Les Ressuscités/Frédéric Soulié

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Calmann Lévy, éditeur (p. 161-169).

FRÉDÉRIC SOULIÉ

« Paris est le tonneau des Danaïdes : on lui jette les illusions de sa jeunesse, les projets de son âge mûr, les regrets de ses cheveux blancs ; il enfouit tout et ne rend rien. Ô jeunes gens que le hasard n’a pas encore amenés dans sa dévorante atmosphère, ne venez pas à Paris si l’ambition d’une sainte gloire vous dévore ! Quand vous aurez demandé au peuple une oreille attentive pour celui qui parle bien et honnêtement, vous le verrez suspendu aux récits grossiers d’un trivial écrivain, aux récits effrayants d’une gazette criminelle ; vous verrez le public crier à votre muse : Va-t’en, ou amuse-moi ; il me faut des astringents et des moxas pour ranimer mes sensations éteintes ; as-tu des incestes furibonds ou des adultères monstrueux, d’effrayantes bacchanales de crimes ou des passions impossibles à me raconter ? Alors parle, je t’écouterai une heure, le temps durant lequel je sentirai ta plume acre et envenimée courir sur ma sensibilité calleuse ou gangrenée ; sinon tais-toi, va mourir dans la misère et l’obscurité. — La misère et l’obscurité, entendez-vous, jeunes gens ? La misère, ce vice puni par le mépris ; l’obscurité, ce supplice si bien nommé. La misère et l’obscurité, vous n’en voudrez pas ! Et alors que ferez-vous, jeunes gens ? Vous prendrez une plume, une feuille de papier, et vous écrirez en tête : Mémoires du Diable, et vous direz au siècle : Ah ! vous voulez de cruelles choses pour vous réjouir ; soit, monseigneur, voici un coin de votre histoire. »

La vie de Frédéric Soulié est toute dans ces lignes, — préface amère d’un livre de rage et de larmes.

En a-t-il fait passer assez de douleurs inouïes, d’aventures étranges, de drames éplorés, sous cette arche triomphale élevée à Satan dans un jour de désespoir ! Ce n’était plus avec une plume, c’était avec un charbon rouge qu’il écrivait. Son diable n’avait aucune des traditions de Lewis ou de Maturin ; il était vêtu de noir et de blanc comme un valseur, mais il était réel comme un procureur du roi. Cela le rendait encore plus effrayant à voir et à lire. — Frédéric Soulié, qui l’avait appelé à lui pour fuir la misère et l’obscurité, une nuit que ses larmes tombaient silencieusement sur ses vers inconnus et sur ses histoires d’amour incomprises, dut hésiter avant de se cramponner à la queue du manteau qui allait l’enlever de terre. Il renonçait pour longtemps, pour toujours peut-être, aux douces causeries avec la muse de sa jeunesse et de son cœur ; il partait pour un voyage lointain et hardi, à travers les routes tortueuses du monde, les alcôves, les boudoirs, les comptoirs, les estaminets et la cour d’assises. Il pouvait ne pas revenir de ce voyage.

Il n’en est pas revenu, en effet.

À dater de cette heure, sa littérature est devenue une littérature à coups de pistolet, un couteau incessamment plongé et remué dans la gorge de l’humanité, une perpétuelle cause célèbre. À peine si de temps en temps il lui a été donné de se ressouvenir, comme dans le Lion amoureux, qu’il y avait çà et là des amours chastes dispersés sur la terre, des bouquets séchés à des corsages de seize ans, des rendez-vous sous les tilleuls enivrants des avenues. Le diable l’emportait dans une course sans frein, haletante, pleine de ricanements. Et tous les deux s’en allaient terribles, implacables, tuer des hommes, déshonorer des femmes, déchirer des voiles et des parures, pour le seul plaisir de philosopher tranquillement, un instant après, au fond d’un ravin, ou sur un sopha taché de sang. — Pauvre Frédéric Soulié ! né poëte, mort poëte, sans avoir eu son heure suprême de poésie !

C’était une plume vaillante, un esprit énergique, un talent incontestable. Son nom reste attaché à plus de cent volumes ; roman, drame, histoire, opéra, critique même, il a tout abordé, il a touché à tous les rivages de la littérature. Sans avoir la loupe microscopique de Balzac, la touche passionnée de George Sand, la verve gasconne d’Alexandre Dumas, il a glorieusement conquis une place à leur côté. Ceux-ci avaient l’esprit, la grâce, la fantaisie, l’amour, la passion ; lui a eu la force, qui lui a souvent tenu lieu de tout. Aussi, quels muscles dans ses drames ! C’est l’homme des colères par excellence, des haines vigoureuses, des violences ! — Et jusqu’à : Je vous aime ! tout s’y dit brutalement. Cette brutalité a fait deux ou trois chefs-d’œuvre : Clotilde, les Mémoires du Diable et la Closerie des Genêts.

Il débuta vers 1830, comme tout le monde, avec des drames à la Shakspeare et deux ou trois romans dans le goût de sir Walter Scott. On lui siffla ses drames, comme on sifflait tous les drames en ce temps-là. « C’est, en vérité, un pitoyable métier que celui d’auteur dramatique, s’écrie-t-il dans une préface… vous avez égorgé mon drame sans le connaître !… » Pourtant, il ne se rebuta pas, parce qu’il avait la force. Le Théâtre-Français lui fut plus heureux que l’Odéon. Il fit des comédies avec M. Bossange, avec M. Arnauld, avec M. Badon ; il fit un opéra-comique avec Monpou, le pittoresque musicien qui l’a précédé au tombeau ; — et d’opéra en comédie, de comédie en drame, de drame en roman, il commença peu à peu à s’appeler Frédéric Soulié.

Alors, il se remit à travailler tout seul, Clotilde avait donné la mesure de ce talent fougueux et volontaire ; Diane de Chivry en révéla les aspects attendris. Il entra en maître dans le roman-feuilleton, botté, éperonné, cravaché, et il lança à fond de train dans les journaux ses histoires altières et sauvages. Pendant dix ans il s’est attaché à peindre la société sous les couleurs les plus sombres ; pendant dix ans il a disputé pied à pied le premier rang où il s’est placé du second coup ; pendant dix ans il a tenu en échec les succès d’Eugène Sue ; il a balancé la fécondité de l’auteur des Mousquetaires ; il a fait tête aux nouveaux venus poussés de toutes parts et dressés en une nuit autour des réputations anciennes. Rien n’a réussi à l’abattre, nul ne l’a fait pâlir. Seulement, quand la critique a été lasse de le mordre par les côtés attaquables de ses livres et de ses pièces, il s’est retourné et il s’est fait critique à son tour ; critique de théâtre et de roman ; rien que pour quelques semaines, — histoire de rire, — et mal en a pris à ses détracteurs. C’était la griffe du léopard jouant à la main chaude.

Nous ne rappellerons pas tous les romans de Frédéric Soulié, dont il est réservé à l’avenir de faire le triage. Plusieurs ne sont que de chaleureuses improvisations. Nous nous contenterons d’en citer trois ou quatre, tels que le Maître d’école, brûlante esquisse révolutionnaire ; les Drames inconnus, qui contiennent une idée immense, et la Comtesse de Monrion, — bonne chose.

C’est plutôt par l’idée que par la forme, et c’est surtout par l’action, parle sentiment, par la véhémence en un mot, que la plupart des œuvres de Frédéric Soulié resteront vivantes dans l’histoire littéraire du xixe siècle. Nous le répétons, parce que là est le côté distinctif de son talent. Chez lui, la forme, à proprement parler, ne tient le plus souvent qu’une place secondaire. Il marche, non point pour faire admirer la grâce de sa tournure ou la richesse de son habit, mais pour arriver tout bonnement au but qu’il se propose. Ce n’est point un auteur petit-maître, chaussé d’escarpins à talons rouges, qui procède par entrechats et par cabrioles, faisant la roue et secouant la poudre de ses cheveux ; c’est un voyageur en souliers ferrés, avec un bâton ferré, emporté sur un chemin ferré. S’il rencontre en route une bonne fortune de style, il la saisit par la fenêtre du wagon, mais il ne la guettera point ; ou si, dans l’intervalle d’une station, il s’arrête à piper des mots en l’air, ce sera alors quelque grosse excentricité, comme « une voix éperonnée de sourires moqueurs ; » mais ces curiosités sont rares chez lui, et il faut vraiment qu’il n’ait rien de mieux à faire pour s’amuser à guillocher des phrases.

Au théâtre, son succès est peut-être moins net, moins franc, moins décidé. Longtemps il a cherché sa route à travers la tragédie, la comédie et le drame ; souvent on dirait qu’il se sent à l’étroit sur les planches : il est saccadé, contraint : il ose trop et n’ose pas assez. Le Proscrit et Gaétan, quoique renfermant des scènes d’une beauté réelle, sont peut-être indignes de l’homme qui a écrit Clotilde. Dans ses derniers temps il avait installé son drame en plein boulevard. Son drame s’appela dès lors l’Ouvrier, les Étudiants, la Closerie, et devint le drame du peuple. Il dit adieu aux grandes dames de la comédie, comme il avait déjà dit adieu aux grandes dames du roman ; il prit ses héros et ses héroïnes dans la rue, dans la mansarde, un peu partout ; il ne s’inquiéta pas s’ils étaient bien ou mal vêtus, bien ou mal nourris. Il copia ses ouvriers comme Murillo copiait ses mendiants, avec la même fierté dans le réalisme. — Sa dernière œuvre indiquait un acheminement à la véritable poésie, simple et forte, à la poésie du cœur.

Frédéric Soulié est mort à quarante-sept ans.