Les Revue anglaises - 14 août 1894

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Les Revue anglaises - 14 août 1894
Revue des Deux Mondes4e période, tome 124 (p. 935-945).
LES REVUES ETRANGÈRES

REVUES ANGLAISES

Littérature et critique : les derniers articles de Waltor Pater. — Le centenaire de Gibbon. — Trois poètes : Collins Keats, Boddoes. — Études diverses.

Dans le même temps où la France perdait le plus puissant de ses poètes, l’Angleterre a perdu le plus fin, le plus doux, le plus élégant de ses prosateurs. Non pas certes que je prétende opposer M. Walter Pater à Leconte de Lisle, ni pour la valeur littéraire de son œuvre, ni pour son importance historique. Mais parmi tous les écrivains anglais contemporains, depuis que Tennyson est mort et que M. Ruskin a cessé d’écrire, c’était le seul qui gardât le souci du style, qui traitât toute œuvre littéraire comme une œuvre d’art, qui prît autant de peine pour exprimer que pour penser sa pensée. Peut-être même a-t-il poussé trop loin ce goût de la perfection dans la forme ; je veux dire que peut-être, à force de nuancer, d’orner, de vernir ses phrases, il leur a donné par instans une apparence affectée et bizarre ; car il n’avait point, comme M. Ruskin, une âme lyrique, ni ce grand souffle qui emporte tout.

Et peut-être aussi joignait-il à ce noble goût de la perfection un amour exagéré de l’originalité, qui le portait à ne vouloir jamais penser ni écrire comme avaient fait d’autres avant lui. J’ai rendu compte ici même, autrefois, de son grand roman philosophique : Marius l’Épicurien. Je crains que mon compte rendu n’ait paru ennuyeux ; et je crains que la faute n’en ait été en partie au roman, où manquait trop de ce qui assure, d’ordinaire, l’intérêt d’un roman. L’intrigue y était trop lâche, les caractères trop indécis, la thèse philosophique trop malaisée à saisir. M. Pater avait trop cherché à écrire un livre qui ne se rapprochât d’aucun autre : il n’y avait pas jusqu’à l’ennui qu’il ne mit au-dessus de la banalité.

C’est ce qui m’empêche de regretter que son influence n’ait pas été plus grande. Encore a-t-elle été considérable, surtout parmi ces jeunes étudians d’Oxford qui, vivant dans son contact quotidien et croyant l’imiter, en venaient vite à mépriser, comme vulgaire, tout ce qui est naturel et simple. M. Pater a ainsi contribué, sans le vouloir, à cet affaiblissement, à cette diminution graduelle de vie et de santé que les critiques anglais sont eux-mêmes forcés de constater dans la littérature d’à présent. Son exemple a détourné les jeunes écrivains des genres qui convenaient le mieux à leur tempérament national. Il leur a donné le goût d’une afféterie, d’une préciosité, d’un soi-disant raffinement, qui touchent de bien plus près au pédantisme qu’à la poésie.

Mais, avec tout cela, M. Pater n’en a pas moins été un artiste ; et, pour rester toujours d’une élégance un peu recherchée, ses œuvres compteront cependant parmi les plus parfaites de la littérature anglaise. Dans Marius l’Epicurien, dans les Portraits imaginaires, surtout dans certains écrits de pure critique, tels que l’Essai sur Léonard de Vinci et l’Essai sur le style, il y a des pages entières qui chantent délicieusement à l’oreille, ou qui ravissent les yeux par la douceur nuancée de mobiles images.

J’aurai sans doute, d’ailleurs, l’occasion de revenir bientôt sur la personne et sur l’œuvre de cet admirable écrivain, car j’imagine que toutes les revues anglaises se feront un devoir de lui consacrer une étude dans leur prochaine livraison, ne serait-ce que pour compenser la façon, vraiment un peu trop sommaire, dont il vient d’être apprécié dans les journaux quotidiens. Toute sa vie, M. Pater a collaboré aux revues de son pays. C’est, je crois, dans Macmillan’s Magazine qu’ont été publiés ses premiers Essais sur la Renaissance ; et la mort l’a surpris au moment où il achevait, pour la Nineteenth Century, une série d’articles sur les Grandes Cathédrales de France.

Les deux premiers articles de cette série ont paru il y a quelques mois : l’un sur la Cathédrale d’Amiens, l’autre sur l’Église de Vézelay. Ils sont un nouveau témoignage de l’ardente curiosité de M. Pater pour notre pays, curiosité qui, de tout temps, lui a fait choisir de préférence chez nous les sujets de ses études. Il ne se contentait pas, au reste, d’aimer la France ; il la comprenait et la jugeait mieux que personne, peut-être, de ses compatriotes. Je crois bien qu’il était le seul des écrivains anglais qui n’incarnât pas absolument l’esprit français dans Voltaire et dans Béranger. Il avait été frappé, au contraire, de ce qu’il y a dans notre caractère national de sérieux, de passionné, de profondément poétique. L’âme de Watteau le touchait davantage que celle de Voltaire ; et personne, même en France, n’a aussi bien défini le charme subtil qui se dégage de l’œuvre de ce peintre-poète. Et pareillement il a aimé dans nos cathédrales un mélange incessant de piété et de fantaisie, un art religieux plus libre à la fois et plus recueilli que celui des autres pays.

Je voudrais pouvoir citer au moins quelques passages de ces deux articles. Mais, hélas, je crains que la prose de M. Pater ne soit décidément intraduisible ! C’est une prose toute de nuances délicates, une prose où la musique des mots joue autant de rôle que leur sens : et si légère, si discrète, d’une beauté si fragile !

Cette prose, par bonheur, sert ici à revêtir des idées très claires et très simples, peut-être moins originales seulement que ne le pensait M. Pater. La cathédrale d’Amiens, par exemple, lui est apparue, dans son plan d’ensemble et dans tous ses détails, comme l’âme collective d’une communauté laïque ; et tout son article n’est que le développement de cette observation générale. « Sous la conduite d’un hardi et puissant évêque, le peuple d’Amiens, au XIIIe siècle, a mis tout son orgueil civique dans la construction d’une vaste cathédrale, destinée à lui servir d’église de paroisse, et à affirmer en même temps sa supériorité sur les peuples des cités voisines. Pour cette construction il a employé à dessein la manière nouvelle, révolutionnaire, la gothique, en opposition avec la manière traditionnelle, le style roman des édifices impériaux et des églises monastiques. Et en outre, ces grandes et puissantes églises populaires du XIIIe siècle correspondaient aussi à un mouvement humaniste de la religion vers la même époque ; un mouvement qui tendait à pousser au premier plan ce qu’il y avait de rassurant, de consolant, dans le culte de Marie, considérée désormais comme un tendre et accueillant intermédiaire auprès de son redoutable Fils. »

Et par là s’expliquent, suivant M. Pater, toutes les particularités de Notre-Dame d’Amiens. « Lumière et espace : flots de lumière, espace suffisant pour contenir tout un peuple, avec quelque chose de la hauteur et de l’ampleur du ciel même au-dessus des têtes : nous voyons du premier coup d’œil comment le style ogival a été employé à cette fin. Pour l’espace, pour l’écoulement d’un torrent d’hommes, rien ne pouvait mieux convenir que l’ambulatoire et les transepts. Et toute l’église au même niveau. Aucune trace ici de ces montées de marches, comme à Cantorbéry, ni de ces descentes vers une crypte sombre, comme dans tant d’églises d’Italie… Et voyez comme, pour faciliter cette libre circulation de tout un peuple, on a adouci, rétréci, creusé les bases carrées et massives des piliers romans ! .. Et, pour étrange que cela puisse sembler, dans cette reine des églises gothiques, rien de mystérieux, rien qui ne se comprenne dès l’entrée ! De la dalle où vous avez le pied jusqu’à cette lointaine clef de voûte du chevet, la plus noble qu’il y ait — et qui vous suggère l’idée de combien de choses vastes et gracieuses, voiles d’un vaisseau dans le vent, et le reste ! — au premier coup d’œil vous voyez, vous comprenez tout : l’intégrité du plan primitif, et comment des additions postérieures sont venues s’y joindre ; et comment s’y sont attachés ces délicats ornemens, et les rayons de lumière qui se répandent dans les chapelles, et l’étonnante hardiesse de la voûte, et l’étonnante légère de ce qui la retient, et l’unité de la perspective, et sa variété. Non, point de mystère ! mais aussi point de repos ! Vous trouverez le repos dans les œuvres classiques, avec leur simple loi de la pression verticale, ou dans leurs dérivés lombards, rhénans ou normands : ici, au contraire, toujours vous avez la conscience, l’inquiétude, de cet équilibre instable par pression oblique qui est l’essence de l’aventureuse construction ogivale… Au lieu de la pure mélodie de l’architecture grecque, vous avez ici l’harmonie, une musique plus riche, produite par l’opposition, au même moment, de sonorités diverses. »

Les additions du XIVe et du XVIe siècle, les sculptures, les fresques, les vitraux, le trésor et les pierres tombales, tour à tour M. Pater décrit toutes ces parties de la cathédrale d’Amiens. Et je ne puis m’empêcher de vous citer encore la conclusion de son article :

« C’est un morne, un triste monde que domine ainsi Notre-Dame d’Amiens ; un monde qui n’a guère autre chose dont il puisse être lier ; le monde entre tous le mieux fait pour rendre plus chères encore les conceptions diverses incarnées dans ces blocs de pierre taillés et ornés, car seules ces conceptions peuvent consoler, racheter la chétive existence du peuple qui habite là, sans autre but apparent que de finir dans un misérable cercueil raboté à la hâte, sous ce sol humide, sous ces vents gris et froids qui soufflent de la mer. »

En 1794, il y a cent ans, un homme mourait à Londres dont le nom, j’imagine, sera désormais associé à celui de M. Pater dans la liste des maîtres de la prose anglaise ; car avec un caractère, un esprit et des procédés exactement opposés, il a été lui aussi un amant passionné de la perfection. Ce grand homme était Édouard Gibbon, l’auteur de La Décadence et la chute de l’Empire romain. La Société Historique anglaise s’apprêtera fêter le centenaire de sa mort ; et c’est à ce propos que l’infatigable M. Frédéric Harrisson publie, dans la Nineteenth Century, une façon d’éloge, plein de documens curieux et d’ingénieuses pensées.

M. Harrisson demande, notamment, qu’on édite enfin dans leur texte original et complet les Mémoires de Gibbon. L’exécuteur testamentaire de celui-ci, lord Sheffield, n’avait cru devoir publier qu’une partie de ces Mémoires, et il avait, en mourant, interdit la publication des papiers que lui avait laissés son ami. Mais M. Harrisson estime que cette interdiction n’a plus sa raison d’être. Il est temps qu’on dépouille à nouveau les manuscrits de Gibbon, et qu’on nous fasse connaître ceux d’entre eux qui peuvent offrir quelque intérêt pour nous. Aussi bien tous les critiques ont-ils été frappés du changement qui s’était fait, aux dernières années de sa vie, dans le style du grand historien : style qui, sans cesse, devenait « plus nerveux et plus souple, avec plus d’aisance et de légèreté ».

Et cette question du style est d’une importance exceptionnelle quand il s’agit de Gibbon : car c’est surtout, c’est presque exclusivement à ses qualités d’écrivain que l’auteur de l’Empire romain doit le haut rang qu’il occupe dans l’histoire littéraire de son pays. Comme le dit M. Harrisson, « il était, avant tout, l’artiste et insomnie qui transforme des masses de documens en un tout vivant et glorieux ; son œuvre est d’un littérateur, bien plutôt que d’un philosophe, et comme telle il convient de la juger. L’art de Gibbon ne peut être comparé qu’à celui du poète épique. Et quelle vigueur, quel souffle, quelle harmonie, dans toutes les phrases de ce livre immense ! Et quelle pureté, quelle propriété d’expression ! Pas un mot qui ne serve, qui n’ait son emploi prévu et déterminé. On peut relire l’ouvrage quinze fois, à la seizième on découvrira encore des détails qu’on avait négligés. »

Considéré à ce point de vue, son livre est le plus parfait qu’ait produit la littérature anglaise. Je ne vois à lui comparer, chez nous, que le Discours sur l’Histoire universelle, cette autre épopée historique. Et il ne faut pas moins que ce magnifique talent de composition et de style pour faire pardonner à Gibbon l’étroitesse de ses idées, ses préjugés anti-chrétiens, son cynisme qui toujours le porte à déprécier les plus purs sentimens et les actions les plus généreuses ; car, chose assez étonnante, cet homme qui écrivait à la manière de Bossuet pensait à la façon du baron d’Holbach.

La chose, après tout, est moins étonnante en Angleterre qu’elle ne le serait en France. Elle y est, en tout cas, moins rare et plus excusable. Car dans un pays où les conventions sociales et mondaines sont restées aussi fortes aujourd’hui encore qu’elles l’étaient chez nous au XVIIe siècle, on comprend que la plupart des grands esprits se soient mis résolument en révolte contre elles. Le catholicisme du cardinal Newman et l’athéisme de Shelley — pour ne plus parler de Gibbon — résultent ainsi des mêmes sentimens et sont le fait d’âmes semblables. Et de là vient qu’un si grand nombre de poètes anglais ont été des excentriques, depuis Byron et Shelley jusqu’au républicain M. Swinburne, au socialiste M. William Morris, à l’anarchiste M. Barlas, qui partage sa vie entre ses propriétés d’Ecosse et les diverses prisons du Royaume-Uni.

La vie des poètes anglais est ainsi plus intéressante à connaître souvent que leurs œuvres mêmes. La belle galerie de portraits d’excentriques qu’on pourrait faire, en recueillant les biographies de quelques-uns d’entre eux ! Et il n’y en a point de si correct en apparence, au fond de l’âme duquel on ne découvre encore un élément de singularité, un recoin secret de folie ou de vice.

Je trouve précisément, dans les revues anglaises de ces mois derniers, de curieux renseignemens sur la vie et le caractère de trois poètes qui ont eu entre eux ce trait commun qu’ils sont morts très jeunes, après de terribles années de douleur physique et d’angoisse morale.

L’un d’entre eux est un grand poète, le plus grand des poètes anglais, peut-être, pour la douceur, l’angélique pureté de ses chants. C’est ce malheureux Keats dont j’ai cité ici, il y a quelques mois, une lettre si touchante sur la mort d’un de ses frères. Lui-même est mort à vingt-cinq ans : de phtisie suivant les uns, suivant d’autres du chagrin que lui aurait causé un article de la Quarterly Review. Keats était en effet phtisique, et il est vrai que cet article, froidement et méchamment injurieux, l’a beaucoup affecté. Mais c’est ailleurs qu’il faut chercher la vraie cause de sa mort prématurée. Tel était du moins l’avis de son ami le peintre Severn, qui l’avait vu mourir, et qui, lui ayant survécu près d’un demi-siècle, s’est un jour ouvert, sur le compte de son ami, à M. William Graham, l’infatigable interviewer, l’auteur de ces Souvenirs sur Jane Clermont que j’ai naguère signalés. M. M. Graham, dans la New Review, nous transmet enfin les confidences du vieux Severn sur la mort de Keats :

« La vie de Keats était désormais impossible. Je l’ignorais alors, mais maintenant je le comprends. La publication récente de ses lettres à Fanny Brawne m’a tout expliqué. Je m’étonnais aussi de voir que l’air de Rome ne lui apportât aucun mieux ! Non, ce n’est ni la phtisie, qui était fort peu développée chez lui à son départ d’Angleterre, ni l’article de la Quarterly qui l’ont fait mourir. Je devinais bien qu’il y avait en lui quelque chose qu’il ne m’avouait pas, et qui le tuait. Keats est mort d’amour, si jamais un homme a pu mourir d’amour.

— Et n’a-t-il jamais fait aucune allusion à son amour ? demande M. Graham.

— Jamais il ne m’en a dit un mot. Et je le regrette, car peut-être une confidence l’eût-elle soulagé. Le malheureux n’a fait que des fautes, dans cette seule aventure d’amour qu’il ait eue. Comment pouvait-il s’imaginer qu’une jeune fille comme celle-là, légère et coquette, s’accommoderait de ses ardentes idées, de sa fiévreuse jalousie, de son humeur inquiète, et de cette impressionnabilité maladive qu’il lui montrait dans ses lettres ? »

N’est-ce pas une chose étrange, en effet, cette puissance de Keats à garder au fond de son cœur un secret qui le rongeait, qui a fini par le tuer ! Et ne croyez pas qu’il y ait là une exagération de Severn, ou de M. Graham. Les lettres de Keats à miss Fanny Brawne témoignent assez de sa mortelle souffrance. « Le cœur d’Hamlet, lui écrivait-il, était plein du même mal que j’ai dans le mien, lorsqu’il criait à Ophélie : « Va, va, dans un couvent ! » En vérité j’ai hâte que tout soit fini. J’ai hâte de mourir. Je ne puis songer plus longtemps à ce monde ignoble auquel vous souriez. Je hais les hommes, et les femmes davantage encore. Je ne vois rien que nuages devant moi. Où que je passe l’hiver, en Italie ou dans le néant, ce Brown sera toujours près de vous. Supposez que je sois à Rome : sans cesse je vous y verrai, comme dans un miroir magique… Je ne puis me forcer à avoir confiance : le monde est décidément trop lourd pour moi. Je suis heureux au moins qu’il y ait le tombeau : et je vois que là seulement j’aurai un peu de repos… Je voudrais ou bien être dans vos bras, plein de confiance, ou bien que le tonnerre m’écrase. Que Dieu vous bénisse ! JOHN KEATS. »

Cette Fanny Brawne qui torturait de cette façon le cœur du poète, Severn la connaissait aussi. Elle était jolie, mais coquette et indifférente, et mieux faite certainement pour comprendre le jeune Brawn, un riche dandy, fils d’un marchand de la Cité, que ce mélancolique et silencieux poète avec ses grands yeux pleins de fièvre.

Shelley avait pour Keats une admiration que celui-ci, au dire de Severn, ne lui rendait pas : « On a mis son antipathie pour Shelley sur le compte de la jalousie ou même de l’amour-propre, Keats étant d’une condition sociale très inférieure à celle de Shelley. Mais aucun homme n’a été plus désintéressé que mon ami dans ses jugemens littéraires. C’est ainsi qu’il admirait passionnément Byron, lequel l’avait, pourtant, violemment attaqué. Mais les deux natures de Shelley et de Keats étaient essentiellement opposées. Keats était un pur et simple artiste ; Shelley était en outre, ou croyait être, un apôtre, un réformateur de l’ordre social. Et plus d’une fois j’ai entendu Keats lui reprocher de n’être pas davantage un artiste. »


Voici maintenant un poète qui n’est pas mort d’amour, mais de misère, et qui n’a pas eu, comme Keats, la consolation de laisser, en mourant, une œuvre immortelle. Bien rares sont aujourd’hui ceux qui connaissent autrement que de nom ce malheureux William Collins ; son nom même serait inconnu si le docteur Johnson, son ami, ne lui avait consacré une longue étude.

De fait, la poésie de Collins a terriblement vieilli ; elle se ressent trop de la rhétorique fleurie de l’école de Pope ; et seule, parfois, la noble harmonie de certaines odes rachète leur froideur, l’élégance apprêtée de leurs métaphores. Mais d’autant plus m’a touché le récit de sa misérable vie, tel que je l’ai trouvé dans le Temple Bar de ce mois.

Il avait été un enfant prodige. À l’école, il avait dédaigné le vers latin pour chanter, en anglais, les larmes de la belle Amélia C. À Oxford, il avait publié des Églogues persanes, dont la renommée s’était étendue bien au-delà des limites de l’Université. Et c’est avec un monde d’espoirs et d’ambitions dans le cœur qu’il était allé, au sortir de l’Université, faire visite en Flandre à son oncle le colonel Martin, qui était riche, célibataire, et s’était jusqu’alors intéressé à lui. Mais le colonel n’appréciait guère les avantages du métier de poète : « Vous êtes trop paresseux même pour l’armée, dit-il à son neveu : il ne vous reste qu’à vous faire pasteur. » Et il le congédia, sans lui rien donner que ce sage conseil.

Collins vint à Londres et essaya de vivre de ses propres moyens. Mais son oncle avait eu raison en le jugeant paresseux. Son indolence était si grande que pas une fois il n’eut le courage de réaliser les projets qu’il avait en tête. C’est durant ces années de misère que le rencontra Johnson. Il le trouva incarcéré dans son taudis, sous la surveillance d’un recors qui rôdait devant sa porte. Il le recommanda à un éditeur, qui lui avança quelques guinées à compte sur une traduction de la Poétique d’Aristote. Collins ne paraît pas avoir jamais écrit une ligne de cette traduction ; mais, du moins, il dépensa les guinées, et s’offrit même, grâce à elles, un petit séjour à la campagne.

Enfin son oncle mourut, lui laissant deux mille livres. Malheureusement il était trop tard : le pauvre Collins était devenu fou. C’est du moins ce que nous affirme son fidèle ami, le docteur Johnson, et voici comment il rapporte la dernière visite qu’il lui a faite : « Je n’ai plus trouvé, dans son esprit, aucune trace de discorde ; mais il avait pris l’étude en aversion, et n’emportait plus dans ses promenades d’autre livré qu’une Bible anglaise, comme celles que les petits enfans épellent à l’école. Je la pris en mains par curiosité, et pour voir quel compagnon s’était choisi ce poète. Et Collins me dit : « Voyez, je n’ai plus qu’un seul livre, mais c’est le meilleur de tous. » Telle a été la destinée de cet homme, avec qui j’avais jadis tant de plaisir à converser, et dont je garderai toujours un tendre souvenir. »


Mais ni la destinée de Collins ni celle de Keats, ni celle d’aucun poète anglais ne fut aussi lamentable que celle de Thomas Lovell Beddoes, telle que la raconte Mrs Andrew Crosse dans une des livraisons précédentes de la même revue. Car, sans être comparable à Keats, Beddoes était, lui aussi, un poète de génie. Les poèmes qu’il a laissés ont une gravité ironique et bizarre, une pénétrante harmonie, avec de singuliers accens d’amertume contenue. Je ne connais personne dans la poésie anglaise dont les vers se rapprochent davantage de ceux d’Edgar Poe. Voici par exemple, autant qu’est possible une traduction pour des poèmes tout de musique, voici quelques vers à propos d’un banquet : « C’était étrange. Tous parlaient lentement, et à vide. Des choses extraordinaires étaient dites par hasard. Leurs langues proféraient des mots qui n’avaient pas leur vrai sens : il y en eut un qui but à ma mort, voulant dire à ma santé. Et tandis qu’ils parlaient, nous entendions des voix, plus profondes, qui n’étaient à personne. Il y avait là aussi plus d’ombres qu’il n’y avait d’hommes. Et tout l’air, plus sombre et plus épais que la nuit, était lourd comme s’il s’y était mêlé autre chose que des respirations de vivans. »

Poète de race, Beddoes était encore un homme d’une intelligence puissante et variée. Après quelques années d’études, il était devenu si savant dans les sciences naturelles que plusieurs universités d’Allemagne et de Suisse lui avaient offert des chaires de professeur. Il avait appris sans effort l’allemand, l’arabe, l’indostani. Il était peintre, musicien, philosophe, autant que poète. Et avec tout cela sa vie entière n’a été qu’une longue torture, tant était profonde son incapacité à s’intéresser à rien, hommes ni choses, tant lui étaient naturels l’ennui et le découragement.

Il était né en 1823, à Bristol. Son père, le Dr Beddoes, était un physicien très savant, mais, comme lui, d’humeur changeante, et qui avait gaspillé sa science en vaines fantaisies. Le célèbre Davy, qui était son élève, et qui reconnaissait lui devoir beaucoup, raconte qu’à son lit de mort il lui écrivit une lettre désespérée, maudissant la science, l’accusant de l’avoir détourné du repos et du bonheur. La mère de Beddoes était une sœur de miss Edgeworth.

À Oxford déjà, le jeune homme étonnait ses camarades et exaspérait ses maîtres par la hardiesse et la nouveauté de ses poésies. À vingt-deux ans, ses examens passés, il quitta pour toujours l’Angleterre, brusquement dégoûté de son pays, et se rendit en Allemagne, à Gœttingue, pour étudier la médecine. Il écrivait de Gœttingue à un ami, en 1825 :

« Une étude plus approfondie de Gœthe m’a conduit à le placer bien plus bas que je n’avais fait jusque-là. De toute son œuvre, qui tiendrait une trentaine de gros volumes, il n’y en a pas trois qui soient bons. Comme poète, il est inférieur à Byron ; comme romancier, il vaut Mackenzie… Quant à moi, je suis fatigué de la littérature, et je vais me plonger dans la médecine. »

Il ne renonce pas, pourtant, à juger les littérateurs. Voici son opinion sur Jean-Paul Richter :

« Jean-Paul vient de mourir, et on publie une nouvelle édition de ses œuvres. J’ai peu lu de ce qu’il a écrit, et encore moins je l’ai goûté. Dans ses bons momens il rappelle Lamb, mais en général c’est un farceur de collège. Si la littérature est tombée dans de fâcheuses mains en Angleterre, c’est bien pis en Allemagne. D’ailleurs il est étonnant à quel point vous autres, Anglais, vous avez la prétention de tout savoir de ce qui se passe sur le continent. Vous prétendez détenir le monopole de toutes choses : de l’honneur, des bonnes manières, des vertus domestiques : et de fait vous en détenez au moins un, celui du puritanisme… Sachez encore que pas un Autrichien n’est admis à étudier ici : Gœttingue est si célèbre pour son libéralisme ! Je me suis mis à apprendre l’arabe. Je me mettrai peut-être ensuite à l’anglo-saxon ! »

Deux ans après, il écrivait :

« Shakespeare, Dante, Milton, tous ceux qui ont vu de près le cœur humain, ont reconnu qu’il était plein de désirs à jamais insatiables. Le mécontentement est le lot fatal du poète. Vous n’imaginez pas à quel point je suis maintenant pénétré de l’absurdité et de l’inutilité de la vie humaine. »

En 1832, Beddoes quitte Gœttingue pour aller vivre à Zurich. C’est de là qu’il écrivait : « Je viens d’échapper, à grand’peine, à un danger terrible : j’ai failli devenir professeur d’anatomie comparée à l’Université de Zurich. Par bonheur, je reste libre. Je lis un peu d’italien, je bois du thé, je fume comme un volcan ; et voilà comment je roule mon rocher de Sisyphe. »

La même année, il va à Wurzbourg, où il est nommé docteur. Mais à peine arrivé, un décret du roi de Bavière le chasse, pour je ne sais quelle excentricité. Quelques années après, un autre décret le chasse de Zurich. Et le malheureux erre de pays en pays, se divertissant à composer de petits poèmes allemands, qu’il envoie aux journaux sans nom d’auteur.

Cette misérable existence se poursuit ainsi jusqu’en 1848. Beddoes est toujours seul, sans parens, sans amis. Et toujours l’ennui le torture. Enfin dans l’automne de 1848, à Bâle, il essaie de se tuer. On le sauve, on le conduit à l’hôpital : il en est quitte pour l’amputation d’une jambe.

Ses lettres écrites de l’hôpital de Bâle sont gaies, pleines d’entrain et d’esprit. Il constate, dans l’une d’elles, que le « cher M. Schopenhauer est très fatigant à lire. » Dans une autre il se moque de la poésie d’Uhland, « intraduisible, dit-il, car elle est comme une suite de phrases que leur sens aurait abandonnées. »

Et quelques jours plus tard, le 26 janvier 1849, sur son lit de l’hôpital de Bâle, Beddoes s’empoisonne, après avoir griffonné au crayon cette lettre à un ami d’autrefois : « Mon cher Philipps, je ne suis plus que de la nourriture pour les vers. J’ai fait un testament que je demande qu’on respecte : j’y joins une donation de vingt livres sterling au docteur Ecklin, mon médecin d’ici. Mon cousin Ed. Beddoes aura cinquante bouteilles de Champagne (Moët 1847) pour y boire ma mort. Vous êtes un brave homme : et il faut que vos enfans prennent bien soin de vous ressembler. Votre (autant du moins que je suis mien) T. L. B. Amitié à tous. Entre autres choses que j’ai manquées, j’aurais dû être un grand poète. »

J’aurais encore à signaler plusieurs articles intéressans consacrés, dans les Revues de ces mois passés, à des écrivains anglais d’autrefois et d’aujourd’hui. Ainsi, dans la New Review d’août, M. Hall Caine, un romancier à la mode, publie une longue étude sur Shakespeare romancier : mais on entend bien que M. Hall Gaine veut montrer simplement que Shakespeare, ayant tout prévu, avait prévu aussi le roman moderne, et avait, par avance, employé tous ses procédés. De même j’aurais aimé à rendre compte de l’article de la Contemporary Review sur l’Art du Romancier, si l’auteur de cet article, miss Amélie B. Edward, avait, suivant sa promesse, étudié l’évolution du genre du roman depuis ses origines jusqu’à notre temps ; mais elle a surtout, en fin de compte, établi un parallèle entre Dickens, Trollope et Thackeray, tout au désavantage, naturellement, du premier de ces romanciers, qui n’était, d’après elle, qu’un caricaturiste et d’un ordre assez bas. Car on sait qu’il est de bon ton, en Angleterre, de dédaigner Dickens, et de considérer chez lui comme une sensiblerie grossière cette pénétrante émotion, cette fièvre de pitié et de sympathie qui, bien plus encore que son humour, ont contribué à le faire aimer dans le monde entier.


T. DE WYZEWA.