Les Revues hollandaises - 31 janvier 1895

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Les Revues hollandaises - 31 janvier 1895
Revue des Deux Mondes4e période, tome 127 (p. 691-701).
REVUES ÉTRANGÈRES

REVUES HOLLANDAISES

La Littérature hollandaise : Les poètes, les romanciers, les critiques. — La renaissance du catholicisme en Hollande. — Jan van Riebeck, fondateur de la colonie du Cap.

Parmi toutes les littératures de notre temps, Il n’y en a guère qui nous soit moins connue que la littérature hollandaise. Ce n’est pas qu’on ait manqué à nous en parler; et les lecteurs de la Revue ne peuvent avoir oublié maintes études consacrées à des écrivains hollandais. Mais on nous a entretenus, depuis lors, de tant d’autres littératures plus bruyantes, que nous avons fini par oublier un peu de vue l’existence de celle-là. A l’exception de Multatuli[1], je ne vois pas un seul auteur hollandais contemporain dont le nom soit familier au public français. Multatuli, cependant, outre qu’il est mort depuis près de dix ans, ne constitue pas à lui seul toute la littérature de son pays. Il n’y apparaît au contraire que comme une exception ; et les qualités dominantes de la littérature hollandaise contemporaine sont celles précisément dont il manque le plus : la clarté, la simplicité, une correction toute classique de la composition et du style. Par là cette littérature diffère absolument des autres littératures du Nord. On dirait que les traditions latines s’y sont conservées intactes à travers les siècles, ou que l’esprit des vieux humanistes hollandais revit aujourd’hui au fond de l’âme de leurs descendans.

Aussi bien n’y a-t-il pas de pays en Europe où l’influence française soit demeurée plus forte. À cette heure comme il y a cent ans, ce sont nos écrivains qu’on lit, qu’on étudie, qu’on discute en Hollande; les conférenciers français sont ceux qu’on y écoute le plus volontiers; et, jusque dans les plus petites villes, des comités de l’Alliance Française se sont formés, qui travaillent à maintenir et à propager la connaissance de notre langue.

Qu’on ne croie pas, au moins, que la littérature hollandaise s’en tienne à l’imitation de la littérature française ! Elle est au contraire très originale ou, pour mieux dire, très locale; et c’est sans doute ce qui l’aura empêchée de se répandre hors de son pays. A ses précieuses vertus traditionnelles de clarté et de correction, elle joint une lenteur, un calme, une gravité, qui sont bien la marque de sa race, et que personne, d’ailleurs, ne s’aviserait de lui reprocher. Mais il faut voir par exemple avec quel sérieux, dans les grandes revues d’Amsterdam, les critiques les plus autorisés analysent et commentent les productions de nos symbolistes, poètes, dramaturges, ou peintres, — sans s’apercevoir du petit grain de plaisanterie qu’il y a toujours en elles, et qui en constitue pour nous le principal attrait.


La plaisanterie n’est point le fait des écrivains hollandais ; les plus fins de leurs humoristes risqueraient encore de nous paraître un peu lourds. Mais, à l’exception des genres comiques, je ne vois pas un genre qui n’ait trouvé en Hollande des représentans tout à fait remarquables. Et vraiment je suis étonné de ce qu’il y a de vie, de santé et de force dans cette littérature ignorée.

Mais si nous l’ignorons ou si nous ne la connaissons pas assez elle s’adresse en revanche à des lecteurs d’autant plus fidèles qu’ils sont moins nombreux. Je n’ai pas rencontré un seul Hollandais instruit qui ne fût au courant du mouvement littéraire de son pays, et qui ne pût me renseigner en détail sur l’œuvre et le mérite de tel ou tel écrivain. Les livres de début des auteurs hollandais, pour peu qu’ils aient une valeur réelle, se vendent tout de suite à plusieurs éditions. Et ce doit être, j’imagine, pour ces jeunes gens un plaisir et un encouragement précieux, de sentir autour de soi une curiosité si active.

Sans compter qu’en dehors des Hollandais de Hollande n’y a encore ceux des colonies, tout un public assez riche pour acheter des livres, et ayant assez de loisir pour les lire avec soin. Dans les provinces flamandes de la Belgique, aussi, les auteurs hollandais sont connus et aimés. Plusieurs des collaborateurs les plus remarquables des revues d’Amsterdam sont des Belges d’Anvers ou de Gand. Leur langue, à dire vrai, est un peu différente de celle de leurs confrères de Hollande : moins simple, moins aisée, témoignant comme d’un effort incessant à éviter toute expression d’origine française. Mais souvent ce travers est racheté par des qualités de mouvement et de passion qui ne se retrouvent pas au même degré dans l’œuvre des auteurs hollandais.


Toujours est-il que la littérature hollandaise apparaît aujourd’hui comme l’une des plus vivantes qu’il y ait en Europe. Lentement, tranquillement, elle poursuit sa route, sans se soucier de l’ignorance où nous la tenons. Et elle offre encore ce trait particulier, qu’elle est avant tout une littérature de poètes, que la poésie y occupe, ainsi qu’il convient, la première et la plus belle place. De tous les auteurs hollandais contemporains, les plus connus, les plus admirés sont en effet des poètes : et ce sont en effet les plus remarquables.

Ce sont aussi, malheureusement, les plus difficiles à faire connaître en dehors de leur pays. Ni M. Gorter, ni M. Kloos, ni M. Fritz van Eeden, ne peuvent espérer de voir jamais leurs poèmes appréciés chez nous. Mais je voudrais tout au moins dire quelques mots d’une jeune femme qui les dépasse encore en renommée, et qui est assurément, à l’heure présente, la figure la plus curieuse de toute la littérature hollandaise.

Elle s’appelait jusqu’au printemps passé Mlle Hélène Swarth, et c’est sous ce nom qu’elle a publié ses premiers recueils. Elle porte aujourd’hui un autre nom, ayant épousé M. Lapidoth, un critique d’art connu surtout pour ses études sur les peintres et graveurs français. Mais depuis de longues années déjà elle a senti, et traduit dans ses vers, la tragique puissance de l’amour. Toute son œuvre n’est, à dire vrai, qu’un chant d’amour ; mais un chant magnifique, éclatant de passion, avec une incomparable richesse d’harmonies et de nuances. D’instinct et sans trace d’effort, Mme Swarth-Lapidoth est parvenue à un très haut degré de maîtrise poétique. Ses sonnets ont une pureté de lignes, une noblesse d’allures, une aisance et une élégance que leur envieraient les plus impeccables de nos parnassiens. Et sous cette forme toute classique, on sent battre un cœur de femme frémissant de passion. Mais on dirait que la passion, dès qu’elle pénètre dans ce cœur, y revêt aussitôt un somptueux appareil d’images poétiques; et la plupart des sonnets de Mme Lapidoth ne sont ainsi que le développement suivi d’un symbole, exprimant un ordre déterminé de sentimens ou d’idées.

Voici, traduits aussi fidèlement que possible, deux de ces sonnets. Je les prends dans une série que vient de publier la plus considérable des revues hollandaises, le Gids, d’Amsterdam :

I

Je rêve dans les bras de ta douce compassion, — inconsciente et confiante comme un enfant qui dort sur le sein de sa mère, — oubliant que ta bouche a sucé le venin de la vie, — le venin du mensonge qui coule dans mes veines.

Ma foi naïve et pieuse s’agenouille devant toi ; — mon amour te suit, frêle et doux comme un agneau ; — ma volonté se fond sous la chaleur de ton regard; — et le calice de tes lèvres assoupit ma douleur.

C’est pourquoi je veux parer de guirlandes de lys — l’autel d’argent que je t’ai élevé dans la chapelle de mon cœur, — et y faire monter, blanche et odorante, la fumée de ma dévotion.

Je veux l’asperger de l’eau sainte qui jaillit de mes vers; — et, levant mon cœur flamboyant dans mes mains tendues vers le ciel, — je veux l’appeler Emmanuel, mon Maître et mon Sauveur!


II

Rappelle-toi mes paroles dans cette heure sacrée : — « Pour toi c’est la floraison du printemps, pour moi depuis longtemps plus de fleurs printanières! — La tempête ne convient pas à la claire matinée. — Pourquoi vouloir t’unir à moi, qui ai subi de si cruelles tempêtes?

« Déjà, tandis que toi, heureux de vivre, — tu mêlais la fraîcheur des roses au noir de tes cheveux, — déjà la douleur a mêlé des fils d’argent à mes tresses blondes. — Pourquoi me tenter? Cette joie ne saurait être pour moi! »

Mais le baiser de ta bouche, où se joignaient la caresse de ta voix — et la douce musique d’un tendre serment, étouffa mon doute; — et transportée, éperdue, je tombai dans tes bras, et fus ta fiancée.

Lumière de ma vie, crépuscule consolateur, — je t’en supplie, n’oublie pas le sentiment qui m’a inspiré ces vers, — et laisse-moi ton amour, encore que toute joie m’ait fuie à jamais!


Mais il en est décidément des poètes hollandais comme de tous les poètes : le charme propre de leurs vers est intraduisible. On ne saurait imaginer combien, dans leur texte, ces deux sonnets de Mme Lapidoth ont de couleur et d’accent. C’est que leur beauté ne vient pas tant de l’émotion qu’ils expriment, ou des images, ni du rythme, que de l’admirable harmonie de tout cela, de la concordance parfaite des images avec les idées, et de la forme avec le fond.


La littérature hollandaise contemporaine est d’ailleurs si imprégnée de poésie, et le souci de la forme y joue un rôle si considérable, que les romans, tout aussi bien que les vers, perdraient une grande partie de leur charme à être traduits dans une autre langue. Je ne crois pas, notamment, qu’une traduction puisse jamais nous faire apprécier à leur vraie valeur les romans de M. Louis Couperus, qui me parait bien être, avec Mme Lapidoth, le plus remarquable des écrivains hollandais. Ni ses romans pessimistes Éline Vère et Fatalité, ni son roman poétique Extase, ni Majesté, son dernier livre, une façon de fantaisie à demi politique à demi lyrique, aucun de ces ouvrages ne saurait se passer, pour être compris, des artifices de style que l’auteur y a joints. Ce sont des œuvres toutes hollandaises, avec des développemens qui ne pourraient manquer de nous sembler par trop lents, et une minutie d’analyse qui aurait bien des chances de nous ennuyer. Mais M. Couperus n’en est pas moins un psychologue ingénieux, et un poète d’une inspiration tout à fait personnelle, intéressant surtout par son infatigable effort à renouveler, à rehausser sa manière. A côté de lui M. Marcellus Emants, M. van Eeden, poète, romancier et médecin, le Flamand M. Cyriel Buysse, représentent en Hollande la Littérature d’imagination. Et pour compléter cette nomenclature il faudrait citer encore deux auteurs dramatiques, M. von Nouhuys, l’auteur du Poisson Rouge, et Mme de Wissenkerke, l’auteur du Lotus : car les Hollandais possèdent aussi un théâtre national. Je me rappelle avoir vu jouer naguère, à Amsterdam, un drame psychologique, qui égalait en noirceur les plus noires fantaisies du Théâtre-Libre. Mais je dois ajouter, pour être franc, que le jeu des acteurs hollandais ne m’a pas laissé un très bon souvenir.


J’ai cité tout à l’heure la revue : de Gids. C’est incontestablement la plus importante des revues de Hollande. Elle a jadis compté parmi ses collaborateurs Multatuh et son ami Busken-Huet, l’auteur du Pays de Rembrandt, critique et poète, un des esprits les plus libres et un des plus parfaits écrivains de toute la littérature hollandaise. Aujourd’hui Mme Swarth-Lapidoth, M. Couperus, y publient leurs œuvres ; et c’est là encore que j’ai appris à connaître les principaux critiques hollandais. L’un d’entre eux, M. G. C. Byvanck, n’était plus, d’ailleurs, un étranger pour moi. J’avais lu, il y a deux ans, traduit en français, un livre assez singulier, où il rendait compte d’une sorte de voyage d’exploration à travers la littérature et les brasseries françaises. J’y avais trouvé notés, avec une abondance de détails qui m’avait paru excessive, les entretiens familiers de M. Verlaine, de M. Richepin et du chansonnier Bruant; et tout en admirant la bonne foi et la conscience de M. Byvanck, je m’étais un peu effaré de l’étrange idée qu’il allait donner de notre littérature à ses lecteurs hollandais. Mais, fort heureusement, je vois que les compatriotes eux-mêmes de M. Byvanck n’ont pris son livre, comme il convenait, que pour une amusante fantaisie. D’autres critiques se chargent de rectifier et de compléter pour eux les renseignemens de M. Byvanck sur notre mouvement littéraire : M. van Hall, notamment, qui publie dans le Gids d’excellens comptes rendus des nouveaux livre s’français, et M. A. G. van Hamel, le savant professeur de l’Université de Groningue, l’infatigable propagateur de l’Alliance Française en Hollande, et peut-être, parmi tous les critiques étrangers, celui qui connaît le plus à fond la langue et la littérature françaises. Ses récentes études à propos des Fêtes universitaires de Lyon, sur nos fabliaux du moyen âge ou sur M. Paul Bourget, auraient au moins autant d’intérêt pour nous que pour le public hollandais à qui elles s’adressent. Ce sont des modèles de clarté et de précision ;mais le plus singulier est qu’on les dirait écrites à un point de vue tout français, tandis qu’il n’y a pas un critique anglais ou allemand qui, dans l’étude de nos mœurs ou de notre littérature, ne témoigne d’une certaine incapacité à voir son sujet sous le même aspect où nous le voyons.

Ainsi nous n’avons pas à craindre que M. Byvanck fausse par trop sur notre compte le jugement de ses compatriotes. Et ceci me met plus à l’aise pour rendre justice à M. Byvanck, qui, lui aussi, paraît connaître assez bien la langue française. Il paraît d’ailleurs tout connaître, et la variété des sujets qu’il traite est vraiment extraordinaire. Tour à tour, à deux mois d’intervalle, il publie dans le Gids de longues études sur Villon, sur le poète allemand Christian Wagner, sur la question de Lombok, sur saint Thomas d’Aquin et la philosophie de l’Histoire, sur les drames symbolistes de M. Claudel, sur Leconte de Lisle et Walter Pater, sans compter une revue mensuelle de la politique étrangère. Je ne crois pas que l’on puisse trouver beaucoup d’exemples d’une pareille variété d’information : et M. Byvanck semble chaque fois se consacrer tout entier au sujet qu’il traite, soit qu’il parle de philologie, ou de botanique, ou d’économie politique et de législation internationale. Mais avec tout cela on s’aperçoit bientôt qu’il est surtout un fantaisiste, que le désir d’étonner ses compatriotes se joint chez lui au désir de les instruire, et que, pour nombreux que soient les objets de sa curiosité, il n’y en a pas un qu’il épuise à fond. Écrits dans un style compliqué et souvent obscur, ses articles abondent en paradoxes ingénieux et en vues subtiles; mais tous donnent un peu la même impression que donnait son livre sur la littérature française : on devine qu’en plus des choses qu’il a notées, bien des choses restent encore qui lui ont échappé.


C’est aussi dans le Gids qu’ont paru les principaux travaux de M. Robert Fruin, le grand historien hollandais. Né à Rotterdam en 1823, professeur à l’Université de Leyde depuis près de quarante ans, M. Fruin ne s’est guère occupé, durant sa longue carrière, que de l’histoire de son pays : mais à l’étude de cette histoire il s’est voué avec un zèle, une conscience, une activité admirables. Ses compatriotes, qui le vénèrent en outre comme le doyen de leurs savans et de leurs écrivains, n’hésitent pas à faire de lui l’égal des premiers historiens de l’Europe; et de fait, M. Fruin est le digne émule des Freeman et des Sybel, de ces chercheurs infatigables qui se piquent avant tout d’être exacts, et de nous montrer les faits de l’histoire tels qu’ils ont été. Peut-être même M. Fruin les dépasse-t-il tous par la sûreté de son érudition, comme aussi par la sécheresse et l’austérité de sa forme. Des faits, toujours des faits, et rien que des faits : il n’y a guère autre chose dans ses mémorables ouvrages sur les Préliminaires de la guerre d’Indépendance, sur Motley et l’histoire des Pays-Bas, sur Une ville de Hollande au moyen âge. On ne saurait imaginer histoire plus savante, plus impartiale, ni plus complètement dépouillée de tout artifice d’imagination.

M. Fruin vient précisément de publier dans le Gids une longue étude en deux parties sur le Relèvement du catholicisme en Hollande au début du XVIIe siècle. Ce n’est encore qu’une série de documens, pour la plupart inédits, mais alignés à la suite l’un de l’autre sans crainte des longueurs ni des répétitions. La première partie de l’étude nous montre l’incroyable état de corruption où était tombé, vers le milieu du XVIe siècle, le catholicisme en Hollande. Nous voyons défiler une longue série d’évêques débauchés et prévaricateurs, de prêtres dissolus, de moines vivant publiquement avec leurs maîtresses. Mais lorsque, pour des motifs politiques plus encore que religieux, les États adoptent officiellement le culte réformé, et interdisent sous les peines les plus sévères l’exercice du culte catholique, tout change brusquement. Du jour au lendemain, un nouveau clergé catholique prend la place de l’ancien; la tiédeur, l’immoralité, cèdent la place à une foi ardente ; à la génération des mauvais prêtres succède une génération de martyrs.

Cette évolution du catholicisme en Hollande forme le sujet du second article de M. Fruin. Mais il convient de noter d’abord le caractère particulier qu’a tout de suite revêtu chez les Hollandais la persécution religieuse. « On ne saurait, dit M. Fruin, imaginer une persécution plus douce et plus tolérante : mais sur la question d’argent les États étaient intraitables. On ne tuait pas, on n’emprisonnait guère : on se bornait à exproprier. » N’est-ce pas là un trait curieux, bien caractéristique de cette nation, tolérante et pacifique, qui ne demandait absolument qu’à pouvoir s’enrichir en paix ?

Lorsque le concile de Trente eut réglé la tactique de l’église catholique en face des progrès du protestantisme, les catholiques de Hollande reprirent espoir. Ils avaient d’ailleurs à leur tête, dans la lutte nouvelle qu’ils engageaient contre la religion réformée, un homme d’une énergie et d’un courage admirables, Sasbout Vosmeer, le véritable restaurateur du catholicisme en Hollande. Nommé en 1583 évêque de Middelbourg, Vosmeer ne tarda pas à exercer dans toutes les provinces du nord une influence considérable : et quelques mois lui suffirent pour raviver un peu partout une religion qu’on pouvait croire à jamais étouffée. « Quand je revins en Hollande, écrit-il, durant la semaine sainte, je trouvai le peuple sans guide et sans direction. Les curés n’osaient plus pratiquer leur culte. Les prêtres des villes et les moines faisaient trafic de tout, accordant toutes les dispenses, autorisant tous les abus. Dès que je parus, tout cessa. Dès les premiers actes, tout le monde reconnut mon autorité. Et je vis renaître en peu de temps la discipline et les bonnes mœurs. De jour en jour grandit le nombre des conversions. Bientôt même les prêtres manquèrent; je dus obtenir du vicaire apostolique la permission pour des laïcs de prêcher, et de présider les assemblées religieuses. »

Et durant vingt ans, à travers d’innombrables persécutions, dont M. Fruin ne nous épargne pas le détail, Vosmeer poursuivit l’œuvre véritablement héroïque qu’il avait ainsi entreprise. De Cologne, où il dut se réfugier, et où se rassemblèrent autour de lui tous les prêtres hollandais bannis à sa suite, il dirigea contre le protestantisme tout-puissant une lutte acharnée, formant sans cesse de nouvelles troupes de jeunes prédicateurs, les envoyant chacun au lieu où il avait le plus de chances de faire œuvre utile. Il eut souvent fort à faire, et M. Fruin a consacré de nombreuses pages au récit de ses démêlés avec les jésuites de Hollande, puis avec des sœurs qui refusaient de se soumettre à ses ordres. Mais dès les premières années du XVIIe siècle, et vraiment grâce à lui, il y eut en Hollande un grand parti catholique, parti qui, depuis lors, ne cessa point de gagner en force et en influence. Aujourd’hui, comme l’on sait, il s’en faut de peu que les catholiques ne possèdent en Hollande la même importance politique qu’ils ont acquise en Allemagne[2]. Dans les débats du Parlement hollandais, c’est leur vote qui décide de la majorité. Ainsi l’effort de Vosmeer a porté ses fruits.


Dans une autre livraison du Gids, M. N. D. Doedes raconte les débuts de la colonie hollandaise du Cap, d’après le Journal du célèbre Jan van Riebeck, qui fonda cette colonie et en fut le premier directeur, de 1652 à 1662. C’est un récit d’un grand intérêt historique, et qui mériterait d’être traduit tout entier. Je vais essayer du moins d’en citer quelques passages.


Un siècle et demi s’était écoulé depuis que les Portugais avaient découvert la pointe méridionale de l’Afrique ; après eux, après Barthélémy Diaz, Vasco de Gama, Saldanha et d’Almeida, les Anglais à leur tour avaient tenté de s’établir au cap de Bonne-Espérance ; enfin en 1650, après une première expédition qui avait abouti à un désastre, la Compagnie hollandaise des Indes Orientales décida d’envoyer dans la Baie de la Table toute une troupe de colons, sous la conduite d’un jeune capitaine, Jan van Riebeck, qui avait fait déjà plusieurs fois le voyage des Indes, et qui possédait en outre un légitime renom d’énergie et de probité.

Voici en quels termes l’a jugé un auteur anglais, Theal, dans ses Chroniques des gouverneurs du Cap : « Jamais, dit-il, un gouvernement n’a trouvé serviteur plus fidèle : car il s’est toujours efforcé d’exécuter à la lettre les instructions qu’on lui avait données. C’était un homme d’un tempérament sanguin, et d’une grande énergie. Mais d’autre part son intelligence était assez faible, et souvent ses idées de justice furent obscurcies par l’unique objet qu’il avait en vue :les gains de la Compagnie dont il était l’employé. Il était tyrannique, et traitait ses inférieurs avec un mépris de parvenu. Avec cela très religieux, mais à la manière de son temps, et sans que la religion l’ait jamais empêché d’agir traîtreusement, pour peu qu’il le trouvât utile aux intérêts de sa Compagnie. »

C’est bien ainsi que nous apparaît, en effet, le capitaine hollandais, d’après le journal où il a fidèlement consigné ses actes, durant les dix ans de son séjour au Cap. Son biographe hollandais, M. Doedes, proteste, à vrai dire, contre le reproche que lui adresse Theal d’avoir agi traîtreusement, et d’avoir sacrifié ses idées morales aux intérêts de sa Compagnie. Mais il ne peut nier que Riebeck ait été surtout un employé scrupuleux, le modèle des employés. A toutes les pages du Journal, ce sont des allusions aux ordres reçus de la Compagnie, ou encore des demandes d’instructions supplémentaires. On sent que Riebeck ne veut rien entreprendre de son propre chef, et que, pour honnête et charitable qu’il soit de nature, il aimerait mieux mécontenter sa conscience que sa Compagnie. Mais, dans les limites qu’il se croit permises, c’est un excellent homme, d’une bravoure et d’une activité peu communes, et très suffisamment intelligent pour le rôle qu’il avait à jouer.

Parti de Tessel en décembre 1651, avec une centaine d’hommes sur trois grands bateaux, il arriva le 5 avril 1652 en vue du cap de Bonne-Espérance. Ses instructions lui ordonnaient de se mettre aussitôt en relation avec un Ottentoo qui savait l’anglais : et de fait ce Hottentot se présenta devant lui dès le lendemain de son arrivée, et lui fournit les premiers renseignemens sur la population indigène. Celle-ci était composée de quatre ou cinq races diverses, qui vivaient en guerre constante l’une avec l’autre : les Saldaniers ou Hommes du Cap, les Hommes de l’Eau, les Boschemans ou Pécheurs, les Namas et les Voleurs de tabac. Ces derniers, malgré leur surnom, n’étaient point les pires de ces indigènes, qui tous offrirent de suite à l’observation de Riebeck ce trait commun d’être aussi zélés à recevoir du tabac et du cuivre que peu disposés à rien livrer en échange.

Or, c’était précisément le principal objet de la mission de Riebeck, d’après ses instructions, d’échanger du cuivre et du tabac contre du bétail. L’entreprise avait un caractère purement commercial. Il était convenu que le terrain devait être occupé sans paiement et par force ; mais que les vaches et les moutons auraient à être achetés : aux meilleurs conditions possibles, naturellement. Et toute l’histoire de ces dix premières années de la colonie n’est rien que l’histoire des efforts de Riebeck pour faire faire à sa Compagnie des marchés avantageux avec les indigènes.

Mais la chose n’était pas facile : car si les Hollandais avaient l’instinct du commerce, les Hommes de l’Eau et les Voleurs de Tabac paraissent avoir eu à un degré égal l’instinct du mensonge et du vol.

Fidèle à ses instructions, Riebeck essaya d’abord de les traiter en amis. Mais il entendait bien ne pas entrer en discussion avec eux. Il mentionne avec indignation « l’audace » de quelques indigènes, qui, ayant voulu bâtir des huttes dans le voisinage du fort hollandais, et en ayant été empêchés, ont répondu « que c’était leur propre pays, et que si on ne voulait pas le reconnaître ils viendraient en foule, et armés de bonnes flèches ». Il s’étonne ailleurs de ce que les indigènes, pour se justifier d’être des « voleurs de bétail », accusent les Hollandais d’être des « voleurs de terrains ». L’idée ne lui vient pas un moment que ces sauvages puissent avoir quelque droit à être les maîtres de leur pays.

Il ne néglige rien, en revanche, pour les convertir à la religion réformée. Il note comme une date particulièrement heureuse le jour où une jeune Hottentote lui déclare vouloir rester parmi les Hollandais, pour s’instruire dans leur foi et recevoir le baptême. Cette Hottentote ne tarde pas à être baptisée, et Riebeck, son parrain, lui donne le prénom d’Eva. Il la marie avec un aide chirurgien danois, Pierre de Merhoff, et c’est pour lui un nouveau bonheur. Mais il s’aperçoit bientôt que la néophyte est restée fidèle à toutes les habitudes de mensonge de sa race, et qu’outre son goût naturel pour la trahison, elle a encore contracté parmi les Européens une fâcheuse tendance à l’ivrognerie. Et de jour en jour il la voit s’éloigner davantage des principes chrétiens.

Il nous raconte, une autre fois, comment il a initié les Namas à la civilisation européenne. Il a offert à leur roi une pipe allumée, l’engageant à se la mettre en bouche. Mais le roi avait la tête dure, et quatre fois il a fallu recommencer la leçon : au lieu d’aspirer la fumée, il soufflait dans la pipe le plus fort qu’il pouvait. « Enfin il a compris, et à sa suite tout son peuple s’est mis à fumer, les femmes aussi bien que les hommes ; et ils en sont devenus si passionnés qu’ils nous cèdent tout ce qu’ils ont pour avoir du tabac. »

Mais l’épisode le plus intéressant du journal de Riebeck est l’histoire de ses relations avec ce Ottentoo qui savait l’anglais, et que la Compagnie lui avait recommandé pour interprète, à son arrivée. Cet indigène à demi civilisé, qui avait troqué son nom d’Antuhomao contre celui de Herry, se trouva être un homme d’une astuce et d’une corruption extraordinaires. Tour à tour renvoyé par Riebeck et rentré en grâce auprès de lui, il finit par affoler le brave Hollandais. Sans cesse il lui jouait quelque nouveau tour, et durant une grande partie du journal son nom revient à chaque page. Riebeck a beau le chasser, le déporter : il revient toujours. Enfin on apprend un jour que le misérable s’est noyé. Dans une invocation touchante, Riebeck remercie le Seigneur de sa délivrance. Hélas! quelques jours après Herry reparait, plus rusé, plus insinuant que jamais. Avant son départ du Cap, Riebeck le voit encore haranguer la foule, dans une sorte de congrès.

Je suis forcé de me borner à ces quelques traits : mais il y aurait encore bien d’autres détails à relever, dans cette biographie de Riebeck. On y trouve des récits de chasses au lion et au rhinocéros, des récits de naufrages, et jusqu’à des histoires d’amour. Riebeck avait emmené avec lui sa jeune femme, fille d’un pasteur de Rotterdam; mais plusieurs de ses compagnons se marièrent au Cap, avec de belles Hottentotes, qui semblent d’ailleurs, pour la plupart, avoir pris le mariage assez peu au sérieux. En 1662, après dix ans de gouvernement, Riebeck quitta la colonie, ayant été nommé commandant de Malacca. Il mourut à Batavia en 1677.


J’aurais voulu dire encore quelques mots des autres revues hollandaises, du Nieuwe Gids, revue déjeunes gens, intransigeante et volontiers révolutionnaire, et qui a fait au Gids, durant dix ans, une concurrence acharnée; de la revue flamande Van Nu en Straaks; du Tweemandelyksch Tydschrift; de la Onde Holland, une des revues d’art les plus intéressantes qui soient. J’y reviendrai une prochaine fois.


T. DE WYZEWA.

  1. Voir, sur Multatuli, l’étude de M. van Keymeulen dans la Revue du 15 avril 1892.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 mars 1894, l’étude de M. Charles Benoist sur les Partis politiques aux Pays-Bas.