Les Revues italiennes - 31 mars 1895

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Les Revues italiennes - 31 mars 1895
Revue des Deux Mondes4e période, tome 128 (p. 696-707).
LES REVUES ÉTRANGÈRES

REVUES ITALIENNES

L’émigration italienne on Amérique. — La crise agraire en Sicile. — Les bases du relèvement économique de l’Italie. — Controverses archéologiques. — Les principes essentiels du caractère italien.

Les revues italiennes de ces mois derniers portent toutes la trace des inquiétudes qui agitent en ce moment l’Italie. Les questions politiques et économiques y priment toute autre question, et ce ne sont qu’études sur le déficit, sur l’émigration, sur la crise agraire et sur les arméniens. A peine si l’on accorde quelques pages en passant au Tasse, dont l’Italie entière s’apprête cependant à fêter la mémoire, le 25 avril prochain, à l’occasion du trois centième anniversaire de sa mort. Mais comment trouver le loisir de s’occuper des morts quand sans cesse le présent devient plus dur et l’avenir moins certain ? Et le mal dont souffre l’Italie ne semble pas près de finir. En vain, « pour continuer à l’Italie l’augure d’une année heureuse », la Vita Italiana a-t-elle reproduit, dans sa livraison du 25 janvier, toute une série de peintures des maîtres classiques représentant la Fortune, la Fortune ne s’est pas laissé émouvoir par une attention si gentille. A une autre page de la même revue un auteur italien nous parle de la « formidable crise économique » qui travaille son pays. Et voici en quels termes M. Vincenzo Grossi, dans une des dernières livraisons de la Nuova Antologia, témoigne du « fâcheux quart d’heure » que traverse l’Italie : « D’une part, dit-il, une population des plus denses qui soient en Europe, avec un excédent des naissances sur les morts qui oscille entre 9 et 11 H par mille habitans ; d’autre part, une crise économique et financière désastreuse, qui a profondément attaqué non seulement le mécanisme de la circulation monétaire, mais encore les organes les plus essentiels de la richesse et de la vie nationale. D’une part, une émigration continentale périodique qui a atteint en 1893 le total extraordinaire de 123 000 individus ; de l’autre, les échauffourées de Zurich et d’Aigues-Mortes. D’une part, une émigration transatlantique permanente, qui varie entre cent mille et deux cent mille individus par an ; de l’autre, la crise financière de la République Argentine, le système prohibitif de Mac Kinley appliqué à l’émigration des Européens aux États-Unis, la révolution et la guerre civile s’éternisant au Brésil. »

C’est de ce dernier point, de l’émigration italienne en Amérique, que s’occupe spécialement M. Grossi, et plusieurs des faits qu’il signale sont vraiment des plus affligeans. L’émigration des Italiens en Amérique du Sud aurait, d’après lui, le caractère d’un scandaleux marché d’hommes : « Avec une audace incroyable, par le moyen d’agens directs ou indirects, de journaux subventionnés, de conférences payées, et d’une infatigable réclame, les Républiques de l’Amérique du Sud entretiennent en Italie le courant de l’émigration. Malgré les crises économiques américaines, malgré les lynchages, et les guerres civiles, et la fièvre jaune, le nombre des émigrans ne cesse point d’augmenter ; et cela simplement parce que trop de personnes ont intérêt à ce que ne s’arrête pas cette traite des blancs. »

La manière dont on transporte ces émigrans aux lieux de leur destination suffirait déjà pour montrer le peu de cas que l’on fait de leur santé et de leur vie. L’air et l’espace leur manquent absolument. Ils passent tout le temps du voyage à fond de cale « empilés dans d’étroits couloirs, comme des anchois dans un baril ». Un médecin de la marine italienne, le docteur Ansermino, déclare que jamais il n’a vu spéculation plus éhontée que ce transport des émigrans aux frais des républiques américaines. Dans la traversée entre Gênes et Rio-de-Janeiro, il meurt toujours en moyenne de vingt à trente de ces malheureux. Et plus triste encore nous apparaît la destinée de ceux qui ne meurent pas en chemin : « Ils trouvent, en débarquant, le plus singulier mélange de modernité et de décrépitude, de boue et de misère, de raffinement apparent et de barbarie réelle : des trains rapides qui transportent leurs voyageurs à une agglomération de misérables cabanes ; le téléphone mettant en communication le désert avec des villages à peine habités ; des vaches paissant l’herbe dans des rues éclairées à la lumière électrique. Imaginez maintenant, dans ce décor, une instabilité politique et administrative effrayante, des crises financières sans cesse plus graves, et, chez tous les fonctionnaires, un cynisme et une corruption sans pareils ! »

Voilà ce qu’a vu M. Grossi, durant ses nombreux et longs voyages à travers les républiques de l’Amérique du Sud. Peut-être a-t-il vu les choses plus sombres qu’elles ne le sont, car il paraît d’humeur pessimiste, et aussi porté à l’exagération. Mais sur le point particulier de l’émigration italienne, tous les témoignages qu’il cite s’accordent avec le sien. Abandonnés à eux-mêmes dans ces contrées inconnues, les malheureux émigrans n’ont bientôt d’autre pensée que de pouvoir revenir en Europe. Mais les gouvernemens qui les ont transportés à leurs frais ne se chargent pas de les rapatrier. Les pauvres gens passent tour à tour d’un pays à l’autre, d’un métier à l’autre, et un moment vient, tôt ou tard, où l’on n’entend plus parler d’eux.


Dans la même livraison de la même revue, M. Giuseppe Ricca-Salerno nous présente, sous des couleurs à peine moins sombres, la condition présente des paysans et des ouvriers en Sicile. On sait quels graves désordres viennent d’avoir lieu dans ce pays, et les mesures sévères qu’on a dû prendre pour les réprimer. Mais M. Ricca-Salerno nous affirme que ces mesures sont absolument inefficaces, et que les désordres qu’on croit avoir réprimés ne tarderont pas à renaître avec plus de violence, si l’on ne se décide pas à modifier de fond en comble l’état de choses dont ils sont une conséquence fatale. Ces troubles de Sicile, en effet, ne résultent pas, comme on l’a cru, de diverses causes temporaires, telles que les abus administratifs, l’incurie du gouvernement, les impôts locaux, le développement de la propagande anarchiste : leur vraie cause doit être cherchée, suivant M. Ricca-Salerno, dans la condition de plus en plus misérable des classes inférieures en Sicile. « De jour en jour, le contraste devient plus grand entre l’augmentation croissante de la population et la diminution du nombre des possesseurs du sol, entre l’élévation de la rente foncière et l’abaissement des salaires. » De là un mécontentement en vérité trop justifié ; et de là eus troubles qui ne sont que les manifestations extérieures d’une crise économique et sociale.

Cette crise, d’après M. Ricca-Salerno, se réduit presque entièrement, en Sicile, à une crise agraire. Elle est analogue à celle qui se produit en Irlande, où le développement excessif de la grande propriété a amené la ruine des petits cultivateurs et des tenanciers. Et on se tromperait à la croire nouvelle : elle dure déjà depuis plus de cent ans ; et personne peut-être parmi les économistes contemporains n’en a vu si clairement la cause et les effets qu’un auteur aujourd’hui tout à fait oublié, l’abbé Paolo Balsamo, professeur d’économie politique à l’Académie degli Studi dans les dernières années du siècle passé. En 1792, au retour de longs voyages en France et en Angleterre, ce savant homme fut chargé par le vice-roi d’étudier l’état de l’agriculture en Sicile, où il était né, et il a consigné les résultats de son enquête dans un long mémoire, dont une partie seulement a été publiée.

Ce qui l’a dès l’abord et constamment frappé, c’est l’extension et la toute-puissance de la grande propriété : « Durant tout mon voyage en Sicile, écrit-il, je n’ai fait que passer d’un fief dans un autre. En Angleterre et dans les autres pays de l’Europe, j’ai toujours observé une certaine gradation entre les propriétés : on Sicile, on va directement de celui qui possède beaucoup à celui qui ne possède rien. » Si encore les grands propriétaires s’occupaient eux-mêmes de leurs domaines ! Mais « il n’y en a pour ainsi dire pas un seul qui soit cultivateur. » Tous demeurent dans les villes ou sur le continent, et à leur place leurs biens sont gérés par des tenanciers qui à leur tour s’empressent de les sous-louer, « sans autre objet que d’exploiter de la façon la plus éhontée les cultivateurs indigènes. »

Aussi la condition de ces derniers était-elle bien misérable. « Je demandai un jour à un cultivateur, raconte l’abbé Balsamo, de me donner le compte de ses dépenses et du produit de ses récoltes, voulant voir quel était le gain qu’il retirait de sa culture. Ce brave homme, me voyant la plume à la main, prêt à inscrire les chiffres qu’il m’indiquerait, s’écria avec une grande énergie : « Écrivez d’abord que nous tous nous sommes réduits à cultiver la terre avec la certitude de perdre, au lieu de gagner ! — Mais alors, dis-je, pourquoi vous faites-vous cultivateurs ? — Parce que nous ne pouvons pas, nous ne savons pas faire autre chose, et que mieux vaut végéter misérablement que de mourir de faim ! »

Et tel est effectivement le cas pour tous les bourgeois de Sicile. Le salaire des ouvriers, comme l’on pense, subissait le contre-coup de cette misère des bourgeois. Les mieux payés, d’après le calcul de l’abbé Balsamo, recevaient un salaire inférieur de 40 pour 100 à celui des ouvriers anglais. Et beaucoup n’étaient pour ainsi dire pas payés, ne recevant d’autres gages que la nourriture et le logement. Et quel logement ! « Ils n’ont presque toujours qu’une seule chambre, où ils doivent habiter avec toute leur famille, et qui leur sert à la fois de cuisine, de chambre à coucher et de poulailler. »

Telle était, en 1792, la situation des cultivateurs siciliens. Elle est aujourd’hui, d’après M. Ricca-Salerno, infiniment plus misérable encore. « La Constitution sicilienne de 1812, qui supprimait le régime féodal, a entièrement tourné à l’avantage des propriétaires féodaux. On commença à ne plus tenir compte des droits collectifs des habitans des communes, et les particuliers ne se firent pas faute de mettre la main sur les domaines publics. Et, d’autre part, les fiefs antiques, débarrassés des servitudes et restrictions qui jadis limitaient le droit de possession, devenus librement disponibles et transmissibles, se changèrent en ces énormes latifondi que nous voyons à présent. » Ainsi disparut ce qui restait encore de la petite propriété ; et les pauvres perdirent les faibles garanties qu’ils avaient gardées jusque-là contre l’avidité et la tyrannie des riches.

Encore cette situation s’est-elle sensiblement aggravée depuis le moment où la Sicile a été annexée à l’Italie. C’est de ce moment que la crise a pris un caractère aigu. « Le développement du commerce et du mouvement des affaires, la création de nouveaux débouchés, en augmentant la valeur des terres, a rendu plus vive la concurrence des cultivateurs et plus onéreuses les conditions de la culture. Déjà l’abbé Balsamo avait prévu que l’élévation de la rente foncière aurait pour effet de renforcer la puissance de la grande propriété. Celle-ci est aujourd’hui plus puissante en Sicile qu’en aucun autre pays de l’Europe. Toutes les terres de l’île, ou à peu près, appartiennent à quelques capitalistes qui, au lieu de les cultiver eux-mêmes, les afferment à des prix hors de proportion avec ce qu’elles peuvent rapporter. Et il en résulte, pour les classes inférieures de la société, une misère et un mécontentement qui iront croissant d’année en année, jusqu’au jour où l’on se décidera à appliquer au mal le seul remède qui puisse le guérir.

Ce remède c’est, on le devine, le morcellement de la grande propriété. M. Ricca-Salerno propose bien d’autres mesures capables, à son avis, de retarder la catastrophe : il voudrait, par exemple, que les cultivateurs siciliens fissent usage des nouveaux procédés agricoles et essayassent de faire rendre à leurs terres plus qu’elles ne rendent à présent. Mais tout cela, il le reconnaît lui-même, ne saurait avoir que des effets passagers. La grande propriété étant l’unique cause du mal, l’unique remède sera dans sa suppression.

Mais il est à craindre que la grande propriété, en Sicile aussi bien qu’ailleurs, ne se laisse pas supprimer sans quelque résistance. C’est de quoi M. Ricca-Salerno lui-même paraît s’être rendu compte. « Il serait enfantin, nous dit-il, de croire que la division et la transformation des latifondi fussent réalisables en peu de temps, sous la seule influence du gouvernement et des lois : ce sont des choses qui demandent beaucoup de temps, le concours de nombreuses circonstances favorables, et la plus large collaboration des particuliers aux efforts de l’État. » Et s’adressant directement aux grands propriétaires siciliens, il essaie de les convaincre de la nécessité historique et économique du morcellement de leurs domaines. Je crains, hélas ! que ces messieurs longtemps encore ne restent sourds à sa voix. Le temps est passé où il suffisait de quelques paroles inspirées pour amener les riches à se défaire de leurs biens ; et je doute que les meilleurs argumens de l’économie politique parviennent, désormais, à renouveler ce miracle. Les grands propriétaires siciliens garderont leurs domaines jusqu’au jour où une nécessité plus visible les contraindra à s’en dessaisir. Cette nécessité leur viendra-t-elle d’on bas ou d’en haut ? leur sera-t-elle signifiée par les paysans de Sicile ou par le gouvernement italien ? On voit, en tout cas, combien la situation est grave et pleine de danger.


Ce qui me frappe d’ailleurs, dans tous ces articles, c’est l’extrême désir qu’auraient les économistes italiens de découvrir des remèdes pratiques au mal dont souffre leur pays et l’obligation où ils sont, en fin de compte, d’avouer que leurs remèdes sont impraticables. Voici, par exemple, dans la Vita Italiana, un très remarquable article de M. G. Boccardo sur les Bases du relèvement économique de l’Italie. Ce n’est en vérité qu’un long et consciencieux exposé des causes de rabaissement économique de l’Italie ; quant aux bases de son relèvement, M. Boccardo essaie bien de nous les indiquer, mais lui-même reconnaît qu’elles deviennent de jour en jour plus difficiles à fonder.

Il y aurait, d’après lui, à essayer de quatre remèdes tous également urgens. D’abord, il faudrait en revenir à la tradition antique, et au dessein même de la nature, qui a fait de l’Italie un pays agricole et maritime. Les hommes, dans leurs aberrations, ont voulu en faire un pays industriel, et mal leur en a pris. Le total du trafic italien qui était en 1874 de 2 273 835 534 francs, est descendu en 1893 a 2 154 242 548 francs : il s’est abaissé de cent millions en vingt ans. Et c’est pour en aboutir là que l’Italie a renoncé à son ancienne production agricole !

Le second remède serait, d’après M. Boccardo, dans la réorganisation des chemins de fer italiens. Par sa conformation physique, l’Italie est un pays de transit, et ses chemins de fer sont dans un si triste état que d’année en année le transit diminue dans des proportions effrayantes : de 89 millions en 1883, il est descendu en 1893 à moins de 50.

M. Boccardo demande ensuite une réorganisation du crédit. Mais là encore il reconnaît que la situation, loin de s’améliorer, ne cesse pas de devenir plus fâcheuse. Et voici quel serait à son avis le quatrième remède : « Il faudrait enfin aviser au plus tôt à la réorganisation des finances publiques. Et tout le monde s’accorde à en chercher les bases dans la réduction des dépenses. Mais, hélas ! pour réduire les dépenses, il faudrait changer résolument l’orientation générale de notre politique, renoncer bravement à nos ambitions de puissance militaire et d’expansion coloniale : et ce sont choses auxquelles s’est trop associée désormais notre conception du patriotisme pour que nous puissions croire beaucoup à la possibilité d’un changement sérieux sur ce point. »


Aussi le moment n’est-il guère propice, en Italie, pour solliciter de l’État de nouvelles dépenses. C’est cependant ce que vient de faire, dans la Nuova Antologia, un jeune archéologue, M. Luciano Mariani ; et c’est ce qu’ont fait, quelques mois auparavant, les deux maîtres de l’archéologie italienne : M. Pigorini dans le Bulletin Palethnologique et le P. de Cara dans la Civiltà Cattolica. Ces messieurs demandent au gouvernement italien d’ordonner sur toute l’étendue du royaume de grandes fouilles, dans le genre de celles que Schliemann a naguère si heureusement pratiquées en Grèce. L’objet de ces fouilles serait de rechercher sur le sol italien les traces d’une civilisation primitive correspondant précisément à celle que nous ont révélée en Grèce les découvertes de Schliemann. « L’histoire des découvertes de Schliemann doit suffire, dit M. Mariani, pour convaincre ceux qui désespéreraient de trouver en Italie des traces de la civilisation mycénienne. Avant qu’un heureux coup de pioche ait restitué au monde Mycènes, Tirynthe et Troie, qui aurait pu supposer la survivance de ces vieilles cités ? Nous pouvons donc prévoir qu’en Italie aussi il suffirait de fouilles sérieusement conduites et patiemment prolongées pour mettre au jour un monde antique inconnu, et pour résoudre ainsi la grande question de l’origine de notre civilisation. »

Cette grande question passionne en effet à un haut degré tous les savans italiens, et jamais encore elle n’avait soulevé d’aussi vifs débats. Deux camps opposés luttent et se querellent à grand renfort d’argumens : le camp des traditionnalistes, qui admettent en Italie comme en Grèce l’existence d’une race et d’une civilisation primitives antérieures à l’invasion des Aryens, et celui des historiens, qui considèrent cette race et cette civilisation comme déjà de souche aryenne, et repoussent toute idée d’une invasion étrangère. Des deux archéologues italiens que j’ai nommés plus haut, l’un, M. Pigorini, appartient à ce dernier parti ; l’autre, le Père Jésuite de Cara, soutient de toutes ses forces la thèse traditionnaliste.

C’est à l’appui de cette thèse que le savant Jésuite vient de publier, dans la Civiltà Cattolica, toute une série d’articles sur les Héthéens. D’après lui, il résulte clairement de la comparaison de la tradition classique et de la tradition orientale que les mystérieux Héthéens dont parle cette dernière n’étaient autres que les Pélasges d’Hérodote et des historiens grecs. Et c’est eux encore que désigne la Bible sous le nom de Hittims, et dont elle fait les descendans de Cham. Toutes les traditions s’accordent en effet à parler d’un peuple migrateur qui aurait été maître de la mer avant les Syriens et les Phéniciens. Et toutes s’accordent à décrire cette race sous les mêmes traits essentiels. Il n’en fallait pas davantage pour admettre, tout au moins comme une hypothèse, que c’est une seule et même race que la tradition grecque appelait les Pélasges, et la tradition orientale, les Héthéens. Mais cette hypothèse s’est encore trouvée confirmée par l’existence de monumens pareils dans les pays jadis habités par les Pélasges et dans ceux où ont demeuré des peuplades héthéennes, par la similitude des mythes classiques et des mythes orientaux, et par ce fait que les noms de lieux, dans les régions occupées par les Pélasges, portent la trace d’étymologies héthéennes, et vice versa.

Tels sont du moins les divers argumens développés par le P. de Cara, avec une ingéniosité, et une discrétion, et une richesse de preuves admirables. Ses considérations sur l’art des Héthéo-Pélasges, en particulier, témoignent d’un sens critique très fin et très expérimenté. Il soutient sur ce point une opinion contraire à celle de M. Georges Perrot, qui voyait dans l’art de ces peuples une imitation attardée de l’art d’autres races orientales. Sortis de la même souche que les deux autres grandes branches de la famille chamitique, les Égyptiens et les Chaldéens, les Hethéens auraient, d’après le P. de Cara, possédé au même moment que ces deux nations parentes un art naturel. Les ressemblances que l’on constate entre l’art héthéen et celui de l’Egypte et de la Chaldée viennent non point d’une imitation, mais d’une origine commune.

Vivement combattue par les défenseurs du parti antitraditionnaliste, la théorie du P. de Cara paraît cependant recevoir de divers côtés des confirmations éclatantes. C’est ainsi que, dans une livraison récente de la Nuova Antologia, le professeur Sergi affirmait avoir constaté chez certaines races européennes du bassin de la Méditerranée un type qui n’était ni sémitique ni aryen, et qui se retrouvait également chez les Abyssins, les Égyptiens et d’autres races africaines. Mais je n’ai pas autorité pour m’engager à fond dans ces graves sujets. Je voulais seulement signaler des études que je laisse à d’autres le soin de juger, et indiquer en même temps les motifs qui portent les archéologues italiens à solliciter avec tant d’instances l’organisation de fouilles analogues à celles de Schliemann. Il s’agit pour eux de savoir si l’on ne trouverait pas en Italie, comme en Asie Mineure et en Grèce, toute une série de monumens datant de cette civilisation primitive et capables de trancher le débat entre les adversaires elles partisans de la tradition. Et pour ces derniers, pour le P. de Cara et M. Mariani, il s’agit en outre de compléter, par une étude des Pélasges italiens, leur connaissance de la grande race chamitique des Héthéo-Pélasges. Mais le gouvernement italien sera-t-il d’humeur, par le temps qui court, à encourager de ses subventions la curiosité des archéologues ?


Peut-être de longues années se passeront-elles encore avant que le peuple italien soit définitivement renseigné sur les mœurs et le caractère des premiers habitans de la péninsule. Mais, en attendant qu’il connaisse ses prédécesseurs, de nombreuses occasions lui sont fournies tous les jours d’apprendre à se mieux connaître soi-même. Car il n’y a point de peuple qui aime davantage à entendre parler de son génie national, et il n’y en a point à qui ses écrivains en parlent plus souvent, ni sur des tons plus variés. Qu’il s’agisse d’économie politique, d’archéologie, d’histoire ou de philosophie, c’est toujours le point de vue patriotique qui domine dans les travaux des auteurs italiens. A leur pays ils rapportent tout. Et lors même qu’ils traitent de sujets étrangers, on peut être assuré que c’est encore pour aboutir, en fin de compte, à la glorification du génie de leur race.

C’est ainsi que l’un des philosophes les plus remarquables de l’Italie contemporaine, M. Luigi Ferri, s’occupe, depuis quelque temps, dans la Nuova Antologia, de rechercher pour ainsi dire les fondemens philosophiques du caractère italien. Toute race, d’après lui, porte en soi une philosophie spéciale qui résulte de son tempérament, et qui se reflète ensuite dans ses pensées. Cette philosophie naturelle peut bien se modifier en apparence sous l’effet de systèmes importés du dehors ; mais au fond elle est immuable, et un moment vient où les systèmes, à leur tour, se modifient pour s’adapter à elle. Or les traits dominans de l’esprit philosophique italien sont, d’après M. Ferri, un attachement très solide à l’apparence objective du monde, un besoin naturel d’ordre et de mesure et une certaine inaptitude à la combinaison de vastes synthèses idéales. Par ce dernier point l’esprit italien se distingue de l’ancien esprit classique, mais il a en commun avec lui ce profond amour de la beauté qui jadis avait porté les Grecs à identifier la beauté avec le bien même.

Aussi les Italiens, durant tout le cours de leur histoire, n’ont-ils jamais pu concevoir d’autre morale que cette morale esthétique. « Toujours ils ont été guidés par les idées de beauté, de perfection, de béatitude, leur subordonnant toute idée de devoir ou de bien absolu. » Et dans les divers systèmes philosophiques qu’ils ont successivement adoptés c’est toujours cette conception de la morale qu’ils ont inconsciemment transportée. Ainsi ils ont pu, au moyen âge, passer du platonisme au péripatétisme, parce que dans l’une comme dans l’autre de ces deux doctrines ils trouvaient une morale identifiant le bien avec la beauté et fondant le devoir sur l’attrait de l’idéal divin. Dans le christianisme, pareillement, ils ont vu la glorification de l’amour et de l’idéal : c’est ce qu’y ont vu Joachim de Flore, et saint François d’Assise et Dante, qui faisait de l’amour « le moteur premier du soleil et des étoiles. »

M. Ferri étudie ensuite les développemens de cette conception morale dans l’œuvre des artistes, des poètes et des philosophes italiens de la Renaissance. Il nous les montre inspirant même les esprits les plus réfléchis, dictant à Giordano Bruno son dialogue des Fureurs héroïques et à Campanella son utopie de la Cité du soleil. C’est seulement dans notre siècle, et sous l’influence directe de Kant, que la notion du devoir a pénétré dans la philosophie italienne. Mais, à défaut de cette notion, il a suffi aux Italiens de sentir profondément l’attrait de l’amour et de la beauté pour s’élever à la conception la plus haute de la vie morale.

Et M. Ferri essaie à ce propos de prouver que Machiavel lui-même n’a pas été immoral. C’est seulement par désespoir, et devant l’impossibilité qu’il voyait de fonder sur la vertu la grandeur de l’Italie, que Machiavel a songé à montrer tout ce que pouvaient la force et la ruse pour rendre la santé à un corps social profondément atteint. Et rien n’est plus injuste, en tout cas, que de faire du machiavélisme un des traits essentiels du caractère italien. Ni le machiavélisme ni le jésuitisme ne sont des vices italiens. Ni l’un ni l’autre ne s’accordent avec cette conception esthétique de la morale qui est au fond de l’âme italienne. Et c’est à cette conception, au contraire, que l’Italie a dû ses héros : tous ont vu et aimé dans l’héroïsme une forme supérieure de la beauté. C’est elle encore qui a fait la grandeur des artistes italiens : elle leur a permis de vêtir leur foi religieuse d’un splendide appareil de forme et de couleur.

Mais, avec tout cela, M. Ferri estime que l’Italie aurait désormais avantage à se convertir plus sérieusement à la doctrine de l’impératif catégorique. « Pour admirable que soit l’enthousiasme, il a le tort de ne pas durer. Quand s’éteint l’ardeur de la passion, l’âme se laisse facilement aller au découragement et à l’inertie. Rien ne vaut une volonté ferme appuyée sur le sentiment du devoir et de la responsabilité. »

La Vita Italiana a publié dans une de ses dernières livraisons le fac-similé d’un document bien singulier. C’est une épitaphe rédigée en 1799 par Vittorio Alfieri pour son propre tombeau et pour celui de la comtesse d’Albany : « Pour moi et pour mon adorée compagne j’ai composé ces deux inscriptions funéraires, nous apprend le poète dans une note manuscrite ; et tous les jours nous allions nous préparant davantage à la mort. » La Toscane était alors à la veille d’une invasion française, et Alfieri avait la certitude que les Français ne manqueraient pas de lui faire payer de sa vie les épigrammes de son Misogallo. Il avait mis en ordre ses papiers et ses livres, avait exécuté dix copies du Misogallo à l’adresse de la postérité ; puis, en attendant la mort, il avait rédigé, en beau latin, les deux épitaphes. Mais il faut avoir sous les yeux le fac-similé de ce document pour voir à quel point Alfieri, dans les circonstances les plus graves, était resté homme de lettres. Ce ne sont que remaniemens, ratures, transpositions de mots d’une ligne à l’autre en vue de l’effet. Alfieri écrit par exemple, dans son épitaphe : Dominantibus idcirco viris — Merito invisus ; mais un scrupule lui vient, il rature la dernière ligne, et écrit : Invisus merito. Dans l’épitaphe de la comtesse d’Albany, trois fois il hésite entre Apud quem et Juxta quem. L’attente de la mort, évidemment, lui créait des loisirs. Et dans le texte même des épitaphes, quelle préoccupation de faire belle figure devant la postérité ! « Ici repose enfin — Victor Alfieri d’Asti, — Amant passionné des Muses, — ambitieux seulement de vérité, — et pour ce motif à tous les puissans — et à tous leurs serviteurs — justement odieux. — Ignoré de la foule — parce qu’il n’a daigné jamais — occuper aucune fonction publique, — mais cher à un petit nombre d’âmes d’élite. » Et dans l’épitaphe de la comtesse, il ne parle encore que de lui : « Pour Victor Alfieri — près de qui elle repose dans ce tombeau — chérie — au-delà de toutes choses — et toujours respectée de lui — et honorée — comme une divinité mortelle. »


En même temps qu’elles témoignent de la haute opinion qu’il avait de lui-même, ces deux épitaphes attestent encore chez Alfieri une connaissance assez restreinte de la langue latine. Mais les temps ont changé depuis sa mort, et la plupart des poètes italiens d’à présent se piquent de pouvoir écrire en latin aussi élégamment que dans leur langue nationale. Il y en a même un qui parait avoir complètement renoncé à l’usage de l’italien ; et c’est en vérité, sinon un grand, du moins un charmant et délicat poète, à en juger par les fragmens de ses poèmes latins que publient les revues italiennes.

Ce poète s’appelle Vitrioli. Il est né en 1818 à Reggio en Calabre, et ses premières œuvres semblaient annoncer à l’Italie un successeur des poètes élégiaques de la Renaissance. Mais peu à peu M. Vitrioli s’est détaché de la poésie italienne ; vivant à l’écart des bruits du monde, entouré des bustes de Virgile, de Cicéron et d’Ovide, il n’a plus d’autre souci que de composer, dans la langue de ces grands hommes, des discours, des églogues, des épigrammes et de courts poèmes didactiques. « Il n’y a de beauté que dans le passé ! » a-t-il dit lui-même. Et c’est pour mieux jouir du passé qu’il a oublié jusqu’à la langue faite par les siècles à ses compatriotes. Son œuvre principale est un poème en trois chants, Xiphias, qui a été couronné d’une médaille d’or par l’Institut royal d’Amsterdam. Dans le premier chant, le poète décrit la pêche de l’espadon (xiphias) qui, fuyant des régions polaires, se réfugie dans le détroit de Messine :


Qua maris indomiti potuit vis aspera quondam
Montibus ausoniis siculos adjungere montes.


Les pêcheurs de Scilla attendent le poisson, debout sur leurs barques et le trident en main, tandis que, au sommet d’une roche, un des leurs garde la mer pour leur donner le signal de l’arrivée du poisson. Et le poète décrit ensuite l’arrivée, la mort du poisson. Dans le second chant interrompant, à la manière virgilienne, son tableau de mœurs, M. Vitrioli chante le mythe de la nymphe Scilla, transformée par Circé en un monstre terrible. Puis, revenant à son sujet, il fait un vivant tableau de la fête que célèbrent, la pêche finie, les mariniers de Scilla.

Ce sont là des exercices littéraires dont nous nous serions bien moqués il y a encore peu d’années. Mais voici que le goût nous revient de ces pieuses imitations de l’art d’autrefois. Nos jeunes poètes n’en sont pas encore aux vers latins ; mais je ne doute pas, au train dont ils vont, qu’ils n’y arrivent bientôt. Puissent-ils apporter au service des Muses la même ingénuité et la même modestie qu’y apporte depuis cinquante ans le poète latin de Reggio !


T. DE WYZEWA.