Les Restes de saint Augustin rapportés à Hippone

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Texte établi par Académie française, de Soye et Bouchet (p. 3-24).

ACADÉMIE FRANÇAISE
— CONCOURS DE POÉSIE DE 1856. —

LES RESTES
de
SAINT AUGUSTIN
RAPPORTÉS À HIPPONE
poëme
Par ALFRED DES ESSARTS

Séparateur

PARIS
De Soye et Bouchet, imprimeurs
2, place du Panthéon

1856




Omnis qui ad supernam pertinet
civitatem, peregrinus est mundi.

(Saint Augustin)


I


Monde mystérieux, qui laissas pour vestiges
Tes temples de granit, audacieux prodiges,
Tes grands sphinx accroupis, gardiens d’un sable en feu ;
Afrique, toi qui vis le peuple de Moïse
Tracer, par le Désert, vers la Terre-Promise,
Le chemin de la fuite où passa l’Enfant-Dieu ;
 
Terre où tant de débris jonchent le sol aride,
Où sur les Pharaons veille la pyramide,

Sentinelle de pierre au-dessus d’un cercueil ;
À travers deux mille ans, pensif, je te contemple,
Mais non pour mesurer l’obélisque ou le temple
Qui de leurs dieux déchus semblent porter le deuil.

Je cherche dans ton ciel l’auréole sublime
Qui partit du Thabor, éclairant chaque cime,
Et du haut de Sion vola jusqu’à Memphis ;
Je cherche en vain la croix… La croix est renversée !
J’écoute, et n’entends plus qu’au fond de ma pensée
La langue des aïeux morte aux lèvres des fils.

Vous subirez du temps les dernières atteintes,
Inutiles tombeaux des nations éteintes.
Un jour, un seul marqua votre passé lointain,
Lorsqu’au sombre déclin d’une gloire ternie
Sur vos débris poudreux le burin du génie
Effaça Sésostris pour écrire Augustin !

Qu’il est noble, le nom de l’apôtre d’Afrique !
Enfant, il a grandi sous les yeux de Monique ;
Homme, il fut un foyer d’éloquence et d’ardeur ;
Évêque, avec le schisme, il luttait sans relâche
Quand, forcé tout à coup d’interrompre sa tâche,
Il monta l’achever dans les bras du Seigneur !

 

Ah ! si la charité, dont il fut le symbole,
Réalisant en lui la sainte parabole,
Des épis par ses mains multiplia le don ;
C’est que, faible brebis qui se trompe de route,
Il s’était égaré dans les ombres du doute,
Et par le repentir acheta le pardon ;

C’est qu’il avait souillé dans la fange de Rome
Sa robe de rhéteur, son manteau de jeune homme,
Frôlant sur son chemin l’antique Volupté ;
C’est que de la douleur il sentit les morsures,
Et n’eut pas trop des pleurs versés sur ses blessures
Pour laver son opprobre et son iniquité ;

C’est qu’enfin, retrempé dans l’effort héroïque,
Non pour se décorer d’une vertu stoïque,
Mais pour répandre au loin l’amour pur, l’amour fort,
Il sema cet amour comme un large héritage
Et fit germer la vie, évêque de Carthage,
Où le peuple de Mars avait porté la mort.

Après avoir gémi, se réprouvant lui-même,
Pour le transmettre au monde, il reçut le baptême ;
Il sut, se prosternant sur le seuil du saint lieu,
Contre ses passions y chercher un refuge ;

Lui qui devait juger, il fut son propre juge,
Et, vers Dieu revenu, mena l’homme vers Dieu.

Voyez ! auprès d’Ambroise il médite, il s’inspire.
L’hymne du Te Deum sur leurs lèvres soupire ;
Elle monte et grandit, chant de l’éternité.
Le saint qui baptisa livre au catéchumène
La tendresse et l’espoir, comme un nouveau domaine
Que l’homme peut franchir d’un vol illimité.

L’aile de la prière emporte ces deux âmes ;
Ces mains en se joignant font un faisceau de flammes.
Les Docteurs ont tracé le chemin du devoir ;
C’est l’avenir sans fin que leur regard embrasse
Avec ces profondeurs que dévoile la grâce,
Mais qu’un œil faible et nu ne saurait entrevoir.

Augustin aimera jusqu’aux plus indociles ;
S’il traîne l’hérésie en face des conciles
Et soutient vaillamment la croyance en danger,
Il plaint des égarés, il leur dit : « Téméraires,
« Vous nous persécutez… mais vous êtes nos frères ! »
Pour le cœur d’Augustin, il n’est pas d’étranger.

Mieux que tout autre, il peut combattre, comme prêtre,
Le mal qu’en lui d’abord il apprit à connaître,

Éveiller le remords qui jadis l’accabla,
Montrer, comme saint Paul, le secret qui fait vivre,
Et dire : Prends et lis ! ainsi qu’il prit le livre
Et le lut à genoux lorsque Dieu lui parla !

La vieillesse est venue, et le calme avec elle,
Aube d’une existence et d’une paix nouvelle.
Les œuvres de salut se pressent sur ses pas ;
C’est assez de travaux, il lui faut le silence…
Son cœur, par le désir, vers le repos s’élance…
Du repos !… Les saints n’en ont pas !



II


Au loin, sur la mer écumante,
Quel est ce bruit qui frappe l’air ?
Est-ce le vent de la tourmente ?
Non, c’est un ouragan de fer.

Comme du haut de la montagne
Coule un torrent dévastateur,
Les Vandales sortis d’Espagne
Suivent l’ange exterminateur.

 

Foulant, comme l’herbe coupée,
Les pâles générations,
Ils les fauchent avec l’épée,
Ces moissonneurs des nations.

Les cités gisent abattues ;
Le fer décapite les arts ;
Des faux dieux tombent les statues :
Bientôt tomberont les Césars.

C’est l’avenir qui se prépare,
Mystère dans la mort caché ;
Il faut que le limon barbare
Féconde le sol desséché.

Roule donc, avalanche humaine ;
Pressez-vous, bataillons épais ;
Prenez ce monde pour domaine :
Il n’a pas voulu de la paix !

Du Christ la sentence sévère
N’atteindra pas Israël seul ;
Partout s’étendra le linceul
Qui flotte au sommet du Calvaire !


III


 « À nous, Hippone ! à nous et carnage et butin !
« À nous ! » dit le Vandale en agitant le glaive.
Hippone ! elle n’a plus, dans le combat sans trêve.
 D’autre défenseur qu’Augustin.

Les jours étaient comptés, de ces jours où la tombe,
Semble à tous les vivants comme un gouffre s’ouvrir ;
Où ce n’est pas un chef, un roi qui doit périr,
 Mais un peuple entier qui succombe ;

 

Un de ces jours de deuil, un de ces sombres jours
Où l’homme avec fureur s’acharne sur sa proie,
Et, las d’exterminer, se fait un feu de joie,
 Avec les palais et les tours.

« Seigneur, si votre arrêt à l’ennemi nous livre,
« Étendez votre bras qui frappe avec lenteur.
« Quand le troupeau n’est plus, à quoi bon le pasteur ?
 « À mes enfants dois-je survivre ? »

Ainsi parle Augustin. — Son vœu fut exaucé ;
Il retrouva la paix au milieu de la guerre ;
Et ce cœur paternel, qui palpitait naguère,
 Par la mort seule fut glacé.

Après s’être endormi dans la douleur profonde,
Vers la Cité de Dieu, par les anges porté,
Il s’élève, laissant planer sa charité
Sur la triste Cité du monde.

Vous, disciples chéris, rêvant un jour plus beau,
Confiez votre évèque aux remparts de Pavie,
Afin qu’après sa mort, comme pendant sa vie,
 La croix abrite son tombeau.

 

Où resplendit la croix, c’est là qu’est sa demeure ;
Le sommeil est plus doux près d’un peuple pieux.
Allez donc ! Augustin peut attendre son heure :
Le temps n’existe plus au royaume des cieux !



IV


La nuit, que devinait son regard prophétique,
Descendit par degrés sur cette terre antique ;
Nuit morne, nuit sans fin, où pas une clarté
N’apparut à travers l’épaisse obscurité ;
Nuit funeste, qui tint dans les mêmes entraves
Les tyrans abrutis et les peuples esclaves.
L’Afrique avait subi l’Arabe conquérant
Qui d’une main sanglante apportait le Koran ;
Sa tête avait fléchi sous une loi grossière,
Ses autels profanés n’étaient plus que poussière ;

Après les oppresseurs d’autres venaient encor :
Tous convoitaient ses fruits, son soleil et son or.
À peine un faible écho redisait dans ce vide
Le souvenir d’Hippone et de la Thébaïde.
Dans l’immobilité s’engourdissaient les cœurs :
Oubli chez les vaincus, sommeil chez les vainqueurs.
Le désert agrandi faisait jusqu’au rivage
Descendre l’horizon de sa zone sauvage ;
Et dans l’immensité, veuve de nation,
Il n’était plus qu’un maître, un seul roi : — Le lion !

Tout paraissait fini : soudain tout recommence.
Dans le sol épuisé Dieu jette une semence :
Ainsi qu’au Golgotha l’ombre plana d’abord,
Puis laissa le soleil couronner le Thabor,
Ainsi renaît l’Afrique avec la foi première,
Et de l’obscurité s’élance la lumière.
Comme un lis éclatant, la fleur de vérité
Du sillon entr’ouvert sort avec majesté ;
La charité se montre, elle brille et révèle
Aux yeux de l’Africain une aurore nouvelle :
La défaite est pour lui le terme du danger ;
Si nous l’avons soumis, c’est pour le protéger.
Ô souffle généreux, souffle de notre France,
Vive aspiration d’amour et d’espérance,
À toi de pénétrer sur ce monde lointain,
Souffle qu’à saint Louis légua saint Augustin !




V


La France ! nation forte parmi les fortes !
La France, qui d’un mot refait les races mortes,
Et dont l’âme toujours vibre pour la douleur !
Sa grande main soutient la faiblesse opprimée ;
Tout bon droit est le sien : Grèce, — Afrique, — Crimée ;
Son allié, c’est le malheur !

La France ! elle a lutté huit fois en Palestine,
Huit fois à l’Orient montré la croix latine,

Déployé sa bannière au pied du Golgotha ;
Puis, quand vint le retour pour l’évêque d’Hippone,
La France était debout encore, et jusqu’à Bone
 C’est elle qui le rapporta.

Au rivage natal, Augustin va descendre…
Vagues qui l’avez pris, ramenez-nous sa cendre…
Un nouveau labarum illumine la mer.
Flotte paisiblement, arche miraculeuse,
Par ce même chemin que franchit, furieuse,
 L’invasion de Gélimer !

Ainsi que vers Sion s’avançaient leurs ancêtres,
Nos soldats lentement suivent le pas des prêtres.
D’une noble fierté leur œil est animé.
C’est la fête du ciel, c’est une fête austère ;
Et l’exilé qui vient reprendre un peu de terre,
 C’est un conquérant désarmé.

L’oriflamme des saints ondule sous la brise ;
La cloche retentit au sommet de l’église,
Et le canon y joint son accord fraternel.
Sept vieillards, sept prélats, unissant leur prière,
Marchent, comme jadis, à la voix de saint Pierre,
 Les onze apôtres d’Israël.

 

Inclinez-vous, palmiers, cyprès, myrtes des plages ;
Répandez vos senteurs, jasmins, roses sauvages ;
Atlas, avec orgueil lève ton front géant ;
Portes que les Romains au désert ont laissées,
Soumettez au présent vos splendeurs effacées,
 Arcs de triomphe du néant !

Numides, que vainquit la fortune de Rome,
Voyez : pour nous le saint — et pour vous le grand homme.
Réveillez-vous, venez, hardis Carthaginois :
Vous eûtes vos plaisirs, vos fêtes symboliques ;
Notre trésor à nous, ce sont d’humbles reliques
 Qu’on porte à l’ombre d’une croix.

Saint Louis, souriant à la foi retrempée,
Vers le pieux cortège abaisse son épée ;
Le héros de Massoure à nos soldats s’unit.
Et ce Vincent de Paul qu’on vit, sur ce rivage,
Captif, par sa parole adoucir l’esclavage,
 Montre ses fers et nous bénit.

Le sang de Cyprien, répandu sous le glaive,
Bouillonne avec ardeur et remonte à sa sève.
Perpétue, échappant aux ongles du lion,
Lit la réalité dans ce divin mystère

Et voit descendre encor, du ciel jusqu’à la terre,
 L’échelle de sa vision.

Tous ceux qui du martyre ont mérité la gloire,
Tendent vers Augustin leur palme de victoire.
Il entend de nouveau l’hymne qu’il entonna :
Mais en ce jour c’est lui qu’on célèbre, qu’on nomme,
Lui seul ! et Dieu permet qu’à celui qui fut homme
 Les anges chantent l’Hosanna !

Dans les cieux, sur la terre, est une double armée
Autour de l’âme sainte et de la cendre aimée :
Ici-bas les Français, — là-haut les Confesseurs.
L’hymne prend pour écho, dans la double phalange,
Le canon du guerrier et la harpe de l’ange :
 Toutes les prières sont sœurs.

Mais vous, peuples sans nom, que le vent de l’orage,
Ainsi que des fléaux, jeta sur son passage,
Qu’êtes-vous devenus, vains ennemis du ciel ?
Vandales, le silence a couvert vos blasphèmes ;
Ô destructeurs ! le temps vous a détruits vous-mêmes…
Et Dieu fut patient, car il est éternel !


VI


Ainsi par son tombeau le Docteur de l’Église
A repris en vainqueur son Afrique soumise,
Et sur tant de débris tristement écroulés,
L’un à l’autre il a joint les siècles écoulés.
Ah ! ce marbre est de chair, ce sépulcre est de flamme !
On y cherchait un corps, — on y respire une âme.
Augustin !… ce n’est pas un grand nom seulement ;
C’est, quand tout a changé, la foi sans changement ;
C’est, quand des nations le règne est périssable,
La Croix, arbre immortel qui verdit dans le sable !

Chrétiens, nous saluons l’avenir de la foi.
Mais si l’erreur jamais prévalait contre toi,
Monument d’Augustin, sois une citadelle
Où pour défendre Dieu veille un peuple fidèle.
Ne laisse plus peser un joug avilissant
Sur le sol que la France arrosa de son sang,
Et donne à nos colons comme une autre patrie
Pour l’obscur travailleur qui se souvient et prie.
Sois un port, un asile où toutes les douleurs
Viennent payer l’oubli par le tribut des pleurs.
Sur les dalles, auprès de la sainte dépouille
Que parfois une femme, un enfant s’agenouille…
Augustin les entend, le père est de retour :
Avec sa gloire, il a rapporté son amour.
Humbles, pauvres, souffrants, vous, sa famille unique,
Tendez, tendez vos mains vers le fils de Monique.
Pour éclairer vos pas, il lève son flambeau :
Car le jour est sorti de la nuit d’un tombeau !