Les Revues étrangères - Le Roman naturaliste en Angleterre - Alfred Morrison

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Les Revues étrangères - Le Roman naturaliste en Angleterre - Alfred Morrison
Revue des Deux Mondes4e période, tome 139 (p. 933-945).
LES REVUES ETRANGÈRES

LE ROMAN NATURALISTE EN ANGLETERRE

Alfred Morrison : Tales of mean streets ; 1 vol. 1895 ;
A Child of the Iago, 1 vol. 1897.

« La rue que je vais décrire est dans l’East-End. Inutile de dire dans l’East-End de quoi. L’East-End est une vaste cité, aussi fameuse à sa manière qu’aucune de celles qu’ait bâties la main de l’homme. Mais qui connaît l’East-End ? C’est là-bas après Cornhill, au bout de Leadenhall Street et derrière Aldgate Pump, dira l’un ; un quartier affreux, où il est allé un jour en compagnie d’un vicaire ; un sinistre fouillis de ruelles où grouillent des formes humaines, où des hommes et des femmes d’une saleté répugnante vivent d’une ration de gin, où le linge blanc est un luxe ignoré, où chaque citoyen porte un bleu sur l’œil, et où personne jamais ne peigne ses cheveux. L’East-End, dira un autre, est un territoire abandonné aux ouvriers sans travail. Et les ouvriers sans travail sont une race ayant pour emblème une pipe de terre, et pour ennemi principal le savon. De temps à autre, elle se transporte en corps à Hyde Park, avec des bannières, et fournit, pour le soir, aux postes de police voisins, une forte provision d’ivrognes tapageurs. Et maintes autres idées également vagues ont cours, de par le monde, au sujet de l’East-End ; mais chacune d’elles n’est que l’ombre, plus ou moins déformée, de l’un de ses traits secondaires. Et le véritable caractère de l’East-End continue d’être absolument inconnu.

« La rue que je vais décrire s’étend sur environ cent cinquante yards, toute bâtie sur un seul modèle. Elle n’est point belle à voir. Une sombre petite maison de briques de vingt pieds de haut, avec trois trous carrés pour les fenêtres et un trou oblong pour la porte : cela n’est point d’un spectacle bien plaisant. Et chacun des côtés de la rue est formé de deux ou trois centaines de maisons de ce genre, alignées, avec un seul mur de façade allant tout du long. On croirait voir une rangée d’étables.

« A l’entrée de la rue se trouvent une boulangerie, une épicerie, et deux débits de bière. D’aucun des trous rectangulaires on ne peut les apercevoir ; mais il n’y a pas un habitant de la rue qui ne les connaisse, et l’on sait même que l’épicier va à l’église le dimanche. A l’extrémité opposée, des tournans conduisent dans des rues d’une respectabilité moins sévère : il y en a où les fenêtres portent l’écriteau : Ici on calandre le linge, et où les portes restent ouvertes jour et nuit; d’autres où des femmes déguenillées se tiennent assises sur le seuil, et d’où les filles vont à l’atelier en tabliers blancs. Et bien des tournans, de bien des degrés de décence, séparent notre rue de la ruelle voisine.

« Les habitans de la rue ne sont ni très bruyans, ni très encombrans. Ils ne vont pas à Hyde Park avec des bannières ; et ils ne se battent que de temps à autre. Quelques-uns travaillent aux docks, d’autres sont employés dans les usines à gaz, d’autres dans les rares chantiers de construction qui subsistent encore sur le fleuve. Deux familles dans chaque maison, c’est la règle générale, car il y a six chambres derrière chaque série de trous : sauf cependant le cas où des « jeunes gens sont reçus à loger », ou bien où il y a des fils adultes qui paient pour le lit et la table. Quant aux filles adultes, elles se marient et vont habiter ailleurs le plus tôt qu’elles peuvent.

« Tous les matins, à cinq heures et demie, une curieuse démonstration se produit. La rue retentit de coups sonores, répétés de porte en porte, et auxquels répond, de l’intérieur des maisons, un sourd grognement. Ces signaux sont l’œuvre du veilleur de nuit, ou du policeman, ou de tous les deux ; ils invitent les dormeurs à se lever pour aller aux docks, aux usines à gaz, et aux chantiers. D’être réveillé de cette manière, cela coûte quatre pence par semaine ; et il y a pour ces quatre pence une rivalité féroce entre les policemen et les veilleurs de nuit.

« Puis les coups et les grognemens passent, et l’on entend un bruit de portes ouvertes, refermées, et un bruit de marche vers les docks, les usines à gaz, les chantiers. Plus tard encore, c’est un nouveau bruit de portes refermées, suivi d’un morne trot de petits pieds, le long de la morne rue, vers la morne école, à trois rues de là. Et puis le silence, interrompu seulement par le grincement d’un balai, çà et là, ou par le râle étouffé d’un enfant atteint du croup. Vers midi, le trot des petits pieds recommence : les enfans vont aux docks, aux usines, aux chantiers, avec le dîner du père dans une assiette, et un mouchoir rouge par-dessus. Et c’est ensuite l’école pour la seconde fois. Encore des grincemens, et des râles; et peut-être un ou deux vagues efforts pour orner le vide d’un des trous carrés, à droite ou à gauche, en versant de l’eau dans un pot de fleurs plein de boue. Et le soir descend, et le trot des petits pieds s’engouffre dans les trous oblongs, précédant la marche plus lente des ouvriers, noirs de suie. Une odeur de harengs saurs, en haut et en bas. Les ténèbres. Un combat de gamins dans la rue; un autre, peut-être, de leurs parens, devant le débit de bière. Le sommeil. Et ceci est l’histoire d’une journée, dans cette rue ; et toutes les journées y sont, inexorablement, pareilles l’une à l’autre...

« Nul événement du monde extérieur n’a son contre-coup dans cette rue. Les nations peuvent s’élever, ou s’écrouler : ici la journée alignera ses vingt-quatre heures de la même façon qu’elle a fait la veille, et fera le lendemain. Au dehors il peut y avoir des guerres, ou des bruits de guerre, ou des fêtes publiques : le trot des petits pieds, dans la rue, n’en sera ni ralenti ni accéléré. Les petites filles, notamment, continueront à aller au marché avec leurs lourds paniers, et à tenir le prix du tard pour la principale des considérations humaines. Rien ne pourra jamais troubler cette vie — rien, sauf une grève, cela va sans dire.

« Personne ne rit ici ; la vie y est chose trop sérieuse. Personne ne chante. Quand un rayon d’amour descend sur quelque recoin de la rue, il y descend très tôt dans la vie, et ce n’est encore qu’un rayon bien fumeux. Il y descend très tôt, parce qu’il est la seule chose un peu brillante que la rue voie jamais, et qu’ainsi il est attendu et qu’on l’appelle avec impatience. Garçons et filles vont de long en large, gauchement, bras dessus bras dessous. Ils se « tiennent compagnie », à la manière indigène. Il n’y a point d’échange de promesses, point d’engagement, pas même de paroles d’amour. Le couple marche, à travers les rues, le plus souvent en silence. Et l’amour est une chose bien triste, dans cette rue, quand on le compare à ce qu’il est dans d’autres endroits. Il commence trop tôt ; et il finit trop tôt.

« Personne de cette rue ne va au théâtre. Cela exigerait un long voyage, et coûterait de l’argent, et il faut acheter du pain, et de la bière, et des bottes. Personne ne lit des vers, ni des romans. Ces mots même sont inconnus. Un journal du dimanche, çà et là, fournit la provision de lecture que la rue est capable d’absorber. A peine si de temps à autre une mère a découvert un roman-feuilleton parmi les trésors cachés de sa fille, après son départ. L’air de cette rue ne favorise point l’idéal. « Et où, dans l’East-End, se trouve cette rue? Partout. Les cent cinquante yards ne sont qu’un chaînon dans une chaîne très longue et très enchevêtrée. La rue aux trous carrés, en réalité, est longue de plusieurs centaines de milles. Elle est coupée en petits fragmens ; mais aucun endroit du monde ne peut être plus justement appelé une rue, une seule rue, car nulle autre part on ne saurait voir un tel manque d’accent particulier, une uniformité aussi sordide, une tristesse aussi constante et aussi monotone. »


Je n’ai pu m’empêcher de traduire, presque en entier, ce petit tableau, qui sert de préface à un recueil de nouvelles, les Contes des rues basses, l’œuvre de début de M. Alfred Morrison. Il m’a semblé que nul commentaire ne pourrait donner une idée plus juste de la manière habituelle du jeune écrivain, encore que certains passages de cette préface sentent un peu trop l’écolier, et que M. Morrison ait, depuis lors, notablement simplifié et varié son style : mais il a gardé le même tour de description, à la fois précis et ironique; et c’est à l’étude des mêmes milieux qu’il a consacré, après les nouvelles de son premier recueil, tout un grand roman : Un enfant du Iago, qu’il vient de publier avec un succès des plus vifs. Tout au plus a-t-il essayé, dans ce roman, de nous faire descendre quelques nouveaux degrés, ou plutôt, suivant son expression, de nous conduire jusqu’au plus profond de ces « tournans », obscurs et monstrueux, qui « séparent l’une de l’autre les ruelles de l’East-End. » Entre les habitans de la Cour du Iago, tels qu’il nous les présente, et ceux de la rue qu’il nous avait décrite dans son livre précédent, l’unique différence est dans la façon dont ils gagnent leur vie : car il n’y a plus personne, à Iago-Court, pour aller aux docks, ni à l’usine à gaz, ni aux chantiers de la Tamise; la prostitution et le vol y sont les seuls métiers en honneur. Et cependant le décor de la vie y est le même, ou à peu près, et il n’y a pas jusqu’aux mœurs et aux sentimens qui ne se ressemblent beaucoup, d’un endroit à l’autre. Les Tales of Mean Streets ne commencent-ils point par l’histoire d’un misérable qui, plutôt que de se résigner à chercher du travail, contraint sa jeune femme à se chercher un amant? Et que pourrait faire de pis un habitant du Iago?

Cette rue, avec ses dépendances, c’est elle qui est l’objet constant des récits de M. Morrison. Après nous en avoir décrit les dehors, il nous la montre du dedans, étalant à. nos yeux ce qui se cache de misère, et de saleté, et d’ignominie derrière ces « trous carrés » qui servent de fenêtres. Il s’est constitué l’historien, le poète, le peintre de l’East-End de Londres, ce « quartier affreux » où à peine jusque-là les plus hardis explorateurs avaient osé s’aventurer une ou deux fois, «en compagnie d’un vicaire », ou plutôt encore d’un agent de police. Mais surtout il s’en est constitué le romancier : et cela seul suffirait à expliquer la stupeur indignée avec laquelle ses livres ont été accueillis d’une grande partie de la presse anglaise. On lui a reproché de toucher à des sujets que jamais avant lui un auteur anglais n’avait même effleurés. On l’a accusé de se complaire dans l’horrible, de rechercher le scandale, de faire appel aux plus bas instincts du public. On a sommé le public de ne point lire ses livres ; et leur succès, naturellement, n’en a été que plus vif. Aujourd’hui, tout jeune encore, M. Morrison est devenu quelque chose comme un chef d’école. En Angleterre, aux États-Unis, d’autres écrivains l’imitent ou bataillent pour lui. Et dès maintenant on admet qu’il a créé un genre : il est le fondateur du nouveau réalisme.

Peut-être, après cela, n’en est-il pas le fondateur, mais simplement l’importateur ; et peut-être le réalisme tel qu’il le pratique n’est-il nouveau que pour les Anglais. C’est en tout cas l’impression que ne pourra manquer d’avoir tout lecteur français, en parcourant la série de ses Contes des rues basses. A chaque page, sous des noms anglais et dans des attitudes fort adroitement modifiées, il reconnaîtra des figures qu’il aura le souvenir d’avoir vues déjà, il y a dix ou quinze ans, dans les romans et les nouvelles de l’école de Médan, ou encore au Théâtre-Libre, dans les pièces rosses qui y furent jadis si gaiement applaudies. J’ai cité déjà le sujet du premier conte : n’est-ce pas M. Méténier qui, jadis, a mis au théâtre un sujet analogue? Voici, quelques pages plus loin, le conte intitulé : Cette brute de Simmons. C’est l’aventure d’un brave ouvrier qui, s’étant marié avec une femme grondeuse et avare, dont le premier mari a disparu dans un naufrage, voit un jour revenir ce premier mari. Il veut lui rendre sa femme ; l’autre refuse de la prendre ; et « cette brute de Simmons » s’enfuit, faute de trouver un meilleur moyen pour débrouiller la situation. La situation était débrouillée d’une façon différente, dans le Jacques Damour de M. Zola : mais est-ce que ce n’était pas la même situation? Dans Sur l’escalier, une mère bavarde avec sa voisine, tandis qu’au-dessus d’elle son fils agonise. Le médecin lui donne cinq shillings pour acheter des fortifians : elle les met dans sa poche, en compagnie de cinq autres qu’un autre médecin lui a donnés la veille. Et le fils meurt ; et les dix shillings servent à louer des pleureurs pour son enterrement.

Dans ce genre « rosse », l’histoire d’Une Conversion est tout à fait impayable. Un certain Scuddy Long, voleur de profession, se sent pris un jour d’aspirations mystiques. Il entre dans une chapelle de l’Armée du Salut, écoute le sermon, chante les hymnes, confesse ses péchés avec une componction exemplaire: après quoi il sort, l’âme rassérénée, et, rencontrant sur son chemin une vieille marchande boiteuse qui compte sa recette, il profite d’un mouvement qu’elle fait pour lui enlever tous ses sous. « Il ne courait même pas, sachant que la vieille était boiteuse, et d’ailleurs ne l’avait pas entendu. Non décidément, comme il se le disait déjà en chantant les hymnes, la journée n’avait pas été sans profit pour lui : car voilà qu’il lui tombait du ciel un bon souper chaud ! »

D’autres fois, c’est en compagnie de Guy de Maupassant que M. Morrison explore sa rue de l’East-End ; car deux ou trois de ses contes rappellent de fort près les anecdotes normandes de l’auteur de la Ficelle. Ainsi le conte intitulé En Affaires : un ouvrier mouleur, Munsey, marié à une femme qui le méprise parce qu’elle est fille d’un employé des docks, apprend un jour qu’un de ses oncles, en mourant, lui a légué cent livres sterling. Il voudrait mettre cet argent de côté, et continuer son travail ; mais sa femme entend devenir une bourgeoise ; elle loue une boutique, s’installe en grande pompe, achète des marchandises défraîchies à un commis voyageur, et a si vite fait de perdre les cent livres qu’un beau matin son mari s’enfuit, prenant à son compte les dettes du ménage, de façon à pouvoir tout ensemble tirer sa femme d’embarras et s’affranchir lui-même de la société de sa femme. On trouvera peut-être que sa fuite ressemble un peu trop à celle de « cette brute de Simmons », dans un conte précédent. Mais M. Morrison ne craint pas ce genre de monotonie : trois de ses contes au moins, sur une dizaine, ont pour sujet des ouvriers brusquement enrichis, et non moins brusquement dépouillés de leur héritage. Il lui suffit que les circonstances diffèrent : et, de fait, on sent qu’il les a variées autant qu’il a pu.

Il a pris grand soin, aussi, de la couleur locale : et le cadre de la plupart de ses histoires a vraiment un cachet très particulier. Mais dans ce cadre, ce sont de vieilles histoires de chez nous que nous retrouvons ; des histoires qui d’ailleurs, avant de pénétrer en Angleterre, ont déjà beaucoup voyagé en divers pays, car dans toutes les villes où l’on a fondé des Théâtres-Libres c’est elles, surtout, qu’on y a transportées. Aussi bien il n’y en a pas qui demandent moins d’efforts d’imagination, ni qui soient plus faciles à comprendre, et à admirer, M. Morrison s’en est remarquablement approprié la recette : il y a même joint, comme je l’ai dit, un assortiment de cadres tout à fait nouveaux, sans compter l’attrait supplémentaire d’un style un peu apprêté, mais ferme, expressif, souvent plein d’humour et même parfois d’éloquence.


Rien ne l’empêchait de poursuivre une voie où il s’était, dès le début, si heureusement engagé. Après ses nouvelles néo-réalistes, il devait à ses lecteurs un roman du même genre. Le cadre était tout trouvé : restait à imaginer une histoire un peu développée, ou à relier plusieurs histoires de façon à leur donner un semblant d’unité. Et, en effet, M. Morrison s’est mis à l’œuvre aussitôt. Dans un cadre à peine différent de ceux qui lui avaient servi pour ses Tales of Mean Streets, il a placé une histoire assez développée, et groupé autour d’elle, par surcroît, plusieurs autres histoires traitées en épisodes. Peut-être même a-t-il voulu se montrer plus hardi encore, et « faire plus rosse » que dans son volume précédent : car non seulement il a quitté la « rue » qu’il nous avait décrite pour pénétrer dans les « tournans » les plus ignobles de l’East-End, mais le sujet principal qu’il a entrepris de traiter était à coup sûr le plus paradoxal possible, le mieux fait pour étonner et scandaliser « le bourgeois ». C’était, en deux mots, l’histoire d’un jeune citoyen de l’East-End qui tout en possédant au grand complet les vices ordinaires de ses compatriotes, et en vivant de la même manière, trouvait cependant le moyen d’être un très brave garçon, et gardait une belle âme jusque dans le crime.

Ce sujet là, non plus, n’était pas nouveau. Antérieur même au naturalisme, il avait inspiré plus d’une fois Victor Hugo, et Alexandre Dumas, et Eugène Sue, que M. Morrison parait d’ailleurs avoir particulièrement étudié. On le retrouverait encore, par exemple, dans l’œuvre de Dickens; et ce n’est pas sans raison qu’un critique anglais a rapproché du voleur et professeur de vol Fagin, d’Olivier Twist, un des principaux personnages de l’Enfant du Iago. Mais Olivier Twist se convertit à notre morale ordinaire, avant la fin du roman, et pareillement font les héros d’Eugène Sue et des romantiques ; tandis que le héros de M. Morrison, Dicky Perrott, ne se convertit qu’à la dernière ligne, quelques secondes avant de mourir. Et c’est à travers tout le récit qu’il nous fait voir sa belle âme, orientée seulement dans le sens d’une morale qui n’est pas la nôtre. L’intention paradoxale de l’auteur est manifeste; et l’on voit aussitôt que ses vrais maîtres, cette fois encore, ont été les conteurs de l’école de Médan. A le prendre dans l’ensemble, et à ne le tenir que pour une peinture de mœurs populaires, son Enfant du Iago est une façon d’Assommoir, avec cette différence que les Coupeau, les Gervaise et les Nana de l’East-End sont plus foncièrement dépravés que leurs prototypes de la Chapelle, plus misérables aussi, et que leur débauche est d’un ordre plus bas. Il n’est point question, parmi eux, d’amour, ni de rien qui y ressemble. Mais jamais dans aucun autre roman on n’a volé, on ne s’est enivré, on n’a boxé davantage.

Que M. Morrison se soit proposé, en commençant ce roman, d’offrir à ses compatriotes un Assommoir national, cela ne saurait faire l’ombre d’un doute pour nous. Il a voulu renchérir sur le réalisme de ses contes, peindre des mœurs plus ignobles dans un milieu plus abject. Et cependant, à mesure que l’on poursuit la lecture de son livre, l’impression d’horreur qu’on éprouvait au début s’efface peu à peu, pour céder le pas à une impression d’un tout autre genre. On s’aperçoit que, à son insu peut-être, et tout en ayant visé au naturalisme le plus orthodoxe, l’auteur s’est trouvé amené à produire une œuvre qui n’a plus rien de commun que l’apparence extérieure avec l’Assommoir et tous les romans qui en ont dérivé, et avec ses propres nouvelles d’il y a deux ans. Celles-ci n’avaient d’autre objet que la soi-disant vérité artistique, Les mœurs de l’East-End nous y étaient simplement montrées telles que M. Morrison les avait observées, et à la seule fin de nous renseigner, ou de nous divertir. Nous n’avions pas à en tirer de conclusion, sauf au sujet du talent de l’auteur. C’étaient « des tranches de la vie perçues à travers un tempérament. » Et au contraire, à mesure que nous avançons dans la lecture d’Un Enfant du Iago, les abominations où l’auteur nous fait assister prennent des airs d’argumens. Et au lieu d’une simple peinture nous avons sans cesse davantage l’impression de nous trouver en face d’un réquisitoire, ou plutôt d’un plaidoyer, soutenu d’ailleurs avec une adresse et une discrétion remarquables. L’auteur ne nous dit plus, comme il semblait nous dire dans ses contes : « Voyez quelles aventures étonnantes se passent dans l’East-End ! » mais plutôt, s’adressant à ses compatriotes, il leur demande : « Est-ce que des aventures de ce genre devraient se passer dans votre ville, à deux pas de vos maisons? Et est-ce qu’il ne vous semble pas que, pour qu’elles cessent de se passer, il faudrait d’abord que vous cessiez de mépriser ces misérables autant que vous le faites? » Mais surtout M. Morrison invite ses lecteurs à rechercher, derrière son tableau de la corruption de l’East-End, quelle peut bien être la source première de cette corruption. Par là son roman se distingue des contes qui l’avaient précédé, et des romans et contes français qui lui ont manifestement servi de modèle. Le moraliste, en lui, a soudain transparu sous le dilettante.

Je n’ignore pas après cela que, de tout temps, les peintres de la dépravation ont prétendu faire œuvre de moralistes. C’est au nom de la morale, et pour nous inspirer l’horreur du vice, qu’on a étalé sous nos yeux, depuis vingt ans, toutes les plaies qu’on a pu découvrir, physiques et morales. Jusque devant la cour d’assises, nos romanciers ont affirmé que leur seul objet avait été de nous rendre meilleurs. Mais précisément M. Morrison ne l’affirme jamais. Son livre n’a point de préface : pas une fois on n’y trouvera une opinion expressément énoncée, ni pour blâmer, ni pour excuser. Ce sont les faits seuls qui parlent, et avec un accent qui ne saurait mentir. Ils nous disent que la déchéance morale de l’East-End n’est point irrémédiable, qu’elle résulte plutôt de l’ignorance que du mauvais vouloir, et qu’il suffirait, pour la faire cesser, d’apprendre à ces malheureux la seule chose qui importe. Or la seule chose qu’il importe qu’on sache, d’après M. Morrison, c’est qu’il y a un bien et un mal, et cela d’une façon absolue et divine. De telle sorte que cette adaptation anglaise de l’Assommoir se trouve être, en fin de compte, un roman chrétien.

Qu’est-il donc arrivé à M. Morrison, qui l’ait amené lui-même à cette conversion? Je croirais volontiers que, après avoir longtemps exploré l’East-End en compagnie de nos romanciers naturalistes, il s’y sera rendu, un jour, lui aussi, « en compagnie d’un vicaire », et que cette compagnie aura, peut-être sans qu’il s’en doutât, modifié sur plus d’un point sa manière de voir. Son roman, en effet, est dédié au révérend Jay, curé de la paroisse la plus mal peuplée de l’East-End ; et c’est un prêtre de cette paroisse, le révérend Sturt, qui, seul, dans le livre, essaie de lutter contre la dépravation générale. Le révérend Jay aurait-il servi de modèle à ce personnage, et du même coup aurait-il gagné M. Morrison à sa généreuse tentative d’évangélisation ? Mais il n’a pu y réussir, en tout cas, que parce que le jeune écrivain était prêt d’avance à se laisser gagner. Et quoi qu’il en soit des raisons fortuites qui, du peintre impassible des Tales, ont fait le moraliste d’Un Enfant du Iago, la raison essentielle du changement doit être cherchée plus haut. Cette raison, c’est que M. Morrison est Anglais, ou peut-être Écossais, qu’il porte à un très haut degré le caractère de sa racé, et que, avec ce caractère, notre conception latine de l’art pour l’art n’a pu produire en lui qu’un engouement de surface. Comme tous ses compatriotes, il a dans le sang un besoin de prêcher. Et à peine s’est-il trouvé réellement en présence de la corruption de l’East-End, qu’au lieu de se borner à nous la décrire il s’est mis en devoir d’y indiquer des remèdes.

La valeur artistique de ses descriptions n’en a été, d’ailleurs, nullement diminuée. Peut-être l’ironie est-elle moins légère dans l’Enfant du Iago que dans les Contes ; mais le style, comme nous l’avons dit, y est devenu plus simple ; et l’analyse, en même temps, s’est sensiblement affinée. Il ne nous semble pas que, même en France, le naturalisme ait produit beaucoup d’œuvres plus vivantes, plus colorées, et d’une plus parfaite tenue littéraire. Quelques récits de batailles, çà et là, auraient gagné à être abrégés : encore ne pouvons-nous les apprécier qu’à notre point de vue continental, et l’on nous dit qu’en Angleterre ce sont eux, précisément, qui ont assuré le succès du livre. Mais les scènes d’ivrognerie, les vols, les naissances et les morts d’enfans, sont d’une touche si vraie et si naturelle que nous soupçonnons le révérend Jay d’avoir joint son expérience propre aux observations de M. Morrison, pour donner à la peinture une portée plus profonde. Et puisque c’est, aussi bien, cette portée morale qui constitue à notre avis la réelle originalité d’Un enfant du Iago, il est temps que nous fassions voir comment elle s’y trouve, sous les apparences d’un naturalisme sceptique et gouailleur.

Dicky Perrott, le héros, est, au début du livre, un gamin de huit ans. Son père a eu autrefois du travail ; mais l’usine a chômé, et, de ruelle en ruelle, les Perrott ont fini par échouer dans cette sinistre Cour du Iago, où il n’y a personne qui vive honnêtement. Une nuit, après avoir rôdé par les rues de l’East-End, Dicky rentre dans le taudis familial. Le père n’est pas revenu encore ; et tout en berçant sa petite sœur, qui tarde à s’endormir, Dicky demande à sa mère s’il n’y a pas « quelque bon coup en train. » La malheureuse femme commence bien à s’apercevoir, en effet, que son mari fait de longues absences, et l’argent qu’il lui rapporte au retour n’est pas sans l’inquiéter un peu. Mais elle s’efforce de n’y point penser : et son fils, au contraire, ne manque pas à lui fournir les éclaircissemens les plus détaillés. « Les honnêtes gens sont des niais, lui dit-il. Kiddo Cook me l’a affirmé, et il est très fort. Quand je serai grand, je m’engagerai dans la Haute Pègre. C’est là qu’on fait de beaux coups ! » Puis le père rentre, harassé et un peu ivre. « Tiens, dit-il à sa femme, mets cela dans l’armoire ! » Et Dicky, de son lit, entend le bruit d’un objet que sa mère dépose au fond d’un tiroir. « Entr’ouvrant les yeux, il vit au-dessus de sa tête le ciel, d’un gris pâle ; et il s’endormit, avec l’espoir que le coup avait été bon, et qu’on pourrait, le lendemain, avoir du foie au dîner. »

Au chapitre suivant, il fait lui-même son premier essai. Dans une grande fête, donnée pour l’inauguration d’une mission évangélique, il vole la montre d’or d’un évêque. Il la rapporte chez lui, la donne à son père : et celui-ci, après l’avoir prise, le roue de coups pour le corriger. Le malheureux Dicky s’en va se consoler auprès d’un vieil âne, le seul ami qu’il ait au monde. « Les coups avaient été mauvais, très mauvais. Mais c’était surtout l’injustice des choses qui le désespérait. Sans l’aide de personne, il avait fait, avec netteté et sûreté, un acte dont il n’y avait personne dans le Iago qui n’eût été fier. Radieux, il avait couru recevoir les éloges de ses parens, en échange du gain qu’il leur rapportait, si librement et si généreusement, avec tout au plus l’espoir d’un souper chaud pour sa récompense. Et c’était là toute sa récompense ! Pourquoi ? Il n’y comprenait rien : il ne pouvait que ressentir l’injustice, et en souffrir dans son cœur. »

Aussi, le lendemain, n’est-ce plus à son père qu’il rapporta sa prise, mais à un honorable négociant d’une des grandes rues voisines, M. Aaron Weech, qui lui offrit en échange une tasse de café, et même un gâteau. Mais le gâteau ne lui était offert qu’à crédit ; Dick, comme un homme, se trouvait avoir une dette. « C’était la vie sérieuse qui s’ouvrait pour lui. En vérité sa vie avait déjà été assez sérieuse avant cela ; mais il l’ignorait. Il n’en était pas moins arrivé à l’âge où les garçons volent pour leur propre compte. C’était vrai, comme le lui avait dit M. Weech, que chacun, dans ce monde, avait à travailler pour soi. Il s’agissait pour lui d’être assuré de prendre sa part, s’il ne voulait pas la voir aller à d’autres. Par folle ingénuité il avait perdu la montre du vieux gentleman, et son père l’avait eue, lui qui pouvait si bien voler pour son propre compte. Chacun pour soi. Oui, et désormais il ouvrirait l’œil. »

Quelques jours plus tard, voyant sur le palier une chambre ouverte, il y entra, et prit une pendule sur la cheminée. Un petit garçon bossu, le fils des pauvres gens à qui appartenait la pendule, le rencontra dans l’escalier au moment où il s’enfuyait. Il essaya de l’arrêter; mais Dicky se dégagea, et le jeta sur le pavé. « Et il s’en alla, très soucieux. Il avait des inquiétudes au sujet de la pendule, à présent. Non qu’il pût raisonnablement se reprocher rien. La pendule s’était trouvée là à sa disposition, et en la prenant il n’avait fait que suivre la morale du Iago. Mais il avait aperçu sur le seuil, en sortant de la maison, le pâle visage de la mère du petit bossu : et maintenant il se sentait pour elle une sorte de pitié, en pensant qu’elle avait cessé d’avoir sa pendule. Sans aucun doute c’était pour elle une grande joie de la posséder, comme c’en eût été une pour lui, s’il n’avait pas été contraint de la porter aussitôt à M. Weech, en paiement d’une dette. Et son imagination se perdait en rêves variés, sur ce qu’il aurait fait avec une pendule lui appartenant... Oui, certes, une pendule serait l’une des premières choses qu’il achèterait, quand il serait riche. Et il allait se mettre en quête de bons coups. N’était-ce pas le seul moyen de devenir riche ? »

Mais le souvenir de la pauvre femme le poursuivait : et Dicky résolut de lui donner une autre pendule, ou, à défaut d’une pendule, quelque autre objet qui lui ferait autant de plaisir. Aussi longtemps qu’il ne l’aurait point trouvé, il sentait que sa conscience ne lui laisserait pas de repos. Il se mit donc en chasse, explora toutes les boutiques, et finit par fixer son choix sur une boîte à musique, à l’étalage d’un bazar. Le récit de la manière dont il vola cette boîte, et de sa course folle à travers les rues du Iago, avec un garçon du bazar courant sur ses talons, et de ses peurs, et de ses désespoirs, et de sa joie ensuite quand il se vit sauvé, c’est à coup sûr un des plus beaux chapitres du roman de M. Morrison. Une émotion s’en dégage à la fois simple et forte, comme des histoires d’enfans que raconte Dickens. Mais d’ailleurs toute cette éducation du petit Perrott est présentée avec un art admirable. Sans jamais insister plus qu’il ne convient, l’auteur nous montre, de page en page, comment les plus heureuses dispositions de l’enfant, ses meilleurs instincts et ses sentimens les plus généreux s’atrophient ou s’emploient au mal, fatalement, irrémédiablement, faute d’une voix qui lui révèle qu’il y a pour l’homme une autre vie que celle du Iago.

Cette voix, le malheureux ne l’entendra jamais. Ce n’est ni à l’école, ni au temple, qu’il pourra l’entendre. On y parle de sujets qui ne le touchent pas, ou bien on y parle en des termes qu’il ne comprend pas. Un jour, le révérend Sturt lui procure un métier : il le place chez un épicier de Bethnal Green Road, pour vendre à l’étalage. Mais, outre que Dicky ne voit pas très nettement la supériorité de ce genre de travail sur l’autre, celui des bons coups, le receleur Aaron Weech trouve vite le moyen de le faire chasser; il a besoin de lui, et ne saurait admettre d’être privé de ses services. « Oui, c’était décidément M. Weech qui avait raison. Il était du Iago, il n’avait qu’à vivre comme on vivait au Iago. Ce n’était point son affaire de sortir de la vie normale, à la poursuite de folles visions. Le père Sturt était une créature d’une autre race que lui. Mais lui, Dicky Perrott, de quel droit aspirerait-il à s’affranchir des usages de sa race? A quoi bon tenter l’impossible, se dérober devant l’inévitable? Les voies pour sortir du Iago, le vieux Beveridge les lui avait jadis enseignées : c’était la prison, la potence, ou la Haute Pègre. La Haute Pègre, voilà l’unique ambition qui lui était permise. » Et le soir même il se remit à voler; et quand, peu de temps après, son père fut conduit en prison, c’est du produit de ses vols qu’il fit vivre sa mère. Il devint pareil à des milliers d’habitans du Iago, sans perdre jamais tout à fait la profonde innocence qu’il avait dans le cœur. Un jour enfin, dans une bagarre, il reçut un coup mortel : celui qui le lui avait porté était son pire ennemi, c’était ce même bossu que, jadis, il avait jeté sur le pavé de la cour. Mais Dicky avait l’âme si généreuse qu’il refusa de le dénoncer ; et il mourut sans une plainte, après avoir seulement recommandé à sa mère de « dire de sa part à M. Beveridge qu’il y avait une autre voie que la Haute Pègre pour sortir du Iago, une voie meilleure. »

Tel est, en résumé, ce roman, où le réalisme le plus brutal s’allie à des émotions d’une extrême douceur. Sous les dehors d’une peinture de mœurs, c’est en réalité un pamphlet; et ce pamphlet n’est point dirigé contre les habitans de l’East-End, mais plutôt contre ceux des quartiers de l’Ouest, contre les pharisiens qui, sachant que de tels maux existent, préfèrent n’y point penser plutôt que d’essayer d’y porter un remède. Et que de tels maux existent, l’accent de vérité du livre suffirait à nous le prouver : mais d’autres témoignages viennent encore appuyer et renforcer celui-là. Attaqué par une grande partie de la presse anglaise, qui lui reprochait de noircir à dessein son tableau, M. Morrison n’a pas trouvé de plus chaleureux défenseurs que les membres du clergé de l’East-End. L’organe de l’évêque de Stepney, l’East London Church Chronicle, a certifié sans réserve l’exactitude de ses descriptions. Et dans une lettre qu’il vient d’adresser à la Fortnightly Review, le curé de la paroisse du Iago, M. Osborne Jay, assure que M. Morrison n’a rien inventé, rien exagéré. « Quoi qu’en pensent les philanthropes qui, habitant l’ouest de Londres, parlent des quartiers de l’est, dit-il, le livre est d’une sincérité absolue et parfaite. L’emplacement où était la Cour du Iago a en vérité disparu, ou plutôt est en train de disparaître. Mais la race qui l’habitait existe toujours : et c’était cette race qui rendait le lieu mauvais, et non le lieu qui dégradait la race. Le problème reste entier. » Mais, hélas ! est-ce là un problème qu’on puisse espérer résoudre avec des romans?


T. DE WYZEWA.