Les Revues allemandes - 28 février 1895

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Les Revues allemandes - 28 février 1895
Revue des Deux Mondes4e période, tome 128 (p. 216-226).
LES REVUES ÉTRANGÈRES

REVUES ALLEMANDES

Un confident de l’empereur Alexandre Ier. — Quelques aphorismes inédits de Goethe. Schiller et les jeunes critiques allemands.


I

Le 22 mai 1802, l’empereur de Russie Alexandre Ier, de passage à Dorpat, y recevait en audience solennelle le personnel de l’Université. Ce fut le professeur de physique, Georges-Frédéric Parrot, qui fut chargé de lui souhaiter la bienvenue. Il le fit en français, ne sachant guère le russe, comme, d’ailleurs, la plupart de ses collègues ; et je ne crois pas même qu’il ait su beaucoup plus à fond le français, car, malgré l’apparence française de son nom, il était d’origine et d’éducation allemandes. Mais à l’empereur Alexandre Ier toutes les langues de l’Europe étaient familières, et le discours et la figure du professeur de physique lui plurent si fort, qu’après l’audience il invita Parrot à venir passer la soirée en tête à tête avec lui. Il découvrit alors, à sa grande surprise, que ce savant s’entendait presque autant à la politique qu’à la science, qu’il joignait à une imagination très active un grand fonds de prudence et de sens pratique, et que c’était enfin une variété d’idéologue qu’il n’avait jamais rencontrée jusque-là. Alexandre, comme l’on sait, raffolait des idéologues. Il se prit pour celui-là d’une estime et d’une affection particulières, qui grandirent encore lorsqu’il eut reconnu la haute probité, le désintéressement, et le dévouement du professeur livonien : dévouement qui ne s’adressait en vérité qu’à la personne même de l’empereur, car Parrot ne se considérait point comme Russe et ne se croyait tenu à aucun devoir envers la Russie ; mais dès cette première entrevue il s’était attaché de tout son cœur à cet impérial songe-creux, avec une tendresse où entraient à la fois de l’admiration, du respect, — et une certaine pitié.

L’année suivante, il reçut l’autorisation de pénétrer librement, et sans aucune des formalités d’usage, dans le cabinet de l’empereur ; et depuis lors en toute circonstance il fut invité à donner franchement son avis. Cette fonction de conseiller secret ne fut pas, on le devine, sans lui valoir toute sorte de jalousies et d’inimitiés. Maintes fois il vit son influence contrariée par d’autres plus pressantes, ou plus insinuantes. Mais souvent aussi il eut la joie de voir ses conseils suivis et ses projets réalisés. De 1804 à 1812, durant cette période d’une importance si décisive pour les destinées de la Russie, Parrot, tout en continuant à enseigner la physique aux étudians de Dorpat, resta en relations incessantes avec l’empereur Alexandre. Et ainsi cet obscur professeur livonien s’est trouvé jouer un rôle considérable dans l’histoire de la Russie, un rôle dont notre histoire elle-même aura désormais à tenir compte : car personne, parmi les confidens d’Alexandre, ne l’a plus constamment excité à la haine de Napoléon, et c’est encore Parrot qui, en 1810, a l’un des premiers indiqué à l’empereur la plus sûre façon dont il pouvait briser la puissance de son redoutable adversaire.

Ce rôle politique joué par Georges-Frédéric Parrot auprès d’Alexandre Ier était resté ignoré durant près d’un siècle. Un écrivain allemand, M. Bienemann, vient enfin de nous le révéler dans une série d’articles de la Deutsche Revue, où il publie pour la première fois le texte complet des lettres et mémoires adressés par le professeur de Dorpat à son impérial ami. Ces documens justifient d’ailleurs en toute façon la confiance témoignée par Alexandre à Georges Parrot : ils nous font voir en celui-ci un homme d’une clairvoyance politique vraiment remarquable, plein de prudence et de fermeté, avec cela simple de cœur comme un enfant, et ne paraissant avoir d’autre intérêt dans la vie que le bonheur de son maître. Et pour l’étude du caractère étrange et compliqué d’Alexandre, aussi, les lettres de Parrot sont d’un renfort très précieux : elles nous le montrent à la fois si passionné pour l’action et si incapable d’agir, si naïf et si méfiant, si hardi dans ses projets et si timide devant la réalité !

La première lettre que publie la Deutsche Revue est datée du 28 mars 1805. Elle porte le témoignage des efforts incessans de Parrot pour détourner l’empereur de son désir d’établir en Russie le régime constitutionnel. Ce désir parait en effet avoir hanté l’esprit d’Alexandre dès le début et jusqu’à la fin de son règne. Mais jamais, pas même en 1819, au moment où Nicolas Novosiltsof fut officiellement chargé de rédiger pour le peuple russe un projet de constitution, jamais ce rêve libéral ne fut aussi présent à l’âme d’Alexandre qu’en 1805 ; et peut-être l’empereur aurait-il, dès cette époque, essayé de le réaliser, sans la vigoureuse insistance que mit Parrot à l’en dissuader.

« Sire, — lui écrit-il, — je ne puis oublier ce long entretien que nous venons d’avoir. J’y ai eu de votre cœur la plus noble, la plus belle image, plus noble et plus belle que toutes celles que m’offre l’histoire. Vous voulez vous défaire de la puissance illimitée qui vous appartient, et donner à votre peuple une constitution représentative. Mais, d’autre part, je ne puis voir dans ce projet que le rêve d’une grande âme, un rêve dont la réalisation amènerait votre malheur et celui de votre peuple. Je vous ai déjà, et bien longuement, exposé les motifs qui me font penser ainsi ; mais je ne résiste pas au désir de vous les répéter par écrit.

« Je dois d’abord vous rappeler l’exemple de la Révolution française. Vous croyez qu’en donnant aux Russes une constitution vous vous assurerez leur reconnaissance, et qu’eux-mêmes ensuite ne demanderont plus rien. Or c’est de quoi rien ne vous répond. La première constitution française était excellente à maints points de vue, et cependant la France ne s’y est pas arrêtée : elle est partie de cette constitution pour aller à la république, et sur le chemin elle a coupé la tête au bon roi Louis XVI. Napoléon, il est vrai, va pouvoir régner, et garder quelque temps sur son front cette couronne qu’il s’y est mise : mais il a pour lui l’éclat de cent victoires, l’ambition de gloire des Français, et son caractère froid de calculateur.

« Pour permettre dans un pays l’établissement d’un régime représentatif, trois conditions sont nécessaires : elles seules peuvent rendre possible une conciliation de la liberté pour le peuple avec la solidité du pouvoir monarchique.

« La première est l’existence de ce qu’on nomme en France le troisième État, c’est-à-dire de bourgeois habitant les villes et y obéissant à des constitutions municipales, et d’une foule de cultivateurs libres, possesseurs d’eux-mêmes et de leur coin de terre. Or ce troisième État existe-t-il en Russie ? Vous y avez bien des villes, mais peuplées en majorité d’esclaves à qui leurs maîtres permettent de s’établir où ils veulent, pourvu qu’ils paient leur redevance annuelle. Ces hommes ne sont pas des citoyens : ils sont la propriété des seigneurs, qui peuvent disposer d’eux à leur gré.

« Une autre condition indispensable à l’établissement d’un régime constitutionnel, c’est que la constitution réponde aux besoins naturels et intellectuels d’une nation, et, ainsi qu’elle se produise d’elle-même et peu à peu. Or j’ai la conviction qu’il faudra à la Russie un siècle encore pour que cette vaste agglomération de races et de peuples devienne capable d’une constitution autre que celle qui nivellerait tout. Ne vous laissez pas aveugler sur la vraie situation de la civilisation en Russie : ce que l’on appelle dans votre pays la partie éclairée de la population, celle-là même n’a encore qu’une apparence de civilisation : elle est encore tout imprégnée de barbarie, et absolument incapable d’une constitution pacifique. La faute en est toute à Pierre Ier, qui a de parti pris refusé à la Russie toute possibilité de civilisation. Catherine II n’a fait que suivre la voie qu’il avait ouverte : au lieu d’un granit poli, elle vous a laissé un morceau de bois fruste verni à la surface. Vous, au contraire, vous avez choisi la meilleure part : vous avez rêvé de former, d’instruire votre peuple : tenez-vous-en à ce noble but !

« Une troisième condition non moins indispensable est le respect de la loi. Ce respect, peut-être le trouveriez-vous jusqu’à un certain point dans la masse du peuple russe ; mais à coup sûr vous ne le trouverez pas chez ceux qui le gouvernent, depuis ses ministres jusqu’aux derniers de ses commis. C’est que le respect de la loi ne peut se développer qu’en présence de lois fixes et immuables, et la Russie n’a point d’autres lois que la volonté de l’empereur. Vous voulez créer un code de la loi russe : voilà ce qui est raisonnable et sage. Dieu veuille seulement qu’en acquérant des lois votre peuple acquière aussi le respect de la loi ! Mais en tout cas, c’est ce qui ne saurait arriver du jour au lendemain. Le respect de la loi fait partie des mœurs d’une nation, et il faut du temps pour amener de nouvelles mœurs.

« Pour tous ces motifs réunis, il est indispensable que vous gardiez en main le pouvoir despotique, non point comme votre héritage propre, mais comme celui de) votre peuple. Et aussi longtemps que vous le garderez, travaillez à donner à vos sujets cette lumière douce et durable qui éclaire les yeux sans les aveugler.

« Et considérez cette lettre comme une manière de testament, mon cher Alexandre ; car qui sait quand j’aurai de nouveau le bonheur de vous voir ? »


Parrot ne venait en effet à Pétersbourg que sur l’ordre exprès de l’empereur, ou encore lorsqu’il y était appelé par l’intérêt de sa chère Université. Mais les rêves libéraux d’Alexandre lui paraissaient si graves et si pleins de danger, qu’il ne se fit pas faute de revenir à la charge plusieurs fois encore. En des termes sans cesse plus précis et plus vifs, il expliqua à l’empereur combien de progrès restaient à réaliser en Russie avant que n’y fût possible l’établissement d’un régime constitutionnel. Et surtout, parmi ces progrès à réaliser, il signalait la nécessité d’une épuration du personnel des hauts fonctionnaires :

« Vous avez, avant tout, le devoir de faire cesser la corruption qui règne autour de vous. Visitez les cours de justice, visitez les établissemens publics, les hôpitaux, les casernes, les prisons. Que chacune de vos promenades ait pour but une visite de ce genre ! Et ne manquez pas non plus à faire des tournées dans les provinces de votre empire. Allez surtout à Moscou, montrez-vous à cette antique capitale où réside le noyau de la noblesse russe : ainsi vous affaiblirez l’esprit de résistance, en forçant ces grands seigneurs à vous rendre hommage ! »

Alexandre fit de son mieux, cette fois encore, pour suivre les conseils de Parrot. Le 11 juin, quelques jours après la lecture de cette lettre, il lit pour la première fois une tournée d’inspection dans les divers hôpitaux de Saint-Pétersbourg. Mais bientôt les événemens du dehors le détournèrent de ces préoccupations pacifiques. Une nouvelle coalition venait de se former contre Napoléon : devait-il y prendre pari, comme le lui conseillaient ses ministres ? Parrot, aussitôt consulté, l’engagea très vivement à rester neutre. Il haïssait Napoléon d’une haine acharnée, mais il n’attendait rien de bon pour la Russie d’une guerre au dehors, et surtout il se méfiait profondément de l’Autriche et de l’Angleterre. Alexandre, cette fois encore, était prêt à lui donner raison ; mais indécis et pusillanime à son ordinaire, il voulut que Parrot, après l’avoir convaincu, convainquît encore ses ministres. Il lui ordonna d’aller exposer ses vues au prince Adam Czartoryski, le partisan le plus résolu de l’intervention de la Russie dans la nouvelle campagne. L’entrevue du ministre et du professeur fut, parait-il, des plus vives. Le sang-froid et l’obstination de Parrot exaspérèrent Czartoryski, habituellement si maître de lui, et d’une si parfaite courtoisie. Mais de part ni d’autre on ne réussit à se convaincre, et l’empereur, tout en reconnaissant jusqu’au bout la justesse de l’avis de Parrot, se soumit au désir de ses ministres. « La Russie et l’humanité, déclara-t-il à son ami, exigent de moi que je tente d’abattre le tyran de l’Europe. » Il aimait ainsi à trouver des formules solennelles et grandioses, sous lesquelles il dissimulait son indécision et sa passivité naturelles. Et lorsque, dans les premiers de jours 1806, revenu à Pétersbourg, il revit son fidèle Parrot, il lui avoua qu’à Austerlitz c’était à lui surtout qu’il avait pensé, à ses sages avertissemens, à la prédiction qu’il lui avait faite d’une prochaine trahison de l’Autriche. Il lui confia le soin de répondre à la relation française de la bataille, telle que venait de la publier Napoléon dans son 30e Bulletin. Mais l’administration militaire russe était dans un désarroi si complet, que deux mois après Austerlitz il fut encore impossible à Parrot de connaître le chiffre exact des troupes russes qui avaient pris part au combat.


Plus on avance dans la lecture de ces lettres de Parrot, et plus on est frappé, vraiment, de la justesse de vues, de la clairvoyance en quelque sorte prophétique de ce petit professeur livonien. Autant il avait été opposé, en 1805, au projet d’une intervention de la Russie dans la guerre contre Napoléon, autant, après le traité de Tilsitt, il s’efforce de mettre en garde son impérial ami contre l’excès de sa confiance dans la durée de la paix. Il l’engagea se gagner par tous les moyens la sympathie de son peuple, de façon à pouvoir compter sur lui pour la prochaine campagne, qui sera décisive et aura pour la Russie une importance de vie ou de mort. Il lui recommande de réprimer avec énergie la corruption, qui va toujours grandissant parmi les fonctionnaires. « Pas de procès, lui dit-il, pas d’enquêtes ! Seuls des actes d’autorité auront raison de cet état de choses. Les procès et les enquêtes n’atteindraient que les petits coupables, et au-dessus d’eux il y a les gros, qui doivent être le plus durement châtiés. »

« Ménagez-vous à tout prix, lui dit-il encore, la sympathie des Polonais et celle des Turcs. Avec eux vous pourrez tout, et rien sans eux, contre l’ambition de Napoléon, qui tôt ou tard vous mettra dans la nécessité d’entrer de nouveau en lutte. »

Mais Alexandre, tout en sollicitant comme par le passé les avis de Parrot, se sentait désormais mal à l’aise devant lui, et évitait manifestement de le rencontrer. Devenu l’ami de Napoléon, il croyait devoir à cette amitié de ne laisser approcher de lui aucun partisan d’une autre politique. Le 15 septembre 1808, lorsque, en traversant Dorpat pour se rendre à Erfurt, il dut recevoir en audience, à la station de poste, le personnel de l’Université, il ne dit pas un mot à son fidèle Parrot. Mais à peine avait-il tourné le dos, qu’un chambellan remit secrètement au professeur, de sa part, une longue lettre pleine d’expressions tendres, d’excuses, et de promesses. L’empereur y promettait notamment à son ami d’apporter à cette entrevue d’Erfurt tout le sang-froid et toute la prudence nécessaires.

Enfin en 1810, lorsque la guerre, si obstinément prédite par Parrot, parut désormais inévitable, l’empereur demanda à son conseiller de lui adresser, « mais après l’avoir fait recopier par une main étrangère, » un mémoire indiquant le meilleur plan de conduite à suivre. Ce mémoire « secret, très secret » est reproduit en entier dans la Deutsche Revue : c’est un document historique d’une importance considérable.

Parrot recommande avant tout à l’empereur de s’assurer l’amitié de la Porte et des Polonais. Il lui conseille d’accorder à ceux-ci l’indépendance de leur pays, et de leur donner pour roi le prince Adam Czartoryski. Puis, après une rapide revue des divers États de l’Europe et de l’attitude à prendre envers eux, il en vient à la tactique :

« Surtout, dit-il, renoncez à votre idée d’une guerre de forteresse : vous n’arriverez jamais à la réaliser, ni à l’enseigner à votre armée. Modelez votre tactique sur le génie de votre peuple. Ménagez-vous une grande armée de réserve, qui attende l’ennemi et l’accable au dernier moment ; et que le reste de vos troupes, divisé en petits corps d’armée, mène surtout contre Napoléon une guerre de vivres ; qu’il s’efforce uniquement d’affaiblir et d’affamer l’envahisseur. Car c’est chez vous que vous aurez à vous défendre, et c’est la vie même de votre peuple qui sera l’enjeu de la lutte. Ne faites pas un pas sans avoir soigneusement garanti vos derrières. Si Napoléon veut la guerre contre vous, il la voudra au couteau, implacable et décisive, ne serait-ce que pour se réhabiliter de la guerre espagnole, qui a porté un tel coup à son prestige militaire. »

Ce mémoire est daté du 15 octobre 1810. Parrot y propose encore à l’empereur toute sorte de mesures à prendre ; notamment il l’engage à conférer la régence à l’impératrice, pendant qu’il sera éloigné de Saint-Pétersbourg. Mais ne suffit-il pas des fragmens que j’ai cités pour montrer combien fut sérieuse l’influence exercée par le professeur de Dorpat sur l’esprit d’Alexandre, et combien il y avait de réel génie politique chez cet obscur savant de province ?

Quinze mois plus tard, dans les derniers jours de 1811, Alexandre fit de nouveau appel aux conseils de son ami, il venait de chasser son ministre, le fameux Speranski. Celui-ci, ayant commis l’imprudence d’emporter chez lui certaines pièces officielles, avait été accusé par ses ennemis d’être de connivence avec Napoléon ; et le crédule Alexandre, non content de l’avoir chassé, était encore sur le point de le laisser condamner à mort. Il ne put s’y décider, pourtant, avant d’avoir consulté Parrot.

La réponse de Parrot fut, comme on pouvait s’y attendre, un pressant appel à la clémence. « Ce que vous m’avez appris de Speranski, écrit-il au tsar, me l’a fait voir sous le jour le plus défavorable ; mais, franchement, êtes-vous dans la disposition d’esprit où il faudrait être pour mesurer la part de vérité et la part de calomnie de ces accusations que vous m’avez rapportées ? N’oubliez pas que Speranski est haï surtout à cause de vous, et pour la grande faveur que vous lui avez accordée. Personne, dans l’empire, ne devrait être au-dessus des ministres, excepté vous seul, l’empereur. Et ne croyez pas que je veuille prendre la défense de Speranski : je sais au contraire qu’il a toujours été jaloux de moi, et ce que vous-même m’avez dit autrefois de son caractère ne m’a jamais donné le moindre désir de m’approcher de lui. Mais vous seul pouvez le juger : et vous n’avez en ce moment ni le loisir ni le sang-froid nécessaires pour le bien juger. Contentez-vous donc de le bannir de Pétersbourg, et de le mettre hors d’état de correspondre avec l’ennemi. Il sera toujours temps de lui trouver des juges, la guerre finie. »

On voit que Parrot en était venu à le prendre d’assez haut avec Alexandre. Peut-être même avait-il fini par s’impatienter de sa faiblesse, de ses hésitations, de son incapacité à réaliser aucun des rêves dont il avait l’âme pleine. C’est d’un ton presque sévère que, dans la seconde partie de cette lettre, il l’engage à prendre sérieusement en main les affaires de l’empire, à secouer sa torpeur, à faire montre d’autorité à l’égard de son entourage.

Alexandre, apparemment, n’avait ni l’habitude, ni le goût de ces dures leçons. Il aimait à être guidé, mais avec plus de douceur et de précaution. Pour franche, désintéressée, et précieuse qu’il la sentît, l’amitié de Parrot commençait à lui peser. Il fit grâce à Speranski, répondit à Parrot, dans un petit billet en français, « qu’il avait lu sa lettre avec émotion et sensibilité. » Mais désormais il cessa de consulter sur sa politique le professeur de Dorpat. Jamais plus, jusqu’à sa mort, il ne le revit.


II

La Gœthe-Litteratur continue — ai-je besoin de le dire ? — à tenir une place considérable dans toutes les revues allemandes. La Deutsche Rundschau publie un écrit inédit du poète, le projet d’une fête en l’honneur de Schiller. Dans la Deutsche Revue, M. Bock raconte les relations de Gœthe avec un professeur de droit de l’Université de Giessen, Hœpfner, qui lui a fait connaître, le premier, l’Ethique de Spinoza. Et M. Otto Harnack essaie précisément de démontrer, dans les Preussische Jahrbücher, comme il l’a fait déjà dans un gros ouvrage, que si grande qu’ait été sur Gœthe l’influence de Spinoza, elle ne l’a pas empêché de s’intéresser aux doctrines de Kant et des nouveaux philosophes allemands.

M. Harnack cite à ce propos, en y ajoutant de copieux commentaires, toute une série d’aphorismes de Gœthe qui étaient jusqu’à présent restés inédits, et que viennent de publier les Archives Gœthiennes de Weimar. Ces aphorismes se rapportent à divers sujets d’esthétique et de philosophie : et la plupart seraient assez insignifians, si tout autre que Gœthe les avait écrits. Mais quelques-uns me paraissent offrir un intérêt véritable par l’inquiétude dont ils témoignent chez Gœthe de la portée et de la valeur positive de la science. Ce sont, en quelque sorte, des objections que Gœthe se posait à lui-même, touchant la possibilité d’atteindre par la science à une vérité certaine. Elles montrent à quel point ce grand esprit avait la claire notion de la relativité de toute connaissance, et combien il en souffrait, dans son aspiration à soumettre l’univers aux lois de la pensée. Voici d’ailleurs les principaux de ces aphorismes ; leur sens est assez précis pour se passer de tout commentaire : Lorsqu’un adversaire me contredit, il ne s’aperçoit pas qu’il ne fait rien d’autre que d’opposer sa manière de voir à la mienne, et qu’ainsi la question n’a pas fait un pas.

Lorsque nous désignons du doigt un phénomène, chacun peut le voir tel que nous le voyons ; mais lorsque nous essayons d’exprimer, de décrire ce phénomène, déjà nous le traduisons dans le langage qui nous est propre. On comprend combien, tout de suite, il en naît de difficultés et d’erreurs. Et l’on peut bien encore établir une terminologie précise pour la description de phénomènes particuliers ; mais à mesure qu’on étend la description, la terminologie perd de sa netteté. Et l’on finit nécessairement par aboutir à des malentendus et à des contresens.

La faute des esprits faibles consiste en ce que, dans leurs inductions, ils passent aussitôt du particulier au général ; tandis qu’on ne doit chercher le général que dans l’ensemble des faits particuliers.

L’empirisme : son extension illimitée. Impossibilité d’arriver à une conclusion vraiment générale.

Il faut prendre garde, dans les discussions scientifiques, à ne pas compliquer le problème en croyant le résoudre.

Pour rendre populaire une théorie, il faut la pousser à l’absurde. Et une théorie n’a de valeur universelle que quand on l’a mise en pratique.

La poésie s’occupe des problèmes de la nature et cherche à les résoudre par l’image. La philosophie s’occupe des problèmes de l’esprit et cherche à les résoudre par la parole. Mais au-dessus de l’une et de l’autre il y a la mystique, qui s’occupe à la fois des problèmes de la nature et de ceux de l’esprit, et qui les résout à la fois par l’image et par la parole.


Ainsi le poète finit par l’emporter sur le savant : car cette mystique, que Gœthe déclare supérieure à ce qu’il appelle la poésie comme à ce qu’il appelle la philosophie, c’est la poésie encore, une poésie plus profonde et plus large, la poésie de ceux qui cherchent directement la vérité dans leur cœur, par delà les illusions des sens et de la pensée. C’est d’elle que parlait Gœthe, dans ses dernières années, lorsqu’il disait à Frédéric Fœrster que « tout homme en vieillissant devenait un mystique. »


Dans le même article où il commente, mot par mot, ces aphorismes de Gœthe, M. Otto Harnack appelle dédaigneusement Schiller « un rhétoricien. » Et il n’est pas le seul à déprécier l’auteur de Guillaume Tell au profit de l’auteur de Faust. La gloire de Schiller subit depuis quelques années en Allemagne une déchéance qui va toujours s’aggravant : on dirait que les critiques allemands ont pris à cœur de se justifier de l’accusation de Nietzsche, qui leur reprochait — et citait volontiers comme un exemple de la sottise de ses compatriotes — leur habitude d’associer le nom de Schiller au grand nom de Gœthe. Cette réaction anti-schillérienne a même pris de telles proportions que les éditeurs de la Deutsche Revue se sont adressés à un des professeurs de littérature les plus renommés de l’Allemagne M. Berthold Litzmann, pour lui demander d’intervenir et de défendre la gloire de Schiller, contre ses nouveaux détracteurs.

Et M. Litzmann est intervenu, et il a défendu de son mieux la gloire de Schiller. Mais j’avoue que son plaidoyer ne m’a point paru avoir la chaleur ni la véhémence que j’en aurais attendues. M. Litzmann s’y occupe bien de justifier Schiller ; mais il s’occupe surtout d’expliquer les raisons diverses qui éloignent de lui les jeunes générations. La gloire de Schiller, d’après lui, subit maintenant le contre-coup des changemens qui se sont produits dans la vie politique et sociale de l’Allemagne. Ce que l’Allemagne entière fêtait en Schiller, il y a trente-cinq ans, ce n’était pas le poète, mais le représentant des idées libérales, l’évocateur de l’unité et de l’indépendance allemandes. Aujourd’hui le nom de Schiller a perdu toute signification politique ; on en vient même à juger excessive une popularité dont on oublie les vraies causes ; et, par une réaction inévitable, on se trouve porté à déprécier un auteur trop vanté des générations précédentes.

D’autres circonstances se joignent à celle-là pour empêcher les jeunes critiques allemands d’estimer à sa valeur le génie de Schiller. Parmi elles, M. Litzmann signale notamment l’influence du célèbre critique Wilhelin Scherer, qui, outre qu’il (mettait lui-même Schiller fort au-dessous de Goethe, a encore légué à ses élèves une méthode dont l’emploi ne pouvait manquer de tourner au désavantage du poète des Brigands. Cette méthode est la même — toutes proportions gardées — qu’a transmise M. Taine à ses continuateurs français. Elle consiste à expliquer les œuvres des poètes par l’étude du milieu où elles se sont produites. Et c’était de toutes les méthodes la moins faite pour mettre en lumière le génie de Schiller, un génie tout d’inspiration, pouvant être senti, mais non analysé. Quand les critiques auront établi la genèse de Don Carlos ou de Wallenstein, quand ils en auront démonté le mécanisme dramatique, il leur restera toujours à expliquer, en dehors de toute considération d’histoire ou d’esthétique, le souffle de poésie qui anime ces drames et les rend supérieurs à tant de pièces mieux écrites ou mieux composées. L’œuvre de Schiller est de celles qu’il faut voir d’ensemble, et à distance : son charme échappe à qui veut l’étudier de trop près.

Elle est de celles, aussi, dont on ne saurait bien parler si d’abord on ne les aime : et il se trouve que les deux derniers biographes de Schiller, M. Otto Brahm et M. Minor, tous deux élèves de Scherer, n’ont point pris la précaution d’aimer Schiller avant de raconter sa vie. Nulle part dans leurs récits ne se rencontre un seul mot qui témoigne d’une sympathie réelle, d’une admiration sincère et désintéressée. Les deux auteurs ont pris Schiller pour sujet comme ils auraient pris Klopstock ou Gellert, simplement parce qu’ils voulaient appliquer leur méthode de critique à l’étude de la vie et de l’œuvre d’un poète allemand. Ils nous ont donné une foule de documens précieux : mais leurs travaux n’ont rien fait gagner à la gloire de Schiller.

Et je ne crois pas que celle-ci gagne beaucoup, non plus, à l’article de M. Litzmann. L’éminent professeur proteste, à chaque ligne, de son admiration pour Schiller, il salue en lui le plus grand poète dramatique de l’Allemagne ; mais il avoue en même temps que l’œuvre de Schiller a singulièrement vieilli, que ses ouvrages de prose ont perdu la plus grande part de leur intérêt, que ses premiers drames sont devenus à peu près illisibles, et que, même dans ses chefs-d’œuvre, il y a trop de sentences survenant hors de propos aux momens les plus pathétiques.

La gloire de Schiller est décidément bien malade ; mais ce genre de maladie n’est pas toujours incurable. La gloire de Mozart, elle aussi, a été longtemps en danger : et la voici qui renaît en Allemagne et dans l’Europe entière, plus fraîche et plus pure que par le passé. Peu s’en est fallu que Byron ne fût considéré, en Angleterre, comme le plus médiocre des versificateurs : on recommence aujourd’hui à le considérer comme un grand poète. Peut-être sera-t-il bientôt permis à Schiller de prendre sa revanche : et peut-être se trouvera-t-il bientôt quelque nouveau Nietzsche pour reprocher aux critiques allemands d’associer le nom de Gœthe au grand nom de Schiller.


T. DE WYZEWA.