Les Ribaud/01

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Eusèbe Sénécal & Cie (p. 1-18).

I

À « LA HURONNE »

Il ne reste plus d’autres vestiges, à Chambly, de l’ancienne petite auberge « La Huronne » qui faisait autrefois le coin des deux routes conduisant à Longueuil et à Saint-Jean, que quelques pierres encore enkystées de mortier, auxquelles va se buter parfois le pied distrait du piéton.

Elle n’était pas somptueuse alors, en dix-huit-cent trente-quatre, la petite auberge ! Mais quand on entendait les chocs des verres sur le comptoir, les éclats de chansons qui jaillissaient des fenêtres ouvertes, quand on y voyait les chevaux fumants arrêtés devant la porte, la cour remplie d’un va et vient affairé, plein de vie, elle vous donnait l’illusion du branle-bas d’un immense hôtel.

Le père Latreille, toujours important, empressé, sous son petit bonnet de propriétaire, lui avait fait cette vogue étonnante.

Dans ses rapports quotidiens avec les bureaucrates, les patriotes, les Anglais, les Canadiens, jamais ce qui lui pénétrait dans l’oreille n’en sortait. Il était d’une discrétion de coffre-fort.

Aussi personne ne se gênait de parler librement devant lui et son auberge était ainsi devenue un rendez-vous très couru.

Il y avait déjà des grondements dans l’air, à cette époque enfiévrée. Les jeunes comme les vieux se sentaient des élans d’enthousiasme et de liberté. Pauvres grands cœurs.

Et à Chambly plus qu’ailleurs, quand les soldats en caserne défilaient en compagnies triomphales, tambours battant, fusils à l’épaule, sabres flottant, si les enfants, se serrant inquiets et effrayés aux genoux de leurs pères, demandaient qui l’on voulait tuer, ils entendaient cette réponse : N’aie pas peur, va, nous en avons des fusils, nous aussi.

De ces pères-là qui avaient inoculé à leurs enfants toute leur âme de patriote, tout leur courage, tout leur orgueil de Français, le vieux docteur Ribaud en était le type le plus ardent comme le plus parfait.

Sa belle tête grisonnante, solidement plantée sur des épaules encore moins larges que son cœur, résumait tout l’homme.

Caractère ferme et sans tache, pour le vieux docteur, donner la main c’était donner le bras, et quand il la tendait grande ouverte à ses concitoyens Viger, Lambert, Franchère, Gosselin, Boileau, tous ces grands cœurs qui s’échauffaient déjà aux paroles brûlantes et patriotiques de Papineau, c’était son bras en appui qu’il donnait, c’était son aide et ses sympathies.

Ça n’existe plus aujourd’hui, vraiment, ces vieux gentilhommes sans autre blason que celui de leur noblesse d’âme. Bien que jeunes nous sommes déjà apathiques, anémiés, nos épaules sont faites au joug, et les belles vertus qui bouillonnaient autrefois chez nos ancêtres ne nous ont laissé que des scories.

Le docteur Ribaud était veuf.

Il partageait son amour sans borne entre deux enfants, une fillette de quinze ans, Madeleine, dont il faisait l’éducation lui-même, et Gabriel, un charmant garçon de vingt ans, doublure parfaite, physique et morale, du père.

Quand le vieux docteur rentrait à son foyer de courses pénibles chez ses patients de la campagne au loin, il se sentait heureux et attristé pourtant. Heureux de ces deux enfants qu’il adorait, qu’il caressait orgueilleusement, qu’il admirait sans réserve ; attristé aussi au souvenir de sa femme, souvenir qui lui mettait souvent les yeux humides et qu’il sentait encore voltiger dans sa maison après dix ans de veuvage.

Néanmoins, dans un recoin de son cœur, il y avait aussi place pour une autre amitié ; une vieille amitié sincère et tendre qui s’était constamment vivifiée avec les années. C’était celle qui l’unissait au curé de la paroisse, l’abbé Michaudin.

Vieux comme lui, franc et bon comme lui, soulageant comme lui les douleurs, pleurant souvent avec lui auprès des mêmes misères, partageant parfois le même siège de voiture dans leurs courses aux malades, il s’était fait une soudure admirable et charmante entre ces deux hommes dans le coudoiement de leurs vies identiques.

Bien n’arrivait de joyeux ou de triste à l’un que l’autre n’en fût en même temps heureux ou affligé.

Les enfants du docteur étaient presque ceux du curé, et quand celui-là voulait se rendre compte du succès de ses leçons, il les soumettait à l’examen de celui-ci.

Cette liaison était vraiment touchante.

 

— Tu sors, Gabriel ?

— Oui, père, si vous le permettez, j’irai m’amuser un peu chez Latreille.

— Mais, mon Dieu, ne crains-tu pas ? chez Latreille, c’est chez l’aubergiste ; tu es jeune, une mauvaise habitude est si vite prise… tu sais… sois prudent.

— Père, vous avez confiance en moi ?

— Oui, j’ai confiance en toi… sans ça…

— C’est que nous allons simplement faire une partie de cartes, quelques amis… Les soldats anglais y vont aussi, et chantent… Ah ! ce n’est pas, cependant, que je les aime plus que vous ne les aimez, père, mais…

— Mais quoi… comment ?

— Ah ! je sens bien, va, qu’ils vous font mal au cœur, ces gens-là… et si jamais…

— C’est bon… tu es un brave… et je t’aime bien.

Gabriel sorti, le docteur Ribaud songea.

Oui, c’était bien vrai qu’il ne les aimait point les habits rouges. Son père était mort en se battant contre eux à Waterloo ; lui-même avait fait volontairement un certain stage militaire et il avait reçu une éducation qui l’avait habitué à regarder l’Anglais comme un ennemi héréditaire.

Qu’y avait-il d’étonnant à ce que son fils eût compris d’instinct ces sentiments intimes.

Et puis, ces cris de liberté, ces appels patriotiques, ces discours enflammés, qu’on entendait et qui échauffaient déjà les masses, surtout dans ce coin de pays, foyer de dévouement et de patriotisme — la vallée du Richelieu — lui mettaient à l’œil des éclairs particuliers.

Gabriel avait compris tout ça, avait hérité de tout ça, de sa bonhomie charmante, de son indomptable susceptibilité d’honneur, comme il avait pareillement hérité de ses inflexions de voix, de son bon rire en fusée, jusque de ses tics même que le vieux docteur reconnaissait avec un plaisir caché.

Quand Gabriel pénétra dans l’auberge « La Huronne, » quatre ou cinq amis, — Gaston de Grosbois, Charles Larocque, Jules de Martigny, Arthur Lemieux, — l’attendaient déjà.

Il était très populaire parmi eux. Son excellente nature, brave et généreuse, ne lui attirait partout que des sympathies.

— Je tiens ma revanche, ce soir, dit gaiement Gaston. Je me sens une veine…

— Allons, tant mieux… ça nous fait de la peine, après tout, de te malmener ainsi tout le temps… un si bon garçon… n’est-ce pas, Jules ?

— Absolument… aussi nous allons lui donner une chance, reprit ironiquement Jules, avec un clignement d’œil… Ho ! père Latreille, une demi-bouteille de votre petit bleu et les cartes.

Et les amis passèrent dans un compartiment latéral.

Ce compartiment, — une petite chambre bien simple, une table au milieu, un sofa éventré dans un coin des chaises — représentait, dans « La Huronne, » le lieu des confidences, des conspirations et des combinaisons secrètes.

On pouvait saisir, aux images suspendues ou collées aux murs, aux caricatures, aux vieux tableaux accrochés ici et là, bizarrement, sans symétrie, la légende comme le caractère cosmopolite de l’auberge.

Papineau, les cheveux droits sur la tête, regardait en face le gouverneur Aylmer ; Nelson, le Nelson de Trafalgar, un coin de la bouche brûlé et charbonné par une main impitoyable, tournait avec mépris le dos à un calendrier de la Minerve ; dans un coin, Mgr Lartigue, à qui on avait crayonné des moustaches, gardait une expression sévère et peu en place dans cette hôtellerie.

À côté et plus bas, une vieille photographie du premier bateau à vapeur, « l’Hudson. » Puis, disséminées partout, peintes de pipes et de bouteilles, des annonces de bière, de tabac, de rhum, de jamaïque des maisons Molson, Beaudry, Renault, etc.

Nos jeunes gens, habitués sans doute aux décorations bizarres et saugrenues de la chambre, s’installèrent bientôt sans cérémonie.

La partie commença, accompagnée de francs rires, de ces rires de jeunesse si bons et si beaux, où se peint toute la joie de vivre sans soucis, sans remords, sans rien.

À côté, cependant, dans la salle principale, on entendait des éclats de voix ironiques, des apostrophes gouailleuses parsemées de mots anglais.

Les amis prêtèrent l’oreille.

Ce qui faisait tapage, c’était l’entrée en tempête de trois ou quatre soldats, alors en garnison à Chambly et qui, accompagnés du sous-lieutenant Herbert Henshaw, avaient obtenu permission d’une sortie du Fort, pour faire un peu la noce à « La Huronne, » probablement.

— À toi la donne, Arthur.

— En effet… j’ai six points à marquer, n’est-ce pas ?

— Mon brave Gaston, tu ne l’as pas encore, ta veine, dit Gabriel,… du moins, ta veine a de l’athérôme… athérôme, ah ! mon bon, ça te la coupe, ça, hein ? étudie la médecine, tu l’apprendras.

Les amis se mirent à rire.

— Allons toujours… satanés blagueurs, vous verrez à la fin, répondit Gaston.

Pendant que la partie se continuait ainsi, le tapage, à côté, augmentait, et les éclats de voix arrivaient alors très nets, dominant tout le bruit.

C’était le lieutenant, qui, surchauffé, agitait son sabre :

— Nous sommes les maîtres, ici. Rien ne bougera, dans Chambly, que si nous le voulons bien permettre… Depuis les plaines d’Abraham, mes petits agneaux, c’est l’aplatissement, l’obéissance pour vous ; à nous le commandement et le respect.

Et il accentua sa tirade d’un coup de talon insolent.

Le lieutenant Henshaw s’adressait ainsi aux Canadiens ahuris, qui n’osaient point protester.

— Que feriez-vous, d’ailleurs ? continua-t-il avec sarcasme et riant très fort Nous n’aurions que dix louis à donner à vos curés pour vous faire excommunier au premier mouvement et vous tomberiez à genoux ou à quatre pattes. Ah ! que ce serait drôle !

Quelqu’un répliqua sourdement, mais pas plus.

Les amis, distraits et visiblement agacés, surtout Gabriel, continuaient leur partie d’une manière machinale.

La voix d’un soldat reprit :

— On parle de révolte, de soulèvement ; mais vous n’avez pas seulement une tête. Ce serait vous faire mettre en bouillie à la première rencontre. Quand nous aurons besoin de bourres pour nos fusils, nous nous battrons avec les Canayens ; nous en ferons du papier mâché.

Puis, le lieutenant de nouveau :

— Qu’est-ce que c’est que votre Chénier, votre Papineau ?… des engueuleurs, des acrobates, des vrais farceurs. Il y a Nelson peut-être, et encore c’est un Anglais… Un bon petit coup de canon et tout ça rentre en terre comme des mulots……

Non, pas une tête, pas une cervelle, pas ça…… et il fit claquer son index.

— D’ailleurs, on s’embête ici, continua-t-il, et on aimerait ça de fricasser quelques petits Canayens…… Ho ! père Latreille, versez-nous à boire.

Puis, se tournant vers ses compagnons :

— Buvons à la santé de leur grrrrand Papineau ! Et ils pouffèrent de rire tous les quatre.

La partie de cartes était tout à fait interrompue.

Tout à coup on vit Gabriel Ribaud fouiller précipitamment dans ses poches, en tirer son crayon, choisir l’as de cœur dans le paquet de cartes étendues, y tracer son nom, puis enfilant brusquement dans la salle, l’œil en feu, tout droit parmi les assistants :

— Ah ! les Canadiens n’ont point de tête, lieutenant, eh bien, ils ont du cœur au moins.

Et, lui arrachant des mains le verre qu’il se préparait à vider, il lui en jeta brutalement le contenu à la face.

— Voici ma carte, lieutenant, acheva-t-il, et maintenant, allons, dehors, filez.

Cette action de courage avait subitement réveillé la colère des spectateurs, et, dans cette transition bête de la peur lâche à l’audace brutale, tout le groupe de Canadiens voulut se ruer sur le lieutenant.

— Non, permettez, messieurs, ceci me regarde, fit Gabriel avec un grand calme et en s’interposant dignement.

— C’est une rencontre que vous voulez, demanda le lieutenant.

— Oui, ou des excuses complètes.

— Alors, tant mieux,… je vais m’amuser plus tôt que je ne le croyais, reprit-il encore gouailleur.

— Oh ! dépêchez, ou je vous rentre immédiatement vos injures dans la gorge, répliqua Gabriel au comble de la colère, cette fois.

— Très bien, soyez demain sur l’Île Verte à huit heures avec vos témoins ; j’y serai. Comme j’ai le choix des armes, je prends le pistolet…

— J’accepte tout, acheva Gabriel.