Les Riches depuis sept cent ans/01

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Les Riches depuis sept cent ans
Revue des Deux Mondes5e période, tome 31 (p. 861-886).
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LES
RICHES DEPUIS SEPT CENTS ANS

I
LES MILLIONNAIRES D’AUTREFOIS

Les richissimes d’aujourd’hui sont six fois plus riches ou, à fortune égale, douze fois plus nombreux que les plus riches personnages de l’ancien régime ; ils sont dix fois plus riches ou vingt fois plus nombreux que les plus opulens princes des temps féodaux. L’affirmation surprendra peut-être ; les pages qui vont suivre en montreront l’exactitude. Qu’il me soit permis tout d’abord d’en dégager une conclusion.

Les chiffres ne seraient en effet qu’une statistique vaine si l’on ne précisait les faits que ces signes nous révèlent et les lois qui en dérivent. C’est ainsi que l’histoire des chiffres devient à nos yeux la plus grosse part de l’histoire des hommes : celle de leurs intérêts, de leur vie privée ; le reste, l’histoire « publique, » étant de moindre conséquence, quoiqu’elle paraisse davantage. S’il est vrai que les richissimes contemporains soient bien plus riches, et surtout bien plus nombreux, que ceux d’autrefois, à quoi cela tient-il ? Comment cela s’est-il fait ? Qu’est-ce que cela prouve et qu’en doit-il résulter ?

Le XIXe siècle, où s’est fondée l’égalité dans les codes, a vu croître l’inégalité dans les fortunes. Mais si le même siècle, où s’est fondée l’égalité politique, a vu surgir et croître parallèlement des inégalités économiques, inconnues des siècles passés, cela ne prouve-t-il pas que les révolutions politiques et les phénomènes économiques sont indépendans les uns des autres, qu’il n’y a point entre eux de connexité nécessaire, encore moins un rapport de cause à effet ?

En abordant cette quatrième étape de notre exploration rétrospective dans la France privée, jusqu’ici obscure[1], nous constatons qu’une fois de plus s’y trouvera vérifiée la loi, déjà formulée au cours de ces études et corroborée par les fluctuations de l’argent, de la terre et des salaires. Cette loi reçoit ici une nouvelle et éclatante confirmation. Non seulement le bien-être économique peut coïncider avec le malaise politique, ou, inversement, un peuple peut être misérable avec une constitution excellente, mais il est arrivé que, sur le point même qui lui tient le plus à cœur, notre démocratie, passionnée pour le nivellement politique, s’est vue contrainte, par ses intérêts, d’élever dans son sein des altesses économiques plus éminentes que toutes celles des monarchies abolies.

L’histoire de l’Argent et de la Terre nous apprend par quelles évolutions fatales les capitalistes de jadis, sous un régime qui leur était politiquement favorable, ont été dépouillés de leurs biens : les fortunes mobilières furent comme broyées et réduites en poussière par la triple baisse combinée de la livre monnaie, du taux de l’intérêt et du pouvoir relatif de l’argent. De grandes fortunes foncières, c’est à peine s’il en subsiste une demi-douzaine ayant plusieurs siècles d’origine.

La comparaison des salaires avec le coût de la vie, aux diverses époques, nous révèle que la condition des travailleurs, après des alternatives multiples de prospérité et de misère, a progressé au point que l’homme vivant du labeur de ses bras est aujourd’hui moitié plus riche que son aïeul. Mais aussi, dans l’histoire des salaires, nous voyons les révolutions « politiques » incapables d’améliorer le sort des paysans et des ouvriers ; en effet, de 1790 à 1850, les classes laborieuses, socialement grandies et dotées de tous les droits qu’elles possèdent aujourd’hui, demeuraient cependant, au milieu du XIXe siècle, dans un état matériel identique et peut-être inférieur à celui où elles étaient à la fin du XVIIIe siècle, parce que la vie avait encore enchéri plus que le prix du travail. Seules les découvertes scientifiques ont su, de 1850 à 1905, prodigieusement enrichir la masse des ouvriers, en doublant leurs recettes sans presque augmenter leurs dépenses.

Nous verrons, dans la présente étude, quelle force inéluctable a créé de nouveaux riches, comment il s’est constitué, « nécessairement » de nouvelles fortunes, en plus grand nombre et de chiffres beaucoup plus élevés, qu’il ne s’en était trouvé depuis saint Louis jusqu’à Napoléon. C’est là un fait « naturel, » puisqu’il s’est produit en dehors des lois politiques et même, semble-t-il, contre ces lois. Aussi la « politique » est-elle révoltée contre ce fait. Quoique les Français actuels aient deux fois plus de jouissances que leurs pères et qu’ils consomment beaucoup plus de tout, sauf peut-être de la joie, — parce que nul encore n’a su fabriquer de la joie à la mécanique, — un parti s’est fondé pour leur apprendre qu’ils étaient « déshérités » et, naïf en son ignorance, prétend créer la richesse par voie législative. Cependant, il n’est au pouvoir d’aucun parlement ni de la décréter, ni de l’abolir et d’organiser la « médiocratie » pécuniaire. Les lois écrites ne gouvernent pas tout en ce monde ; elles règlent même assez peu de choses. C’est là ce que l’histoire nous oblige à confesser.

Les enrichissemens individuels s’étaient opérés au moyen âge non par la force de la loi, mais par la loi de la force ; par le déplacement de la richesse existante, et non par la création de richesses nouvelles. Même, lorsqu’elles prenaient leur source dans la violence, les grandes fortunes détruisaient des richesses autour d’elles, en même temps qu’elles en concentraient à leur profit. Ce mode d’enrichissement était donc funeste à la communauté. Celle-ci pourtant ne se plaignait pas autant de la « richesse-fléau » d’autrefois, qu’elle réclame contre la « richesse-bienfait » du temps présent. La politique affirmait naguère que les inégalités étaient naturelles et le peuple, dès lors, les croyait justes. De nos jours, la loi les proclame injustes parce qu’il plaît à l’opinion de les estimer déraisonnables. Cependant l’inégalité d’autrefois n’était pas un bien, et celle d’aujourd’hui n’est pas un mal social. Mais, singulière ironie du progrès, la résignation de nos pères masquait à leurs yeux des maux réels, et l’inquiétude de nos contemporains leur engendre des maux imaginaires.

Deux sortes d’opulences s’étaient succédé durant six cents ans, de 1200 à 1800 : au moyen âge, il semble que la collectivité ait dû payer sans compter ce dont elle avait le plus besoin : l’ordre, la sécurité, la paix. A qui donnait… ou promettait ces biens primordiaux, allaient de droit l’argent, avec la puissance et la gloire. L’homme d’argent, c’est l’homme de force, le guerrier qui a réussi. L’homme de douceur, — abbé ou évêque, — dont la crosse balance et contient l’épée, — obtient aussi quelques cadeaux qui se répartissent sur une caste. Mais toute personnelle est la conquête du baron. Il a gagné, il a droit de jouir du butin, de la portion du sol qui lui appartient ; propriétaire des gens comme des choses, et tirant du tout le meilleur parti, en économiste plus ou moins habile, tantôt avide et tantôt débonnaire, fastueux parfois et parfois thésauriseur, jusqu’à ce qu’un plus fort le dépossède et le remplace. Tels furent les riches du moyen âge.

Lorsqu’ils eurent tous été dépossédés et remplacés par un suzerain unique qui, ne tolérant plus d’autre force que la sienne, rendit l’ordre obligatoire et la sécurité banale, il fallut organiser le « faire-valoir » de cette seigneurie énorme, d’allure et d’espèce nouvelle, que l’on nommait l’« État. » Bon gré, mal gré, la collectivité paya pour avoir la guerre extérieure, comme elle avait payé précédemment pour avoir la paix intérieure, et, tondue d’assez près pour la gloire, elle récompensa amplement les intermédiaires indispensables qui savaient comment la tondre, et se chargeaient de l’opération : maltôtiers, partisans, collecteurs et trésoriers de haut grade. Ceux-ci acquirent, de Henri IV à Louis XVI, des fortunes de princes féodaux, plus liquides et moins périlleuses à défendre, sauf l’exemple unique de ce maladroit de Fouquet qui paya pour tout le monde. Tels furent les riches des temps modernes.

A la fin du premier Empire, lorsque toutes les opulences notables de l’ancien régime parurent avoir été balayées par la Révolution, que les illustres bénéficiaires des largesses de Napoléon eurent été réduits à la portion congrue et que les mémoires des fournisseurs de la Grande Armée eurent été rabattus et réglés chichement par un gouvernement sans entrailles, il sembla, dans ce pays nivelé, ordonné, voué par la loi au morcellement des héritages, ne plus rester place pour aucune des ascensions financières dont on avait gardé le souvenir.

Cependant il plut à la collectivité de payer ceux qui organisaient, non ses gendarmes ou ses impôts, mais son bien-être, ses jouissances privées. A qui sut lui fabriquer quelque marchandise nouvelle ou lui vendre à bas prix quelque objet jadis cher, susciter et satisfaire un désir assez durable pour devenir un besoin, augmenter par cette production la richesse publique, le public donna pour récompense une part de cette richesse accrue, part incomparablement plus grande que celle des soldats couronnés du temps chevaleresque, ou des pourvoyeurs de budget du temps monarchique. Tels sont les riches du temps présent.

Nous verrons plus tard, en détaillant leurs dépenses, en les comparant à celles des anciens privilégiés de l’argent, que ce n’est pas seulement la source de l’opulence qui a changé, mais que c’est aussi son emploi. Par ce qui caractérise la richesse actuelle, par l’usage que l’on en fait, nous verrons quelles ont été les causes et les conséquences sociales de ces changemens.

Etudions tout d’abord les recettes privées d’autrefois, pour en apprécier le montant, par rapport à celles d’aujourd’hui. Ces recettes, on le sait déjà, ont varié de nature avec les formes de la propriété, les modes de gain et les fonctions appointées ; mais il est facile de les chiffrer en francs actuels en tenant compte, non pas seulement de la valeur intrinsèque des diverses monnaies, mais aussi de la valeur relative d’une même monnaie suivant les époques.

Il ne suffirait pas de savoir que la livre tournois correspondait, en poids d’or ou d’argent, à 20 francs sous saint Louis et à 0 fr. 95 centimes sous Louis XV ; il faut savoir ensuite combien de francs de 1905 valent 20 francs du temps de saint Louis et 0 fr. 95 du temps de Louis XV. Si nous n’avions pris soin d’établir, par un minutieux rapprochement de tous les prix au long des siècles, le rapport du coût ancien de la vie avec son coût actuel, nous ne saurions pas affirmer qu’un individu qui disposait, à tel moment du XIII, du XVe, du XVIIe siècle, d’un kilo d’argent ou d’or pouvait se procurer autant d’objets usuels que notre contemporain possesseur de 4, de 6, de 2 kilos et demi d’or ou d’argent. Nous ignorerions ce que vaut, en puissance d’achat, la même somme à travers les âges.

Nos calculs antérieurs ayant permis de l’établir, avec une certitude suffisante, il nous suffit de multiplier, par un coefficient détermine, une somme ancienne intrinsèquement connue pour avoir son équivalent en francs de nos jours. C’est donc en « francs de nos jours » que nous parlerons ; c’est en monnaie actuelle que nous exprimerons désormais toutes les sommes de jadis, préalablement traduites et converties[2].

Lorsqu’il s’agissait des budgets du manœuvre rural, de l’ouvrier de métier ou du domestique, la comparaison était relativement facile entre le présent et le passé. Les salaires nous fournissaient un élément sûr et précis. Il n’en va pas de même pour la classe qui commence aux petits rentiers, aux petits commerçans, aux petits fonctionnaires, ayant aujourd’hui pour vivre plus de 2 500 francs par an, et qui passe par tous les degrés de l’aisance et de la richesse pour s’élever jusqu’aux revenus, annuels de plusieurs millions de francs. Pour cette classe, les bases de la fortune et la nature du revenu ne sont plus ce qu’elles furent au moyen âge, ni même ce qu’elles étaient sous l’ancien régime. Comparons d’abord, au seul point de vue du chiffre qu’elles atteignent, les fortunes des temps féodaux et monarchiques aux fortunes actuelles.

Il existe présentement, dans notre république, 1 000 personnes ayant 200 000 francs de rentes mobilières ou foncières, sans tenir compte de leurs bénéfices commerciaux ni de leurs gains professionnels. Parmi ces mille, il en est 350 qui jouissent de plus de 500 000 francs de revenus. De ces 350, on en peut citer 120 disposant annuellement de plus d’un million de francs de recettes ; 50 d’entre eux ont un budget normal de plus de trois millions de francs et, sur ces 50, il en est une dizaine qui tirent de leurs capitaux une somme supérieure à cinq millions de francs par an.

Ces chiffres proviennent, il n’est pas besoin de le dire, de documens positifs et principalement, de ceux que fournit l’impôt sur les successions. Pour écarter toute chance d’exagération, j’ai compté chaque succession comme équivalant à une famille, à un ménage, et je n’ai considéré, dans le temps présent, que les capitaux, la « fortune acquise, » tandis que, pour les siècles précédens, les biens que j’analyse sont souvent viagers. Je crois donc ces évaluations plutôt au-dessous de la réalité et assez solides en tous cas pour permettre un rapprochement sincère avec les chiffres du passé.

Or nous ne trouvons personne au moyen âge qui puisse être comparé aux 50 particuliers, formant les deux plus hautes catégories de nos revenus actuels. Personne, du XIIIe siècle jusqu’à la fin du XVIe, n’a possédé plus de 5 millions de rente, ni même de 3 à 5 millions. Seule la dépense de saint Louis en 1251, année de croisade, atteint 3 880 000 francs ; mais ce total, très exceptionnel, ne se retrouve plus les années suivantes. Louis IX n’avait rien d’un prodigue ; la pension de la Reine, sa femme, pour ses dépenses personnelles, était, en 1261, de 40 000 francs. Maintes Parisiennes de nos jours reçoivent davantage de leur mari, dans des ménages qui possèdent un million de rente.

D’après les Comptes de l’Hôtel, en 1316, la dépense de Philippe le Long, l’un des derniers Capétiens directs, était de 2 650 000 francs, dont 1 700 000 francs pour la maison du Roi, 780 000 pour celle de la Reine et 170 000 pour les enfans de France. Peu après la fin de la guerre de Cent ans, en 1450, Charles VII, dans la seconde partie de son règne, se contentait d’un budget de 1 062 000 francs ; Louis XI, trente ans plus tard (1483), disposait pour sa maison d’une somme deux fois et demie plus forte : 2700000 francs ; tandis qu’au XVIe siècle, des princes réputés pour leur faste, ne consacrent à leur personne et à leur cour, François Ier que 1 280 000 francs (1516) et Henri II que 1 141 000 francs (1558).

D’ailleurs, si je rapporte ici les comptes de ces princes, c’est à titre d’indication des frais que pouvait exiger alors une existence royale ; ce ne sont guère des budgets comparables à celui d’un citoyen de 1905. Le Roi disposait du produit de l’impôt, et restait maître de confondre ce qu’il tirait de ses sujets comme « souverain » et ce qu’il touchait de ses domaines comme « propriétaire. » Au XIVe siècle, où le budget de la France, sous Philippe de Valois (1335), atteignait 35 millions de francs, le revenu personnel du monarque s’élevant à 2 650 000 francs, représentait environ 8 p. 180 des recettes de « l’État. » Seulement alors il n’y avait guère d’ « État. » Trois siècles plus tard, à l’avènement de Louis XIV, le budget du royaume était monté à 450 millions et le budget du Roi à 21 millions de francs.

Cette « liste civile, » un peu inférieure aux 25 millions dont jouissait l’empereur Napoléon III, absorbait une part proportionnellement beaucoup plus forte des recettes nationales : 4 et demi pour 100 en 1640, contre un quart pour 100 en 1870. À ces 21 millions de dépenses, le roi du XVIIe siècle n’aurait pu faire face avec les fruits de son domaine privé. L’ancien revenu féodal du « duc de France, » immensément accru depuis l’origine de la monarchie, gardait dans la bourse publique sa place à part et sa physionomie propre : ruisseau qui coulait au milieu d’un fleuve, sans s’y mêler.

Il provenait des sources les plus diverses et en apparence les moins faites pour se trouver réunies, — produit d’une coupe de bois, jouissance d’un évêché vacant, droit sur la vente d’un fief, héritage d’un étranger décédé en France ; — en réalité ces sommes avaient entre elles un lien traditionnel : c’étaient les recettes « seigneuriales, » les mêmes que l’on payait à Louis le Gros ou à Philippe le Bel, dans les mêmes cas, pour les mêmes motifs ; tout ce que le Roi touchait comme suzerain de fiefs. A mesure qu’il annexait de nouveaux fiefs, il touchait davantage ; mais si ces fiefs agglomérés, qui constituent notre France contemporaine, étaient devenus politiquement inaliénables, — suivant la doctrine de la Chambre des Comptes, — cela n’avait pas empêché la Couronne de manger privément son capital, en vendant une très grande partie de ses domaines.

Ces ventes, ou mieux ces « engagemens, » car elles se faisaient toujours « avec faculté de rachat perpétuel, » étaient une manière comme une autre de faire valoir des terres situées à lointaine distance et de tirer parti de redevances en nature qu’il eût été difficile de maintenir et de percevoir exactement. Les engagistes du domaine étaient comme des créanciers hypothécaires à qui l’on eût laissé la jouissance du gage pour le paiement des intérêts de la somme prêtée. Usufruitiers, plus que propriétaires, ils n’avaient pas, à ce titre, la charge des grosses réparations et parvenaient même à se dispenser des petites. Il n’était pas de grand seigneur, de ministre ou de magistrat qualifié qui ne « tînt par engagement » plusieurs terres domaniales. Chacun d’eux, après les avoir achetées le moins cher possible, s’appliquait de toutes ses forces à empêcher le Roi d’y agir en propriétaire, pour les revenus ; à l’obliger d’y agir en cette qualité pour les dépenses.

Toujours pressé d’argent, l’État ne cessa de procéder de la même manière ; en une seule année, il aliénait pour plus de 45 millions d’immeubles et de droits domaniaux, épars sur toute la France : fermes utiles ou seigneuries brillantes, maisons de rapport ou simples étaux de boucherie, boutiques sur un pont ou terrains à bâtir dans la banlieue d’une ville. Tels qu’ils subsistaient au milieu du XVIIe siècle, les biens royaux rapportaient environ 10 millions de francs par an, dont 4 millions venaient des coupes de bois, 1 500 000 de ce que l’on continuait d’appeler le « domaine de France » et le reste des fermes et droits domaniaux d’autres provinces.

La fortune du souverain eût donc à peine suffi, sous l’ancien régime, à payer la moitié de ses dépenses ; or, quoiqu’il ne puisse être fait aucune assimilation pratique entre un roi du XVIIe siècle et un financier du XXe, nous avons en France tel concitoyen qui possède aujourd’hui ces vingt millions de revenus privés, — que Louis XIV n’avait pas, — et qui n’a pas les mêmes frais de représentation que Louis XIV.

Trois personnes ont joui, sous l’ancien régime, d’un budget de 5 millions de rente, mais ce ne furent pas non plus des personnes privées : le duc Gaston d’Orléans et les cardinaux de Richelieu et Mazarin. Monsieur, frère de Louis XIII, longtemps son héritier présomptif et le dernier apanagiste de France, ne tirait de ses duchés d’Orléans, de Chartres et du comté de Blois que 500 000 francs de rentes en terres ; mais les ventes de charges judiciaires et administratives, qu’il avait droit d’effectuer à son profit dans les limites des trois départemens actuels, du Loiret, d’Eure-et-Loir et de Loir-et-Cher, lui valaient 700 000 francs par an et le Roi lui avait octroyé 4 millions de pensions sur divers fonds. A supposer que ces pensions aient été intégralement payées, — ce qui, à l’époque, est assez problématique même pour les plus hauts personnages, — Gaston aurait disposé de plus de 5 millions par an. Nous avons aujourd’hui des marchands de nouveautés et des fabricans de fer qui gagnent tout autant.

Le cardinal de Richelieu possédait davantage : pauvre « évêque crotté, » comme il s’intitule, réduit en 1617, après la chute du maréchal d’Ancre, à emprunter pour faire figure, il laissait à sa mort 940 000 francs de rentes en terres, dont 80 000 provenant de son duché de Richelieu, 140 000 de Fronsac, 65000 de la baronnie de Barbezieux, etc. Et ce n’était que la moindre partie de son avoir. Le gouvernement de Bretagne lui rapportait 4 500000 francs ; il touchait autant de ses pensions sur le Trésor, autant de diverses rentes sur l’Etat, gagées par des impôts indirects. Mais la grande ressource de Richelieu fut les bénéfices ecclésiastiques, prieurés, doyennés, abbayes innombrables dont il porta les titres, s’abstint de faire les fonctions, mais ne manqua pas de toucher les fruits.

Plusieurs de ces monastères étaient chefs d’ordre, — par eux le cardinal se trouvait placé à la tête de congrégations nombreuses et puissantes, — beaucoup étaient unis à des bénéfices secondaires mais lucratifs. De sorte que, moitié en biens d’Église, dont il tirait 7 millions de francs annuels, moitié par diverses autres sources, le premier ministre jouissait de 14 millions de rentes. Mais la plus grande partie de ce budget était éphémère et prenait fin avec lui. Richelieu n’était pas thésauriseur comme son successeur Mazarin, qui laissa 195 millions de francs. Ce dernier avait légué au Roi, par testament, la totalité de sa fortune ; le souverain refusa l’héritage, que se partagèrent les huit neveux et nièces du grand homme d’Etat, si avide et pourtant si bon Français.

Sauf les trois cas que je viens de citer, il n’y eut, jusqu’à la Révolution, aucun revenu privé supérieur ou égal à 5 millions, et ceux-là mêmes peuvent-ils s’appeler des revenus « privés ? » Par les élémens qui les composaient, par leur mode d’acquisition, par leurs titulaires même, ces budgets de Richelieu et de Mazarin n’ont pas le caractère d’une richesse particulière. Ce fut un second budget royal que se taillèrent, l’un après l’autre, ces deux rois sans couronne qui exercèrent, trente-six ans durant, le pouvoir intégral de la royauté. Ils en assumaient aussi les charges et, pour la dépense comme pour la recette, faisaient souvent bourse commune avec l’Etat. Soldant des troupes ou achetant des alliances avec l’argent qu’ils croyaient leur appartenir, — puisqu’ils l’avaient mis dans leur poche, — ils restituaient ainsi, assez volontiers, partie de ce qu’ils avaient pris sans trop de scrupules. Après eux, il ne se vit plus de semblables fortunes jusqu’à la fin de la monarchie, parce qu’il n’y eut plus de pareilles élévations.

Et non seulement il n’y eut plus de tels apanages bien que, de nos jours, il y en ait une dizaine, mais on ne pourrait même citer aucun revenu analogue à ceux qui, — au nombre de quarante, — oscillent aujourd’hui entre 3 et 5 millions de francs.

La catégorie suivante, celle des revenus de 1 à 3 millions, qui se compose de nos jours d’une centaine d’individus, en comptait une dizaine au plus sous l’ancien régime, souvent moins. Au moyen âge, c’est à peine s’il s’en trouvait cinq ou six. Encore devrons-nous, afin d’arriver à ce modeste effectif, tenir pour véridiques les chiffres, peut-être exagérés, que l’opinion de leurs contemporains attribua à certains personnages qui, du XIIIe au XVIe siècle, payèrent leur succès de leur tête. Tel ce Pierre-Remy, « général des finances, » condamné le 25 avril 1328 à être pendu et qui laissait, — dit-on, — 52 millions de francs.

D’autres financiers, Renier Flamand et Machius de Machis eurent à cette époque le même sort ; je ne parle pas d’Enguerrand de Marigny, homme politique à qui son pouvoir absolu et nullement, comme le veut la légende, sa cupidité, valut la haine du frère de son roi ; victime de Charles de Valois après la mort de Philippe le Bel, comme Richelieu l’aurait été peut-être de Gaston d’Orléans, si ce prince eût survécu à Louis XIII. Compétitions politiques aussi et non jalousies fiscales, furent les causes des assassinats juridiques de Jean de Montaigu, au XVe siècle et, au XVIe, de Jacques de Semblançay. Ces deux surintendans jouissaient du luxe ordinaire à qui maniait les deniers de l’État, mais ils n’avaient acquis aucune opulence exceptionnelle.

Les seules grosses fortunes non princières de ces époques ont été celles de Jacques Cœur, sous Charles VII et du chancelier Duprat sous François 1er. Nous ne connaissons ni le détail complet des biens de Jacques Cœur, ni leur montant authentique, que lui-même, sans doute, ignorait. Il possédait une trentaine de châtellenies et paroisses, des mines de plomb et de cuivre dans le Bourbonnais et le Lyonnais, une papeterie, deux maisons à Paris, deux à Tours, six à Lyon, d’autres à Beaucaire, Béziers, Montpellier et Marseille, et surtout son bel hôtel de Bourges, dont les archéologues admirent encore la façade sculptée et les trèfles ajourés de la balustrade, où les cœurs mêlés aux coquilles de Saint-Jacques étaient les armes parlantes de l’argentier.

Pécuniairement, tout cela était assez peu de chose : ce qu’on appelait une « mine », au XVe siècle, était une excavation grattée par quelque douzaine d’ouvriers. Les meilleures maisons à Paris ou en province pouvaient valoir 10 000 francs chacune, et l’on n’était pas un Crésus avec trente chàtellenies. A peu près à la même date, le chef d’une illustre famille lorraine, Ferry de Ludres, sénéchal du duché, qui possédait, tant de son chef que de celui de sa femme, née Lenoncourt, une vingtaine de seigneuries, tirait 50 000 francs de ses fermages et 9 000 francs de ses droits féodaux.

La richesse de Jacques Cœur venait de ses navires, au nombre de sept, disent les uns et, suivant d’autres, de douze, qui trafiquaient avec l’Espagne, l’Italie, l’Angleterre et surtout la Barbarie, la « Sarrazinance, » comme dit Mathieu de Coucy, « par la licence du soldan des Turcs. » Au point de vue du tonnage et de la capacité de transport, il existe, dans nos ports français actuels de l’Océan ou de la Méditerranée, 500 armateurs plus importans que n’était Jacques Cœur avec ses douze voiliers. N’oublions pas que, deux siècles plus tard, sous Louis XIV, il ne sortait encore de Marseille que 150 navires par an (dont 32 seulement pour la Turquie) et que le mouvement total était alors de 50 000 tonnes, dans un port où il est aujourd’hui de 7 millions.

Mais, pour Jacques Cœur, le chiffre d’affaires était proportionnellement élevé, parce que les marchandises dont il faisait commerce étaient toutes des objets de luxe, de haut prix. Son bénéfice net surtout, — comparé au chiffre d’affaires, — était notable, parce qu’il n’avait guère plus de concurrens, en France, pour les soieries et les objets exotiques qu’il y importait, qu’en Égypte ou en Asie Mineure pour les armures qu’il y exportait. En outre, il avait su organiser outre-mer des comptoirs d’achat et de vente, dirigés par des commis, des « facteurs, » dressés par lui à cette besogne. Malgré tout, la richesse de Jacques Cœur, au moment de son procès, ne s’élevait pas au-dessus de 18 millions de francs. Ce chiffre est celui que le tribunal, chargé de le dépouiller, lui réclama sous forme d’amende, égale à la valeur présumée de la confiscation. Car les « juges, » pour ne pas s’exposer à rien perdre, se gardèrent de l’estimer trop bas. Si l’on veut ajouter à cette somme un prêt de 9 millions, fait par Jacques Cœur quatre ans avant (1449) au roi Charles VII, lorsqu’il répondit à ce prince besogneux : « Sire, ce que j’ai est vôtre, » on atteindra tout au plus à 27 millions de francs pour l’apogée de cette proverbiale fortune. Celle du chancelier Duprat, acquise à moins de frais et de risques en puisant dans la caisse royale, aurait été, si l’on en croit les mémoires du temps, de 36 millions de francs tant en immeubles qu’en espèces.

En dehors de ceux-ci, tous les autres richissimes furent, au moyen âge, les possesseurs de provinces, de départemens ou d’arrondissemens actuels, connus sous les noms de rois, ducs ou comtes de ces territoires ; parce que la propriété féodale se confondait avec la souveraineté. Tous étaient des hommes d’épée, parce qu’une propriété ne se conservait qu’à la pointe de l’épée. Ces grands feudataires étaient, au point de vue de la fortune, bien inférieurs à nos grands industriels et commerçans d’aujourd’hui. On a vu plus haut que les budgets personnels des monarques français variaient, suivant la prospérité de leurs affaires, de 1 à 3 millions de francs ; ce sont les budgets actuels de nos principaux raffineurs de sucre et fabricans de chocolat.

Le Duc de Bourgogne dont les fiefs, moindres en étendue, surpassaient en aisance ceux de son royal cousin, dépensait en 1404 deux millions de francs par an. Ce sont les dividendes annuels du directeur propriétaire de notre journal parisien le plus répandu. Les États de Jean sans Peur, partie français, belges, hollandais et allemands, comparables par leur bizarre découpage à ceux du roi de Prusse de 1860, englobaient le plus beau lot économique de l’Europe d’alors : le littoral flamand, peuplé d’ouvriers d’art, de marins et… de banquiers. Aussi son maître laissait-il derrière lui tous les autres princes ; sauf peut-être ce Duc de Berry, oncle de Charles VI, connu pour son avarice et sa rapacité, qui s’était adjugé le Languedoc, s’appliqua à le pressurer pendant trente ans et donna à sa fille Bonne une dot de 3 675 000 francs.

Si l’on en juge par les dots que les autres seigneurs, de rang analogue, donnent à leurs enfans, par celles qu’apportent en mariage leurs épouses et surtout par leur dépense annuelle, le comte de Savoie se trouve avoir, au XIIIe siècle, 600 000 francs de rente et plus tard, lorsqu’il eut conquis le Genevois et le Piémont, 900 000. Il n’est pas de grande marque de vins de Champagne dont le propriétaire actuel n’ait davantage.

Le Dauphin de Viennois, en vendant ses domaines au roi de France pour 4200 000 francs, ne faisait pas un mauvais marché ; car l’argent rapportait 10 pour 100 et il n’avait pas auparavant plus de 400 000 francs de rente. Le comte d’Anjou, le comte de Périgord, le comte de Roussillon, roi de Majorque, n’en possédaient pas davantage. Le Duc d’Orléans, père de Louis XII, avait 540 000 francs, et l’on peut regarder un revenu de 500 000 francs comme rarement dépassé par les suzerains de nos anciennes provinces au moyen âge. Or nous avons aujourd’hui 350 concitoyens qui jouissent de plus de 500 000 francs de rente.

Et nous en avons 600 qui ont de 200 000 à 500 000 francs ; c’est-à-dire plus que le comte de Bar, qui en avait 150 000 et autant qu’Alain le Grand, sire d’Albret, père du premier roi de de Navarre de cette maison, qui en avait 200 000. La famille de Rohan était citée, au XVe siècle, pour sa richesse territoriale qui, d’après un inventaire détaillé, monte à 280 000 francs de rentes. Nos 7 ou 8 agens de change les plus achalandés se font deux fois autant à la corbeille parisienne.

Quelques races féodales de la seconde époque, sans avoir régné sur des territoires pratiquement indépendans, arrivèrent à surpasser, sous le rapport pécuniaire, des seigneurs comme les ducs de Lorraine ou les comtes de Provence, parce que la confiance royale leur valut de grands emplois et des biens grevés de peu de charges. Tels furent les Montmorency et les La Trémoïlle qui, s’ils avaient surgi au Xe siècle, eussent fondé peut-être des dynasties souveraines et qui, s’ils avaient réussi seulement au XVIIe siècle, n’eussent obtenu que des bâtons de maréchaux, comme les guerriers heureux, ou des honneurs d’antichambre, comme les courtisans agréables.

Aux XIVe et XVe siècles, un brave pouvait encore devenir riche et un chevalier faire souche de princes. Il n’existe pas de chiffre positif sur la fortune des Montmorency ; mais nous voyons le dernier connétable doter de 2 100 000 francs sa fille Charlotte, mariée sous Henri IV au prince de Condé et, lorsque Henri de Montmorency périt sur l’échafaud en 1632, ses biens, confisqués et donnés à son beau-frère, firent de « Monsieur le Prince, » jusque-là possesseur de 70 000 francs de rente seulement, l’un des plus riches seigneurs du royaume. Le domaine de Chantilly, qui figurait dans ce patrimoine, n’en était qu’un petit fragment ; aussi bien que les trois millions de francs, en espèces, que l’on trouva chez le maréchal-duc lors de l’apposition des scellés et que Richelieu fit aussitôt porter au Trésor.

Sur les La Trémoïlle nous possédons d’amples renseignemens. Gui, sixième du nom, tirait en 1395 de sa seigneurie de La Trémoïlle, 9 000 francs de rente, chiffre qui n’augmenta guère de plus de 1 000 francs jusqu’à la Révolution (1788) ; mais à ce domaine originel ses pères et lui avaient, à la fin du XIVe siècle, adjoint 26 autres terres et leur revenu global était de 336 000 francs. Il y joignait 405 000 francs de multiples « pensions à vie » ou « à volonté, » — temporaires ou révocables, — dont les donateurs étaient le roi de France, le Duc de Bourgogne, la duchesse de Brabant, le Pape, la reine de Sicile, etc. Il jouissait ainsi d’environ 740 000 francs de rente ordinaire ; sans compter des dons occasionnels, comme celui de 465 000 francs qu’il obtint pour « garde de forteresses » l’année même où il fut tué à la bataille de Nicopolis.

Au milieu des orages de la guerre de Cent ans, où s’éteignirent tant de races puissantes, dont les unes disparurent sur les champs de bataille tandis que d’autres s’éclipsaient dans la misère et sombraient dans l’obscurité, les La Trémoïlle n’avaient cessé de jouer le premier rôle. Parvenus à l’apogée avec Louis II, le « chevalier sans reproche, » qui commanda à Fornoue, se distingua à Marignan et mourut à Pavie, ils possédaient, à la fin du XVe siècle, 830 000 francs de revenus, dont 280 000 provenaient de pensions royales.

Au XVIe siècle, j’ignore sous l’influence de quelles causes, la situation matérielle de cette maison était moins brillante ; ses terres, pourtant aussi nombreuses, ne paraissent, en 1552, lui rapporter que 350 000 francs, — la baronnie de Craon et la vicomté de Thouars ne donnaient pas le quart de leur rendement ancien ; — sous Louis XIV au contraire, bien que politiquement diminué, au regard de ses ancêtres et réduit à la simple condition de grand seigneur, le duc de La Trémoïlle avait atteint, en 1679, le maximum de ce que ceux de son nom devaient posséder sous l’ancien régime : environ 1 200 000 francs de rente. Il ne restait pas la moitié de ce chiffre à son héritier, au moment de la Révolution.

Douze cent mille francs de rentes étaient, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, un budget moins prodigieux que dans tes âges antérieurs, où personne à peu près ne l’avait eu. Il y avait plus de riches aux temps modernes qu’au moyen âge ; non qu’il y eût en France plus de bien-être parmi la masse, au contraire. Les salaires étaient plus bas et la classe des travailleurs moitié plus pauvre sous Louis XV qu’elle n’avait été sous Charles VIII. Mais ces millions de gens inconnus ne comptaient ; pas ; personne ne s’en souciait, et eux-mêmes, une fois leur de possession opérée au XVIe siècle, une fois passées les générations populaires qui avaient connu1 l’ancienne abondance, ne s’apercevaient même pas, il y a deux cents ans, qu’ils n’avaient pas « de quoi vivre. » Pas plus d’ailleurs que les Français de 1905, maintenant que sont passées les générations d’avant 1850 qui ont vu venir l’aisance et s’opérer la transformation, ne s’aperçoivent de leur luxe relatif.

Ceux que choquait, au temps de Mazarin et de Colbert, l’opulence des nouveaux riches, c’étaient les bourgeois, enrichis eux-mêmes et nouvellement agrandis, mais pas autant qu’ils l’eussent souhaité. Pas autant surtout que cette troupe de rustres financiers qui tranchaient du gentil sire. Ceux que choquait aussi cette élévation subite, c’étaient les hommes d’épée, qui ne profiteront plus, qui ne s’arrondiront plus par l’épée, du moment où les additions, voire les soustractions, se font seulement avec la plume.

Les grosses situations acquises se maintiennent plus ou moins longtemps, comme on le voit pour les La Trémoïlle ; sauf les imprudences, les dissipations, les accidens tels que ces disgrâces marquées, qui dépouillaient à jamais une lignée. Mais il n’y a plus chance, pour un heureux capitaine, d’acquérir quelques-uns de ces biens immenses, débris de royaumes, comme à Bouillon et Sedan avait fait Henri de La Tour, le grand-père de Turenne. Les seules voies d’accès à l’extrême richesse sont l’exercice du pouvoir ou le recouvrement des impôts. Encore les fonctions de ministre ou celles de caissier cesseront-elles d’être aussi lucratives depuis qu’il n’y eut plus, après Mazarin, de vice-roi autocrate et depuis qu’il y eut, après Colbert, une comptabilité organisée.

Au moyen âge, il ne s’était vu pour ainsi dire nul revenu annuel, — sauf celui des rois, — supérieur à un million. N’oublions pas qu’il y en a aujourd’hui 150 ; il s’en vit jusqu’à une dizaine à la fois au XVIIe siècle. Leurs possesseurs furent Zamet, le banquier de la Cour, qui avouait 34 millions, Bouhier de Beaumarchais, le trésorier de l’Épargne, qui donnait à sa petite-fille 5 millions en mariage, lorsque Henriette-Marie de France, épousant le futur roi d’Angleterre Charles Ier, ne recevait que 3 750 000 francs de dot. La plus grosse fortune foncière appartenait à Mlle de Montpensier, dont les trois duchés, les principautés de Dombes et de La Roche-sur-Yon, le Dauphiné d’Auvergne, le comté d’Eu et nombre de fiefs en diverses provinces, rapportaient 1 700 000 francs, sous Louis XIII, et 2 millions sous Louis XIV.

D’autres obtenaient le même chiffre, mais par des sources moins assurées ; le maréchal d’Ancre, venu en France sans un sou vaillant, évaluait, en 1617, son avoir total à 44 millions de francs, ainsi détaillés : 6 250 000 francs d’offices, non compris celui de gouverneur de Normandie ; 6 250 000 francs du marquisat d’Ancre, joint à la terre de Lésigny, sa maison du faubourg Saint-Antoine et celle du Louvre ; 9 375 000 francs placés à Rome et à Florence, 5 millions d’autres placemens, 11 250 000 fr. que faisait valoir pour lui le fermier des gabelles et 6 250 000 francs de meubles, pierreries et argent comptant.

De toutes ces prises, rapidement faites, Concini ne jouit pas longtemps. Plus heureux que le fils du petit notaire florentin, le cadet de Gascogne Nogaret de La Valette conserva et accrut, sous les premiers Bourbons, ce qu’il avait acquis sous les derniers Valois et mourut duc d’Epernon, avec 1 700 000 francs de rentes. La moitié venait de ses dignités multiples, le reste de 23 terres titrées dont il était propriétaire : duchés d’Epernon (120 000 francs) et de La Valette (55 000 francs), baronnies de Lesparre (75 000 francs), de Castelnau et de Castillon, « captalat » ou principauté de Buch (20 000 francs), comtés de Foix, de Loches, de Gaumont, etc. Dans le chapitre des appointemens, les principaux étaient ceux de colonel général de l’infanterie (320 000 francs), les gouvernemens de Guyenne et autres (230 000 francs), ses pensions : comme officier de la couronne (50 000 francs), comme chevalier du Saint-Esprit (15 000 francs), comme conseiller d’État (10 000 francs) ; une gratification annuelle du fermier des gabelles (50 000 francs), etc. Les biens mobiliers ne consistaient qu’en 135 000 francs de rentes sur l’Hôtel de Ville de Paris et sur la recette générale de Rouen.

Mobilières au contraire, plutôt que foncières, étaient les fortunes de financiers, récemment édifiées, qui sont le trait caractéristique de l’époque. C’est la première fois que des particuliers amassent beaucoup d’argent autrement que par la force, la première fois qu’ils le conservent autrement qu’à main armée. Il est alors entrepris par l’État sur ses sujets une sorte d’expédition intérieure, non point belliqueuse, mais pécuniaire. Le gouvernement fonde le budget : il prend aux uns, demande aux autres et parvient à se faire offrir, — en mettant aux enchères les fonctions publiques, — ce qu’il ne peut ni prendre, ni demander.

Les « généraux » des finances et leurs officiers de tout grade, chargés de lever des contribuables et de ranger en bataille cette armée de pistoles, d’écus et de louis d’or, en gardèrent une bonne part. L’État le savait un peu, mais n’en avait cure, puisqu’il lui fallait de l’argent et qu’il n’avait pas le choix des moyens. De temps à autre, sous prétexte de réviser leurs comptes, il rançonnait légèrement ses voleurs ; petit impôt supplémentaire, levé sur les collecteurs d’impôts.

Cette création de la fiscalité, au XVIIe siècle, permit au partisan Le Camus et à Mathieu Garnier, trésorier des parties casuelles, de gagner, qui 29, qui 30 millions de francs ; au fermier des gabelles Feydeau de laisser 1 900 000 francs de revenu ; au payeur des rentes Le Ragois et au surintendant Bullion de se faire des rentes, l’un de 2 700 000 francs, l’autre de 3 300 000 francs. De même la création de la féodalité, au moyen âge, avait permis à Bernard le Louche de se faire comte d’Armagnac, à Guillaume Taillefer de s’instituer comte d’Angoulême, à Thibaut le Tricheur et à Godefroy le Barbu de gagner le comté de Champagne et le duché de Brabant.

A côté de ceux qui se taillaient de grands fiefs d’argent dans l’anarchie financière, de moins hardis, de moins heureux, obtenaient encore des lots sortables : Lambert happait 13 millions, La Bazinière, 12, Puget, trésorier de l’Épargne, une dizaine.

Un demi-siècle plus tard la source était tarie, l’ordre s’établissait ; il n’y eut plus à rafler dans les coffres de l’État, sous Louis XV, qu’une honnête fortune de fermier général. La fièvre passagère du Système de Law n’engendra point de conquêtes solides. Samuel Bernard avait-il été saigné par Louis XIV, comme le Bourgeois gentilhomme par le noble Dorante ? Toujours est-il que le célèbre banquier ne laissa guère plus de vingt millions de francs ; les frères Paris restèrent bien en deçà d’un pareil chiffre. Mme de Pompadour reçut de la cassette royale des sommes que les pamphlets de la Révolution crurent pouvoir totaliser à 70 millions d’aujourd’hui, pour les vingt années que dura son règne. Mais elle était si prodigue qu’elle n’amassa rien et son frère Marigny recueillit seulement de quoi payer ses dettes.

Il n’y eut certainement pas au XVIIIe siècle d’aussi exceptionnelles richesses qu’au XVIIe, ni parmi les financiers, ni parmi les grands seigneurs, et si le passif du prince de Guéménée atteignit 66 millions de francs, lors de sa faillite en 1783, cela ne prouve pas que cette branche de la maison de Rohan eût jamais possédé une pareille somme.

Le premier duc de Rohan, tige des Rohan-Chabot, qui posséda, sous Louis XIII, 780 000 francs de rente, était regardé comme un des plus opulens de son temps. A juste titre, car la catégorie des revenus inférieurs à un million et supérieurs à 500 000, qui, au moyen âge, comptait seulement quelques grands vassaux et qui se compose en 1905 de 1S0 personnes, ne comprenait guère, aux deux derniers siècles, qu’une quinzaine d’individus, dont 4 ou 5 prélats cumulateurs de grandes abbayes et trois ou quatre chefs de maisons illustres. A ceux-là, du reste, rien dans l’ancien état social ne garantissait la durée de cette supériorité, puisque le duc de La Trémoïlle n’avait plus en 1788 que 550 000 francs de rente, tandis que son aïeul, cent ans avant, en possédait plus du double.

Quant aux revenus, inférieurs à ceux qui précèdent, mais supérieurs à 200 000 francs ou atteignant au moins ce chiffre, l’on en compte environ 600 dans la France actuelle. Il n’y en avait sans doute pas plus de 70 dans la France monarchique, pas plus de 40 dans la France féodale.

On verra plus tard, par le détail des recettes dont se composaient les fortunes, combien était rare un budget de 200 000 francs et combien peu en approchaient. A côté des suzerains, propriétaires effectifs de grands fiefs, au moyen âge, leurs proches, frères ou enfans, n’ont que des revenus de bourgeois du XXe siècle. La pension annuelle du « Beau Dunois, » le bâtard d’Orléans, était en 1433 de 27 000 francs. Les princes légitimes n’étaient pas mieux rentes : le Comte d’Angoulême, petit-fils de Charles V et grand-père de François Ier, recevait 23 000 francs. La dépense annuelle de la Duchesse de Bourgogne, douairière, à Arras, était de 42 500 francs.

La dot de trois millions et demi donnée à sa fille par le Duc de Berry, dont nous avons parlé tout à l’heure, semble contredire cette assertion sur la médiocrité relative des cadets de familles régnantes. Et cette dot, à dire vrai, n’est pas la plus forte de celles que j’ai relevées du XIIIe au XVIe siècle. Celle de la princesse Marie, sœur du roi de Castille et de Léon, épousant le roi Alphonse d’Aragon en 1424, est de 13 600 000 francs.

Celle de Jeanne de Bourbon, mariée, en 1349, au futur roi de France Charles le Sage, monte à 4287000 francs. Il n’est pas probable que le Duc de Bourbon, père de la future reine, ait doté ses cinq filles* aussi généreusement. Il se voyait alors de grandes différences, dans la même famille, entre deux sœurs, suivant la qualité de leur fiancé ; et de grandes disproportions de richesses aussi, entre deux familles égales en apparence par l’étendue de leur fief. Affaire d’économie et d’habileté. Aujourd’hui où, sans être nulle part les plus fortunés citoyens de leurs États, les rois jouissent privément de fortunes respectables, le souverain le plus opulent en Europe n’est pas celui qui règne sur le plus vaste territoire.

Mais ce sont là des sommes tout exceptionnelles ; et l’on en peut dire autant de deux dots de quatorze et quinze cent mille francs, reçues par Blanche de Savoie et par Agnès de Périgord, à l’occasion de leur mariage, la première avec Galéas Visconti, seigneur de Milan (1350), la seconde avec Jean d’Anjou-Sicile.

Le plus grand nombre des princesses, du XIIIe au XVe siècle, sont gratifiées de dots qui varient de 600 000 à 700 000 francs. Telles sont communément celles que des héritières, appartenant aux maisons de Bourgogne, d’Artois, de Savoie, de Bar, de Genève, de Poitiers, de Viennois, de Périgord, apportent à leurs maris, lorsque les finances paternelles sont assez prospères, le fiancé assez exigeant, ou l’alliance à conclure assez flatteuse pour que les parens de la future agissent avec largesse et s’imposent quelque sacrifice.

Hormis ces cas, les dots sont assez sensiblement réduites : une fille du Duc de Bourgogne, unie (1316) au comte régnant de Savoie, ne reçoit que 117 000 francs ; une autre, épousant le fils du comte de Valentinois, se contente de 40 000 francs ; Jeanne de Périgord, comtesse d’Armagnac, a 146 000 francs et Louise d’Albret, fille d’un des plus riches seigneurs du Midi, en a 180 000.

Au commencement du XIIIe siècle, une princesse de Lorraine recevait en dot 240 000 francs ; au XIVe siècle la dot de Thiébault, fils aîné du duc de Lorraine, Ferry III, était de 300 000 francs. Duc à son tour et devenu veuf, ce prince se remaria avec Isabelle d’Autriche, fille de l’empereur Albert, qui reçut en dot 435 000 francs.

Chez les vassaux de moindre envergure, sauf quand il s’agît d’une orpheline, unique héritière de sa maison, nous ne rencontrons plus de dots qui dépassent 100 000 francs et nous en trouvons souvent de 20 000. Dans la haute chevalerie de cette même province de Lorraine, 60 000 francs étaient une dot fort recherchée au XVe siècle. C’est là ce qu’apporte à son époux la femme de Pierre de Bauffremont. Catherine de Haraucourt, mariée à Jean de Ludres en 1389, ne recevait que 39000 francs. Le taux de l’intérêt étant alors de 10 pour 100, ces dots sont d’un revenu plus considérable qu’elles ne seraient de nos jours. Mais la chose est sans importance dans le rapprochement fait ici avec les capitaux actuels, qui eussent aussi rapporté jadis plus du double.

La fille du vicomte de Montélimar, en 1262, a 74 500 francs ; la femme du seigneur de Duras 71 000 francs, en 1373 ; celle du seigneur de Gourdon 17 500 francs en 1314. Mlle de Gimel, fille d’un chevalier de l’Ordre, mariée en 1571 au fils du seigneur de Saint-Chamans, aussi chevalier de l’Ordre, a 84 000 francs. Elle reçoit en outre trois robes, l’une de velours, l’autre de damas, la troisième de taffetas, chacune avec sa « vasquine, » d’étoffe aussi riche et des passemens d’or et d’argent.

Les exemples qui précèdent viennent de gentilshommes copieusement possessionnés et parmi les mieux lotis du royaume. La moyenne noblesse ou la bourgeoisie nous ramène à des chiffres tout différens : 25 000 francs sont, dans cette classe, la dot maximum d’une fille, considérée dans sa ville ou sa province comme un bon parti ; la plupart ont de 8 à 10 000 francs, et beaucoup se marient avec moins de 2 000 francs. Le « châtelain, » — gouverneur du château, — de Montmirey prend pour femme (1316) une suivante de la Dauphine de Viennois, qui possède une dot de 320 francs. Aux XIVe et XVe siècles, dans le Midi, 500 francs étaient un capital très sortable pour les filles de marchands, « maîtres » de métier et autres petits citadins. On y joignait un lit « garni, » c’est-à-dire une couverture, 50 livres de plume et quatre ou six draps de toile. Les parens fournissaient aussi les habits de la noce et faisaient les frais, parfois fort onéreux, du repas qui l’accompagnait : dans l’un, on dépense 80 francs pour la viande, tandis que l’on ne donnait à la mariée que 750 francs.

Ces chiffres augmentèrent dans la deuxième moitié du XVIe siècle ; la classe des patrons, des fonctionnaires, des gens de justice s’est évidemment enrichie, tandis que le prolétariat, le simple peuple s’appauvrissait de moitié par la baisse des salaires. L’ouvrier ne fait guère de contrat de mariage ; la matière lui manque. L’apport de la mariée, dans l’un de ceux que nous possédons, consiste en un âne et une robe de cadis gris, le tout évalué 130 francs.

Mais il se trouve, au temps de la Ligue, nombre de femmes de maîtres-tanneurs, tisserands et cordonniers, de patrons-jardiniers et chaussetiers, avec 1000 et 2 000 francs ; des femmes de boulangers et drapiers avec 3 000 et 5 000 francs de dot. Un notaire, un avocat, épousent des filles qui leur apportent de 7 000 à 15 000 francs, et la fille du lieutenant au présidial de Nîmes, en 1583, reçoit en mariage 52 000 francs.

Certes les dots ne sont pas tout ; elles ne nous révèlent pas la totalité des fortunes, mais elles nous fournissent des renseignemens précieux par leur comparaison entre elles, à chaque époque, et avec les dots correspondantes d’aujourd’hui.

Aux temps modernes où les roitelets, maîtres d’un ou deux départemens, ont été remplacés au point de vue de la richesse par des officiers de finance, maîtres d’une ou deux dizaines de millions, et par des seigneurs de cour, titulaires d’une pension sur le Trésor, les chiffres ont beaucoup haussé. Le « plus gros mariage » de Paris, à la fin du XVIe siècle, avait été celui de la fille du président Jeannin avec 420 000 francs de dot ; au milieu du XVIIe, la fille du chancelier Séguier en reçut 1500 000. L’écart entre ces deux sommes permet de mesurer l’ascension récente de la noblesse de robe. De pareilles dots sont inconnues dans la noblesse d’épée : Mlle de Montmorency-Bouteville, sœur du futur maréchal de Luxembourg, reçut 750 000 francs ; le maréchal de Roquelaure donnait à sa fille, mariée au comte de La Vauguyon, 640 000 francs, et le maréchal de Châtillon donnait à la sienne 500 000 francs en la mariant au comte d’Hadington, de la maison de Hamilton. Telles sont les plus favorisées. Bien rares encore sont les dots de 300 000 francs comme celle de Mlle de Montespan, femme du maréchal d’Albret, et même de 235 000 francs, comme celle dont est pourvue la fille du maréchal de Thémines, épousant J. de Gontaut.

Au contraire on rencontre fréquemment, dans les meilleures familles, aux XVIIe et XVIIIe siècles des dots de 50 000 à 20 000 francs. Les filles oui les apportent semblent, des partis très sortables : telle est Mlle de Nesmond, qui épouse un capitaine au régiment de Piémont ; telles sont les demoiselles de Ludres, qui reçoivent 26 000 francs en 1747. Mlle de Melleville, apportant au vicomte de Rochechouart 13 000 francs en mariage, est pauvre eu égard à son milieu ; mais, dans la haute bourgeoisie, le même apport qui, de nos jours, inspirerait le dédain, semblait, il y a cent cinquante ans, fort convenable, 30 000 francs « pour un homme comme moi, » dit un notaire de grande ville en parlant de la dot de sa femme, « cela est beaucoup. » En effet, les femmes d’avocats, de procureurs entrent en ménage avec 6 à 8000 francs, souvent moins. Une dot de 100000 francs, on en parle dans la province ; et tel banquier, qui avait donné 32 000 francs à sa fille aînée, est regardé comme un Crésus parce qu’il octroie, dix-sept ans après, à la cadette, après s’être grandement enrichi, une dot de 325 000 francs, la plus grosse que j’aie notée parmi cette catégorie sociale.

Dans la « bonne ville, » où les fonctions administratives et judiciaires du mari étaient des titres portés aussi par l’épouse, — comme dans l’Allemagne d’aujourd’hui, — Mesdames les conseillères de la cour des Aides, et, au-dessous d’elles, Mesdames les Trésorières de France, devaient être fort recherchées quand elles possédaient 70 000 francs de capital ; au chef-lieu d’arrondissement Madame l’Élue, Madame la lieutenante de la Prévôté, n’avaient que 10 000 ou 12 000 francs. Celles-ci se trouvent à leur tour fort supérieures à la femme du chirurgien de canton, qui n’a de ses parens que 2 400 francs. Dans la petite bourgeoisie d’alors, on appelait « dot, » ce que la même classe maintenant appellerait « misère : » par exemple 450 francs en espèces et 1 350 francs de meubles, de linge et d’habits ; c’est ce que donne le notaire de Brétigny-sur-Orge (1685) à sa fille qui épouse un hôtelier.

Quoiqu’il soit impossible de prétendre évaluer, dans la France d’autrefois, le nombre des possesseurs d’une richesse moyenne ou d’une large aisance, comme nous pouvons le faire dans la France contemporaine, grâce aux taxes sur les successions ou sur les loyers, il est certain qu’il y a, dans la population de 1905 comparée à celle de 1700 ou de 1500, une proportion beaucoup plus forte de gens qui possèdent 10 000, 20 000 ou 40 000 francs de rentes. Sur environ 11 millions de ménages ou de feux actuels, il en est 125 800 ayant pour vivre de 7500 à 15 000 francs par an ; il en existe 61000 jouissant de 15000 à 40000 francs et 14100 dépassant ce dernier chiffre. Combien y en avait-il, parmi les sujets de François Ier ou de Louis XIV, en tenant compte de la différence de population à chaque époque, qui appartinssent à ces diverses catégories ?

En Languedoc, où l’on comptait 400 000 feux, il n’y avait pas 15 familles, d’après le mémoire de l’intendant Basville en 1698, qui eussent 70000 francs de rente, et très peu, dit-il, qui en approchassent, à l’exception de quelques grands seigneurs qui sont à la Cour. En effet, la plupart des riches français, d’église ou d’épée, nobles ou bourgeois, habitaient en 1700 Paris ou Versailles. Les rapports des intendans, en chaque province, sont unanimes à constater leur absence.

Aussi bien la moitié de nos riches contemporains habitent la capitale et sa banlieue. C’est à Paris que vivent en 1905, au moins une partie de l’année, les grands industriels, banquiers, commerçans, et leurs héritiers directs ou collatéraux, — les grosses fortunes, à l’exception de trois ou quatre patrimoines aristocratiques qui remontent aux fermiers généraux, étant toutes récemment gagnées. — C’est à Paris que sont les grands avocats, les grands médecins, les grands artistes, l’élite de toutes les professions libérales et celle des fonctionnaires à larges traitemens. Il en était de même à la fin du règne de Louis XIV : c’était à Paris et à Versailles que vivaient les seigneurs grassement pensionnés sur la cassette royale, les détenteurs des charges insignes de la Cour, les prélats « farcis de bénéfices, » les présidens et conseillers de cour souveraine dont les offices valaient des millions, les gens de finance, fermiers et caissiers des impôts et même les merciers-grossiers, bons négocians de la rue Saint-Denis, timides ancêtres de nos magasiniers-géans.

A Paris donc étaient concentrés, il y a deux siècles, ainsi que de nos jours, bien que d’autre façon et pour d’autres causes, le plus grand nombre des riches français ; mais aujourd’hui la contribution personnelle-mobilière du département de la Seine équivaut, à elle seule, à plus du quart de cet impôt dans la France entière ; tandis qu’en 1703, la capitation de la « généralité de Paris, » — c’est-à-dire de 6 à 7 départemens actuels, — ne représentait pas le dixième de l’ensemble de la capitation du royaume. Cette différence de proportion, dans la part de la capitale, tient en grande partie à ce que le nombre des riches était relativement faible parmi la population.

Les différences entre l’ancien régime et le temps présent ne sont pas les mêmes à tous les degrés de l’échelle sociale. Elles sont beaucoup moindres par exemple dans la classe populaire, dont les recettes prises en bloc ont seulement doublé, que parmi les richissimes dont la fortune a sextuplé. L’écart s’est donc tendu entre ceux qui sont le plus riches et ceux qui le sont Je moins, — bien que tous se soient enrichis, — parce qu’ils ne se sont pas enrichis pareillement. Et là encore, on peut observer une loi naturelle de la vie, qui est l’inégalité par la sélection. Plus les hommes courent et plus ils vont vite, plus ils s’espacent et se dépassent. Plus l’humanité progresse, plus l’inégalité s’accroît entre les peuples ; plus un peuple progresse, plus l’inégalité s’accroît entre ses citoyens.

C’est le contraire de ce que l’on croit et de ce que certains souhaitent, mais c’est la vérité. Et l’on pourrait en dire autant des trésors de la science que des trésors de l’argent. Plus augmente le savoir humain, plus augmente aussi la distance entre ceux qui savent le moins et ceux qui savent le plus. En fait d’argent, on peut estimer que les revenus intermédiaires entre 5 000 francs et 200 000 étaient, il y a cent cinquante ans, trois ou quatre fois moindres ; que, par conséquent, la masse de la bourgeoisie a vu tripler son aisance et quadrupler son opulence. Ses recettes ont ainsi progressé plus que celles du peuple, qui ont doublé, et moins que celles des ultra-privilégiés, qui ont sextuplé. Mais l’effectif de ces familles richissimes n’est que de 1 000, celui de la bourgeoisie grande et petite est de 420 000 et celui des ménages qui vivent uniquement de leur travail est de 10 millions et demi.

Puisque les recettes des classes laborieuses ont doublé, ce ne sont pas elles qui ont fait les frais de l’accroissement d’opulence des riches. Mais le doublement des recettes de ces dix millions et demi de familles exigeait un chiffre annuel de milliards très supérieur à l’accroissement de revenus des autres classes ; d’autant que la population française a augmenté de plus de moitié depuis 1789. Il a fallu que la demande de main-d’œuvre fût énorme pour faire hausser le prix du travail, alors que les travailleurs, par leur multiplication même, tendaient à le faire baisser. Il a fallu surtout que la même quantité de main-d’œuvre correspondît à une quantité de production plus grande, afin que chaque ouvrier, produisant beaucoup plus qu’il ne consomme, la part de chacun dans la consommation générale pût s’accroître. Tel a été le mécanisme du progrès industriel qui a changé, à notre avantage, l’ancien rapport entre la production et la consommation de toutes choses.

Mais cette révolution a eu pour effet de créer au profit de ceux qu’on pourrait nommer les capitaines de la production, entraîneurs et organisateurs du travail national, un privilège d’argent, précaire et bref sans doute, mais considérable, et dont le résultat a été d’établir une aristocratie pécuniaire au sein de cette démocratie politique, et d’en étager la hiérarchie sur des bases beaucoup plus larges, et avec des degrés beaucoup plus distancés que ceux d’autrefois. De sorte que, pour arriver à ce que les moins aisés d’entre nous fussent deux fois plus aisés que n’étaient leurs grands-pères, il a fallu concéder aux plus riches d’entre nos parvenus de l’usine ou du comptoir la faculté de devenir trois, quatre ou six fois plus riches que les parvenus du fonctionnarisme monarchique et du féodalisme militaire.

On se ferait pourtant une idée très fausse de la réalité des choses, si l’on tirait de l’histoire des recettes privées cette conclusion que l’écart a augmenté entre les conditions humaines. Théoriquement, au point de vue des chiffres, ce serait vrai. Pratiquement, au point de vue des faits, c’est le contraire qui est arrivé. L’étude du détail des dépenses nous l’apprendra. Nous y verrons comment le mouvement des prix a permis au travailleur, avec son salaire doublé, d’améliorer sa vie plus que les riches ne pouvaient embellir la leur avec leurs fortunes quadruplées.


Vte G. D’AVENEL.

  1. Voyez, aux deux dernières tables de la Revue, les articles que j’ai publiée de 1891 à 1898 sur l’histoire de la Fortune mobilière, de la Propriété Foncière (Terre et maisons), des Salaires et du budget de l’ouvrier depuis sept siècles.
  2. Le lecteur, curieux de connaître les bases qui ont servi à ces conversions, pourra consulter les tomes Ier, p. 481, et IV, p. 576 de mon Histoire économique de la Propriété, des Salaires, des Denrées et de tous les prix depuis 1200 jusqu’à 1800.