Les Revenants, La Maison de poupée/Notice sur les Revenants

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Les Revenants, La Maison de poupée
Traduction par Maurice Prozor.
(p. 3-18).


NOTICE
SUR LES REVENANTS




Cette pièce est certainement celle qui a le plus contribué à faire connaître le nom d’Ibsen hors des limites de la Scandinavie. Son audace ne suffit pas à expliquer ce succès. De nos jours les audacieux ne sont pas rares et plus d’un essaie d’ouvrir la porte de la popularité à coups de scandales littéraires. On peut hardiment affirmer que le poète norvégien est aussi éloigné d’un calcul de ce genre que l’est, en France, un grand écrivain dont la critique allemande prononce le nom à côté de celui d’Ibsen : je parle de M. Émile Zola, sous les auspices de qui, une vaillante initiative particulière et bientôt soumettre au jugement du public parisien cette œuvre qui semble, à première vue, on ne peut plus étrangère à ses habitudes, si ce n’est à sa nature.

Je n’ai pas la mission de porter un jugement critique sur le génie d’Ibsen. Une plume plus autorisée que la mienne vient de s’en acquitter. Je ne veux pas non plus, pour le moment du moins, entrer dans des détails sur l’homme lui-même, sur sa vie et sur ses luttes. Je préfère attendre pour cela que le nom d’Henrik Ibsen soit plus connu en France et continuer à réunir pendant ce temps, au sujet du solitaire de Munich, des données que je me crois à même de puiser à bonne source et dont l’intérêt ne peut que s’accroître pendant que leur nombre grandira.

Les quelques mots qu’il m’est permis de dire en tête de cette traduction n’ont d’autre but que de placer, si faire se peut, le lecteur ou le spectateur des Revenants au point de vue d’où le drame m’est apparu à moi-même quand je le vis représenté pour la première fois, devant un public recueilli, sur le Théâtre-Royal de Stockholm.

Dès avant son apparition dans la capitale de la Suède, les murmures que le chef-d’œuvre d’Ibsen avait soulevés à son début avaient cessé dans ce pays. Ils se prolongèrent davantage dans la patrie de l’auteur et, si je ne me trompe, il n’y a qu’un an ou deux que les Revenants a été représenté à Christiania. L’opposition que rencontra la mise à la scène de ce drame a sa source dans les profondeurs même qu’atteignait impitoyablement le scalpel du moraliste. Je veux parler des groupes sociaux qui, avec le clergé de campagne et de petite ville comme noyau, possèdent en Norvège une autorité souvent dangereuse pour l’État lui-même. L’esprit de paroisse et de clocher est loin de s’identifier, dans ce pays, avec l’idée monarchique, appuyée sur les couches supérieures de la population. Dans ces petits centres, éloignés les uns des autres, les intérêts locaux et individuels passionnent plus que tout autre mobile. On y est conservateur des situations acquises, jaloux d’une influence lucrative dans son petit milieu, désireux d’exploiter le pouvoir du clergé sur des populations religieuses et d’entretenir en lui les ambitions et les petites passions humaines qui en font un allié souple et docile, étant intéressé. Mais vis-à-vis du pouvoir central, on se montre volontiers indépendant, frondeur, prêt à la menace et même à la résistance.

Ibsen a vécu, durant tout le cours de sa jeunesse, dans un de ces centres étroits, répugnants à sa nature, réfractaires à son action. Il a été maltraité, persécuté, il a failli être étouffé à ses débuts, et, non pour se venger, mais pour faire œuvre de justice et d’épuration sociale, il a flagellé plus tard ces pharisiens, en faisant grimacer leur petitesse et leur hypocrisie. Il l’a fait toutefois sans fiel, se plaçant à un point de vue élevé et philosophique, diminuant les responsabilités personnelles pour les remplacer par une responsabilité collective, sociale et, d’un autre côté, ne voyant pas de meilleur moyen d’action contre le mal engendré par la société qu’un appel à l’individu, au fond d’indépendance que chacun porte en soi et qui devrait le mettre en garde contre le mensonge intéressé des principes inscrits sur les bannières et des mots d’ordre servant de réclame.

C’est, en effet, dans son amour pour la vérité, infiniment plus que dans sa situation individuelle que le poète avait été blessé par la mesquinerie des siens. Les offenses au Vrai lui paraissent autant d’injures personnelles. Il en souffre profondément, mais la souffrance, loin d’étouffer en lui la réflexion, ne fait que la stimuler. D’une nature essentiellement spéculative, il n’a jamais pu s’empêcher de remonter des effets aux causes. Il a relevé un principe général, la transmission fatale, l’hérédité, qu’il a porté sur la scène comme M. Zola l’a mise dans ses romans. Le mal aussi, local au début, au moment de l’observation, se généralise pour lui à la réflexion et ses types s’en ressentent heureusement et deviennent des types humains.

Il en est ainsi des personnages des Revenants et de l’action elle-même. L’enveloppe est norvégienne, mais les idées suggérées par cette œuvre et l’impression qu’on en rapporte sortent assurément de ce cadre étroit. Ce ne sont pas seulement les habitants de Bergen, où Ibsen, directeur de théâtre, a eu l’occasion d’étudier l’homme et la société, c’est l’homme et la société partout où on leur présente ce miroir, qui peuvent s’y reconnaître.

J’ai vu les Revenants, représenté dans le chef-lieu d’un canton suisse, une vieille ville où l’esprit public ne saurait être mieux symbolisé que par l’inscription « au pas ! » qu’on lit aux abords de ses édifices. La vétusté des monuments redoute jusqu’à l’allure, si peu alarmante pourtant, des chevaux de fiacre, dont l’approche les fait trembler sur leurs bases. La pièce fut interdite après une seule représentation, un édile s’étant reconnu dans le personnage du pasteur Manders, que des intrigants exploitent au nom de la religion et de la charité et aussi au nom de sa terreur devant les organes de l’Opinion. Le pauvre directeur, pour se faire pardonner son imprudence, dut se rejeter bien vite sur Guillaume Tell et la Muette, dont les cris de révolte, peu dangereux pour les intérêts locaux, électrisent ces mêmes esprits, amoureux de la Liberté tant qu’elle ne leur adresse pas de réclamations personnelles.

La haine de la cuistrerie — on ne peut pas dire la haine des cuistres, Ibsen n’en ressentant pas contre les individus — a naturellement éloigné le poète d’un cercle où cet élément domine. Cet éloignement, à son tour, l’a rapproché d’un autre milieu où son sens délicat lui a révélé plus de franchise, plus de liberté de cœur, la seule qu’il apprécie véritablement, celle dont il appelle, dont il attend l’avènement dans les affaires de ce monde. En Norvège, c’est l’élément conservateur, ce sont les héritiers d’une aristocratie disparue des institutions, mais non de la vie sociale, qui l’ont longtemps regardé comme un allié. À l’étranger, à Rome, où il était allé chercher de la lumière, pour parler son langage, — celui d’Oswald dans les Revenants, — ce fut la société des fils de famille de sa race que le bohème de génie, peu connu encore dans ce temps-là, recherchait à l’égal de celle des artistes scandinaves. Ce sont eux à qui il accordait ses sympathies, pour peu qu’il reconnût dans leur esprit le goût de ce qu’il aimait, le beau dans la nature, le vrai dans la pensée et dans la parole. Près d’eux aux heures d’épreuves, il rencontrait cette fraternité sincère qui, dans les pays lointains, groupe généralement en un faisceau les diverses branches de la famille scandinave, passablement désunie dans ses foyers.

En Allemagne aussi, quand le poète, établi à Munich, commençait à voir se répandre autour de lui la gloire et l’influence de ses œuvres, ce fut une illustre protection qui donna à celles-ci et à leur auteur la place qui leur convenait. Là, de même qu’en Norvège, Ibsen eut à lutter contre la mesquinerie des vues et la grossièreté des moyens. La censure, avec son éternelle et universelle gaucherie, ne sut pas discerner l’idée profonde du poète de celle qu’il prête à Mme Alving, accusant, avec une exagération féminine, la règle et la loi de causer tous les malheurs de ce monde. Les Revenants fut interdit à Berlin. Alors le duc de Saxe-Meiningen, ce prince qui, au milieu de la disette littéraire qui sévit dans l’Allemagne contemporaine, rêve aux beaux jours de Weimar, fit jouer le chef-d’œuvre du dramaturge norvégien par la troupe d’élite dont on n’ignore pas les tournées européennes et les légitimes succès. Il veilla lui-même à la mise en scène, aux répétitions et, enthousiaste de l’homme non moins que de son talent, il fit asseoir à côté de lui, dans sa loge grand-ducale, le soir de la première représentation, le poète à la tête puissante, à la blanche chevelure, épaisse comme celle d’un dieu du nord, dont la figure est aujourd’hui aussi populaire sur les bords de l’Elbe que sur les rives du Mélar.

Il y a encore, dans les faits et gestes d’Ibsen, bien des choses qui déplaisent à ceux que gênent ses enseignements, et la raillerie ne lui est pas épargnée. On parle de la brochette de décorations qui orne sa sévère redingote quand il paraît en public. On taxe de vanité le choix qu’il a fait pour son fils de la carrière diplomatique qui, d’ailleurs, semble sourire au jeune homme. On ricane enfin en voyant ce sexagénaire goûter avec quelque complaisance à la flatterie féminine qui s’associe gracieusement aux réceptions organisées pour lui pendant ses rares visites en Scandinavie. Ne s’est-il pas entouré de préférence d’un petit bataillon de femmes enthousiastes lors de ces fêtes de Stockholm, où il a eu l’occasion, il y a deux ans, d’exposer ses idées, d’une nature assez mystique, sur le troisième âge, dont il attend la venue et qui est, à proprement parler, l’âge de la vérité libre et triomphante, l’affranchissement de l’individu en face de la société ?

Mais l’énoncé seul de ces théories qui ont, dans le cœur et dans l’esprit du poète, de profondes racines, faciles à découvrir à qui examine sa vie et son œuvre, n’indique-t-il pas en lui l’ennemi des utopies rivales, celles qui n’ont en vue la destruction de l’ordre établi qu’au profit d’un ordre nouveau organisé par leurs adeptes. Il y a là, aux yeux d’Ibsen, outre un cercle vicieux venant de ce que toute organisation n’a qu’une valeur relative et temporaire, une source d’ambitieuses prétentions, un manteau commode pour les calculs les plus intéressés. Il faut avouer que l’histoire des révolutions a donné raison, jusqu’à présent, à cette manière de voir. Aussi les a-t-il en horreur. N’oublions pas qu’Ibsen est d’un pays où les principes de 1789 ont passé à l’état de dogme officiel, sévèrement observé, consacré par les institutions, gravement professé par les couches dirigeantes. Les titres de noblesse, abolis en Norvège, n’y ont pas été rétablis. Une censure morale pèse sur les mœurs, en bannit le luxe apparent et impose une dissimulation prudente au plaisir comme à la vanité, qui s’y astreignent sans abdiquer. Arborer des brochettes dans une société de puritains peut être aussi crâne que l’a été, à un moment donné, l’action de planter sur sa tête le bonnet phrygien et d’orner sa boutonnière de la cocarde tricolore. La modestie habituelle du poète, sa vie simple et laborieuse et son goût pour la solitude sont un sûr garant que tel est son sentiment, qu’il n’obéit pas à une puérile vanité et qu’il fait véritablement acte d’indépendance en témoignant de son dédain pour les superstitions doctrinaires. Il y a là une interversion que l’on saisira sans peine.

J’ai déjà indiqué les mobiles qui attirent Ibsen du côté de certains groupes sociaux. Comparés aux cercles dont il s’est affranchi dans sa jeunesse, ils représentent pour lui une vie morale plus libre et plus délicate et il n’est pas étonnant qu’avec de telles idées il ait tenu à y faire admettre son fils. Il est loin d’ailleurs de toute partialité aveugle et, dans les Revenants, il va jusqu’à mettre à jour les places les plus secrètes qui flétrissent cette classe de la société.

Le dramaturge est-il dans le vrai en faisant remonter l’origine du mal jusqu’à cette compression morale dont je viens de parler ? Ce n’est pas ici le lieu de discuter sa thèse. Elle a beaucoup occupé les esprits. On s’est demandé en outre à quelle tare Ibsen faisait allusion en présentant Oswald Alving comme la victime expiatoire des vices de son père et en personnifiant en lui, avec cette nuance de symbolisme qui lui est propre, le génie atrophié dès son origine par les conditions que lui font la nature et la société. Plus d’un a songé à ce mal sinistre qui sévit dans les pays scandinaves avec plus d’intensité qu’ailleurs et qui, à travers de sombres métamorphoses, imprime à des générations entières le stigmate dont la fatalité peut marquer un individu à la faveur d’un seul instant d’entraînement. D’autres, avec plus de raison, je crois, ont pensé qu’il s’agissait là des résultats héréditaires d’une débilitation physique allant de pair avec une dissolution morale. Quoi qu’il en soit, attaquer de tels sujets n’était pas fait pour effrayer Ibsen et les dispositions du public dans son pays ne pouvaient lui faire craindre là une pierre d’achoppement pour le succès de la pièce. Quelle qu’ait été l’interprétation de ce point délicat, elle n’a eu pour effet que d’accroître encore le sentiment de terreur sourde que j’ai vu répandu dans le public pendant les représentations des Revenants. On aurait dit un sermon du père Bridaine. On retenait son souffle, on n’applaudissait pas, et, pendant les entr’actes, c’étaient des observations, des réflexions à voix étouffée, qui se pressaient, sans se changer en discussion ; des énergies abattues, des préoccupations soucieuses se lisant sur les fronts et, par-dessus tout, un intérêt, une curiosité tendue jusqu’à la fièvre et comblant la salle toutes les fois que la pièce reparaissait sur l’affiche.

Je me hâte d’ajouter que cette impression n’était due qu’en partie au côté naturaliste de l’œuvre, à ce qu’a de saisissant le spectacle du fléau fatal sur la scène. Sans nier qu’un piment de ce genre soit fait pour troubler les esprits et attirer la curiosité inquiète de la foule, il ne faut pas exagérer la portée de la scène finale, de ce tableau dont l’exactitude scientifique a été contestée par les uns, admirée par les autres, mais dont on ne peut méconnaître la sombre poésie et la grandeur tragique, qui fait songer aux scènes terrifiantes d’Œdipe Roi. Non ! on peut affirmer que, même sans ce clou, l’effet aurait été produit. Il me suffira de constater à ce sujet que cette scène ne vient qu’à la fin et que j’ai vu le public scandinave captivé dès le premier acte, dès l’exposé de la situation dramatique et de la donnée morale sur laquelle elle repose. En Allemagne, c’est même là la partie de l’œuvre qui a eu le succès le plus incontestable. C’est que c’est un terrible remueur de consciences qu’Henrik Ibsen. C’est là qu’il place sa force et de cela qu’il se fait un attrait. Car il les remue à sa manière. Les voix qu’il éveille sont celles des revendications individuelles, de l’affirmation de sa personnalité, de la contemption superbe des lâchetés et des capitulations. Et cela quand même, sans crainte des résultats, dussent-ils paraître funestes et même meurtriers : tout vaut mieux que l’état de mensonge auquel l’inertie et la pusillanimité réduisent l’être humain.

Certes, ce sont là des accents qui peuvent éveiller quelques alarmes, si l’on considère qu’il n’y a pas de révolution plus dangereuse que celle qui se met à germer en secret au fond des consciences et qui, un jour, par l’effet de sa logique intrinsèque, aboutit à une explosion sociale. La parole d’Ibsen ne porte-t-elle pas en elle une de ces dangereuses semences ? Encore une fois, il ne m’appartient pas de discuter ici cette question qui, d’ailleurs, devrait être généralisée et embrasser toute une doctrine philosophique dont le dramaturge norvégien n’est que l’interprète sur la scène. Je me bornerai à affirmer que ce danger, si c’en est un, n’existe pas en Scandinavie. La passion spéculative y règne sans doute plus encore qu’en Allemagne, mais cette passion, qui a parfois conduit les Allemands à des mouvements politiques et sociaux, n’a jamais eu cet effet sur les populations suédoises et norvégiennes. Elle a pénétré dans le peuple sous forme de doctrines religieuses et morales, donnant naissance à des sectes ou créant simplement une nouvelle disposition d’âmes, comme le piétisme pur. Les classes supérieures s’abandonnent aux charmes plus raffinés du mysticisme philosophique qui, sous des apparences diverses, Swedenborgisme, Spiritisme et même Kantisme et Hartmanisme, parle aux esprits et pénètre jusqu’aux cœurs, grâce à un idéal de charité que ces enseignements portent en eux et que le Scandinave sait en extraire. Chez lui, c’est par l’intelligence qu’on arrive généralement au sentiment et réciproquement. La vibration est d’autant plus vive qu’on a touché à des cordes plus profondes. Les creuses déclamations, les sentimentalités vagues n’ont pas de prise dans ces pays. C’est qu’à côté d’une grande sensibilité règne un sens clair et délicat, qui est comme le tout dans les choses de l’intelligence. Avide de jouissances où l’imagination, la sensibilité, quelquefois même les sens, ont leur part mesurée, le Scandinave admet toutes les hardiesses faites pour tenir son être moral en éveil : car la torpeur lui est odieuse. Dans ce sens, Ibsen personnifie admirablement le génie scandinave. Ce génie s’est nourri d’enseignements autrement subversifs que les siens. Mais ils ne l’ont jamais fait descendre de son domaine idéal. S’il adore le trouble de l’âme et des passions intimes, il déteste le désordre des rues. Il peut appeler des transformations sociales et même les préparer, il ne les précipitera pas par la violence. Ses idées amènent les réformes avec une telle puissance que les gouvernements n’essaient pas de leur résister. Mais le laboratoire où elles se préparent est loin de la place publique. École, temple ou théâtre, il porte le même caractère, exerce la même attraction, répond au même besoin. Et le professeur, le prêtre, le dramaturge ont la même méthode à observer, le même chemin à suivre : par l’intelligence au cœur et par le cœur à l’intelligence. Le résultat, s’il est heureux, a de quoi satisfaire l’amour-propre le plus exigeant. Presque dans tous les domaines, celui qu’on écoute devient un apôtre, ceux qui écoutent des prosélytes, et l’admiration prend des allures de fanatisme.

Si l’on se représente maintenant ce fanatisme professé par des femmes dont l’œil bleu s’anime sans perdre de sa douceur, dont le front se lève vers le poète, clair et confiant, dont tout l’être vibre sans perdre de son harmonie et dont, rien qu’à les voir, le cœur promet une abondante moisson au maître qui en prend la direction, on comprendra qu’Ibsen, à Stockholm ou dans toute autre ville scandinave, se soit entouré de préférence d’un aréopage féminin. Ne lui en faisons pas un reproche et laissons le philosophe cueillir, comme tant d’autres, les roses de l’apostolat après en avoir connu les épines.

L’apostolat ! Quel terrible ministère à exercer à Paris ! On a remarqué le ton sceptique, le masque moqueur que plus d’un moraliste a dû adopter pour pouvoir imposer sa propagande, alors même qu’elle disposait des dons les plus rares. Qu’on songe seulement à M. Alexandre Dumas fils. Pardonnera-t-on à un étranger de se risquer dans l’arène sans précautions, visière levée ? Je compte à cet effet sur la disposition où le jeu des acteurs réussira à placer un public naturellement impressionnable et avide avant tout de nouveau et de vrai. Ai-je réussi à montrer combien Ibsen était sincère ? A-t-on compris combien il tient à découvrir dans les cœurs et dans les imaginations un point sensible qui les rende attentifs à sa parole ? Que ses interprètes se pénètrent de son esprit. Avant tout pas de déclamation ! On en fait beaucoup trop en Allemagne. En Scandinavie, s’il y avait quelque exagération à craindre, ce ne serait qu’une trop grande recherche de naturel et de simplicité.

Il n’est certes pas facile d’entrer dans l’âme de ces personnages exotiques. Je ne crains pas trop pour Oswald. Un artiste névrosé ! Hélas ! quel est, de nos jours, l’homme d’imagination qui ne comprenne pas ce rôle ? Sur quelques-uns d’entre eux, il a exercé une telle séduction, qu’on a vu un jeune romancier danois du plus grand talent, M. Hermann Bang, monter sur la scène et entreprendre des tournées rien que pour jouer Oswald Alving.

Mme Alving est plus difficile à comprendre. Je vois encore, dans ce rôle, la vaillante norvégienne, à la chevelure blanche rejetée en arrière, au regard franc allant droit au pasteur avec une bonté sincère n’excluant pas un brin de scepticisme, étalant ensuite devant lui, avec une hardiesse simple et convaincue, le souverain orgueil d’une conscience qui s’est façonnée elle-même, les convictions amères que la vie lui a inspirées, emportée enfin par la passion instinctive d’une mère prête à tout pour sauver son enfant et, durant la terrible minute du dénouement, laissant planer une effrayante incertitude sur le sentiment qui triomphera dans son être bouleversé.

Le pasteur Manders est peut-être, de tous les personnages des Revenants, celui dont la nature est la moins saisissable pour une conception française. Cet être timoré, d’un esprit plutôt circonscrit par les principes acquis que borné en lui-même, d’une bonté dévoyée par l’exercice routinier de son ministère et par les traquenards que lui tendent les exploiteurs de la charité officielle, d’un jugement absolument faussé par les formules dont se paie sa morale, est évidemment la contre-partie de Mme Alving et sert d’antithèse à son caractère. C’est l’être qui comprime son individualité opposé à celui qui ne pense qu’à l’affranchir. Cette compression, jointe aux étonnements, aux troubles, aux mécomptes que lui cause le contact de la vie réelle n’est pas sans produire des effets comiques. On fera bien de les accentuer délicatement, dans le premier acte surtout, où ils sont faits pour animer une action un peu lente à se dérouler. Mais qu’on se persuade bien qu’il ne s’agit ni d’un grotesque fantoche, ni d’un hypocrite. « Vous êtes un grand enfant, » dit Mme Alving en jetant ses bras autour du cou de Manders, qui se recule scandalisé et troublé à la fois. Qu’on se souvienne de ce trait. C’est là tout le personnage.

Le Tartuffe de la pièce, Tartuffe ignoble et grossier, c’est le menuisier Engstrand. C’est une figure sinistre que celle de ce cagot à l’enveloppe rugueuse, à la nature inculte et compliquée comme le chaos originel, avec des abîmes d’hypocrisie dans les ténèbres de son âme et des ressources instinctives de brute dans sa lutte pour l’idéal d’existence que lui présente sa grossière et vicieuse imagination. D’ailleurs, nul scrupule dans cette conscience sur laquelle les enseignements d’hommes comme le pasteur Manders n’ont pu, bien entendu, avoir aucune action. Ah ! la belle proie pour les instincts violents et cupides de cet homme de la nature que la naïveté du grand enfant qui représente toute une classe mal préparée pour la lutte morale, tout comme Engstrand personnifie les fruits de son activité : le triomphe final des ténèbres, où un faible rayon, tombant à faux, ne fait naître qu’un sentiment, le premier, hélas ! qui signale souvent dans l’enfant comme dans le sauvage le réveil de l’intelligence : l’astuce !

Régine est une chrysalide d’où va naître un papillon de nuit. Elle est la chair, la chair ferme et palpitante qui grise et achève Oswald, ce malheureux être débilité chez qui les instincts et les sentiments délicats ne se sont épanouis que pour mourir d’un coup au contact de la vie, en sorte qu’il ne reste plus à la mère qui veut le sauver qu’à tout jeter par-dessus bord, jusqu’aux principes les plus sacrés, pourvu qu’il vive ! Et il ne peut pas vivre. Régine, la vie, la vie brutale et si séduisante pour qui s’en va, Régine ne veut pas de lui. Ah ! elle se moque bien des idées de dévouement et de charité. Elle est ce qu’on l’a faite en lui donnant le jour dans les circonstances où elle est née et qui lui sont subitement révélées. « Ainsi ma mère en était une, et mon père est le père d’Oswald. J’ai donc autant de droits que lui à jouir de la vie, seulement je saurai mieux m’y prendre. » Et qui donc lui a enseigné à sentir autrement ? C’est la bête, elle aussi, la bête que n’a pu changer une éducation impuissante parce qu’elle ignore la nature. C’est le bel animal, né câlin et égoïste, que doit rendre l’artiste chargée de ce rôle. Je l’ai vu jouer par une aimable et jolie fille qui ne semblait soupçonner là aucune difficulté, bien que ce ne fût qu’une actrice de troisième ordre. Il n’en sera peut-être que plus difficile pour une nature autrement façonnée. Ce dont elle devra se souvenir, en ce cas, c’est que Régine est la vie, la force et le plaisir dans leur plus simple et plus redoutable expression.

En relief sur le fond terne d’un paysage « que voile un brouillard éternel » et où le soleil n’apparaît qu’un instant, — le dernier, — ces personnages sont tous les cinq des figures de premier plan : on dirait des spectres. Et on croit reconnaître dans toute la pièce, à commencer par le titre, — car tout, dans Ibsen, s’ordonne en une mystérieuse harmonie, — la trace d’une vision qui lui a représenté sous un jour sinistre le coin reculé vers lequel ses regards reviennent sans cesse, — sa froide et lointaine patrie.

Espérer qu’on ressentira à Paris l’impression que le poète a voulu produire sur ses compatriotes, ce serait croire que cette pièce, où il vise à latiniser ces derniers, en leur parlant de la joie de vivre, aurait l’effet opposé de faire passer sur le public parisien un souffle scandinave qui lui fasse comprendre le plaisir de méditer. Je n’ose pas pousser mes vœux jusque-là. Tout ce que je souhaite, c’est que cette voix tienne un instant sous son charme étrange ceux qui n’en ont pas encore entendu de pareille.

M. Prozor.