Les Revues allemandes - 28 février 1894

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Revue des Deux Mondes4e période, tome 122 (p. 219-229).

LES REVUES ÉTRANGÈRES

REVUES ALLEMANDES

Politique et histoire : Lettres de campagne du chef de cabinet de Guillaume Ier. Un plaidoyer pour la Pologne prussienne. Un projet d’alliance anglo-allemande.


Est-ce vraiment à la supériorité de leurs écoles que les Allemands ont dû leurs succès militaires ? Leurs instituteurs, en tout cas, ne se sont pas contentés de leur apprendre à vaincre, ils leur ont encore appris à noter, à raconter, à commenter leurs victoires ; et d’année en année, se publie en Allemagne une quantité plus formidable de mémoires, souvenirs, lettres de campagne, etc., d’anciens officiers et soldats de Sadowa et de Sedan. Pour ce qui est de la guerre de 1870, en particulier, il semble que, du haut en bas de l’armée allemande, chacun, avant de franchir le Rhin, se soit muni d’un carnet où il pût consigner ses impressions, écrivant ainsi lui-même l’histoire, au fur et à mesure qu’il la ferait.

Voici, par exemple, quelques titres d’ouvrages parus depuis six mois : Le journal de campagne d’un officier de santé du 10e corps, en 1870-71, par le docteur Charles Richter ; Les souvenirs d’un médecin militaire en 1870, par le docteur Charles Verneng ; Études historiques d’un ancien officier de Metz en 1870, par le baron A. d’Eberstein ; Les opérations du détachement de Holsenstern dans la Vallée de la Loire, les 26 et 27 décembre 1870, par M. Antoine Hubl ; Une opération sur la Loire, par M. Fritz Hœnig ; Souvenirs d’un artilleur badois, par M. H. Nebe ; Tableaux sérieux et comiques du temps de l’occupation de la France (1871-1873), par le fécond docteur Verneng, déjà nommé plus haut ; Les Lehmann ne se laissent pas marcher sur le pied, récit comique des aventures d’une famille berlinoise, en 1870, avec des lettres de campagne, par M. H. de R… Mais il faut que je m’arrête, je n’en finirais pas à vouloir tout citer.

Cette liste abrégée pourra suffire, d’ailleurs, pour faire voir comment il n’y a pas, en Allemagne, si mince témoin des événemens de 1870 qui ne se croie tenu d’apporter au public le détail de son témoignage. Et le public, apparemment, y prend plaisir : plusieurs de ces ouvrages sur la guerre de 1870 ont eu déjà de nombreuses éditions ; et il faut bien admettre que tous trouvent des acheteurs, puisque les libraires ne se fatiguent pas d’en publier de nouveaux. Pourvu qu’on leur parle de cette « glorieuse campagne », les Allemands sont prêts à tout entendre, comme nous pourvu qu’on nous parle de Napoléon. Aussi bien la légende de Sedan a fait en Allemagne le même chemin qu’a fait chez nous la légende napoléonienne : après être apparue au début colossale et lointaine, dans la lumière un peu confuse des manifestations surnaturelles, on veut maintenant la voir de tout près, dans ses parties les plus familières et les plus banales, mais toujours avec la même frénésie d’attendrissement et d’admiration. La légende de Sedan a seulement marché plus vite que celle de Napoléon ; et j’imagine que le gouvernement impérial l’y a beaucoup aidée, car son influence est énorme, aujourd’hui encore, sur tous les mouvemens de l’opinion publique en Allemagne, et rien n’était mieux fait qu’un tel enthousiasme pour le servir dans sa lutte contre les tendances antimilitaires de l’esprit socialiste. La reine Louise, le Tugendbund, Arndt et Kœrner, tout cela, en vieillissant, perdait de son effet : il était urgent d’y substituer une épopée plus fraîche, une épopée ayant ce précieux avantage que la plupart de ses héros vivaient encore, et ne pouvaient manquer d’en affirmer la grandeur.

Mais en dehors de l’intérêt qu’elle offre pour l’entretien du sentiment patriotique en Allemagne, cette littérature sur la guerre de 1870, à en juger par ce que j’en ai vu, est absolument sans valeur. Ni l’historien ni le curieux n’y sauraient trouver leur compte. Les faits y sont notés avec un manque tout à fait extraordinaire de relief et de précision ; point d’autres jugemens que ceux qu’on sent avoir été recommandés aux auteurs par leurs supérieurs hiérarchiques ; des considérations générales sur l’horreur, mais la nécessité de la guerre ; et puis, à tout moment, avec une insistance qui d’abord fait sourire et qui finit par exaspérer, des observations sur la nourriture, de minutieuses descriptions de repas, des doléances sur la cherté, la rareté des victuailles, un refrain de goinfrerie si fort et si prolongé qu’aux momens même les plus tragiques on l’entend encore qui se mêle au bruit du canon.

On pourrait espérer du moins trouver dans ces notes, dans ces lettres familières de militaires allemands, des impressions intéressantes sur la France, les mœurs françaises, le caractère français. Chose singulière, la plupart des auteurs ne paraissent même pas se douter qu’il existe rien de pareil. Le Français, pour eux, c’est l’ennemi, mais quant à essayer de l’observer, et de se faire une opinion sur lui, on dirait qu’ils n’en ont pas eu le temps, ou encore qu’ils n’ont pas cru en avoir le droit. A peine si deux ou trois sont sortis de cette réserve, pour se répandre en injures contre la France et les Français : et ceux-là ne sont point même de véritables militaires, mais des avocats, des procureurs, des médecins enrôlés par occasion, et qui répétaient sur leur carnet, sans y attacher d’autre importance, des phrases de journaux. On s’est servi de leurs ouvrages pour nous présenter toute cette littérature militaire allemande comme animée à notre égard d’un esprit de haine et de fureur. Non, en vérité, cette littérature n’est pas si méchante ! Elle est nulle, simplement ; et ce n’est point la haine ni la fureur qu’on y sent, mais au contraire un état tout impersonnel d’obéissance et de résignation.

Et l’on comprend que la parfaite nullité de la plupart de ces livres fasse paraître, par opposition, plus intéressante encore toute publication un peu originale : mais il n’y avait pas, je crois, besoin de ce contraste pour me faire prendre l’intérêt le plus vif aux Lettres de campagne de feu Charles de Wilmowski, que public, depuis quelques mois, la Deutsche Revue. Ce sont de belles lettres, écrites sans souci aucun de publicité, par un honnête homme, plein de sens et de jugement : à ce seul point de vue elles méritaient déjà d’être publiées. Mais sans parler du caractère de leur auteur, elles se recommandent encore de la situation exceptionnelle qu’il occupait en 1870 et qu’il a gardée jusqu’à la mort. Né en 1817, à Paderborn, d’une vieille famille silésienne, Charles de Wilmowski, ancien magistrat, et l’un des premiers légistes de l’Allemagne, était, depuis 1869, le chef du cabinet particulier du roi de Prusse, son confident intime, et même, a-t-on dit, l’inspirateur de quelques-unes de ses décisions les plus importantes.

C’est en compagnie de son royal maître que Wilmowski a fait la campagne de France. Les lettres qu’il adressait tous les jours à sa femme, il les écrivait dans le cabinet même de celui de qui dépendaient alors les destinées de l’Europe. Malgré l’indépendance de ses opinions personnelles, et malgré la réserve que lui imposaient ses fonctions, ses lettres nous apportent ainsi l’écho de ce qui se disait autour du roi Guillaume ; elles nous montrent la guerre franco-allemande telle qu’on la voyait, jour par jour, de ce poste particulier d’observation ; elles sont un très précieux document d’histoire et de psychologie.

J’espère qu’on les traduira en français. De tous les ouvrages allemands publiés sur ce triste sujet, c’est — avec les Souvenirs d’un prisonnier de guerre de M. Th. Fontane — le seul que nous ayons profit à connaître. Sa lecture ne peut manquer de nous désoler : elle n’aura du moins rien d’humiliant ni de blessant pour notre amour-propre national. Sans cesse Wilmowski, en son nom et au nom des princes qu’il accompagnait, est forcé de rendre hommage à la bravoure, au désintéressement, au patriotisme de l’armée et de la population françaises. Et l’on sent que pas un moment ni lui ni son maître n’ont eu véritablement de haine contre nous. Wilmowski n’a au cœur qu’une haine, mais tenace, impitoyable : comme à peu près tous ses compatriotes, il déteste la Russie, la considérant à la fois comme l’ennemie naturelle de l’Allemagne et comme l’ennemie naturelle de la civilisation. La France au contraire, il continue à la respecter, et, au plus fort de sa joie d’Allemand, peu s’en faut qu’il ne la plaigne. S’il ne la plaint pas, c’est que du premier au dernier jour il est persuadé que c’est elle qui a voulu la guerre, et que l’Allemagne ne s’y est résolue qu’à regret. C’était aussi, manifestement, l’idée du roi Guillaume. Les lettres de Wilmowski nous font voir dans une très vive lumière l’âme étrange de ce vieux roi fataliste et sentimental qui sans cesse se lamente sur les nécessités de la guerre, se considère lui-même et considère tous les souverains comme chargés par la Providence de missions spéciales, et, avec tout cela, s’entend merveilleusement à toutes les variétés de la finesse, depuis la ruse jusqu’au calembour.

Le traducteur français de ces lettres aura à insister, dans sa préface, sur leur valeur historique ; mais c’est, naturellement, ce que je ne saurais faire ici, sans compter qu’il me faudrait, pour les considérer à ce point de vue, attendre jusqu’à la fin de leur publication. Aussi voudrais-je m’en tenir aujourd’hui à quelques épisodes, à de menus traits d’une valeur plutôt morale qu’historique ; et l’on me permettra de les citer dans leur ordre, sans chercher à les grouper suivant leur sujet ou leur genre. Peut-être arriverai-je ainsi à faire un peu comprendre la douloureuse et tragique impression que produit la série de ces lettres, dont chacune porte la marque d’un nouveau progrès de l’année conquérante. De page en page, à mesure que le terrible cortège royal se rapproche de Paris, on voit grandir dans le cœur du fonctionnaire prussien la confiance, l’orgueil, la joie du triomphe : et de page en page on entend monter plus forte, plus pressante, la plainte sans espoir de la patrie blessée.

Voici d’abord le prologue. D’Ems, où il est avec le roi, Wilmowski écrit, le 14 juillet 1870 :

« On a offert, il y a plusieurs mois déjà, la couronne d’Espagne au prince héritier de Hohenzollern. Le roi, d’abord, lui a conseillé de refuser ; à deux reprises il le lui a conseillé. Enfin, il y a quelques semaines, on la lui a offerte de nouveau et, cette fois, le père et le fils ont été sourds à tous les avis du roi. Si bien que celui-ci a fini par déclarer qu’il n’avait pas le droit d’empêcher le prince d’accepter, surtout si celui-ci avait le sentiment d’une mission à remplir. Le roi était fort ennuyé de toute cette affaire, indépendamment même du mécontentement de la France : il était persuadé que le trône d’Espagne ne profiterait pas au jeune prince. Là-dessus est arrivée, tout à fait à l’improviste, la comédie de Paris. Benedetti,… a exigé de la Prusse l’assurance formelle que le prince de Hohenzollern ne pourrait jamais être candidat à ce trône. On lui a répondu que la Prusse en tant qu’État n’avait rien à voir dans la chose, qu’il s’agissait d’une affaire de famille, etc. Mais on est sûr ici que cette affaire espagnole n’est qu’un prétexte, et que, à défaut d’elle, on en aurait inventé une autre, car la France veut la guerre à tout prix. « P. S. — Je reçois, à l’instant, l’ordre royal : demain matin, retour à Berlin par train spécial. »

Dans une lettre du 16 juillet, Wilmowski fait de ce retour à Berlin une description bien frappante :

« Le voyage d’Ems à Berlin n’a été qu’une marche de fête, et plus magnifique que tout ce que je pouvais imaginer. Déjà dans la vallée de la Lahn les plus petites stations sur notre passage étaient encombrées d’une foule qui criait : Hourrah ! Dans les pays où l’on ne pouvait guère s’attendre à une vive sympathie pour le roi, à Giessen et à Gœttingue, la population était folle d’enthousiasme. A Cassel, c’est à peine si nous avons pu passer, le peuple s’était cramponné aux wagons. A Borsum, nous avons vu de loin des drapeaux et entendu des coups de feu : c’était un train spécial venu de Brunswick pour saluer le roi. Et sur tout le parcours, les cris : En France ! A Paris ! Mobilisation ! C’est à Magdebourg que nous espérions trouver les premières nouvelles de la déclaration du ministère français ; mais il n’y avait rien encore. A Brandebourg, le Prince royal, Bismarck, Moltke et Roon sont montés dans notre wagon ; mais toujours pas de nouvelles. C’est ici seulement que nous les avons trouvées. Le roi est entré dans une chambre dont on a laissé la porte ouverte ; Bismarck et le Prince royal lui ont lu les dépêches. La scène était grave et solennelle : le roi avait des larmes dans les yeux ; mais lorsque le Prince royal lut ce mot des ministres français : On nous déclare la guerre, nous vîmes sur son visage un léger sourire. Enfin le Prince royal s’avança vers le public et dit à voix haute : La guerre est déclarée, on va mobiliser ! »

Le 26 juillet, à la veille du départ, Wilmowski écrit :

« Mes conversations avec le roi tous ces jours-ci ont eu un intérêt exceptionnel ; tous les jours j’apprends davantage à aimer et à vénérer ce vieillard. Il considère cette guerre comme devant être très grave. Hier, ayant à l’entretenir d’une affaire que nous ne pouvions discuter maintenant, je lui proposais de l’ajourner à quatre mois : — Pourquoi à quatre mois ? — Parce qu’alors nous aurons de nouveau la paix. — Oh ! je le souhaiterais pour le pays ; mais cette fois la chose est bien plus difficile que les précédentes ! »

Puis l’on part : et c’est, de Berlin à Cologne, de Cologne à Mayence, un nouveau triomphe. Des femmes, des enfans s’écrasent aux portières du wagon royal, criant : « Hourrah pour le cher vieux père de notre pays ! » A Mayence, c’est déjà la guerre qui s’ouvre. La ville est pleine de soldats : on s’attend à une attaque des Français sur le Rhin.

« Aux dîners, comme à Ems, assiste seulement d’ordinaire la suite immédiate du roi. Tout, d’ailleurs, marche sur le pied de campagne : une soupe, trois plats, du fromage, vins rouge et blanc ; c’est le menu qu’on a encore servi hier, bien que le roi eût à dîner le grand-duc de Weimar, le prince Charles et le prince de Holstein. Le grand-duc, que le roi m’a présenté lui-même, a parlé en termes très durs de l’impératrice Eugénie ; il a remarqué aussi qu’il était vraiment indécent de commencer une guerre par une chaleur pareille ! »

Le 10 août, de Saarbrück, où a eu lieu dix jours auparavant la première bataille, Wilmowski écrit :

« Demain, à une heure, nous entrons en France ; le quartier général est fixé à Saint-Avold. D’après les dépêches, Napoléon n’a pas osé cacher sa défaite ; et dans quelles pitoyables circonstances il l’a reconnue ! Bismarck a dit tout à l’heure que, après la paix, les Français devraient mettre leur empereur en prison. »

Et la marche commence à travers l’Alsace :

« Faulquemont, 14 août. — Ici, comme partout sur notre chemin, nous avons trouvé la plupart des maisons vides. Les habitans s’enfuient dès que nous approchons. Toutes les boutiques étaient fermées. — 16 août. Un marchand de vin d’ici avait fait effacer pendant la nuit l’enseigne de sa maison ; et quand nos soldats se sont présentés le matin pour lui demander du vin, il a répondu qu’il n’avait rien à vendre aux Prussiens. De là grand émoi : le commandant a installé un poste dans la maison et forcé le marchand à vendre son vin. Le soir, le grand-duc héritier de Weimar, son aide de camp et moi nous sommes allés dans un jardin, où nous avons vu jouer une pièce française… Nous sommes allés ensuite prendre le thé chez le grand-duc, avec le prince Luitpold de Bavière. Une vive discussion s’est élevée au sujet de… Wagner et de ses opéras. Le prince Luitpold s’est montré adversaire impitoyable de Wagner ; le grand-duc, au contraire, tout à fait enthousiaste de la musique nouvelle.

« Nomény, 17 août. — Plus on s’éloigne de la frontière actuelle de l’Allemagne, plus on voit s’évanouir l’illusion que ce pays, parce qu’il a jadis appartenu à l’Allemagne, soit encore resté allemand. A Faulquemont, déjà l’usage de l’allemand était très rare ; ici il n’y en a plus trace. Mon hôte, un jeune notaire tout à fait aimable et gentil, ne tarit pas en imprécations contre Napoléon, ce chevalier d’industrie ; mais il tient à rester Français. Il nous dit que ce serait une idée très malheureuse d’annexer à l’Allemagne les parties conquises ; car la population continuerait à s’agiter jusqu’au jour où on la laisserait redevenir française. « Rarécourt-en-Argonne, 27 août. — A table, le prince Luitpold a plaint ses Bavarois, qui continuent à être spécialement exposés aux fatigues et aux dangers ; mais il n’en a pas moins parlé avec le plus grand respect du talent stratégique de Moltke. « Et avec cela il est si muet : « impossible de rien apprendre de lui ! » Le roi traite le prince Luitpold avec la plus grande considération, mais il ne lui dit rien de ses plans militaires avant le moment où tout le monde est admis à les connaître.

« Grand-Pré, 30 août. — J’ai parlé hier avec le roi de l’excès de prévenance des dames berlinoises pour les prisonniers français. Le roi en est très fâché ; mais il m’a dit que légalement il n’avait guère le moyen de l’empêcher ; il a du moins interdit aux particuliers de recevoir chez eux des blessés français. Depuis que nous sommes en France, ce sont les Hessois qui, les premiers, ont commencé à piller ; malheureusement je dois avouer que les Prussiens ou les Saxons s’y entendent aussi. Bien que le village soit mis en réquisition par le maire, les soldats envahissent les maisons et prennent ce qu’ils trouvent. Un grand nombre de plaintes me sont parvenues ; mais je n’y puis rien. C’est la guerre ! »

Et le surlendemain, c’est la guerre encore. La dernière partie est engagée :

« Château de la Casine près Venderesse, 1er septembre. — Aujourd’hui bataille à Sedan. L’idylle d’ici (car le château est merveilleux, avec un beau parc, des bois et des collines), atout instant elle est interrompue par le bruit de la canonnade. Des témoins rapportent que Napoléon a assisté avant-hier à la bataille avec son fils et s’est ensuite rendu à Sedan. On dit que l’indiscipline est très grande dans l’armée française, et que les soldats n’obéissent même plus à leurs officiers. Avant-hier, le roi a reçu une lettre autographe de l’empereur de Russie qui lui souhaite d’être victorieux dans la lutte, mais qui exprime en même temps le vœu qu’il soit généreux, qu’il ne songe pas à diminuer le territoire de la France, etc. Le ton est froid : ce n’est guère la lettre d’un si proche parent. L’impression désagréable qu’on en a eue ici, vous pouvez vous la figurer !…

« 2 septembre. — Hier soir, nos officiers sont rentrés de Sedan et nous ont rapporté la nouvelle de l’issue merveilleuse du combat. Nous savions que Napoléon était venu avant-hier à Sedan, mais nous croyions qu’il profiterait de la nuit pour passer en Belgique. Aussi avons-nous été très étonnés d’apprendre, du lieutenant-colonel Bronsart de Schellendorf, qu’on était venu le chercher hier à Sedan et qu’on l’avait introduit dans une chambre où il avait vu Napoléon assis, à demi brisé, sur une chaise. On dit que les pertes des Français sont énormes ; les nôtres sont assez petites, à l’exception des Bavarois, qui ont marché très bravement au feu, et qui ont perdu plus de trois mille hommes.

« 3 septembre. — Il m’a été impossible hier de féliciter le roi comme j’aurais voulu lorsque j’ai été le saluer sur la hauteur de Sedan : il y avait trop de monde autour de lui. J’ai pris ma revanche aujourd’hui dès que nous avons été seuls. Le roi m’a répondu : « Oui, Dieu a miraculeusement béni nos armes ! » Après quoi il s’est mis à pleurer. Il a déploré à plusieurs reprises les pertes d’hommes qu’entraînaient ces batailles. En rencontrant Napoléon, le roi lui a dit que, pour pénible qu’il lui fût de le revoir ainsi, il se consolait en pensant qu’il n’avait point cherché cette guerre ; ajoutant qu’il croyait bien d’ailleurs que Napoléon lui non plus ne l’avait pas absolument désirée. A quoi Napoléon : Oh ! non, non ! mais l’opinion publique ! Le roi, un peu étonné, lui fit observer que c’était pourtant lui-même qui avait choisi les ministres à qui revenait toute la responsabilité de la guerre. Alors Napoléon, au lieu de répondre, s’est mis à dire que l’armée française ne pouvait songer à lutter avec l’armée prussienne, que celle-ci était sublime, en particulier l’artillerie. Et cela me touche personnellement ! a-t-il ajouté, car je me considérais comme le régénérateur de l’artillerie française. Le roi lui a demandé ensuite s’il consentirait à recevoir pour résidence Cassel, ancienne résidence de son oncle Jérôme. Napoléon a naturellement consenti. En prenant congé du roi, il a essuyé une larme. La route de Paris est maintenant ouverte ; le quartier général sera demain à Rethel, après-demain à Reims. On a saisi une lettre de Mme Bazaine à son mari, où elle lui annonce qu’on a recueilli une somme considérable pour lui élever un monument, mais qu’elle préfère employer cet argent au profit des blessés. Saisie aussi une lettre de Bazaine à l’impératrice où il déclare qu’il lui sera impossible de tenir à Metz.

« 4 septembre. — Hier, au thé, un fort débat s’est élevé sur les conséquences légales et politiques des déclarations de Napoléon, dont personne ne se rappelait plus exactement le texte. J’ai été surpris de voir comme tous, bien qu’aucun d’eux ne fût juriste, attachaient une importance exagérée au côté formel et juridique, tandis qu’en pareille matière la logique des faits devrait tout primer. Tout le monde était d’accord pour reconnaître que les Bavarois s’étaient admirablement conduits ; on reconnaissait aussi que les Français s’étaient montrés pleins de bravoure.

« Reims, 7 septembre. — L’empire français est fini. Hier, après dîner, dans la grande salle où se tenaient jadis les rois de France avant leur couronnement, Bismarck a lu les dépêches de Paris sur la déchéance de l’empereur. Napoléon nous a rendu service en diminuant le prestige de la Russie par sa guerre de Crimée ; quant à en finir tout à fait avec ce prestige, c’est ce dont il faudra que nous nous chargions un jour nous-mêmes, autant que pourront le permettre les relations des maisons régnantes. Le roi s’obstine à tenir pour un mérite à Napoléon qu’il nous ait laissés agir en 1866 ; mais c’est de quoi je ne peux, pour ma part, lui savoir aucun gré, car il n’est pas douteux pour moi qu’il comptait sur notre défaite. « Reims, 12 septembre. — Hier, à dîner, les officiers du prince Albert qui venaient de Sedan ont parlé de la masse des prisonniers. Le ministre de la Guerre a eu à ce propos un mot un peu malheureux, disant qu’il ne savait pas où il mettrait tous ces prisonniers ; à quoi Moltke a répondu en souriant qu’il lui en fournirait pourtant encore beaucoup d’autres à caser. Il n’y a pas encore à s’inquiéter des conditions de la paix. Bismarck se chargera de la chose quand il sera temps. Vous pouvez seulement être sûrs que, si nous tenons Metz, nous ne le rendrons pas. En attendant on a déjà nommé deux directeurs, un pour l’Alsace et l’autre pour la Lorraine.

« Reims, 14 septembre. — C’est désormais un projet bien arrêté : on séparera de la France l’Alsace et la Lorraine allemande. La question difficile est seulement de savoir à qui l’on donnera ces provinces, car enfin elles auront été conquises par l’effort réuni de toute l’Allemagne. Impossible de songer à un morcellement. L’annexion à la Prusse raviverait aussitôt la jalousie de l’Autriche et de la Russie. On a soulevé l’idée de faire de l’Alsace et de la Lorraine un pays séparé, appartenant à l’Allemagne entière et dont le roi de Prusse serait le chef militaire. Mais ce sont encore des choses sur lesquelles il faut garder une discrétion absolue.

« Meaux, 15 septembre. — Dans le château du sénateur Larabit, à Luzancy, en l’absence du propriétaire, nous avons pris un copieux goûter. Il y avait dans la bibliothèque une grande carte de la France ; Bismarck a pris une plume et a rectifié les frontières du pays, en traçant un gros trait de Mézières à Bâle.

« Lagny, 16 septembre. — Hier, en allant chez le roi, qui est logé à Ferrières, dans le château des Rothschild, nous avons rencontré une calèche où étaient quatre personnes, entre elles un officier prussien. Mon compagnon, le conseiller aulique Taglioni, me dit qu’il avait reconnu dans cette calèche Jules Favre et M. de Gontaut-Biron : je m’empressai d’en avertir Bismarck, qui marchait seul, à cheval, en avant de nous. Bismarck parut enchanté de la rencontre. Il nous dit que, si Jules Favre était entré au quartier général, il ne l’en aurait plus laissé sortir.

« Lagny, 24 septembre. — Hier à Ferrières, le roi a reçu la visite de son fils. Voici une histoire bien drôle qu’on m’a racontée : après la bataille de Wœrth, comme le Kronprinz parlait à un soldat bavarois blessé, celui-ci lui a dit : « Ah ! prince, si nous vous avions eu à notre « tête en 1866, nous aurions bien battu ces maudits Prussiens ! »

« Versailles, 19 octobre. — Hier, nous avons célébré en grande pompe la fête du Kronprinz. A 3 trois heures, nous avons eu les grandes eaux, malheureusement moins réussies que l’autre jour. Il y avait beaucoup de dames, venues pour voir : elles étaient vêtues de noir. Le soir, à la préfecture, un brillant dîner de 75 couverts. Vendredi prochain, entrevue des ministres de Bavière, de Wurtemberg et de Bade, pour discuter les conditions de l’adhésion de ces États à l’alliance de l’Allemagne du Nord. » Comme on le voit, il n’est pas encore question de l’Empire d’Allemagne ; mais déjà toutes les autres conséquences de la victoire désormais inévitable sont prévues et réglées.

« Versailles, 24 octobre. — On ne croit pas pouvoir commencer le bombardement avant le 4 ou le 5 novembre : ce retard est dû à des motifs d’ordre militaire, et nullement au désir de ménager la Russie ou à la crainte d’endommager Paris. On est en pleine activité, soyez-en sûr ; mais, pour Dieu, pas d’impatience !

« Versailles, 30 octobre. — Ce matin, Thiers est venu ici, venant de Tours. Il considère comme absolument indispensable de faire la paix tout de suite. C’est dans cette intention qu’il est parti pour Paris. Dès que son arrivée ici a été connue, la foule a entouré son hôtel, avec des cris de : Vive la paix ! »

C’est seulement dans les derniers jours de février de l’année suivante, on le sait, que la paix a été signée. Pendant quatre mois encore, Wilmowski a assisté, jour par jour, à ce lent et terrible épuisement d’une ville et d’une nation. Mais la dernière partie de ses Lettres de campagne n’a pas encore été publiée, et d’ailleurs il est temps que je quitte ce sujet pour dire encore quelques mots d’autres articles de politique et d’histoire, récemment parus dans les revues allemandes.

Je ne puis cependant omettre de signaler, comme pendant aux Lettres de campagne de Wilmowski, les Souvenirs de 1870-1871, d’un officier français, Henri de Ponchalon, que vient de publier, en six grandes livraisons, une revue militaire allemande, les Nouvelles Feuilles militaires (juillet à janvier). Ces souvenirs, naturellement, sont traduits du français, mais je ne crois pas qu’ils aient jamais été publiés chez nous, et je dois ajouter que, tant au point de vue de l’histoire qu’à celui de la littérature, il n’y a point grand dommage à ce que nous en ayons été privés. L’auteur était un excellent homme, un patriote ardent et, sans doute, un officier très zélé, mais le talent de l’écrivain n’était point entre ceux qu’il avait.


Dans la revue du professeur Delbrück, Preussische Jahrbücher, plusieurs articles politiques mériteraient d’être cités ; notamment les deux articles du comte Paul de Hœnsbrœch sur les Jésuites, et trois articles anonymes sur l’Empire d’Allemagne et les Polonais. Le comte de Hœnsbrœch est ce jésuite qui, récemment, a rompu avec son ordre, et ouvert contre lui une campagne acharnée. C’est précisément dans les Preussische Jahrbücher qu’il a publié les pièces principales de son réquisitoire ; et je dois avouer que pas une d’elles ne m’a paru aussi fâcheuse pour l’ordre des jésuites que pour le comte de Hœnsbrœch lui-même, qui aurait eu meilleure grâce à s’abstenir de semblables dénonciations. Les jésuites, à l’en croire, font peu de cas de l’État, mettant au-dessus des lois civiles des pays qu’ils habitent l’autorité de l’Église : voilà, en somme, le grief le plus sérieux que relève contre eux leur accusateur. Il leur reproche encore d’être des casuistes, et de réduire autant que possible le nombre des péchés mortels : mince reproche, comme l’on voit, mais qui nous toucherait davantage s’il ne provenait pas d’un jésuite tout nouvellement défroqué.

Les articles sur la Pologne sont au contraire excellens, pleins de verve et pleins de sagesse ; et l’on comprend qu’ils aient soulevé en Allemagne une très vive émotion. L’auteur, manifestement, est un Polonais ; mais manifestement aussi il est sincère en déclarant non point qu’il aime, mais qu’il préfère l’Allemagne : il la préfère à la Russie, qui, comme l’on sait, convoite la partie prussienne de la Pologne et n’épargne rien pour la détacher de la Prusse. L’auteur anonyme insiste longuement sur cette propagande slavophile : il la montre s’étendant au-delà même de la Posnanie, jusque dans la haute Silésie, qui a cessé d’être polonaise depuis Boleslas Bouche-Torte, et qui est en train de le redevenir. Tout cela, parce que le gouvernement prussien refuse d’accorder aux Polonais, non point des privilèges, mais les droits qu’il accorde au reste de ses sujets.

La haine de la Russie, c’est le sentiment qui dominait tous les autres dans le cœur de Wilmowski ; c’est lui encore qui inspire ce rédacteur anonyme des Preussische Jahrbücher ; et l’on peut dire que c’est lui encore qui inspire tous les autres rédacteurs de cette revue et de toutes les autres revues allemandes. Je n’ai pas lu un seul article politique où il ne fût pas au moins fait mention de l’ogre russe. Il faut que l’Allemagne ait bien peur de la Russie pour la haïr à ce point ! Et comme l’Angleterre en a peur aussi, et la hait aussi, il en résulte entre les deux nations un rapprochement tous les jours plus marqué. Dans la Deutsche Revue de février, un écrivain anglais, M. Spencer Walpole, publie précisément un article sur la nécessité d’une entente complète entre l’Angleterre et l’Allemagne. M. Walpole voudrait que l’Europe entière se réunît pour assurer le maintien de la paix, sans cesse menacée, à l’en croire, par les progrès de la Russie.

J’espérais trouver encore des renseignemens intéressans dans un article de la Deutsche Rundschau : Réflexions d’un Allemand voyageant en Allemagne, par M. P.-D. Fischer. Mais M. Fischer ne parle en somme que des diverses façons dont on peut voyager ; il s’étend beaucoup sur les avantages du voyage en bicyclette, et constate, en terminant, que la coutume des voyages en ballon est encore trop peu répandue pour qu’il y ait lieu de la commenter.


T. DE WYZEWA.