Les Revues russes - 14 mai 1894

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Les Revues russes - 14 mai 1894
Revue des Deux Mondes4e période, tome 123 (p. 457-468).
LES REVUES ETRANGÈRES

REVUES RUSSES


UNE CORRESPONDANCE DE TOURGUENEF. — TOURGUENEF ET TOLSTOÏ A L’UNIVERSITÉ. — UN ARTICLE DE TOLSTOÏ SUR AMIEL. — LES IDÉES DE POUCHKINE SUR L’ÉDUCATION. — LA VIE ET LES OUVRAGES DU COMPOSITEUR MOUSORGSKY.


«L’âme d’autrui, disait Tourguenef, est une forêt profonde. » L’âme de Tourguenef était, elle aussi, une forêt profonde ; mais, par un étrange phénomène psychologique, personne ne semble s’en être avisé avant la mort de ce grand écrivain. Les plus intimes amis de Tourguenef, aussi longtemps qu’il a vécu, n’ont rien vu en lui qu’une faconde bon géant, très intelligent, très instruit, d’une obligeance infatigable, et joignant à la faculté de savoir parler la faculté plus rare de savoir écouter. Son âme leur serait apparue plutôt comme un grand jardin où chacun pouvait entrer et se promener à son aise. Mais à peine était-il mort que derrière le clair jardin on a vu la forêt, une de ces noires et mystérieuses forêts des pays du Nord, où c’est peine perdue de vouloir pénétrer. On s’est aperçu que cet homme si simple était infiniment compliqué, que ce que l’on prenait chez lui pour de la confiance n’était que pure politesse, et que, tout en se livrant à ses amis, il n’arrêtait pas de les mépriser.

Telle est du moins l’opinion que paraissent se faire aujourd’hui, sur Ivan Tourguenef, ceux qui l’ont connu à Paris ; et vous les entendrez s’indigner, à cette occasion, de l’hypocrisie, de la duplicité slaves ; tout cela, simplement, parce qu’il a plu à je ne sais quel reporter de publier, après la mort de Tourguenef, de soi-disant conversations qu’il aurait eues avec lui ! Mémorable exemple de l’importance des ouï-dire de ouï-dire dans la littérature ! Car ce n’est pas seulement sur la mémoire de Tourguenef, c’est aussi sur ses romans et ses contes qu’est retombé le poids de ces révélations posthumes plus ou moins fantaisistes. Scandalisés d’apprendre qu’il ne les avait pas admirés aussi profondément qu’ils l’avaient supposé, ses amis ont fait le silence autour de son nom. Et le public s’est éloigné de lui, et ceux mêmes qui le lisent encore gardent à son endroit une invincible méfiance. Ce Slave qui a passé sa vie à se moquer de ses amis, rien ne prouve qu’il ne l’ait point passée, pareillement, à se moquer de ses lecteurs !

Toujours est-il que, dans la récente distribution de gloire qui s’est faite chez nous aux grands écrivains de sa race, Tourguenef, à peu près seul, semble avoir perdu ce que les autres gagnaient. Et cependant, c’était l’un des plus grands. Et nous avions de son œuvre des traductions excellentes, écrites, pour la plupart, sous sa direction. Et son œuvre elle-même semblait (faite pour nous. De toutes celles des écrivains russes, elle était à la fois la plus russe et la plus française : car on eût dit que Tourguenef voyait mieux sa patrie à mesure qu’il s’accoutumait davantage à la voir de loin ; et à mesure qu’il la voyait mieux, il mettait plus de clarté, plus de précision, plus d’élégance à nous la décrire. Aucun de ses compatriotes n’a créé des types aussi essentiellement russes ; aucun non plus ne s’est autant rapproché, pour la composition et le style, du vieil idéal classique de l’esprit français. Et avec tout cela, personne, ou à peu près, ne s’avise plus présentement, de le lire.

Ses compatriotes, heureusement, lui sont restés plus fidèles. Ils ne se fatiguent point de le lire et de l’admirer. Mais on dirait qu’eux aussi, tout en l’admirant, se déshabituent de l’aimer. Voici qu’ils parlent de lui, dans leurs journaux et leurs revues, avec un mélange de respect et de sévérité. Ils ne lui reprochent plus, comme jadis, d’être un occidental et de mépriser son pays : ils voient trop combien toute sa vie il est resté Russe, passionnément attaché à sa terre natale, n’ayant de sympathie et de sollicitude que pour les destinées de sa race. Mais ils lui reprochent d’avoir été égoïste, vaniteux, d’avoir eu ainsi mille petits travers d’homme de lettres qui ne doivent pas être plus rares, pourtant, à Saint-Pétersbourg qu’à Paris. Peut-être eux-mêmes ne savent-ils pas, au fond, ce qu’ils |ont à lui reprocher. Mais il est incontestable que Tourguenef a depuis quelque temps en Russie ce que nous appelons une mauvaise presse; et je crois bien qu’en Russie comme chez nous, c’est à des souvenirs d’amis, à des médisances de confrères, à toute sorte d’indiscrétions posthumes, qu’il doit d’être jugé avec tant de rigueur. Le pauvre grand romancier n’a eu cependant qu’un seul tort, le plus excusable de tous et le plus touchant: il a trop voulu être aimé. Toujours, depuis ses années de jeunesse, un impérieux instinct l’a poussé à se gagner partout des amis. L’admiration ne lui suffisait pas : il avait besoin d’une affection plus proche et plus tendre. De là, durant la première partie de sa vie, son empressement auprès des hommes célèbres de son pays et du nôtre ; de là, plus tard, ses infatigables avances aux jeunes écrivains. C’est tout cela qu’on lui reproche aujourd’hui; on l’accuse d’avoir été hypocrite et servile, tandis qu’il a simplement cherché toute sa vie à se sentir aimé. Et si vraiment il lui est arrivé de médire de personnes qu’il paraissait aimer, c’est encore, j’en suis sûr, parce qu’il avait besoin, à tout prix, d’amitiés nouvelles. Il avait cet étrange et fâcheux privilège, de pouvoir de juger librement, impartialement, avec un sang-froid inaltérable, les hommes et les choses qui, par ailleurs, lui étaient les plus chers. Son esprit restait indépendant de son cœur ; et l’ardeur de sa sympathie ne mettait pas de limite à sa (clairvoyance. C’est ce qui lui a permis de donner aux personnages de ses contes une vie si intense et si singulière : il les aimait d’autant plus qu’il était plus frappé de leurs vices et de leurs ridicules ; de telle sorte qu’il pouvait nous les faire aimer sans nous rien cacher de ce qu’ils étaient. Mais dans la vie privée, cette clairvoyance ne pouvait manquer d’avoir des suites funestes, chez un homme, surtout, aussi passionnément tourmenté du désir de plaire.

Ce n’est point le manque, mais plutôt l’excès d’abandon qui fut la grande faute d’Ivan Tourguenef. Il s’est vraiment trop livré, et à trop de gens. Il a trop oublié que ses amis n’avaient point, comme lui, le pouvoir d’aimer à la fois et de mépriser. Mais du moins, s’il a trop voulu être aimé, il n’a été ni un menteur, ni un hypocrite. Son âme était, comme toutes les âmes, une forêt profonde ; mais c’était une belle forêt, toute plantée de grands arbres où chantaient les oiseaux. Et qu’importe, après cela, si, parmi les arbres, quelques folles herbes poussaient, pêle-mêle avec les buissons et les fleurs sauvages ?

Je ne veux point d’autre preuve de la parfaite loyauté de l’âme de Tourguenef que les quarante-deux lettres écrites par lui, de 1852 à 1857, à Serge Timoféevitch Aksakof et à ses fils, lettres qui viennent d’être publiées dans le Messager d’Europe. Lorsque fut annoncée en Russie la publication de cette correspondance, chacun s’attendit à y trouver de nouveaux traits de malice, des observations satiriques sur les hommes et les choses, des doléances et des récriminations. Et je ne puis assez dire combien on fut déçu. Les lettres de Tourguenef débordent uniquement de bonté, de sympathie, de sollicitude passionnée pour son pays et pour ses amis. C’est en cela, surtout, que consiste leur intérêt: car ce sont de vraies lettres, la plupart très courtes, et écrites manifestement sans la moindre prétention littéraire. Mais Tourguenef y parle de lui-même avec tant de franchise, et de ses amis avec tant d’amitié, il est si simple, si cordial, si désintéressé, que tous ceux qui admirent son génie trouveraient dans ces lettres à l’admirer davantage.

Serge Aksakof était, comme Tourguenef, tout ensemble un chasseur et un écrivain[1]. Il écrivait des romans, des études critiques, des souvenirs, il dirigeait une revue ; et, dans les intervalles de ses travaux littéraires, il chassait. Il aimait aussi la pêche ; c’était un premier point sur lequel il ne se rencontrait pas avec Tourguenef. Un autre point les séparait, l’opposition de leurs vues sur la destinée de la Russie. Aksakof était un ardent slavophile, ennemi de toute introduction en Russie de mœurs et d’idées de notre Occident. Tourguenef, au contraire, avait toujours aimé l’Occident, et toujours avait rêvé pour son pays une constitution libérale dans le genre des nôtres. Mais, pour ne point penser de la même façon, Tourguenef et Aksakof n’en étaient pas moins d’excellens amis. A chaque page de sa correspondance Tourguenef donne de nouveaux témoignages de son respect pour l’expérience, littéraire et cynégétique, de son correspondant. Il n’écrit pas un conte qu’il ne lui soumette, et il ne fait pas une battue dont il ne lui détaille le produit. Car ce n’est point par fantaisie d’homme de lettres qu’il a intitulé son premier livre: les Mémoires d’un chasseur ; durant tout son séjour en Russie il a été un vrai chasseur, plus préoccupé de ses fusils et de ses chiens que du succès de ses livres.

Le succès de ses livres, d’ailleurs, ne paraît pas, à cette époque, l’avoir préoccupé beaucoup. Mais ses lettres nous font voir avec quel soin, quelle patience, quel acharnement, il mettait au point chacun de ses ouvrages. Je comprends qu’il se soit attaché à Flaubert dès qu’il l’a connu : tous deux entendaient de la même façon le travail littéraire. Il y a, dans les lettres à Aksakof, des titres de romans en préparation qui reviennent pendant des années; tantôt Tourguenef annonce qu’il est tout près de la fin, tantôt il se plaint d’avoir tout à refaire.

Je ne puis songer, malheureusement, à traduire en entier aucune de ces lettres. Elles sont trop remplies de détails personnels ; traduites séparément, elles risqueraient d’ennuyer. En voici du moins quelques passages, choisis çà et là, et qui se rapportent plus spécialement à des questions littéraires.

La plupart des lettres de 1852 et de 1853 sont écrites de la terre de Spaskoïe, dans le gouvernement d’Orel. C’était le domaine de Tourguenef, et celui-ci y demeurait par force, y ayant été relégué en 1852, après un mois de prison à Saint-Pétersbourg, pour avoir publié, à propos de Gogol, un article de revue un peu trop libéral. Tourguenef avait alors 34 ans; il venait de faire paraître ses Mémoires d’un chasseur, et s’inquiétait fort d’avoir sur ce livre l’opinion d’Aksakof et de ses deux fils.

L’opinion des Aksakof sur les Mémoires d’un chasseur ne semble pas avoir été extrêmement favorable. Tourguenef écrit à l’un d’eux, le 1 6 octobre 1852 : « Merci de toute mon âme, mon cher Constantin Sergueivitch, pour votre bonne lettre. Je vous dirai tout franchement que je partage la plupart de vos idées sur mon livre : et ne croyez pas que je veuille vous faire montre de ma modestie : non, ce que vous m’écrivez, il y a longtemps déjà que je l’ai pensé. — Alors, me demanderez-vous, pourquoi avez-vous publié ces malheureux Mémoires? — Je les ai publiés pour m’en débarrasser, pour m’alléger de cette vieille manière. Maintenant je suis libre. Aurai-je seulement la force d’aller de l’avant? Voilà ce que je ne sais pas. La simplicité, le calme, la clarté et la précision des lignes, la conscience littéraire, tout cela n’est encore pour moi qu’un lointain idéal. Et c’est faute de sentir en moi les seules qualités qui désormais me plaisent, c’est faute de me sentir assez fort, que je ne me mets pas à ce nouveau roman, dont le sujet et les personnages s’agitent depuis longtemps dans ma tête. Et, d’autre part, je me demande si c’est bien la peine de se donner tant de fatigues, de faire tant d’efforts, de se nourrir de tant d’illusions ! »

Le 16 janvier 1853, Tourguenef discute à son tour un article, nouvellement paru, de ce même Constantin Aksakof : « Nous nous conduisons avec l’Occident, dit-il, comme Vaska Bouslaïef, dans la chanson, avec la tête de mort : nous le repoussons du pied, et nous-mêmes... Vous rappelez-vous? Vaska est monté sur la colline, et en arrivant là il s’est cassé le cou. Peut-être ferions-nous bien d’avoir un peu d’égard pour cette tête de mort. »

En 1854, Tourguenef est enfin rappelé de son exil. Il s’installe à Saint-Pétersbourg, et tout de suite il s’occupe de découvrir et de protéger de jeunes écrivains. Le 30 mai il annonce à Aksakof, comme un grand bonheur, la prochaine publication de la seconde partie des Souvenirs d’enfance, d’adolescence et de jeunesse, du comte Léon Tolstoï. « On me dit que cette seconde partie vaudra la première. » Sans cesse, depuis lors, il sera question, dans ses lettres, du jeune Tolstoï : « Avez-vous lu, dans le Contemporain, l’article de Tolstoï sur Sébastopol? » écrit-il le 3 août 1855. « Je l’ai lu à table, j’ai crié Hourrah! et j’ai bu un verre de Champagne à la santé de l’auteur. » Puis, de nouveau, le 27 février 1856 : « Tolstoï vient d’écrire une nouvelle : La Tourmente de neige. Vous la lirez dans le numéro de mars du Contemporain. C’est un vrai chef-d’œuvre! » Le 7 août 1854, Tourguenef annonce à son ami qu’il a reçu une traduction française des Mémoires d’un chasseur. Cette traduction se vend-elle encore? Je ne saurais le dire, mais ce serait grand dommage qu’on ne la trouvât plus. Je n’en connais pas de plus extraordinaire. Le traducteur ne nomme pas même, sur le titre du livre, l’auteur qu’il traduit. Et je ne m’étonne pas que Tourguenef, se voyant traité de la sorte, en ait été d’abord un peu épouvanté. « Le diable sait, dit-il, ce que ce M. Ch... a fait de mon livre ! Il a ajouté des pages entières, il en a coupé d’autres, il a tout changé. A un endroit, par exemple, je dis : Je me suis enfui. Eh bien, savez-vous comment cela est traduit dans le livre français? Écoutez : Je m’enfuis d’une course folle, effarée, échevelée, comme si j’eusse eu à mes trousses toute une légion de couleuvres commandées par des sorcières. Et tout est dans ce genre. »

Le 3 août 1855, Tourguenef promet à Aksakof de lui soumettre bientôt le manuscrit de son nouveau roman, Dimitri Roudine : « Dieu sait ce que vous allez en penser ! Aucun de mes livres ne m’a encore donné tant de peine et de souci. Et je suis loin d’avoir terminé ! Mais je me dis que, puisque nos pères les Pouchkine et les Gogol, se sont fatigués à refaire dix fois leurs ouvrages, c’est donc une loi divine pour nous autres, les petits, de les imiter. Trop souvent il m’est arrivé de vouloir rédiger à la hâte ce que j’avais en tête; et il en est résulté une œuvre manquée; mais désormais je me suis juré de ne plus recommencer ! »

Enfin, dans les derniers mois de 1856, voici Tourguenef échappé de Russie. Il demeure à Paris, 206, rue de Rivoli. Et il dit bien qu’il s’y ennuie, mais on sent que déjà il projette de s’y installer tout à fait. « J’ai l’intention, dit-il, de faire ici la connaissance des écrivains français. Non pas que j’aie pour aucun d’eux une vive sympathie, ni que j’attende aucun profit de leur connaissance. Non, c’est pure curiosité, ou peut-être encore désir de m’instruire. Je vais essayer de voir beaucoup de choses et de gens, et de les bien voir, sans parti i)ris et sans prévention. »

Deux mois plus tard, en janvier 1857, Tourguenef est déjà devenu à moitié Parisien.» Mon cher et bon Serge Timofeévitch, écrit-il à Aksakof, ne mettez pas mon long silence sur le compte de la vie que je mène ici. Ce n’est pas le tourbillon de la vie parisienne qui m’a empêché de vous répondre plus tôt, mais simplement ma paresse. Paris, avec tout son éclat, peut bien faire tourner la tête à un jeune homme, ou encore à un vieillard ; mais je ne suis pas un vieillard, bien qu’il y ait Dieu sait combien d’années que je ne suis plus un jeune homme. Comme je vous l’avais annoncé, je me suis lié avec un grand nombre des écrivains d’ici, — non pas avec les vieilles gloires, il n’y a rien à en tirer, — mais avec les jeunes, ceux qui vont de l’avant. Je dois vous avouer que tout cela est assez petit, prosaïque, vide et sans talent. Une agitation stérile, une complète inintelligence de tout ce qui n’est pas français, l’absence de toute foi et de toute conviction, même en matière d’art, voilà tout ce que j’ai trouvé, de quelque côté que je me sois adressé. Les meilleurs d’entre eux sentent cela eux-mêmes ; mais ils se bornent à gémir et à murmurer. Nulle critique : une basse flagornerie pour tout et pour tous. Chacun reste assis dans son coin, travaille dans son petit genre, et encense son voisin pour en être encensé. Au milieu de ce petit tumulte, résonnent, par instans, les voix défraîchies de Hugo, de Lamartine et de George Sand. Balzac est en train de devenir une idole : l’école nouvelle des réalistes se prosterne devant lui, comme elle se prosterne aussi devant l’Accidentel, qu’elle prend pour le Réel et le Vrai. »


On pourra trouver bien sévère ce premier jugement de Tourguenef sur nos écrivains. Mais il ne faut pas oublier que c’est là un premier jugement, et que la différence était trop grande entre les mœurs littéraires de Moscou et celles de Paris pour qu’un auteur russe pût passer des unes aux autres sans un peu de surprise. Il ne faut pas oublier non plus que Tourguenef s’adressait à de fougueux slavophiles, qui ne lui auraient point pardonné une sympathie trop avouée pour les choses de l’Occident.

Ces quelques lignes sur Paris sont, d’ailleurs, les seules où il se soit départi de son indulgence ordinaire. Elles prouvent combien, sous son apparence de cosmopolite, le caractère slave était resté fort et tenace en lui. C’est, je crois, de tous les caractères, celui qui résiste le plus aux influences du dehors. J’ai connu des Anglais qui, à force de vivre éloignés de leur pays, avaient cessé d’être Anglais ; mais à travers toutes les éducations, sous tous les cieux, les Slaves conservent intact le tempérament de leur race. Les mots, les idées, la vie, n’ont point pour eux la même signification que pour nous.

Et je ne serais point surpris que Tourguenef eût gardé jusqu’au bout cette façon sévère de juger notre esprit français. L’éducation profondément russe qu’il avait reçue s’était jointe encore à son instinct naturel pour faire de lui, à jamais, l’opposé d’un cosmopolite. Élevé au gymnase, puis à l’Université de Moscou, il y avait été accoutumé à considérer la Russie comme un monde séparé du reste du monde, un monde supérieur, et qui avait seul l’avenir pour lui. Il y avait été accoutumé aussi à regarder comme le premier devoir de tout écrivain de contribuer à la gloire et au bonheur de la patrie ; de sorte que toujours ensuite il a vu dans la littérature, non pas un simple jeu artistique, mais un moyen d’action politique et morale. Et puis il avait été nourri, par ses maîtres, de cette philosophie allemande de Schelling et de Hegel qui n’avait point manqué de lui donner, pour la vie, le goût des idées générales et des vastes systèmes. Comment aurait-il pu, ainsi préparé, juger avec plus d’indulgence des mœurs et des habitudes littéraires si nouvelles pour lui ? En Russie, il se faisait de la France mille rêves enchantés ; mais il lui suffisait de se retrouver à Paris pour qu’aussitôt toute son âme de Russe se rouvrît on lui.

La même livraison du Messager d’Europe qui a publié ses lettres à Aksakof publie précisément une longue étude sur ses années de séjour à l’Université de Moscou. Longue et savante étude, mais où, par malheur, il est parlé de tout et de tous plus que de Tourguenef. J’y ai appris seulement que Tourguenef avait été, au gymnase et à l’Université, un élève modèle. Pas un examen où il n’ait réussi, dès l’abord, et avec des notes excellentes. Langue russe et langues étrangères, sciences, théologie, histoire, dans toutes les classes il était parmi les premiers.

Le comte Tolstoï, au contraire, a été dans sa jeunesse un étudiant détestable. La Revue historique a publié, naguère, le récit détaillé de ses mésaventures à l’Université de Kazan. A grand’peine il avait réussi à se faire admettre : il avait dû ensuite quitter la Faculté des langues orientales pour insuffisance de progrès et d’application; et il s’était montré, plus nul encore, l’année suivante, à la Faculté de droit. En sorte qu’après trois ans de vaines études il avait abandonné l’Université, sans emporter d’autre titre que celui de fruit sec; et c’est un titre qui paraît avoir, en Russie, plus d’importance encore qu’en Allemagne pour fermer à un jeune homme toutes les portes de la gloire.

Toutes ces portes se sont ouvertes, pourtant, devant le comte Tolstoï. Il est entré dans la gloire d’emblée et sans examen. Plus jeune de dix ans que Tourguenef, il a eu vite fait de le dépasser. Mais il paraît avoir gardé dans la vie cette humeur indocile, cette inquiétude et ce besoin de changement qui, à l’Université, l’empêchaient de tirer profit des leçons de ses maîtres. Il passe d’un sujet à l’autre avec une aisance extraordinaire, tantôt évangéliste et tantôt chroniqueur, se désintéressant un beau jour de toutes les affaires de ce monde, et recommençant dès le jour suivant à s’y intéresser de plus belle. Et peut-être sa supériorité sur Tourguenef lui est-elle venue précisément de l’insuffisance de ses études à l’Université. Il y a ainsi des hommes de génie qui gagnent à ne point s’approcher trop tôt des métiers pour lesquels ils sont faits : ils s’en approchent ensuite plus franchement, lorsque l’heure est venue, et du premier coup ils y pénètrent à fond. Tel est, je crois, le cas pour le comte Tolstoï. J’imagine que, s’il avait étudié avec plus de soin, à l’Université, la théologie, la morale et l’économie politique, il n’aurait pas mis plus tard la même énergie à se faire, sur toutes ces matières, des opinions personnelles. Mais on sent qu’il a découvert tout cela, — comme il a découvert l’Évangile, — à un moment où déjà son esprit était mûr pour en profiter.

La dernière en date des découvertes du comte Tolstoï est le Journal intime du Genevois Amiel. Il l’a découvert il y a quelques mois, et il en a été si ravi qu’il a conseillé à sa fille, Mlle Marie Tolstoï, d’en traduire en russe les passages principaux. Et dans la dernière livraison du Messager du Nord il présente à ses compatriotes le travail de sa fille. Son article est d’ailleurs une simple notice, plutôt qu’une étude approfondie. Tolstoï raconte brièvement la vie d’Amiel : « Sa vie, dit-il, s’est passée à Genève ; elle ne s’est distinguée en rien de celle de ses collègues les professeurs d’université : de ces professeurs qui compilent mécaniquement dans les livres les matériaux de leurs leçons, et qui mécaniquement les débitent à leurs élèves, sans aucun profit pour personne. » On voit que, parmi tant de sujets où il a changé d’opinion, l’opinion du fruit-sec de Kazan est restée invariable sur l’utilité et le mérite des professeurs d’université.

Mais revenons à l’article sur Amiel : « Deux écrivains français bien connus, Edmond Schérer et Caro, ont longuement parlé d’Amiel à propos de son livre. Ils ont tous les deux vivement regretté que l’auteur d’un si beau livre n’ait pas cru devoir consacrer ses précieuses qualités littéraires à quelque travail plus sérieux. Or il se trouve que les sérieux travaux de ces deux écrivains, de Schérer et de Caro, ont à peine survécu à leurs auteurs, tandis que le Journal d’Amiel reste toujours vivant, et contribue toujours à nourrir des âmes nouvelles...

« Pascal a dit qu’il y avait trois sortes de gens : ceux qui, ayant trouvé Dieu, le servent; ceux qui, ne l’ayant pas trouvé, le cherchent; et ceux qui, ne l’ayant pas trouvé, ne le cherchent pas. Il ajoutait que les premiers étaient à la fois sages et heureux, les derniers insensés, et que les seconds, tout en étant malheureux, étaient sages. Or j’ai l’idée que la différence que fait Pascal entre les premiers et les seconds non seulement n’est pas aussi grande qu’il le croit, mais même n’existe pas. J’ai l’idée que, ceux qui vraiment cherchent Dieu, déjà ils le servent et déjà le trouvent. C’est d’ailleurs ainsi que Pascal a trouvé et servi Dieu, dans ses Pensées; et c’est ainsi que l’a trouvé et servi Amiel, car sa vie tout entière, telle que nous le voyons dans son Journal, n’est rien qu’une recherche de Dieu. Il ne dit pas : « Écoutez-moi! je tiens la vérité! » Mais la vérité est ainsi faite que dès qu’on la tient on ne croit plus la tenir, et qu’on aspire de tout son cœur à la tenir mieux. »

J’ai parlé déjà des Souvenirs de Madame Smimof, que publie, depuis un an bientôt, le Messager du Nord. Ces souvenirs ne sont, en réalité, que des notes prises au jour le jour par Mme Smirnof, au sortir de ses entretiens avec ses deux grands amis, Pouchkine et Gogol. Peut-être seulement Mme Smirnof s’est-elle un peu trop occupée, plus tard, de les mettre au point : et deux ou trois invraisemblances de détail ont failli rendre suspecte, en Russie, la série tout entière. Mais l’authenticité du fond des entretiens rapportés semble, aujourd’hui, parfaitement établie. Mme Smirnof a connu très intimement Pouchkine et Gogol ; elle a eu avec eux des conversations presque quotidiennes. Et d’autres témoignages sont venus qui confirment le sien, sinon sur le détail de ses Souvenirs, du moins sur l’exactitude des idées principales qu’elle a mises dans la bouche de ses deux amis.

Voici, par exemple, une intéressante conversation avec Pouchkine sur l’éducation. Je crains malheureusement qu’elle ne suffise pas à faire voir la mobilité, l’imprévu, la prodigieuse aisance que savait mettre, à traiter les sujets les plus divers, cet incomparable causeur. Causeur, Pouchkine l’a été au moins autant qu’il était poète ; et c’est à ses conversations qu’il doit surtout d’avoir exercé une influence si vive sur la Littérature de son pays. Il savait tout, s’intéressait à tout. Tout lui était matière à de brillans paradoxes et à des digressions fantaisistes[2].

« Pouchkine et Joukosky, écrit Mme Smirnof, ont dîné chez nous ; on a parlé d’éducation. Pouchkine se préoccupe déjà de celle de ses enfans, il a raison, elle commence avec la première dent et peut-être avant. Mon mari disait que les Grecs et les Italiens sont nés artistes, parce qu’ils ont toujours vu une nature magnifique, des teintes superbes, que nous autres gens du Nord ne voyons qu’en rêve. Ils ont vécu aussi au milieu de chefs-d’œuvre de l’art : la langue même y contribue, elle est si mélodieuse en Italie, l’éducation s’y faisant par les yeux et l’oreille. Pouchkine nous a raconté qu’il a eu un accès de colère hier : la nourrice de son fils gâte cet enfant qui est très vif, lui passe tous ses caprices. Pouchkine a déjà un projet d’éducation pour ses enfans, que Joukosky approuve.

« Il admire le bon sens des Anglais en toutes choses ; il trouve les méthodes et les livres allemands pédans, mais ils ont quelques bons livres d’enfans, moins que les Anglais pourtant. Il disait ensuite que rien n’est plus difficile que de créer une littérature enfantine et populaire, et qu’il est d’avis qu’il ne faut même pas la créer et qu’il n’y a qu’un secret pour la trouver, c’est d’étudier celle qui existe chez tous les peuples. L’enfant et le paysan sont sur la même ligne. Mais il faut donner à cette littérature une forme plus littéraire, rejeter ce qui est grossier sans enlever la vérité et l’esprit qu’il y a. Il déteste la littérature enfantine de la fin du XVIIIe siècle et de ceux qui l’imitent encore à présent en France : il trouve Perrault préférable à Berquin et à tous ces contes moraux et pédans. Gulliver, Robinson, nos contes populaires, ceux des Allemands et des Anglais, les Mille et une Nuits, rien de tout cela n’a été écrit pour les enfans ; et c’est le bonheur des enfans. Il lui semble impossible de faire mieux. Il veut écrire des contes et des légendes pour ses enfans, adapter ceux qu’il y a partout, et des légendes des Saints aussi en bonne prose russe très populaire. Joukosky est d’avis qu’on peut lire aux enfans beaucoup de livres qui ne sont pas écrits pour eux, et qu’on peut leur donner les plaisirs de l’imagination, mais il faut faire un choix; les contes de chevalerie par exemple, tout ce qui est poétique et comique, et des poésies, des livres bien écrits, et ne jamais leur donner des choses laides, des caricatures, des choses extravagantes. Pouchkine a été de son avis : « De mon temps on lisait trop peut-être. Ma sœur a lu à 15 ans la Nouvelle Héloïse, à 12 ans j’avais lu tout ce qu’il y avait dans la bibliothèque de mon père, avant d’aller au Lycée. Jusqu’à 7 ans j’étais lourd, taciturne, très peu développé, mais dès que j’ai su lire, j’ai commencé à réfléchir, à comparer, et je suis devenu loquace! J’étais dévoré de curiosité, je voulais tout lire, tout savoir. Jusqu’à 7 ans ma seule littérature a été les contes de ma grand’mère et de ma bonne Arina, c’est pourquoi je ai les mis en vers. Stenka Razine a été mon premier héros, j’ai rêvé à lui avant 8 ans déjà! » Il a ajouté : « Smirnoff a raison de dire que l’œil et l’oreille commencent l’éducation et qu’il faut éviter de les dépraver parle laid, l’horrible. Si nous pouvions retrouver les joujoux des Grecs et des Latins, on aurait une révélation sur l’éducation des premières années, celle qui a précédé l’instruction et en a été la base même. Remarquez que l’enfant jusqu’au XIXe siècle a été vêtu comme les grandes personnes ; la vie commençait très tôt, on mariait des enfans ; en même temps le rôle du petit garçon et de la petite fille dans la famille était très effacé, et pourtant on ne les traitait pas en enfans, on les faisait contribuer indirectement à toutes les combinaisons de famille, de fortune. Mariés à 12 et 15 ans, on les lançait dans la vie à l’âge où commence l’éducation, ou plutôt l’instruction véritable. Était-ce un tort? Je n’en sais rien, cela faisait des hommes et des femmes, ils n’étaient pas plus frivoles que nous, peut-être. A présent on tient plus à les faire étudier, on finira par créer des pédans et des bas-bleus ; on instruit plus, mais on élève moins pour le rôle qu’on doit jouer dans la vie. »

Le Messager d’Europe de décembre 1893 contient une grande étude de M. Trifonof sur le compositeur Mousorgsky, qui fut, sans conteste, le plus original, le mieux doué et le plus absolument russe des musiciens russes. Les études sur les musiciens, malheureusement, n’ont d’intérêt que pour ceux qui ont entendu leur musique, et la musique de Mousorgsky, assez peu connue du public russe, est tout à fait inconnue du public français. Mais peut-être le moment serait-il venu pour nous de la découvrir. Nous avons besoin, à cette heure, de nourritures étranges et qui viennent de loin : l’exotisme, la bizarrerie des opéras de Mousorgsky auraient grande chance de nous plaire. Je me souviens d’avoir lu, il y a trois ou quatre ans, la partition de l’un de ces opéras, Boris Godounof; je fus d’abord effaré, mais je me rappelle que je finis par être ravi. Imaginez un grand drame historique de Pouchkine, mis en musique littéralement, scène par scène ! Des tableaux sans lien les uns avec les autres, point d’action principale, et, d’un bout à l’autre de la partition, rien que des chœurs : mais des chœurs d’un genre spécial, et que je puis comparer seulement au chœur final du second acte des Maîtres Chanteurs de Nuremberg. Imaginez un énorme opéra fait en majeure partie de chœurs de ce genre : vous aurez l’idée de Boris Godounof. Mais aucune comparaison ne saurait vous faire concevoir la force, la simplicité, la beauté d’expression de quelques-uns de ces chœurs, où vraiment s’agitent et se croisent, sur cent rythmes variés, les sentimens d’une foule. Et dans l’intervalle de ces chœurs, je me rappelle deux ou trois dialogues plus émouvans encore, d’une langue musicale très précise et très colorée, un peu déconcertante seulement par la singularité de ses modulations.

Entre tout ce que je connais de la musique russe, cet opéra de Mousorgsky est la seule œuvre que j’aie eu plaisir à connaître. C’est d’ailleurs, d’après M. Trifonof, l’œuvre capitale de l’auteur.

Modeste Mousorgsky est né en 1839, dans le gouvernement de Pskof. Ses parens le destinaient à l’armée, et de fait, au sortir de l’école militaire, le jeune homme fut nommé sous-lieutenant dans un régiment de la garde. En 1857 il fit la connaissance du compositeur Balakiref, qui, frappé de ses dispositions musicales, lui apprit l’harmonie et le contre-point. Mousorgsky donna sa démission de l’armée, pour pouvoir travailler plus à l’aise. Mais comme il était pauvre, et que sa musique ne lui rapportait rien, il dut bientôt accepter un petit emploi dans l’administration. Il avait, en outre, le malheur d’être ivrogne, ce qui, joint à sa pauvreté, lui fit mener une vie assez misérable. C’est seulement en 1870 qu’il trouva le moyen de se mettre au travail. Il employa quatre ans à composer son Boris Godounof, qui fut joué en 1874, et tout de suite attira sur lui l’attention du public.

Encouragé par ce succès, il entreprit simultanément deux œuvres nouvelles, un opéra bouffe sur le sujet d’un conte fantastique de Gogol, et un grand opéra historique, Chovanschina. Mais sa santé s’était altérée, ses habitudes d’ivrognerie avaient grandi. Et il est mort le 16 mars 1881, dans un hôpital militaire de Saint-Pétersbourg, sans avoir pu achever ni l’un ni l’autre de ses deux opéras.


T. DE WYZEWA.

  1. M. Dolaveau a publié, dans la Revue des Deux Mondes, le 15 juin 1857, un grand article sur Aksakof et sa famille.
  2. Les Souvenirs de Mme Smirnof sont écrits en français, dans un style de conversation parfois incorrect, mais assez agréable.