’organisation prussienne, c’est que le pays est toujours prêt et ne se trouve jamais pris au dépourvu. Le moindre ordre parti de Berlin opère comme une baguette magique, sauf dans quelques provinces nouvellement annexées et légèrement réfractaires. En temps de paix, les corps d’opération sont déjà formés ; ils ont leurs chefs, et l’administration centrale, pour les préparer à la guerre, n’a presque aucun travail à exécuter. Le système français est plus compliqué, le passage du pied de paix au pied de guerre se trouve moins facile ; il faut dans l’administration centrale plus d’efforts et de prévoyance. Nous sommes davantage à la merci du ministre de la guerre et de ses auxiliaires ; de leur capacité dépend la perfection de nos armemens. Tout en effet est à combiner et même à improviser dès qu’apparaît la menace d’un conflit. Nous risquons ainsi de n’être pas complètement prêts au début des hostilités ; mais nous avons d’inépuisables ressources dans notre énergique population. Après de sérieux échecs, il nous suffit de quelques semaines pour nous reformer et fortifier ou compléter nos rangs. La promptitude de l’esprit français peut s’accommoder à cet armement précipité, qui serait impossible chez toute autre nation. Au 1er janvier 1869, notre armée active avait sous les drapeaux un effectif de 441,437 hommes, dont 69,000 étaient cantonnés en Afrique et dans les états romains. A la même époque, les hommes disponibles dans leurs foyers s’élevaient au chiffre de 146,771, ce qui portait le total de l’armée active à 588,208. L’effectif de la garde mobile s’élevait à 415,319 hommes. L’ensemble de nos forces militaires était donc de 1,003,527 hommes ; mais la garde mobile n’existait guère que sur le papier : les cadres mêmes n’en étaient généralement pas formés. Il a fallu les cruelles et instructives épreuves du début de la campagne pour donner une vie réelle à cette patriotique institution. Voyez néanmoins que de ressources possède un pays comme la France. En rappelant les hommes non mariés des sept ou huit classes les plus récemment libérées, en tirant parti des élémens disponibles dans certains corps de soldats citoyens, tels que les pompiers et les gendarmes, l’on peut en quelques semaines mettre en ligne 800,000 hommes de troupes exercées, solides, à toute épreuve, et cela sans compter les milices moins disciplinées, telles que les gardes nationaux mobiles. Assurément il n’est pas de contrée au monde qui possède d’aussi puissantes réserves ; il faut seulement qu’elles soient organisées à temps. L’expérience de la guerre actuelle nous sera sans doute d’un grand secours. La paix venue, il faudra réorganiser nos forces militaires pour nous mettre à l’abri de semblables surprises pour l’avenir.

La marine joue ici un rôle moins prépondérant que l’armée de terre ; elle a cependant encore son importance indiscutable, elle est un appoint que l’on ne doit pas dédaigner. Grâce à elle, on peut jeter des troupes à l’improviste au centre du pays ennemi. Enfin, sans exercer d’action décisive, elle est un moyen puissant de diversion. Les progrès récens accomplis dans le droit des gens, les articles du traité de Paris, qui interdisent la course et qui réglementent le blocus, ont rendu sans doute les forces navales moins destructives et moins redoutables. D’un autre côté, les chemins de fer et les télégraphes permettent à la puissance menacée de s’opposer beaucoup plus facilement qu’autrefois à un débarquement. L’on ne peut transporter sur mer qu’un effectif restreint. Malgré ces obstacles nouveaux qui s’opposent de notre temps à l’action de la marine, il n’en est pas moins vrai que la menace d’une descente peut contraindre le pays attaqué à immobiliser le long de ses côtes des corps d’armée importans, qui se trouvent ainsi éloignés du principal théâtre de la lutte. Cette manœuvre peut être surtout efficace quand l’ennemi règne sur des territoires insoumis ou mécontens et de facile accès par la voie de mer. Il est alors loisible à la puissance maritime d’exciter des soulèvemens dans les provinces de son ennemie. Telle est dans notre siècle la seule fonction vraiment efficace des forces navales. Quant à bombarder des ports, ce n’est pas d’une utilité considérable. Les dommages qui peuvent être ainsi produits n’auront jamais aucune influença sur le sort d’une campagne. Ils causeront plus d’irritation que de faiblesse à l’état qui en sera victime. Il est d’ailleurs à remarquer que presque tous les ports de la Prusse sont placés assez loin dans les terres, et qu’il n’est pas facile à une flotte de les aborder. Situés sur des fleuves, à plusieurs lieues de la mer, ils peuvent se garder pour la plupart d’une attaque de l’ennemi. Quoi qu’il en soit, au point de vue des forces navales, la France a une supériorité énorme sur sa rivale. D’après les relevés officiels les plus récens, la confédération de l’Allemagne du nord ne possédait que 44 navires de guerre à vapeur de la force de 9,736 chevaux et portant 336 canons : elle avait en outre 8 bâtimens à voile armés de 150 canons. C’est là un effectif bien modeste ; mais la Prusse n’est qu’au début de ses efforts pour créer une marine : elle a manifesté hautement l’intention de ne reculer dans cette entreprise devant aucun sacrifice, et l’opinion publique a soutenu le gouvernement dans ses premiers essais. On a construit un grand nombre de canonnières, acheté dans les deux mondes des vaisseaux cuirassés, creusé et inauguré avec beaucoup de solennité le port de Willems-Haven dans la baie de Jahde. Avoir une marine et des colonies est maintenant le vœu le plus cher à tout cœur prussien. Y parviendra-t-on ? Les obstacles sont nombreux déjà, et, après la guerre, peut-être seront-ils insurmontables. Ce n’est certes point la matière première qui manque aux Allemands ; ils possèdent tous les élémens nécessaires pour se créer une flotte, ils ont beaucoup de marins et de vaisseaux marchands ; mais ce sont les moyens financiers qui leur font défaut. De ce côté, ils rencontreront toujours des difficultés qu’il ne leur sera pas aisé de surmonter. Pendant longtemps encore, la France peut donc être assurée de la suprématie navale. Quant aux colonies, les Prussiens ont cherché depuis bien des années à s’en procurer. Ils ont médité entre autres des établissemens dans l’Amérique centrale, ils y ont négocié l’achat d’espaces considérables ; mais l’on n’entreprend pas facilement une colonisation dans ces terres tropicales et lointaines. Toutes les côtes et toutes les îles de l’univers propres à être habitées par des Européens sont aujourd’hui, sinon occupées, du moins possédées. Les Allemands du nord entrent trop tard dans la lice. Du reste, au point de vue de leur puissance, ils n’ont pas à s’en plaindre : des colonies, en temps de guerre, sont plus embarrassantes qu’utiles, elles détournent une partie des forces de la métropole.

La France n’a pas de peine à devancer comme puissance maritime la nouvelle confédération germanique. Nous avons un héritage d’honneur et des traditions glorieuses que nos flottes, depuis deux siècles, ont toujours su maintenir. A la fin de l’année 1869, nous possédions 336 bâtimens de guerre à vapeur, mus par une force de 81,450 chevaux, et 80 bâtimens à voiles. L’Allemagne pourra longtemps encore nous envier ces ressources navales. Nous occupons en outre une colonie qui, formant une exception presque unique dans l’histoire de la colonisation, est pour nous en temps de guerre un appui sérieux. Par sa position voisine de notre sol, par la population guerrière qu’elle nourrit et qui consent volontiers à combattre sous nos drapeaux, par les qualités surtout qu’elle développe dans les soldats qui y séjournent, l’Algérie est un précieux secours pour la France ; chaque jour elle le devient davantage. A mesure que la population civile augmente et que l’époque de la conquête s’éloigne, elle exige moins de troupes métropolitaines pour le maintien de l’ordre, et elle alimente avec plus d’abondance ces corps africains dont il est superflu de faire l’éloge.

Plusieurs des avantages que nous venons de signaler pourraient cependant nous échapper dans un temps plus ou moins prochain, si nous n’y faisons pas attention. Il ne faut pas regarder la supériorité actuelle de notre marine comme une conquête définitive et sans retour. Notre attention au contraire doit être portée au plus haut degré à la conservation de cette suprématie navale, que diverses circonstances pourraient compromettre. La marine militaire d’un peuple est nécessairement dans un certain rapport avec la grandeur de sa marine marchande : une nation qui a beaucoup de navires de commerce arrive toujours, avec du temps, de la persévérance et des sacrifices pécuniaires, à créer une flotte de guerre. Or, c’est un fait triste à constater, l’Allemagne du nord l’emporte sur nous, si ce n’est par le nombre, du moins par le tonnage de ses vaisseaux marchands. Nos côtes sont, il est vrai, beaucoup plus étendues que les siennes. Elles embrassent 2,460 kilomètres, celles de la confédération germanique n’en ont que 1,635. Nous avons de plus ouverture sur trois mers, et nous pouvons commercer facilement avec l’Amérique, avec l’Orient et avec les pays Scandinaves. Et pourtant l’effectif de notre marine marchande ne compte que 1,042,811 tonneaux, tandis que la confédération de l’Allemagne du nord offre un tonnage de 1,307,204. La différence est notable et mérite qu’on s’y arrête. On a trop l’habitude de ne considérer que les forces militaires, sans tenir compte de ces ressources primordiales qui alimentent les forces militaires elles-mêmes. A coup sûr une marine de guerre ne s’improvise pas. Néanmoins l’exemple des États-Unis dans la guerre de sécession prouve que l’on peut créer en quelques années une redoutable puissance navale quand on possède la matière première, c’est-à-dire des navires de commerce et des ; marins. Dans la lutte où nous sommes engagés, la Prusse a jeté le germe d’une institution qui est peut-être appelée à un certain avenir. Elle a fondé pour la défense de ses côtes une sorte de landwehr maritime, conviant les armateurs à transformer leurs navires de commerce en bâtimens de guerre. Il est difficile de dire aujourd’hui quel sera le résultat d’une semblable tentative et si elle est destinée à durer en se perfectionnant ; mais l’on sent dès à présent combien il importe de développer le nombre et le tonnage de nos vaisseaux de commerce. Les Allemands ont sur nous un avantage dans le fret de sortie : chaque année ils ont 100,000, quelquefois même 150,000 émigrans, qui forment un fret considérable pour Brême et Hambourg. Nous pouvons, par des mesures habiles et des tarifs modérés, détourner au profit du Havre une partie de ce courant. Ce qu’il faut surtout chercher à propager et à importer parmi nous, c’est l’étude et le sens du commerce, que nous négligeons tant, ce sont les initiatives hardies, les grandes entreprises, les mœurs laborieuses et persévérantes. L’ouverture et l’exploitation de débouchés nouveaux, l’abolition de règlemens vieillis, l’abandon des mœurs routinières, feront plus pour le maintien de notre grandeur navale que tous les sacrifices budgétaires.


II

Le principe que nous ne devons jamais perdre de vue, c’est que, dans l’état de civilisation où sont parvenus les peuples européens, le seul moyen d’être fort et victorieux dans la guerre, c’est d’être actif et diligent dans la paix. A cet égard, un peuple riche et industrieux a de grands avantages sur ses voisins qui le sont moins. Il y a bien des années qu’a été inventé ce dicton d’une vérité éternelle : « L’argent est le nerf de la guerre. » Il n’y a aucune combinaison qui n’échoue à la longue, si elle n’est soutenue par de bonnes finances. Les temps modernes n’admettent pas l’existence d’un peuple de Spartiates. En dehors des surprises, qui sont des exceptions dans l’histoire des guerres, il ne peut y avoir de succès définitif sans de considérables ressources pécuniaires. Autrefois les rois prudens amassaient de longue date un trésor pour suffire aux éventualités de conflits et de luttes avec leurs voisins. La Prusse, dans ces derniers temps, a encore suivi ce système suranné. Il ne convient plus à notre âge, où le crédit s’est perfectionné et propagé sous toutes les formes. Nous n’avons que faire sans doute de ces tirelires où les monarques versaient chaque année leurs économies pour accumuler un fonds de guerre. De bonnes finances et un puissant crédit, voilà ce qui est indispensable à une nation belliqueuse par tempérament ou par occasion. Sous le rapport des ressources pécuniaires, il n’est pas contestable que la France ait une réelle supériorité. Nous supportons d’une manière absolue des charges plus grandes, mais elles sont relativement plus légères, parce que notre pays est plus riche, plus productif, plus industrieux. Si l’on répartit la totalité des impôts par tête d’habitans, en supposant que chacun apportât un égal contingent aux contributions publiques, on trouve que chaque français paie au fisc 52 francs 37 centimes, chaque Allemand du nord 34 francs 96 centimes, chaque Bavarois 38 francs 12 centimes, chaque Badois 50 francs ; mais il ne faut pas se contenter de ces nombres bruts, qui exprimeraient d’une manière inexacte la situation vraie des contribuables des différens pays. En France, l’état pourvoit largement à différens services qui incombent en Allemagne aux particuliers, aux corporations, aux communes ou aux provinces. En outre, il s’est constitué fabricant pour divers produits, le tabac par exemple, et les frais de fabrication, qui se trouvent rémunérés amplement par la vente, viennent cependant grossir artificiellement le budget des dépenses. Enfin il est des impôts qui n’apportent d’autant plus que le pays progresse davantage ; les droits qui pèsent sur les consommations ou sur les transactions et les échanges ont un rendement d’autant plus élevé que le mouvement commercial s’accélère : le peuple qui paie le plus en pareille matière n’est pas celui qui est le plus grevé, mais bien celui qui est le plus laborieux et le plus prospère. C’est ainsi que nous pouvons porter légèrement un budget de 1 milliard 900 millions environ, déduction faite des dépenses départementales et communales, tandis que l’Allemagne du nord est écrasée par un budget inférieur à un milliard. Nous avons en effet des ressorts financiers bien plus souples que ceux sur lesquels peut compter la Prusse. Il suffit de jeter un coup d’œil sur le budget des recettes des deux puissances pour s’en convaincre. Le produit des domaines constitue 44 pour 100 des recettes prussiennes, il ne forme que 5 et demi pour 100 des recettes françaises. Or c’est là un revenu qui ne peut s’accroître, tous les efforts pour en tirer un plus grand parti sont superflus. Tout au plus la Prusse pourrait-elle vendre ces immenses possessions de l’état, et peut-être y sera-t-elle contrainte par la nécessité de fournir aux frais de la guerre actuelle ; mais une pareille opération dans un pays comme l’Allemagne serait désastreuse. Dans les conditions économiques et agricoles de cette contrée, il serait nuisible aux intérêts de tous que le domaine public, composé en grande partie de forêts, fut morcelé entre les mains des particuliers ; ce serait en outre presque impraticable. On sait ce que produisent ces ventes en masse de propriétés énormes. L’Italie nous l’a prouvé dernièrement avec ses biens ecclésiastiques. Ce serait pis encore en Prusse, après une grande guerre, dans un pays où la classe agricole moyenne n’existe pas, où l’aristocratie est appauvrie et besoigneuse, où la dette hypothécaire est déjà considérable. Les impôts directs constituent en France 19,4 pour 100 des recettes de l’état et en Prusse 19 : c’est exactement la même proportion ; seulement il est un impôt que la Prusse a depuis longtemps et que nous n’avons pas, c’est l’impôt sur le revenu. Restent les impôts indirects, qui forment 37 pour 100 des recettes de la Prusse et 55 pour 100 des recettes de la France. C’est sur cette branche de ressources que devront le plus naturellement se greffer les augmentations de taxe que la guerre aura nécessitées. Combien cela sera-t-il plus facile en France qu’en Allemagne, où la population est pauvre, où la classe moyenne est très médiocre dans les villes et manque complètement dans les campagnes, tandis que chez nous l’aisance est le lot du grand nombre ! Des gens qui ont pour régime habituel du pain de seigle et de l’eau échappent nécessairement aux impôts de consommation, et telle est précisément la situation de l’immense majorité de la population prussienne, tel est même le régime des soldats. L’habileté du fisc ne peut rien contre un pareil état de choses. L’impôt sur la mouture existe déjà dans un grand nombre de villes allemandes. Ce qui est à prévoir comme conséquence de la guerre actuelle, c’est que le trésor prussien aura un mal infini à combler ses vides, et que dans les années prochaines l’émigration germanique pour les États-Unis prendra des proportions redoutables et inusitées. C’est d’ailleurs de toute justice : là où les taxes, le service militaire et les risques de guerre écrasent sans cesse et compromettent souvent la vie de l’homme, on ne peut espérer retenir les populations. Quelle que soit l’issue de la lutte engagée, alors même que, par impossible, le ravage de nos départemens de l’est resterait sans représailles et sans indemnité, la Prusse se ressentira encore plus que la France du contre-coup de la guerre. Toutes ces familles sans chefs, ce nombre immense de veuves et d’orphelins, ces établissemens industriels abandonnés depuis six semaines déjà par leurs directeurs et leurs employés, cette vie entière de la nation suspendue dès les premiers jours du conflit, constituent une crise terrible, dont un peuple, fût-il victorieux, aura peine à se relever.

Un des côtés par lesquels nous l’emportons le plus sur notre rivale, c’est le crédit, non que la Prusse ou ses confédérés aient des dettes considérables, mais l’on ne prête qu’aux riches, et tout le monde sait que les états allemands sont pauvres. L’ensemble de la dette prussienne s’élevait au commencement de l’année à 424,380,000 thalers, soit 1,591,458,000 francs. Les autres états d’Allemagne sont grevés en outre de charges qui peuvent être relativement lourdes : l’origine en remonte aux grands travaux de construction de chemins de fer et aussi aux arméniens faits par la confédération en 1859 et en 1866. La Saxe doit 182 millions de thalers ou 682,500,000 fr. ; la dette de la Hesse est de 15,621,000 thalers, soit 58,578,000 fr. Les états du sud ne sont pas dans une position meilleure. Le Wurtemberg paie annuellement 7 millions de florins pour le service de sa dette ; la Bavière, pour le même objet, emploie plus de 16 millions de florins par exercice budgétaire. En additionnant toutes ces charges diverses des états qui nous font la guerre, on voit qu’elles atteignent et dépassent même en capital le chiffre de 3 milliards et demi. Cela peut paraître insignifiant auprès du montant de notre dette consolidée, qui exige un service d’intérêts de près de 350 millions de francs, et qui, évaluée en capital nominal, dépasse 11 milliards ; mais il y a dans ces chiffres d’ensemble une sorte de mirage qui provient de ce que le taux de la rente française est de 3 pour 100, tandis que le taux des rentes allemandes est de 4 1/2 ou de 5 pour 100. À tout considérer, le service de notre dette consolidée demande seulement une somme double de celle que réclame le service des dettes qui grèvent les états allemands confédérés contre nous. Or l’immense supériorité de notre richesse sociale compense amplement cette différence. Tandis que le 3 pour 100 français a continuellement oscillé depuis plusieurs années entre les cours de 70 et de 75 francs, le 5 pour 100 prussien, dans les circonstances les plus favorables, s’est rarement tenu au-dessus du pair. Cela représente un écart d’environ 1 pour 100 dans les taux d’intérêt auxquels ces deux états peuvent emprunter. Supposons que la France et l’Allemagne aient besoin chacune d’un milliard pour subvenir aux frais de la guerre, la France le trouvera facilement, moyennant une charge annuelle et perpétuelle de 50 millions de francs ; l’Allemagne ne se le procurera qu’avec peine en payant 60 millions d’intérêts par année[1]. C’est là pour notre ennemie une grande cause de faiblesse, qui se fera d’autant plus sentir que la guerre aura plus de durée et coûtera davantage.

Ce n’est pas le seul crédit de l’état qui est supérieur chez nous, c’est l’ensemble des ressources des particuliers et des établissemens publics. La France était depuis bien des années le plus grand entrepôt de richesses métalliques du monde. L’or n’avait cessé d’affluer sur notre marché. De 1848 à 1868, il est entré dans notre pays, d’après les documens officiels, plus de 7 milliards d’or et plus de 3 milliards 1/2 d’argent : il en est sorti seulement 3 milliards 200 millions d’or et un peu moins de 4 milliards 1/2 d’argent. C’est donc un stock métallique d’environ 3 milliards qui nous est resté par suite de l’excédant des entrées sur les sorties depuis vingt ans. Il faut y ajouter la quantité de métaux précieux qui existaient antérieurement. L’Allemagne est loin d’être aussi bien pourvue ; elle est au contraire à cet égard dans une disette qui n’a d’égale que notre abondance. Depuis 1821, la Prusse n’a pas monnayé pour 1 milliard de métaux précieux, tandis que la France, dans la même période, a monnayé près de 10 milliards. Assurément nous ne regardons point l’or et l’argent comme la seule richesse ; mais on ne peut contester à ces matières une utilité toute spéciale dans les temps de crise ou de guerre ; ce sont par excellence les capitaux circulans qui facilitent les achats à l’étranger, les arméniens et tous les préparatifs. L’absence de capital métallique est pour un état qui entre en lutte une grave lacune et l’origine de grands embarras. Par malheur, en décrétant le cours forcé avec une regrettable précipitation et sans motif justifié, nous avons compromis notre excellente situation monétaire ; nul peuple au monde ne regorge d’or au même point que la France, et elle s’est imposé imprudemment l’obligation de ne se servir que de papier. Ces mesures, qui datent de quelques jours à peine, ont déjà créé dans notre pays la pénurie de l’or. Nous avons ainsi détourné le cours du Pactole, qui arrosait et fécondait notre sol ; déjà nos métaux précieux s’enfuient vers l’étranger et se placent chez des banquiers de Londres ou s’échangent contre des consolidés anglais, des bons américains et toutes les valeurs étrangères dont les revenus sont payables en or. C’est ainsi qu’une panique, aveugle, causée par de déplorables mesures législatives, peut amener la gêne à la place de l’aisance et semer partout la crainte.

Rien n’est aussi difficile à calculer que la richesse d’une nation ; il y a une part irréductible d’hypothèse et de conjecture dans tous les chiffres d’une semblable évaluation. Il est possible cependant de faire un rapprochement sérieux, quoique d’une exactitude approximative, entre l’ensemble des ressources que possèdent les deux peuples qui sont aujourd’hui en lutte. Un publiciste qui connaît aussi bien l’Allemagne que la France et qui est habitué de longue date aux supputations statistiques, M. Maurice Block, fixe à 596 fr. le revenu moyen de chaque Français et à 450 le revenu moyen de chaque Prussien. Nous croyons à un plus grand écart entre les situations des deux pays. Ce n’est pas que l’agriculture allemande ne semble valoir la nôtre pour beaucoup de productions. Il résulterait dès données statistiques que le rendement moyen du froment par hectare est de 14 hectolitres en France et de 19 en Prusse, il paraîtrait d’un autre côté que sur 1,000 hectares notre pays nourrit seulement 346 têtes de gros bétail, tandis que la Prusse en entretient 369 sur la même surface ; mais il faut retourner et expliquer ces chiffres. Si le froment a un rendement moyen supérieur chez nus ennemis, c’est assurément parce qu’ils ne sèment cette céréale que dans les terrains de choix presque exceptionnels, et qu’ils cultivent en seigle la plus grande partie de leur sol. Ce n’est d’ailleurs pas là une hypothèse, car l’on sait qu’en Allemagne le gros de la population ne se nourrit pas de pain de froment. Il faut remarquer en outre qu’apprécier la situation de l’agriculture dans un pays par le nombre de têtes de gros bétail, c’est un moyen bien imparfait. Les vaches maigres ne peuvent valoir les vaches grasses ; un pays de communaux et de vaine pâture peut présenter un effectif notable de bestiaux sans qu’il soit possible d’en tirer aucune conclusion sérieuse. Enfin on doit tenir compte des produits raffinés, qui ont tant de prix, et qui, en France beaucoup plus qu’en Prusse, occupent une notable partie de la terre. D’après une moyenne de neuf ans (1858-1867), la France récolte annuellement 54 millions d’hectolitres de vin, tandis que la Prusse proprement dite est restreinte à 340,000 hectolitres, Bade et la Hesse à 300,000, le Wurtemberg à 413,000, la Bavière à 561,000 ; c’est pour toutes ces contrées réunies moins de 1,700,000 hectolitres, à peine le trentième de notre production. Il faut prendre en considération également toutes les cultures industrielles du nord ou du midi de la France, exploitations prospères qui d’année en année se répandent davantage, et que le plus grand nombre des provinces allemandes ignorent. Il suffit de jeter un coup d’œil sur les tableaux de douanes des deux contrées pour constater l’immense supériorité de la France. Notre commerce spécial en 1866 montait à 6 milliards 349 millions de francs, celui du Zollverein à la même époque atteignait seulement 3 milliards 814 millions ; ce qui est encore plus consolant, en dix ans il y avait eu doublement chez nous et seulement augmentation de moitié chez nos voisins. L’on trouve des écarts analogues à notre avantage, si l’on consulte la situation respective des grandes industries textiles. En France, les filatures de coton comptent 6,750 000 broches ; dans tout le Zollverein, elles n’en offrent que 2,500,000. Pour le lin, il y a 624,000 broches en France, et moins de 250,000 dans le Zollverein. Il est inutile de dire que la France est la reine de l’industrie de la laine ; elle fait marcher pour cette fabrication 3,300,000 broches, nos voisins du Zollverein n’en ont pas 1,500,000 à nous opposer. Les chiffres manquent pour l’industrie des soieries ; mais, quoique la Prusse y tienne un rang considérable, nous la surpassons en quantité et en qualité. Nous avons moins d’avantages pour les industries extractives et métallurgiques. D’après des données récentes, le Zollverein produit chaque année près de 300 millions de quintaux métriques de charbon minéral (houille, anthracite, lignite), notre exploitation se borne à 126 millions de quintaux ; mais nous sommes arrivés à une production annuelle d’environ 13 millions de quintaux de fonte contre 10 millions que nous oppose le Zollverein. La production du fer a été évaluée pour la France à plus de 8 millions de quintaux et à 7 millions 1/2 pour nos ennemis. On le voit, nous sommes pressés vivement par l’Allemagne dans toutes ces branches d’industrie. Nous devons être sur le qui-vive et avoir l’œil ouvert pour ne pas être dépassés. Nous avons en effet pour rivale sur le continent une nation dont les classes inférieures sont remarquablement laborieuses, patientes, persévérantes, et dont la classe supérieure possède au plus haut degré l’esprit de progrès. L’on a pu dresser, il y a quelques années, un tableau du nombre et de la puissance des machines à vapeur fixes et locomobiles dans les principaux pays d’Europe. La France comptait alors 242,209 chevaux-vapeur, le Zollverein 222,985 ; mais il y a une branche d’industrie qui ne peut s’évaluer en chiffres et où nous devançons de beaucoup l’Allemagne, ce sont les industries de luxe, qui chaque année prennent un plus grand développement. Ceci est notre domaine incontesté ; nous y régnons par droit de conquête et par droit de naissance, en vertu de ces qualités exquises et de ces merveilleuses aptitudes dont la Providence a gratifié notre génie national, en vertu aussi de traditions fécondes qui fortifient et épurent notre goût naturel.

Ainsi s’explique notre supériorité générale sur les peuples qui composent le Zollverein ; sur bien des points, ils nous suivent de près, sur plusieurs même ils nous dépassent ; mais, au point de vue de l’ensemble, nous les surpassons d’une manière considérable par la quantité et la qualité de nos produits, par la variété et l’intensité de nos moyens. Au milieu même des anxiétés présentes, c’est encore une consolation permise que de porter ses regards par avance sur le tableau de la lutte pacifique et féconde qui s’établira entre la France et l’Allemagne après la guerre. Quand cette lutte sanglante sera glorieusement terminée, nous aurons à reprendre nos travaux de la veille. Alors nous aurons à profiter des enseignemens que nous aura donnés cette guerre : nous devrons nous garder de compromettre notre incontestable supériorité par un excès de confiance ou de routine, il nous faudra faire plus de cas de l’étranger, étudier davantage ses méthodes et nous les approprier mieux, vivre moins repliés sur nous-mêmes, ouvrir notre esprit à toutes les recherches, nos institutions à tous les progrès, nos mœurs à toutes les réformes. C’est à ce prix que nous sauvegarderons définitivement notre grandeur et notre gloire, de même que nous aurons sauvé et accru sur les champs de bataille l’honneur de nos armes.

Nous avons signalé en faveur de la France deux inégalités incontestables : l’une dans la position géographique, l’autre dans le degré de richesse. De ces deux avantages, l’un ne pourra jamais nous être enlevé, et nous saurons conserver l’autre. Nous avons au cœur de l’Europe une situation vraiment exceptionnelle. Quant à notre richesse, elle n’est pas un médiocre élément de succès dans les entreprises de longue durée : elle serait appelée à jouer un rôle important dans toute guerre qui se prolongerait.

Mais pour bien connaître la puissance d’une nation, il ne suffit pas d’en examiner les ressources physiques ; il y a des forces morales et intellectuelles qui jouent, même à la guerre, un rôle prédominant. Des esprits qui se croient positifs ont l’habitude de railler ces agens immatériels, subtils et cachés : ils affectent de n’attacher de prix qu’aux gros bataillons. L’histoire entière montre la fausseté de cette opinion. Quand deux peuples sont en présence sur les champs de bataille, ce n’est ni la fortune, ni la seule violence qui décide leurs destinées. Le caractère et l’éducation nationale tiennent une grande place dans ces prétendus jeux de la force. Les Français ont des qualités uniques qui ont fixé depuis bien des siècles en leur faveur le sort des combats. Un amour intense de la patrie, qui est devenu pour eux une sorte de religion, un admirable esprit de sacrifice, un merveilleux élan au milieu des plus dures privations et des plus pressans périls, tels sont les dons précieux qu’on ne rencontre nulle part au même degré que dans notre pays. Tous les peuples savent être braves, mais beaucoup le sont avec résignation ; les Français sont braves avec emportement. La guerre qui se poursuit aujourd’hui et qui a été inaugurée par des échecs si peu prévus aura mis au jour l’un des côtés jusqu’ici les moins saillans et les plus méconnus de notre vitalité nationale. Nous aurons donné au monde le spectacle d’un peuple, habitué à vaincre au premier choc, et qui cependant, après des infortunes d’autant plus pénibles qu’elles étaient plus nouvelles, ne perd pas un moment possession de lui-même, se recueille sous les périls les plus imminens, et oppose à l’ennemi une calme et indomptable énergie. La lutte actuelle n’aura donc pu que nous grandir aux yeux de l’Europe en nous faisant déployer des ressources et des qualités cachées que nous-mêmes ne soupçonnions point.

Cependant quelques louanges que méritent cet héroïsme et cette ténacité du peuple français, il est d’autres facultés qui ont leur rôle dans les relations internationales, et qui, même dans la guerre tiennent une place importante. La confiance en soi est un puissant, ressort, mais il ne faut pas le tendre à l’excès. Il n’est pas bon qu’une nation s’endorme dans l’admiration de sa propre grandeur. Au précepte de la philosophie antique : connais-toi toi-même, il importe d’unir cette maxime, non moins exacte ni moins utile de la sagesse moderne : observe, connais et apprécie l’on prochain. Nous ne sommes plus au temps où le monde se divisait en deux parts inégales : un peuple civilisé et des hordes barbares. Aujourd’hui, toutes les contrées qui se touchent et se fréquentent appartiennent à la même civilisation et possèdent des ressources communes. Il n’en est pas une qui ne puisse utilement étudier les autres et leur faire de nombreux emprunts. Il n’en est pas une non plus qui ait une supériorité tellement complète qu’elle ne trouve rien à emprunter aux autres.

Une nation n’est pas seulement une collection d’individus : c’est un être organisé. Plus cette organisation est forte et en même temps progressive, plus le peuplé qui la possède a de facultés et de ressources. Malheureusement l’administration française, qui a d’incontestables qualités, a toujours eu un extrême penchant pour la routine. On trouverait difficilement en Europe des institutions aussi immobiles et un personnel aussi inerte. Nos bureaux ont pour eux-mêmes une idolâtrie périlleuse : pleins à la fois de scrupules et de lenteurs, rivés aux vieilles méthodes, aux règlemens séculaires, ils sont continuellement en défiance contre toute innovation et toute initiative. Ne connaissant rien des peuples étrangers, ils sont incapables de s’approprier tous les progrès qui se font autour de nous : par un aveuglement qui s’allie à l’obstination, ils s’imaginent que toutes nos coutumes, tous nos usages, font l’objet de l’admiration et de l’envie de l’Europe. Il était temps qu’une violente secousse nous tirât de ce sommeil, et, si pénible qu’ait été ce réveil en sursaut, il peut être considéré à un point de vue général comme un bienfait. Si nous pouvons acquérir, au prix de ces quelques échecs passés, la clairvoyance, l’initiative, l’esprit d’émulation et de progrès, qui ont toujours manqué à nos administrations françaises, nous devrons considérer comme un avertissement heureux cette humiliation passagère, déjà réparée. Nous avons vécu jusqu’à ce jour ignorans, insoucians, dédaigneux des langues, des mœurs, des institutions des contrées étrangères. Nous ne connaissions de nos voisins ni les forces, ni les ressources, et ils savaient tout se qui se passait chez nous, s’appropriaient toutes nos inventions, tous nos progrès. Nous ne daignions au contraire presque jamais sortir de notre superbe indolence pour nous informer des choses et des idées de nos voisins. Ainsi s’expliquent toutes nos erreurs diplomatiques ou militaires. Il ne faut pas les imputer exclusivement à la légèreté ou à l’incurie de quelques hommes ; elles proviennent d’une cause plus générale, de cette sorte d’isolement intellectuel où. nous avions fini par nous enfermer. L’ignorance de la nation entière peut seule amener de semblables déceptions.

Si destructive que soit la guerre, on a dit avec raison qu’elle était devenue de nos jours une industrie : ajoutons même que c’est une des industries les plus raffinées, les plus progressives de notre temps, et qu’on en rencontre peu qui exigent le concours d’autant de branches des connaissances humaines. Pour avoir des généraux, non-seulement braves, mais tacticiens habiles, un état-major parfaitement instruit et éclairé, une intendance efficace, un service sanitaire prévoyant, une direction générale prudente, circonspecte, pleine de ressources, il faut autre chose que des qualités individuelles et des dons naturels ; l’éducation solide de toute la nation est indispensable. Il faut en effet un milieu social singulièrement fécond et cultivé pour produire cette réunion d’aptitudes et de connaissances nécessaires à la composition d’une bonne armée moderne. Nous nous sommes reposés avec trop de confiance sur nos qualités natives : nous n’avons pas assez tenu compte de cette préparation intellectuelle, de ce développement théorique, de ce côté scientifique, pris par nos ennemis d’aujourd’hui en si grande considération. Chez nous l’instruction générale n’est ni assez répandue ni assez approfondie : tous les échelons, elle est au-dessous de ce qu’elle devrait être. C’est là une cause de faiblesse qui se fait toujours et partout sentir. Quelques millions de plus inscrits au budget de l’instruction publique accroîtraient dans une large mesure non-seulement les ressources pacifiques, mais les ressources militaires de notre nation. Quand nous aurons rejeté l’ennemi au-delà de notre territoire, quand nous l’aurons contraint à une paix glorieuse pour nous, notre œuvre patriotique ne sera pas achevée. Il y a deux maximes qu’il ne nous faudra jamais perdre de vue, et qui devront diriger notre conduite : l’une, c’est que le plus grand fléau d’un peuple, c’est l’optimisme ; l’autre, c’est que, même à la guerre, les ressorts les plus puissans, ce sont les forces morales et intellectuelles de la nation.


PAUL LEROY-BEAULIEU.

  1. Les faits sont venus justifier nos prévisions. Tandis que M. de Bismarck, malgré les succès inattendus de la Prusse et l’apparente défaite de la France, n’a pu encore, après un mois, recueillir les deux tiers des 450 millions de son emprunt au taux de 88 francs le 5 pour 100, la France, au milieu des circonstances les plus critiques, quand l’ennemi marchait sur Paris, a trouvé en deux jours, sans sortir de chez elle, presque sans sortir de sa capitale, les 800 millions dont elle avait besoin, et cela au taux de 60 francs 60 centimes la route 3 pour 100. C’est pour la France une victoire réelle, qui doit nous faire espérer fermement celle de ses armes. Plus la lutte se prolongera, plus ces embarras de la Prusse se feront sentir. Il est impossible que dans quelques semaines l’organisation de l’armée allemande et son approvisionnement ne portent pas la trace de cette pénurie d’argent. Le premier échec précipiterait encore cette déconfiture financière de nos ennemis, dont la défaite fera la ruine irrémédiable.