Ne nous frappons pas/Les Revenants
LES REVENANTS
La jolie petite Mme Arcachon arborait, ce jour-là, le plus délicieux de ses airs ennuyés, celui qui communiquerait au moins résolu gaillard l’irrésistible envie de la consoler, si la jolie petite Mme Arcachon n’était pas réputée comme la plus raisonnable jeune femme de son quartier.
Un de ces messieurs que son âge autorisait à un tel ton familier, s’attendrit :
— Jolie petite madame Arcachon, fit-il, comme vous avez l’air ennuyé !
— Oh ! ne m’en parlez pas !…
— Mais encore ?
— Pleurez, mes yeux ! Yvonne m’a quittée ce matin.
— Yvonne ?
— Yvonne, ma femme de chambre.
— N’est-ce donc que cela ? Vous en trouverez une autre, de femme de chambre.
— Vous en parlez bien à votre aise, vous ! Je ne remplacerai jamais Yvonne, jamais ! Une merveille de fille que j’ai ramenée toute jeune de Dinard, que j’ai dressée, façonnée à mon goût, pétrie, en quelque sorte, de mes propres mains…
— Pétrie ?
— Je parle, bien entendu, au figuré. Et adroite, monsieur, et propre, et discrète ! Une perle fine, vous dis-je, qui n’a pas sa pareille !
— Alors, pourquoi la laissâtes-vous partir ?
— Ah ! voilà !… Quand je dis qu’elle n’avait pas de défaut, j’exagérais. Elle en possède un, un auquel je n’attachais aucune importance et dont, plutôt, je m’amusais, mais qui a fait tout le mal.
— Elle buvait !
— Vous êtes ignoble ! Non, Yvonne est superstitieuse, mais superstitieuse comme on ne l’est pas. Vous n’avez qu’à prononcer devant elle le mot korrigan, par exemple, ou loup-garou, ou spectre, la pauvre petite blêmit aussitôt et tremble sur ses jambes.
Butée, avec cela, en bonne Bretonne qu’elle est, et ne voulant rien entendre des explications les plus concluantes. C’est ce qui a amené le malheur.
Et la jolie petite Mme Arcachon nous conta sa mésaventure, de laquelle le dialogue suivant vous offrira la juste idée :
(Ajoutons, pour l’intelligence du récit, que la jolie petite Mme Arcachon demeure place de la Madeleine, dans l’immeuble où s’abrite la célèbre maison de corsets Léoty.)
Yvonne. — Madame ne m’en voudra pas, mais je ne puis pas rester au service de Madame.
La jolie petite Mme Arcachon, abasourdie. — Quoi ? Qu’y a-t-il ?
Y… — Il y a, Madame, que la maison est pleine de revenants.
L. j. p. Mme A… — De revenants ! Tu es folle, ma pauvre Yvonne !
Y… — Non, Madame, je ne suis pas folle. J’ai très bien entendu les demoiselles de Léoty qui disaient : « On n’a jamais tant vu de revenants dans la maison, que cette année. »
L. j. p. Mme A… — Ces demoiselles se sont moquées de toi.
Y… — Non, Madame. Elles ne savaient meme pas que je les entendais, et elles disaient : « Depuis le commencement de la saison, on ne voit que des revenants chez nous… » Ces demoiselles qui sont des Parisiennes se moquent de tout, mais moi, j’ai peur et je m’en vais !
Rien n’y fit : Yvonne était butée, Yvonne partit.
À quelques jours de là, nous revîmes la jolie petite Mme Arcachon, mais radieuse, cette fois, radieuse au delà de toute expression ; elle avait reconquis Yvonne, sa perle fine mais superstitieuse.
… Et dire qu’un malentendu, comme vous allez pouvoir en juger, un petit malentendu de rien du tout avait failli causer une telle catastrophe !
Dans certaines maisons bien parisiennes, on ne s’étonne jamais, outre mesure, de la disparition momentanée de certaines clientes réputées jusqu’alors pour leur grande fidélité.
Attirées grâce aux insidieuses manœuvres de malins rivaux sur lesquelles il ne convient pas d’insister, c’est fréquent de voir l’opulente Mme X ou la toute délicieuse comtesse de Z lâcher froidement le Bon Faiseur pour s’en aller un peu tâter de la concurrence.
Mais en vertu de cet incontesté principe que les bons clients ne hantent que les bonnes maisons, on les voit bientôt revenir, les infidèles, toujours charmantes, mais un peu penaudes, et c’est elles, vous l’avez deviné, subtiles lectrices, qu’on baptise, ô Ibsen, de Revenants !
Et voilà comment une simple conversation des demoiselles de Léoty avait failli déterminer chez la jolie petite Mme Arcachon, un de ces désastres parisiens comme on en a peu vu depuis ces trente dernières années !