Les Ribaud/09

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Eusèbe Sénécal & Cie (p. 165-185).

IX

AIME-LE, MADELEINE

— Au nom de mes cheveux blancs, m’a-t-il dit… au nom de ton père, je te le défends… C’est vrai… François peut parler ainsi au nom de mon père… il en a le droit, lui qui a blanchi au service de ma famille, qui lui a donné tout son dévouement, tout son cœur, toute sa vie,… qui m’a tenue petite sur ses genoux, et que grande je respecte et je vénère encore… et je n’irai pas.

— Je n’irai pas, c’est bon. François, au nom de mon père, dont il connaît le caractère rigide et orgueilleux, ne veut point que j’aille humilier l’orgueil de mes compatriotes et de ma famille devant un officier anglais, c’est bon, j’accepte et suis prête à obéir. Mais, auparavant, il faut que Dieu fasse un miracle ; il faut qu’il m’arrache du cœur l’amour qu’il y a laissé entrer et s’enraciner, comme il faut qu’il arrache du cœur de Percival l’amour qu’il a pour moi.

Autrement, si je devais l’aimer quand même, s’il allait m’aimer encore lui aussi, je sens que je n’aurais jamais la force de refuser de le suivre, même ennemi, même meurtrier des miens, et que, sur seulement un signe de sa main, j’irais à lui, dans ses bras, et il est de mon orgueil, de mon honneur aussi, à moi, que je n’aie pas à rougir devant ma conscience d’une pareille indignité.

— Oui, il faut que Dieu m’accorde ce miracle.

Et Madeleine, très vite, comme pour s’étourdir et ne pas reculer devant sa propre détermination, s’enveloppa dans un manteau long et épais et prit la route de l’église de son village.

Derrière une rangée de vieux sapins en cône sentant la résine, au milieu d’un bosquet d’érables dont les branches faisaient des stries irrégulières sur les murailles, elle l’aperçut bientôt.

Retirée du chemin, discrète, presque timide, elle ne pointait pas vers le ciel, la petite église, de ces clochers orgueilleux et luisants, mais un humble petit clocheton fenestré à travers lequel les volées des cloches faisaient alternativement des jours et des ombres.

Sous les rebords du toit, les hirondelles et les moineaux avaient bâti leurs nids ; ils y picoraient, dans un gazouillis fraternel, des débris de mortier effrité, se disputaient en piouittant les brins de mousse et de lichen séchés aux fentes des lézardes, becquetaient les gouttes d’eau aux gouttières.

Ils étaient là abrités, nourris et abreuvés. C’était tendre et naïf, doux et bon. On y sentait la Providence.

Vrai, l’église de Chambly ressemblait à son curé, l’abbé Michaudin. Il y a parfois de ces ressemblances singulières entre l’homme et la chose.

Car, de l’avoir vu tant de fois et depuis si longtemps, l’excellent homme, se promener, son bréviaire à la main, sous les vieux sapins, fouler les feuilles mortes avec un froufrou de soutane, saluer les passants d’un bon sourire, il semblait que sa physionomie débonnaire avait déteint sur l’église.

Et ils avaient ainsi vieilli tous deux, se couvrant, l’un de cheveux blancs, l’autre de mousse ; leurs voix s’étaient fêlées dans les mêmes appels ; et les éraillures de la soutane du curé n’étaient que de la franche sympathie envers les fissures du toit de l’église.

Rien n’est grand, rien n’est solennel comme une humble église de campagne. Et, devant ces murs froids et nus qui inspirent en entrant des pensées qui ne sont déjà plus de la terre, Madeleine ressentit une impression jamais reçue auparavant, comme une sensation d’abandon irrémédiable. La lourde porte, violemment refermée d’elle-même avec un fracas qui courut en échos le long des voûtes aux cintres surbaissée, lui fit peur aussi, et elle se jeta, écrasée plutôt qu’agenouillée, dans une banquette.

Quel calme, quelle solitude mystérieuse pour prier !… sans entendre bruire même un souffle.

Madeleine leva son regard chargé de suppliante douleur vers la petite lampe du sanctuaire qui clignotait, au fond… sans bruit. C’est la lampe qui veille toujours, la lampe qui perce de ses rayons les consciences les plus sombres ; c’est la lampe qui éclaire les âmes ballottées dans la nuit ; c’est la lampe qui chasse les ténèbres devant les désespérés de la vie ; c’est la lampe qui découvre aux meurtris de la route à ceux qui se sont déchirés, écorchés, aux ronces et aux cailloux du chemin, les véritables clartés, et Madeleine était venue s’adresser à elle.

— Faites, mon Dieu, dit-elle, que Percival…

Elle reprit, avec un soupir :

— Faites, mon Dieu, que Percival ne m’aime plus ; faites aussi en même temps que je n’aime…

Elle s’arrêta, terrifiée.

— Non… non… je ne le veux pas, je ne le veux pas… je ne le puis pas non plus. Lui, ne plus m’aimer, c’est bon ; … mais moi, ne plus l’aimer… Non, mon Dieu, ne me l’accordez pas ;… ne m’écoutez pas…

Et elle cacha ses yeux sous sa main, pour ne pas voir la petite lampe qui brillait toujours, là-bas… Elle avait peur, maintenant, que Dieu n’eût entendu sa prière.

Comme toutes les femmes, Madeleine, dans son grand cœur, était prête à se sacrifier… Ne plus être aimée… elle l’acceptait, puisque toute la douleur n’aurait été que pour elle ; … mais elle, ne plus l’aimer… Il lui sembla que c’était le faire souffrir, qu’elle voyait le regard de reproche de Percival douloureusement fixé sur elle… et elle ne se sentait pas la force de dire : je ne veux plus t’aimer.

En même temps, la petite porte grillée qui reliait, à gauche de l’autel, le sanctuaire à la sacristie, s’ouvrit devant l’abbé Michaudin.

Il était quatre heures. L’heure où le vieux curé venait faire, en ces jours de deuil de novembre, son oraison habituelle en souvenir de ses ouailles disparues.

Il s’agenouilla, pria quelques instants en prosternation, puis se relevant bientôt, il s’avança vers Madeleine et s’assit à côté d’elle.

— Tu as du chagrin, dit-il… Je t’ai longuement regardée à travers la grille et j’ai remarqué combien tu étais souffrante et attristée… Voyons, dis-moi, à moi ton vieux curé, ton vieil ami, pourquoi tu as cette tristesse,… pourquoi tu es ici ?

— Je venais demander à Dieu un miracle.

— Un miracle ? Madeleine…

— Est-ce qu’il ne s’en fait pas ?

— Mon Dieu, oui… non… oui,… encore faut-il que ceux qui les demandent, soient de grands saints…

— Et je ne suis pas une grande sainte, n’est-ce pas ?

— Je ne dis pas non, Madeleine… mais enfin, ne compte pas trop sur ton miracle…

— Oh ! que je suis contente !… j’avais peur de l’obtenir, maintenant…

— Mais quel est donc ce miracle qu’on demande et qu’on est heureux ensuite de ne pas obtenir ?… Tu me dis des choses, Madeleine…

Et Madeleine, hésitante devant l’aveu qu’il lui fallait faire, fixa un regard pensif et vague sur une maquette du petit chemin de croix qui ornait les murs de l’église et elle n’ajouta pas un mot.

— Je me doute de quelque chose, reprit le curé… Les jeunes filles ne demandent ainsi des miracles que quand elles aiment… N’aimes-tu pas un peu, Madeleine ? ajouta-t-il avec un bon et fin sourire… n’aimes-tu pas un peu ?…

— Oui, j’aime, répondit-elle franchement, contente cette fois de mettre son cœur à nu, non seulement un peu, mais beaucoup, mais trop… et c’est cet amour que je voulais rompre… que je venais demander à Dieu, dans votre petite église, de briser au moyen d’un miracle.

— Et tu crois qu’il faille un miracle pour ça, mon enfant ?

— Il en faut un.

— Et pourquoi d’abord vouloir briser ton amour ? Est-il donc si honteux ? Est-il donc si déshonorant cet amour ?

— Ah ! monsieur le curé, c’est déjà un miracle que je vous aie rencontré, ici, seul, sous le regard de Dieu, et vous allez, de votre cœur et de votre main, me, tracer ma route… Je me sens si perdue, si bouleversée…

— Qui aimes-tu donc, Madeleine ?

Elle, sans hésiter :

— J’aime le capitaine Percival Smith, monsieur.

Le vieux curé le savait, ah ! le savait mieux qu’elle, peut-être même avant elle. Et, comme il ne disait rien, Madeleine reprit :

— Le connaissez-vous ?

L’abbé Michaudin se reportant subitement d’esprit à quatre années auparavant, à l’Île Verte, répondit :

— Oui, je l’ai déjà vu.

— C’est mal de l’aimer, n’est-ce pas ? Je sens qu’avec votre cœur de patriote et de Français, vous allez me condamner, vous aussi.

— Te condamner, Madeleine ?… peut-être… Mais auparavant, écoute-moi bien. Tu veux que je te trace la route à suivre ; quelle qu’elle soit, la suivras-tu ?

— Grand Dieu !… la suivre… la suivre quand même, la suivre quelle qu’elle soit, la suivre si elle devait me conduire d’un côté et lui de l’autre… Le pourrais-je ?

— Tu le pourras, Madeleine, si tu es bonne.

— C’est bien, je vous le promets… C’est que je m’en étais tracé un chemin, probablement bien différent de celui que vous allez m’indiquer… un chemin qui me conduisait au Fort, aux pieds de Percival… J’avais pris la résolution d’aller lui demander, au nom de notre amour mutuel, de ne point se battre demain contre mes compatriotes… car ils vont se battre, monsieur le curé…

— Je le sais.

— …de ne point commander ses soldats dans la bataille contre les nôtres… et François, au nom de l’orgueil national, au nom de mon père, m’a défendu de le faire. La fierté de sa race et de la mienne lui donnait peut-être le droit de me conseiller ainsi, mais est-ce que la fierté de mon amour, de mon amour plus grand que tous les orgueils réunis, est-ce que la fierté de ma conscience ne me commandait pas aussi à moi d’empêcher qu’il y eût du sang entre Percival et moi ?… Et cependant j’avais résolu d’obéir à l’ordre de François, de subordonner mon amour à l’orgueil de mon père et j’étais venu demander à Dieu de briser par miracle cet amour ; mais, mon bon curé, quand j’ai voulu ouvrir la bouche, je ne me suis pas senti la force… pas seulement la force d’aller plus loin.

— Tu es une noble jeune fille, Madeleine… mais il ne faut pas que la sincérité de ton cœur s’abuse sur les sentiments de ton père. Il ne faut pas qu’un seul mauvais souffle effleure ton âme et rapetisse à tes yeux le caractère pourtant si beau de ton père… Son orgueil, dis-tu ? T’a-t-il jamais rien dit, Madeleine ?

— Non, jamais, et ce n’est que d’hier que je me représente tout ce qu’il y avait de reproches muets sur sa figure.

— Ah ! ces reproches muets, si tendres et si doux que c’étaient encore des caresses, ces reproches muets si longtemps refoulés au fond de son cœur… sois forte, Madeleine, je dois t’en apprendre la véritable raison.

Le vieil abbé avait calculé le coup qu’il allait porter ; mais l’amitié sincère, l’admiration sans borne qu’il avait pour son ami le docteur, ne l’avaient pas laissé hésitant une minute devant cette chose navrante qu’il venait de constater : une enfant qui met sur le compte d’un excès d’orgueil tout ce qu’il y a de tendresse généreuse, de dignité admirable et fière dans le cœur de son père. Et cette enfant, c’était Madeleine, ce père, le docteur Ribaud.

Le bon vieux curé s’approcha doucement de Madeleine.

— Tu m’as dit que tu l’aimais bien n’est-ce pas, ton capitaine ?

— Si je l’aime !… Pourquoi me le faites-vous répéter ?

— Alors, tant mieux, se murmura tout bas le curé, puis tout haut, il reprit :

— Ah ! je ne t’aurais jamais dit, Madeleine, ce que je vais t’apprendre, mais il me faut te convaincre que ce n’est pas par excès d’orgueil ni uniquement à cause de ses antipathies de race que ton père te paraît sévère… C’est que tu ne sais pas que son père à lui, le général Ribaud, — ton grand-père à toi — est mort pour la défense de son pays dans un combat contre les Anglais. Crois-tu qu’il ne devait pas sentir quelque chose contrister son cœur, blesser sa piété filiale en te voyant aimer justement un ennemi de sa race et de sa famille ?… C’est que tu ne sais pas non plus que ce pauvre Gabriel, que tu pleures, que nous pleurons, dont nous étions si orgueilleux, n’a pas été tué dans un accident de chasse, selon qu’il t’a été dit, mais qu’il est mort, lui aussi, sous une balle anglaise, dans un duel où Percival Smith était l’un des témoins de son adversaire… Compare maintenant, Madeleine, ton orgueil et ton amour à l’orgueil et à l’amour de ton père…

Mais, celle-ci n’écoutait plus. Elle était restée immobile, insensible, oppressée à en mourir sous le coup de ces révélations inattendues.

Gabriel tué… Gabriel, dont le souvenir ne la quittait jamais, tué… et elle s’imagina qu’elle aimait presque son meurtrier. Elle sentit qu’il se brisait quelque chose dans son cœur… Il lui monta aux lèvres une suppliante invocation où se traduisait tout son désespoir, tout le bouleversement de son âme.

— Mon pauvre curé, soupira-t-elle, si vous saviez, si vous compreniez combien je suis malheureuse.

— Jamais je ne t’aurais appris ces choses, reprit le curé en lui tenant les mains dans les siennes, mais ma pauvre Madeleine, c’était mon devoir de le faire et tu en serais morte que je n’aurais pas reculé. Il vaut peut-être mieux que tu souffres… la souffrance aussi grandit l’amour.

— Grandir mon amour !… Mais c’est le briser, l’anéantir qu’il faut… Je me fais horreur à moi-même ; j’ai honte ; je me représente le sentiment général de mépris que je dois soulever autour de moi ; et quand, réalisant tout ça, je veux me raidir pour y échapper, un nom, un seul nom me traverse l’esprit et je me sens vaincue, écrasée… Ah ! si vous compreniez ce que c’est, mon bon curé, que d’aimer.

Celui-ci resta un instant rêveur.

— Je comprends, va, Madeleine… N’as-tu jamais songé que j’ai été jeune comme toi ; que je n’ai pas toujours porté cette soutanelle de deuil ? J’ai révé moi aussi ; j’ai pleuré moi aussi. Mes cheveux n’ont pas toujours été blancs ; j’ai eu vingt ans, Madeleine, ils sont bien loin, n’est-ce pas ces vingt ans, mais quand je frappe sur mon vieux cœur meurtri, je les fais renaître si vivants qu’ils ne me paraissent plus que d’hier. Ah ! oui, je comprends bien.

Et de la paupière du pauvre curé — dont la figure avait pris une expression de douce, de suave résignation, sans le moindre fiel — une larme jaillit tout à coup.

— Mais alors, si vous comprenez, comment pourrais-je briser mon amour ?

— Tu ne le pourras pas, Madeleine, car ça ne se brise pas.

— Que me dites-vous ?

— Ça ne se brise pas… et tu dois l’aimer encore, Madeleine.

— Vous me conseillez ça, vous, mon curé ?

— Je te l’ordonne aussi. Tu m’as promis de suivre la route que je te tracerais, quelle qu’elle fût. Eh ! bien, aime-le. Il est bon, il est généreux, il n’a jamais rien fait vis-à-vis ta race ou ta famille qui ne lui ait été commandé par son devoir et sa propre loyauté de soldat. Il t’aime autant que tu l’aimes

Mais… mon père… Gabriel… interrompit Madeleine.

— Qu’importe. Aime-le.

Et le bon curé étendant la main vers le sanctuaire où scintillait encore la petite lampe :

— Il y a là quelqu’un, Madeleine, à qui il faut toujours obéir.