Ne nous frappons pas/Plaisirs d’été

La bibliothèque libre.
Ne nous frappons pasLa revue blanche (p. 197-208).

PLAISIRS D’ÉTÉ

Le domaine que j’occupe durant la belle saison s’avoisine d’une modeste demeure qu’habitait la plus odieuse chipie de tout le littoral.

Veuve d’un agent voyer qu’elle fit mourir de chagrin, cette mégère joignait une acariâtrerie peu commune à l’avarice la plus sordide, le tout sous le couvert d’une dévotion poussée à l’excès.

Elle est morte, paix à ses cendres !

Elle est morte, et j’ai bien ri quand je l’ai vue battre l’air de ses grands bras décharnés et s’affaler sur le gazon maigre de son ridicule et trop propre jardinet.

Car j’assistai à son trépas ; mieux encore, j’en étais l’auteur, et cette petite aventure restera, je pense, un de mes meilleurs souvenirs.

Il fallait, d’ailleurs, que cela se terminât ainsi, car j’en étais venu à ne plus dormir, tant m’obsédait la seule pensée de cette harpie.

Horrible, horrible femme !

J’arrivai à mon funèbre résultat au moyen d’un certain nombre de plaisanteries, toutes du plus mauvais goût, mais qui révèlent chez leur auteur autant d’astuce, ma foi, que d’implacabilité.

Désirez-vous un léger aperçu de mes machinations ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ma voisine avait la folie du jardinage : nulle salade dans le pays n’était comparable à ses salades, et quant à ses fraisiers, ils étaient tous si beaux qu’on avait envie de s’agenouiller devant.

Contre les mauvaises herbes, contre les malins insectes, contre les plus dévorants vers, elle connaissait et employait, sans jamais se lasser, mille trucs d’une efficacité redoutable.

Sa chasse aux limaçons était tout un poème, aurait pu dire Coppée en un vers immortel.

Or, un jour qu’une pluie d’orage venait de sévir sur le pays, voici ce que j’imaginai.

Je convoquai une myriade de gamins (myriade c’est une façon de parler) et leur remettant à chacun un sac :

— Allez, dis-je, mes petits amis, allez par les chemins de la campagne, et rapportez moi autant de calimachons que vous pourrez. Quelques sous vous attendent au retour.

(Dans le district que j’habite, colimaçon se prononce, — incorrectement d’ailleurs — calimachon.)

Voilà mes polissons partis en chasse.

Un copieux gibier les attendait : jamais, en effet, tant d’escargots n’avaient diapré le paysage.

Tous ces mollusques, je les réunis en congrès dans une immense caisse bien close, en laquelle ils furent invités à jeûner pendant une bonne semaine.

Après quoi, par un radieux soir d’été, je lâchai ce bétail dans le jardin de la vieille.

Le lever du soleil éclaira bientôt ce Waterloo.

Des romaines, des chicorées, des fraisiers naguère si florissants, ne subsistaient plus désormais que de sinistres et déchiquetées nervures.

Ah ! si je n’avais pas tant ri, ce spectacle de dévastation m’aurait bien navré !

La chipie n’en croyait pas ses yeux.

Cependant, gavés mais non repus, mes limaçons continuaient leur œuvre d’anéantissement.

De mon petit observatoire, je les apercevais qui grimpaient résolument à l’assaut des poiriers.

… À ce moment, tinta la cloche pour la messe de six heures.

Ma voisine s’enfuit conter ses peines au bon Dieu.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il serait fastidieux, le récit détaillé des plaisanteries féroces que j’infligeai à la méchante femme qui me servait de voisine.

Je passerai sous silence tous les morceaux de carbure de calcium impur que je projetais dans le petit bassin devant sa maison : pas une plume humaine ne saurait décrire la puanteur d’ail qu’éparpillait alors son stupide jet d’eau.

Et précisément (détail que j’appris par la suite et qui me combla de joie), notre mégère éprouvait une aversion insurmontable pour l’odeur de l’ail.

Au pied du mur qui sépare son jardin du mien, elle cultivait un superbe plant de persil. Oh ! le beau persil !

Par poignées, sans compter, j’inondai sa plate-bande de graines de ciguë, plante dont l’aspect ressemble, à s’y méprendre, à celui du persil.

(Je plains les nouveaux locataires du jardin, s’ils ne s’aperçoivent pas de la supercherie.)

Arrivons aux deux suprêmes facéties dont la dernière, ainsi que je l’ai annoncé plus haut, détermina le trépas subit de l’horrible vieille.

À force de l’étudier, je connaissais sur le bout du doigt, le petit train-train de notre chipie.

Levée dès l’aurore, elle inspectait d’un œil soupçonneux les moindres détails de son jardin, écrasait un limaçon par-ci, arrachait une mauvaise herbe par-là.

Au premier coup de cloche de la messe de six heures, la dévote filait, puis, son devoir religieux accompli, revenait et prenait dans sa boîte aux lettres le journal la Croix, dont elle faisait édifiante lecture en sirotant son café au lait.

Or, un matin, elle lut d’étranges choses dans sa gazette favorite.

La chronique de tête, par exemple, commençait par cette phrase :

« On n’en finira donc jamais avec tous ces N. de D. de ratichons ! » et le reste de l’article continuait sur ce ton.

Après quoi, on pouvait lire ce petit entrefilet :


« Avis à nos lecteurs

» Nous ne saurions recommander trop de précautions à ceux de nos lecteurs qui, pour une raison ou pour une autre, se voient forcés d’introduire des ecclésiastiques dans leur domicile.

» Ainsi, lundi dernier, le curé de Saint-Lucien, appelé chez un de ses paroissiens pour lui administrer les derniers sacrements, a jugé bon de se retirer en emportant la montre en or du moribond et une douzaine de couverts d’argent.

» Ce fait est loin de constituer un cas isolé, etc., etc. »

Et les faits-divers, donc !

On y racontait notamment que le nonce du pape avait été arrêté, la veille, au bal du Moulin-Rouge, pour ivresse, tapage et insultes aux agents.

Étrange journal !

Ai-je besoin d’ajouter que ce curieux organe avait été rédigé, composé, cliché et tiré, non pas par des dames comme le journal la Fronde, mais par votre propre serviteur, avec la complicité d’un imprimeur de ses amis, dont je ne saurais trop louer la parfaite complaisance en cette occasion.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une des farces que je puis recommander en toute confiance à mon élégante clientèle est la suivante. Elle ne brille ni par une vive intellectualité, ni par un tact exquis, mais sa pratique procure à son auteur une intense allégresse.

Bien entendu, je ne manquai pas de l’appliquer à mon odieuse voisine.

Dès le matin, et à diverses heures de la journée, j’envoyai, signés de la vieille et portant son adresse, des télégrammes à des gens habitant les quatre coins les plus différents de la France.

Chacun de ces télégrammes, loti d’une réponse payée, consistait en une demande de renseignements sur un sujet quelconque.

On ne peut que difficilement se faire une idée de la stupeur mêlée d’effroi qu’éprouva la vieille dame chaque fois que le facteur du télégraphe lui remit un papier bleu sur lequel s’étalaient des phrases de la plus rare saugrenuité.

Succédant de près à la lecture du numéro spécial de la Croix, fabriqué par moi, ces télégrammes précipitèrent mon odieuse voisine dans une hallucination fort comique.

À la fin, elle refusa de recevoir le facteur et menaça même l’humble fonctionnaire de coups de manche à balai, au cas où il se représenterait.

Installé à la fenêtre de mon grenier et muni d’excellentes jumelles, je n’avais jamais tant ri.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cependant, le soir vint.

Une vieille coutume voulait que le chat de la bonne femme, un grand chat noir maigre mais superbe, vînt rôder dans mon jardin, dès que le jour tombait.

Aidé de mon jeune neveu (un garçon qui promet), j’eus vite capturé l’animal.

Non moins prestement, nous le saupoudrâmes copieusement de sulfure de baryum.

(Le sulfure de baryum est un de ces produits qui ont la propriété de rendre les objets lumineux dans l’obscurité. On s’en procure chez tous les marchands de produits chimiques.)

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce fut par la nuit opaque, une nuit sans étoiles et sans lune.

Inquiète de ne pas voir rentrer son minet, la vieille appelait :

— Polyte ! Polyte ! Viens, mon petit Polyte !

(En voilà un nom pour un chat !)

Soudain lâché par nous, ivre de rage et de peur, Polyte s’enfuit, grimpa le mur en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, et se précipita vers son logis.

Avez-vous jamais vu un chat lumineux bondir par les ténèbres de la nuit ?

C’est un spectacle qui en vaut la peine et, pour ma part, je n’en connais point de plus fantastique.

C’en était trop.

Nous entendîmes des cris, des hurlements :

— Belzébuth ! Belzébuth ! vociférait la vieille. C’est Belzébuth !

Puis nous la vîmes lâcher la chandelle qu’elle tenait à la main et choir sur son gazon.

Quand des voisins, attirés par ses cris, arrivèrent pour la relever, il était trop tard : je n’avais plus de voisine.