Les Rivières et les canaux de la France/01

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Les Rivières et les canaux de la France
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 7 (p. 899-922).
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ETUDES
SUR
LES TRAVAUX PUBLICS

LES ORIGINES ET LES CANAUX DE LA FRANCE

I. Cours de navigation intérieure. — Fleuves et Rivières, par M. H. de Lagréné, ingénieur des ponts et chaussées, Paris 1869-73. — II. Rapports sur la navigation, intérieure faits au nom de la commission d’enquête sur les chemins de fer et les voies de transports, par M. Krantz, membre de l’assemblée nationale, 1872-74.
I.
LA CANALISATION DES RIVIERES, LES BARRAGES MOBILES, LES RESERVOIRS ARTIFICIELS.

Il y eut un moment, lors de la fièvre des chemins de fer, où l’on parut croire que la navigation fluviale avait fait son temps. Irrégulière sur les cours d’eau naturels, elle exigeait, pour franchir les limites des vallées et passer d’un bassin à un autre, des canaux artificiels dont la dépense première était fort élevée, dont l’alimentation était le plus souvent précaire. Comment ne pas préférer, se disait-on, les wagons, qu’entraîne rapidement une locomotive, aux bateaux de forme grossière et massive, que des bêtes de somme liaient pas à pas le long d’une rivière ? Le train de chemin de fer marche jour et nuit ; il ne connaît ni les chômages, ni les jours fériés, tandis que le bateau est arrêté par les glaces en hiver, par la sécheresse en été, par les crues en toute saison. L’engouement irréfléchi dont les chemins de fer furent alors l’objet devint même si puissant, que l’on vit des départemens déjà pourvus de voies navigables supplier les pouvoirs publics de mettre à sec les canaux construits afin d’y poser des rails.

Les ingénieurs des ponts et chaussées, — il faut le rappeler à leur honneur, — s’opposèrent à ces préjugés funestes, autant du moins que leur parole était écoutée. L’un d’eux, M. Minard, soutenait dès le début que les railways et les voies navigables ne rendent pas des services identiques, que chacun de ces moyens de transport possède des avantages qui lui sont propres, qu’aux premiers appartiennent les voyageurs et les marchandises de prix, aux secondes les marchandises encombrantes et les lourds fardeaux. Plus tard on voulut bien admettre que la batellerie est au moins un frein salutaire contre le monopole d’exploitation des compagnies de chemins de fer. Puis survinrent des crises dans l’industrie des transports, notamment pendant le second semestre de 1871 ; il fut alors évident qu’à de certaines époques d’encombrement locomotives et wagons.ne suffisent plus à la tâche. A force d’étudier la question épineuse du prix de revient, l’on s’aperçut que les bateaux chargent, en des circonstances favorables, au prix minime de 1 centime 1/2 par tonne et par kilomètre, tandis que les compagnies de chemins de fer ne descendent jamais au-dessous de 3 centimes 1/2 ; encore est-il douteux qu’elles fassent un bénéfice sérieux sur ces tarifs trop réduits. En suivant de plus près les affaires commerciales, on reconnut combien est active la puissance de détournement des voies fluviales et maritimes au détriment des voies de terre. M. Krantz en cite un exemple assez curieux. La compagnie anglo-française à laquelle le gouvernement russe avait concédé le chemin de fer de Poti à Tiflis faisait fabriquer son matériel à Paris. Lorsqu’elle voulut l’expédier à destination, les armateurs d’Anvers, favorisés par les bonnes voies navigables du nord de la France et de la Belgique, demandèrent, pour le transport de Paris à Anvers et de là par Gibraltar à Poti, au fond de la Mer-Noire, un prix inférieur à ce que la compagnie de Paris-Lyon-Méditerranée réclamait pour le seul trajet de Paris à Marseille. Le moment de reprendre les entreprises de canalisation semble donc arrivé ; nous nous proposons de dire ici, d’après les écrits de deux savans ingénieurs, quels progrès a faits en ces derniers temps la navigation intérieure, quels travaux elle réclame, et, s’il est possible, quel avenir lui est réservé.

I

En moins de quarante ans, la France a construit environ 18,000 kilomètres de chemins de fer, avec une dépense de 8 milliards ; depuis 1814, elle n’a guère consacré, année moyenne, qu’une quinzaine de millions à l’établissement des canaux et à l’amélioration des rivières navigables. Il y a même une distinction à faire entre ces deux sortes de travaux. Le budget, qui ne donnait plus que 3 millions par an à la construction des canaux dans les dernières années du second empire, leur avait toujours fourni 15 millions au moins sous la monarchie de juillet ; aussi nos principales lignes de navigation intérieure datent-elles presque toutes du règne de Louis-Philippe, ce que l’on a fait depuis ayant consisté surtout en améliorations et parachèvemens. Au contraire les fleuves et les rivières, qui étaient dotés de 7 millions avant 1848, ont vu leur part grandir d’année en année et arriver au double en 1870. C’est que les travaux hydrauliques de ce genre n’avaient pas pour but unique de favoriser la batellerie ; outre que la navigation maritime qui s’opère aux embouchures en ressent l’influence, ils devaient surtout, dans la pensée du souverain, remédier aux désastreux effets des inondations périodiques. Les ingénieurs ne se faisaient guère illusion sur ce dernier point ; ils savaient que les crues sont des fléaux inévitables qu’il faut subir, ne pouvant les empêcher, et dont on réussit tout au plus à préserver les villes par des digues insubmersibles ; mais en endiguant les rivières, en en fixant le lit par des rives bien protégées, en réglant de leur mieux la pente des eaux, en emmagasinant dans des bassins aux jours d’abondance une réserve que l’on laisse aller dans les jours d’étiage, ils favorisaient à la fois les mariniers, les agriculteurs et les propriétaires d’usines hydrauliques, qui ont tous intérêt à trouver un cours régulier en place d’une rivière torrentielle. Les ouvrages exécutés dans ce dessein sur l’Yonne, sur la Seine et ailleurs doivent compter parmi les plus beaux de l’art des ingénieurs. Jamais en effet la nature n’offrit a l’homme des obstacles plus redoutables. Pour bien s’en rendre compte, il convient d’observer d’abord le régime d’un cours d’eau depuis les montagnes où il prend naissance par la réunion de quelques sources modestes jusqu’à son embouchure, où il déverse dans la mer, contre vents et marée, une masse liquide grossie en route d’innombrables affluens. Il ne vaudrait rien de prendre pour type de cette étude un torrent tel que la Durance, que l’on désespère d’assouplir jamais à la navigation, tant la pente en est forte et le volume des eaux inconstant, ou, pour citer un autre cas extrême, une rivière tranquille telle que l’Eure, dont le cours paisible n’a que des crues inoffensives. Il est préférable de prendre pour exemple un cours d’eau placé entre ces extrêmes et dont la navigation importe tant d’ailleurs à la capitale de la France, que l’on n’a dû négliger aucun moyen pour la rendre aussi commode que possible. Ce cours d’eau est formé par l’Yonne en amont et par la Seine en aval, depuis Clamecy jusqu’à Montereau et depuis Montereau jusqu’au Havre. C’est, en l’état actuel, la ligne navigable qui nous intéresse le plus.

L’Yonne prend sa source aux étangs de Belles-Perches dans le département de la Nièvre, à l’extrémité méridionale de la chaîne granitique du Morvan. Sur ce sol rocheux, que recouvre une légère couche de terre végétale, l’eau ruisselle à la surface après chaque pluie d’orage ; chaque ruisseau, transformé en torrent, débite alors une abondante masse d’eau. En temps ordinaire, ce que le terrain en a absorbé s’écoule en minces filets qui tombent de cascade en cascade. La plupart tarissent à la fin des étés secs. En de telles conditions, une rivière peut se réduire à 100 litres d’eau par seconde en étiage, et se gonfler au moment des crues au point de fournir de 300 à 400 mètres cubes dans le même espace de temps. Trois affluens principaux, la Cure, le Cousin et le Serein, qui prennent aussi naissance dans le Morvan, sont soumis au même régime ; ils contribuent tous ensemble à donner à la rivière dont il est question l’allure torrentielle que les bateliers et les riverains ont souvent lieu de redouter.

Lorsqu’elle atteint Clamecy, l’Yonne a déjà parcouru 98 kilomètres ; elle se trouve dans une vallée à pente moins rapide, sur un sol plus perméable où les eaux coulent avec moins de fougue. Jusqu’à Clamecy, elle n’a été flottable qu’à bûches perdues, mode primitif de transport qui sera décrit plus loin. A partir de cette ville, elle devient flottable en train jusqu’à Auxerre sur 77 kilomètres de long avec une pente totale de 51 mètres, soit de 66 centimètres par kilomètre en moyenne. C’est à Auxerre, au débouché du canal du Nivernais, que commence la navigation par bateaux. Sur les 120 kilomètres qui séparent cette ville de Montereau, le niveau des eaux s’abaisse de 50 mètres (41 centimètres par kilomètre), mais la plus forte pente est à la partie supérieure, au-dessus de Laroche, où s’ouvre le canal de Bourgogne. La rivière mesure alors de 70 à 90 mètres de large ; elle débite 15 mètres cubes par seconde en étiage et 1,000 mètres dans les fortes crues. On comprend sans peine que la navigation naturelle, avant la construction des barrages et autres ouvrages d’art, devait se trouver souvent gênée par cette irrégularité du débit. Des deux rivières qui se réunissent à Montereau, l’Yonne est sans contredit la plus importante par l’étendue de son bassin, par le volume de ses flots, comme aussi par les communications fluviales qu’elle dessert. C’est donc par une sorte d’erreur géographique qu’elle ne donne pas son nom au beau fleuve dont elle est la véritable mère. Quoi qu’il en soit, la Seine, notablement grossie par ce que lui verse un puissant affluent, descend vers Paris avec une pente fort modérée, de 15 à 22 centimètres par kilomètre. La largeur entre ses rives est de plus de 100 mètres ; elle n’a plus d’autre défaut qu’une différence trop forte entre le débit d’étiage et celui des crues, défaut dont l’Yonne est seule responsable, car la Haute-Seine, issue de terrains moins accidentés et plus perméables que le Morvan, présente un régime plus régulier. Les mariniers s’en arrangeaient tant bien que mal avant qu’écluses et barrages eussent été inventés. Au contraire, d’une extrémité à l’autre de Paris, sur 12 kilomètres de long à peu près, le fleuve, obstrué par des ponts, resserré entre des quais de maçonnerie, était le plus souvent impraticable aux bateaux. Au-dessous de Paris commence ce que l’on appelle la Basse-Seine ; elle est très sinueuse, comme on sait, à tel point que de Paris à Rouen elle a 240 kilomètres de long tandis que le chemin de fer n’en mesure que 120 ; mais la largeur augmente, le débit d’étiage est assez bien soutenu, les grandes crues, s’écoulant dans un lit plus large, deviennent moins malfaisantes, la pente se réduit à 10 centimètres par kilomètre. Abandonné à lui-même, le fleuve à la fin du siècle dernier était exploité déjà par une batellerie très active, et, si l’on y a entrepris depuis lors de coûteux travaux d’amélioration, c’est qu’il s’agissait d’alimenter la capitale de la France et de mettre la marine en état de lutter contre la concurrence d’un chemin de fer plus rapide et moins détourné. Le pont de Rouen marque l’extrémité amont de la Seine maritime, qui s’étend sur 124 kilomètres de long jusqu’à l’entrée du port du Havre. A l’époque de la navigation à voiles, le voyage de Rouen au Havre était long et périlleux, car un bâtiment de tonnage moyen mettait le plus souvent huit jours, quelquefois quinze ou vingt pour remonter ; la descente demandait encore la moitié de ce temps. Il y existait, entre Villequier et Quillebeuf, des bancs de sable que des navires calant plus de 3 mètres n’auraient osé franchir, même aux époques de vive eau ; de plus, il s’y produisait au moment du flot, par les grandes marées, surtout quand elles étaient accompagnées d’un vent violent, une prodigieuse intumescence, connue sous le nom de barre, dont les marins redoutaient la rencontre. Somme toute, il y a près de 800 kilomètres du sommet du Morvan jusqu’à la Manche, et sur ce long parcours, en dépit des obstacles que la nature y a semés, l’industrie des transports s’exerce depuis plusieurs siècles par des moyens divers. Le rôle des ingénieurs était de faire disparaître les obstacles. Voyons comment ils y ont réussi.

Tant que Paris fut une petite ville, les forêts d’alentour, depuis les bois de Boulogne et de Vincennes jusqu’aux forêts de Senart et de Saint-Germain, lui fournirent à courte distance les bois de chauffage et de charpente dont ses habitans avaient besoin ; la population augmentant, il fallut avoir recours aux immenses forêts que contient la partie supérieure du bassin de la Seine. Alors il n’existait pas de bonnes routes, et le transport sur essieux eût au surplus été trop onéreux : l’approvisionnement de la capitale ne pouvait se faire que par voie d’eau ; mais en amont d’Auxerre la navigation, déjà difficile à la descente, était presque impossible à la remonte, bien que les mariniers eussent sans doute à cette époque des bateaux de moindre dimension que ceux de nos jours. Il n’y avait d’autre ressource que de faire flotter les bois, c’est-à-dire de les abandonner au fil de l’eau. Une ordonnance royale de 1415 indique que le flottage amenait déjà des charpentes à Paris au XVe siècle.

Cependant ce mode primitif de transport fluvial exigeait lui-même quelque préparation. Dans la région où gisent les forêts, les ruisseaux ont un lit étroit et sinueux, la pente en est excessive ; un train de bois des dimensions les plus restreintes n’y pourrait rester à flot. On imagina donc le flottage à bûches perdues, qui consiste en ceci : au moyen d’étangs et de réservoirs, on retient dans le haut le plus d’eau possible ; puis, à un jour fixé, on lâche les retenues, ce qui produit dans le ruisseau un courant artificiel. On se hâte alors d’y jeter les bois empilés sur les bords afin qu’ils soient entraînés par ce courant éphémère jusqu’à l’endroit où commence le flottage en train. Un barrage à claire-voie y arrête tous ces bâtons flottans, qui sont retirés de l’eau et reconnus par leurs divers propriétaires, grâce à la marque dont chaque morceau a été frappé. Cette singulière industrie s’exerce en effet par une association entre les marchands de bois de la région, association qui a ses règlemens et ses assemblées générales, et qui paie à frais communs les petits travaux d’appropriation ou d’entretien qu’exige l’état du ruisseau. Le flottage à bûches perdues est usité dans bien des pays : c’est ainsi que les bûcherons de la Forêt-Noire amenaient jadis au Rhin les produits de leur exploitation ; dans le Morvan, il s’opère encore sur tous les ruisseaux et sur l’Yonne en particulier jusqu’auprès de Clamecy.

C’est là que se forment les trains que chacun a vus arriver sur les bas-ports de Paris. Sur l’un des ponts de cette petite ville morvandiote se trouve la statue en bronze de Jean Rouvet, que l’on a prétendu être l’inventeur du flottage en train. Cette renommée est usurpée, paraît-il ; Rouvet eut du moins le mérite d’organiser le premier le flottage sur les rivières du Nivernais, de façon que les produits forestiers de ce pays, qui précédemment se perdaient sans doute faute de débouchés, eussent à l’avenir un écoulement régulier. Un train de bois de chauffage ou de charpente flotte dans 50 ou 60 centimètres d’eau ; mais, comme l’Yonne ne conserve pas partout et en toute saison cette profondeur, il fallait encore quelques artifices pour assurer la marche de cette navigation primitive.

Il existait de temps immémorial sur l’Yonne, de même que sur toutes les autres rivières, des barrages construits en travers du lit par les propriétaires de moulins, qui ménageaient de cette façon à leurs roues hydrauliques une hauteur de chute à peu près constante. C’était une gêne pour les mariniers, bien que l’ordonnance de 1415, dont il a été déjà parlé, eût prescrit aux usiniers de réserver dans chaque barrage un pertuis de largeur convenable pour le passage des bateaux. On eut l’idée de faire ouvrir ces pertuis à jour et à heure fixes, et d’en établir de pareils sur les principaux affluens, le Beuvron, la Cure, l’Armançon. Le résultat fut que, les pertuis étant fermés, la rivière et ses affluens débitaient moins d’eau qu’en temps ordinaire, et qu’au moment de l’ouverture il s’y produisait une crue artificielle, un flot ou éclusée, — c’est le terme employé, — qui relevait pour quelques heures la hauteur du mouillage. Trains de bois et bateaux se mettaient alors dans le courant et descendaient en cinquante-deux heures, sans travail ni fatigue, les 197 kilomètres de Clamecy à Montereau. Cette navigation intermittente avait lieu deux ou trois fois par semaine pendant la saison où les eaux étaient naturellement basses. Elle n’était pas sans danger, car tout bateau qui restait en retard du flot n’avait d’autre ressource que de s’échouer jusqu’à l’arrivée du flot suivant. C’était aussi une gêne de plus pour les bateaux remontans, qui trouvaient un mouillage affaibli pendant les affameurs à la suite de chaque éclusée, et couraient le risque d’être chavirés par le flot descendant. Néanmoins, comme le commerce n’avait à faire remonter que des bateaux vides ou sous une faible charge, la navigation par éclusée rendit d’immenses services, et contribua puissamment pendant deux ou trois cents ans à l’approvisionnement de Paris.

Un moyen bien simple se présentait d’améliorer ce système, c’était de créer de vastes réservoirs près des sources du Morvan, de les remplir à l’époque des pluies abondantes, et d’en laisser écouler le contenu lorsque la rivière serait en étiage. C’était en outre, se disait-on, une façon d’emmagasiner l’excédant des crues naturelles et de préserver les terrains d’aval des dégâts qu’elles y causent. MM. Poirée et Chanoine, les savans ingénieurs qui dirigèrent en ces derniers temps les travaux d’amélioration de l’Yonne, faisaient valoir que les terrains granitiques du Morvan se prêtent à merveille à la construction de réservoirs ; les terrains y ont peu de valeur, la pierre y est abondante, les vallons fort étroits présentent des étranglemens que l’on peut barrer avec une faible dépense. Pour former une éclusée de l’Yonne, il fallait lancer dans le lit de la rivière un volume liquide de 1, 500,000 mètres cubes environ. M. Chanoine démontrait en 1835, dans un projet fort bien étudié, que par des barrages établis en travers des vallées du Cousin, de la Cure et du Serein, il était possible de constituer à peu de frais des retenues de 100 millions de mètres cubes, en sorte que les éclusées auraient lieu tous les jours au lieu de deux fois la semaine, et que la navigation, d’intermittente qu’elle était, deviendrait pour ainsi dire continue. Un seul de ces réservoirs a été exécuté, celui des Settons sur la Cure, à peu de distance des sources de ce ruisseau. Pour créer ce réservoir, il a suffi d’édifier entre les deux coteaux de la vallée un mur en maçonnerie brute de 267 mètres de long sur 18 mètres de haut. L’eau, retenue en arrière de ce barrage, forme un lac artificiel de 360 hectares dans lequel s’emmagasinent 22 millions de mètres cubes. Toutefois à peine les travaux étaient-ils achevés qu’on regrettait presque de les avoir entrepris, parce que la nécessité se faisait sentir d’appliquer à l’Yonne un système plus perfectionné. On a déjà vu quel est le grave défaut de la navigation par éclusée, qui convient seulement aux rivières sur lesquelles le mouvement est tout entier à la descente. Or le canal de Bourgogne, livré au commerce en 1832 à titre d’essai, avait reçu d’année en année de nombreuses améliorations. En 1847, le trafic y était déjà considérable : l’ouverture d’un chemin de fer entre Paris et Lyon parut d’abord lui faire une redoutable concurrence ; mais, les entreprises de transport par eau s’organisant, la navigation reprit de l’activité. Or ce canal, où les transports s’opèrent dans les deux sens, débouche dans l’Yonne à Laroche, à 92 kilomètres en amont de Montereau. De même le canal du Nivernais, ouvert en 1842, aboutit à Auxerre. A la navigation par éclusée, dont les mariniers se contentaient depuis des siècles, il fallait substituer quelque chose de moins incertain.

On n’ignore point comment s’opère, depuis l’invention des écluses, la canalisation d’une rivière. A des distances calculées avec soin d’après la pente, l’ingénieur construit un barrage, et à côté une écluse par laquelle passent les bateaux. En amont, la profondeur se trouve augmentée de toute la hauteur de la chute ainsi créée, si bien qu’avec des barrages assez rapprochés on obtient un mouillage aussi élevé qu’il est jugé nécessaire ; mais, si ce procédé s’applique sans danger aux rivières tranquilles dont le débit est à peu près constant en toute saison, il n’en est pas de même sur un cours d’eau tel que l’Yonne, qui donne à l’étiage 15 mètres cubes par seconde et 1,000 mètres par les grandes crues. A la suite d’une série de jours pluvieux, la rivière se gonfle, elle déborde en dehors de ses rives, elle roule comme un torrent que rien n’arrête. Un barrage fixe n’y résisterait pas, ou, s’il était assez solide pour ne pas être emporté, il rétrécirait le lit au moment où le lit est déjà trop étroit ; il aggraverait donc les désastres de l’inondation. De grandes masses d’eau en mouvement sont un ennemi brutal contre lequel l’homme lutte rarement avec succès. Aussi put-on douter longtemps que les ingénieurs fussent capables de créer des barrages mobiles susceptibles d’agir en étiage et de s’effacer lorsque surviennent les crues. Le problème paraissait d’autant plus ardu que les crues arrivent souvent à l’improviste, parfois la nuit, que par conséquent l’engin projeté devait être tout à la fois résistant et d’une manœuvre rapide.

Les barrages mobiles sont une invention française, il n’en est point qui fasse plus d’honneur à nos ingénieurs des ponts et chaussées, et, comme il arrive d’habitude, elle fut réalisée presqu’en même temps, par plusieurs personnes, sur des rivières différentes et par des procédés divers dont on a corrigé peu à peu les imperfections primitives. Jadis, avant qu’il n’y eût des écluses sur l’Yonne, les propriétaires de moulins avaient coutume de mettre en travers de leur pertuis une poutre contre laquelle s’appuyaient des aiguilles en bois verticales ; ils obtenaient de cette façon un relèvement du plan d’eau vers l’amont, par conséquent une chute plus considérable. Que si une crue survenait ou si quelque train de bois demandait le passage, ils rendaient la voie libre en basculant la poutre avec les aiguilles qu’elle supportait. Cette application première ne comportait qu’une médiocre hauteur de chute et surtout peu d’ouverture. M. Poirée, vers 1834, essaya d’en étendre le mécanisme à l’un des plus larges pertuis de l’Yonne, avec une chute de 2m,20 en temps d’étiage. L’épreuve ayant réussi, il la renouvela sur la Loire, à Decize, avec de plus grandes dimensions ; puis, lorsqu’on résolut d’améliorer la Basse-Seine et qu’on lui permit d’y appliquer le même système, il ne craignit pas d’ériger en travers du fleuve, sur quelques centaines de mètres, le fragile édifice de poutres et d’aiguilles qui relève de 2 ou 3 mètres le niveau ordinaire de l’eau. Il serait malaisé de décrire plus en détail le barrage à aiguilles de M. Poirée ; mieux vaut visiter les constructions de ce genre qui ont été faites en ces dernières années sur la Seine des deux côtés de Paris, sur la Saône, sur l’Yonne et sur d’autres rivières encore. Disons seulement que les organes essentiels sont des chevalets ou fermettes en fer qui supportent les poutres et les aiguilles ; lorsqu’une crue survient, le gardien du barrage enlève à la main les pièces de bois, il renverse les chevalets sur le fond de la rivière, de sorte que rien ne s’oppose plus au libre passage de l’eau. La crue passée, le tout se remet en place sans beaucoup de travail.

Cependant le barrage de M. Poirée a certains défauts lorsque la chute devient considérable. Les manœuvres sont pénibles, parfois dangereuses ; la fermeture n’est pas assez étanche. Un peu avant lui, M. Thénard avait installé sur l’Isle des barrages mobiles d’un autre modèle. Sur cette rivière, qui était, avant la construction des chemins de fer, le seul débouché économique du département de la Dordogne et de son chef-lieu, l’on avait établi sous Louis XV et à des époques plus récentes des barrages fixes d’une hauteur insuffisante pour assurer la navigation en étiage et qui produisaient néanmoins des inondations au moment des crues, par suite infligeaient des dommages graves aux propriétés riveraines. comme débit, l’Isle peut être comparée à l’Yonne ; elle a seulement moins de largeur et par conséquent plus de pente. M. Thénard eut l’idée de dresser sur les barrages, après en avoir abaissé la crête, des trappes à charnières qu’un arc-boutant soutenait vers l’aval. On relevait ou l’on abaissait ces trappes selon qu’il fallait retenir l’eau ou lui rendre son libre écoulement. Cette fois encore, l’essai réussit ; l’invention de M. Thénard fut exécutée plus en grand par M. Chanoine au barrage de Courbeton, auprès de Montereau. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui le barrage à hausses mobiles, qui, perfectionné et modifié suivant les circonstances, a reçu de nombreuses applications et a fait la réputation méritée de M. Chanoine.

Une description plus complète exigerait trop de détails techniques ; aussi n’est-il possible que d’énumérer ici les ingénieux travaux de M. Desfontaines, de MM. Krantz, Caro et Cuvinot, qui, par diverses améliorations, ont voulu rendre ces engins plus parfaits ou bien ont tenté de les rendre automobiles, c’est-à-dire de les disposer de telle sorte qu’ils fonctionnassent d’eux-mêmes sous la pression de l’eau sans l’intervention de la main-d’œuvre humaine. Le point important à retenir est que les ingénieurs d’aujourd’hui savent barrer un fleuve et lui rendre son libre cours pour ainsi dire à volonté, — non pas que leur puissance soit illimitée sous ce rapport : ils n’ont pas encore osé traiter le Rhône par cette méthode ; mais sur la Seine l’entreprise est couronnée d’un succès complet. Voyons quels en ont été les résultats pour la navigation.

Entre Laroche et Montereau, dix-sept barrages mobiles avec écluses maintiennent le mouillage à une hauteur telle que des bateaux de fort tonnage peuvent cheminer avec une égale facilite dans les deux sens, sauf aux époques de grandes crues. Le canal de Bourgogne, qui se trouve ainsi débloqué, servira désormais à l’industrie des transports mieux qu’il ne l’avait fait jusqu’à ce jour. Au-dessus de Laroche et jusqu’à Auxerre, le projet d’amélioration de l’Yonne comporte neuf barrages, qui ne sont pas achevés ; aussi le canal du Nivernais ne peut-il rendre jusqu’ici les services que l’on en attend. De Montereau à Paris, la marine a plus d’importance encore, d’abord parce que les deux rivières qui se réunissent à Montereau lui apportent chacune leur contingent, et parce que le trafic augmente à mesure que l’on se rapproche de la capitale. Douze barrages écluses maintiennent un tirant d’eau de 1m 60 au minimum ; on reconnaît déjà qu’il est nécessaire d’y faire de nouvelles dépenses pour élever le mouillage à 2 mètres. Notons en passant que ces améliorations coûtent fort cher. Le prix d’établissement d’un barrage mobile avec hausses sur la Haute-Seine a varié de 600,000 francs à 1 million. L’ensemble de ces travaux, non moins utiles au commerce que remarquables au point de vue de l’art des constructions, ne laisse pas de léser quelques intérêts. Les longs trains de bois qui descendaient jadis à Paris au fil de l’eau s’accommodent mal d’une rivière canalisée ; les écluses les gênent, les barrages affaiblissent le courant qui les entraîne ; ils n’ont pas assez de consistance pour se faire remorquer. Il est donc probable que le flottage disparaîtra, comme tant d’autres industries de l’ancien temps que les progrès des voies de communication ont anéanties.

Au commencement de ce siècle, la Seine n’était pas navigable dans la traversée de Paris hormis un certain état des eaux qui ne se réalisait qu’à de rares instans dans le cours de l’année. Les bateaux chargés venant de l’amont s’arrêtaient au pont de la Tournelle ; ceux de l’aval ne dépassaient pas le port Saint-Nicolas. Pour remédier à cet inconvénient, la ville de Paris obtint du gouvernement, en 1802, l’autorisation de creuser à ses frais le canal Saint-Martin, qui part de la Bastille, s’élève au moyen de neuf écluses jusqu’à La Villette, où il reçoit les eaux du canal de l’Ourcq, et, sous le nom de canal Saint-Denis, redescend avec douze écluses à La Briche pour y rejoindre la Seine après un parcours de 11 kilomètres, tandis que le parcours en rivière n’en a pas moins de 27. Il en est résulté la création à La Villette d’un port intérieur dont le mouvement s’élève à 2 millions de tonnes par année ; autrement dit, ce port, — fait peu connu, — rivalise d’importance avec celui du Havre. Toutefois, comme cette voie navigable appartient maintenant à une compagnie concessionnaire qui impose à la batellerie un péage très élevé, il était utile de rendre la Seine elle-même navigable. C’est à quoi l’on est parvenu en construisant l’écluse de la Monnaie, le barrage de Suresnes, et en favorisant l’établissement d’un service de louage sur chaîne noyée.

Continuant notre marche, nous voici au-dessous de Paris. A mesure que l’on en descend le cours, notre fleuve acquiert plus de largeur et aussi plus d’importance commerciale, car il amène de ce côté les provenances de la Manche et celles des beaux canaux du nord. Veut-on juger par un exemple du mouvement qui s’y produit dans les grandes circonstances ? Après le siège, l’écluse de Bougival a donné passage en un seul jour à 40,000 tonnes de marchandises, soit la charge de plus de cent trains sur un chemin de fer bien construit. La Basse-Seine était d’ailleurs navigable à l’état naturel, si ce n’est qu’il y avait en étiage des bancs difficiles à franchir ; on y avait établi des barrages avec pertuis où les bateaux montans étaient obligés de prendre un renfort de chevaux remorqueurs. En 1838 seulement, M. Poirée, qui venait d’exécuter sur l’Yonne les premiers barrages à aiguilles, eut mission d’en construire un semblable à Bezons. L’effet en fut satisfaisant, on en fit d’autres qui donnèrent sur ce long parcours de Paris à Rouen un mouillage normal de lm, 60 ; mais ces travaux étaient à peine achevés que la batellerie réclamait un mouillage de 2 mètres, ce que de nouveaux barrages en construction ont pour but de réaliser. Aujourd’hui ces 2 mètres de hauteur d’eau paraissent insuffisans, parce que l’on se dit qu’avec 1 mètre de plus les caboteurs viendraient jusqu’à Paris. La question en est là : faut-il dépenser 11 millions de francs pour avoir le mouillage de 2 mettes, ou bien ajouter à cette somme déjà grosse un supplément de 7 millions pour obtenir un résultat définitif qui transformerait notre capitale en un véritable port de mer ? M. Krantz recommande avec raison, croyons-nous, cette dernière solution, qui donnerait une entière satisfaction à des intérêts considérables.

La marée remonte jusqu’au barrage écluse du Martot, à 23 kilomètres au-dessus de Rouen. Ce n’est donc point par des barrages que l’on pourrait remédier au défaut de profondeur de la Seine maritime. Rien n’est plus incertain au surplus que la théorie des phénomènes qui se passent à l’embouchure des fleuves, sur la limite indécise où l’eau douce se mêle à l’eau salée. Quelle a été dans les temps préhistoriques la cause déterminante du large estuaire par lequel la Seine débouche dans la Manche ? Pourquoi le flot montant est-il accompagné d’une vague monstrueuse, barre ou mascaret ? A quoi faut-il attribuer les variations du chenal navigable qui divague au milieu des bancs de sable, va d’une rive à l’autre et se déplace suivant les années ? On eut tout d’abord l’idée de rétrécir le chenal au moyen de digues longitudinales qui le maintiendraient dans une direction constante. Cependant dès 1825 le conseil général des ponts et chaussées se prononçait contre cette solution. A propos d’un projet relatif à l’amélioration de la Gironde, il pensait que les bancs de sable repoussés par les digues se reformeraient en aval, si bien que l’endiguement n’aurait d’autre effet que de reculer l’obstacle au lieu de le supprimer. Il fallait pourtant faire quelque chose. Il avait été question d’un canal latéral entre le Havre et Rouen ou Villequier ; mais c’était une dépense d’une centaine de millions. On avait essayé de construire des épis, c’est-à-dire des digues transversales s’avançant de la rive jusqu’au chenal ; l’expérience avait prouvé que c’était plus nuisible qu’utile. On en revint, faute de mieux, à l’endiguement latéral, qui fut effectué de 1848 à 1850 entre Quillebeuf et Villequier, prolongé jusqu’à Tancarville en 1858, puis jusqu’à la pointe de La Roque en 1865. Les résultats en ont été satisfaisans en ce sens que le mascaret a disparu, qu’une profondeur de 5m,50 à 7 mètres se trouve réalisée. A marée haute, la navigation s’opère avec rapidité et sans péril jusqu’au port de Rouen, que fréquentent maintenant des bâtimens de 1,000 tonneaux et plus ; mais les marins ont, paraît-il, quelques raisons de craindre que ce grand travail ne contribue à ensabler les abords du Havre, en sorte que les digues s’arrêtent à La Roque sans que l’on ose les prolonger au-delà.

Quelque obscure que soit encore la question, il se dégage dès à présent des tentatives exécutées certains principes qui font comprendre au moins où gît la difficulté. D’une part, il semble reconnu que l’existence des bancs de sable et les variations du chenal dans une large embouchure sont dues à ce que le courant de flot et celui du jusant ne s’écoulent pas dans le même lit. En rétrécissant le fleuve au moyen de digues en long, on fait coïncider ces deux courans ; par conséquent on accroît la profondeur de l’eau : c’est bien en réalité l’effet produit par les travaux de la Seine maritime. D’autre part, la profondeur ne se conserve sur le littoral qu’autant que l’estuaire peut absorber un grand volume d’eau à marée montante, parce que cette masse, s’écoulant quand le flot descend, chasse les sables au large. Si donc les digues étaient prolongées jusqu’à Honfleur, ainsi que cela fut maintes fois demandé par les négocians rouennais, il est probable que des atterrissemens se formeraient à l’entrée du Havre. Or Le Havre est notre port le plus important pour les arrivages de l’Angleterre et de l’Amérique ; il était sage d’ajourner jusqu’à plus ample expérience des travaux d’endiguement dont la nécessité n’était pas absolue. Les débats très vifs que cette question a soulevés entre les habitans de Rouen et ceux du Havre se reproduisent avec les mêmes raisons d’être en d’autres localités. C’est la lutte entre Nantes et Saint-Nazaire, entre Greenock et Glasgow. Les ingénieurs ne peuvent en pareil cas qu’indiquer une solution, — encore n’en garantissent-ils pas toujours l’efficacité, — faire connaître les avantages et les inconvéniens ; il appartient ensuite à ceux qui disposent des ressources du budget de peser les intérêts en balance et de prendre une décision.

Bordeaux est situé, comme Rouen, bien loin à l’intérieur d’un fleuve où la marée se fait sentir ; il y a une centaine de kilomètres de cette ville à la pointe de Grave. En l’état naturel, la Garonne maritime possédait presque partout un mouillage de 4 à 5 mètres, sauf sur des hauts-fonds que les navires de fort tonnage ne pouvaient franchir qu’au moment de la pleine mer. A quelles causes étaient dus ces hauts-fonds ? A la largeur exagérée du lit, à la divagation du chenal navigable, qui passait d’une rive à l’autre, à l’existence d’îles nombreuses qui empêchaient les courans de flot et de jusant de s’écouler par le même bras. Le remède semblait indiqué par la nature même des choses. Il suffisait de rétrécir le lit lorsqu’il avait trop de largeur et de barrer par des digues les bras secondaires. C’est ce que l’on a exécuté avec un succès remarquable et d’assez faibles dépenses. En 1832, l’illustre ingénieur Deschamps, le constructeur du pont de Bordeaux, proposait d’ouvrir dans la vallée de la Seudre un canal latéral dont la dépense aurait dépassé 50 millions. Avec 3 millions au plus, la Garonne a été redressée et approfondie si bien que les grands paquebots transatlantiques de la ligne du Brésil remontent jusqu’à leur port d’attache sans être jamais arrêtés par l’état des passes.

La Loire encore est un fleuve à marées, d’une navigation si pénible pour les gros bâtimens qu’il parut à une époque récente que Saint-Nazaire devait absorber tout le mouvement commercial dont Nantes avait profité jusqu’alors. Observons en passant que sur ces larges estuaires par lesquels les fleuves entrent dans l’océan la situation d’un port n’est pas indifférente. Ce port est le terminus de la navigation maritime ; c’est là que les navires de mer livrent leurs cargaisons aux wagons de chemins de fer, aux voitures, aux bateaux de la navigation intérieure. Routes et chemins de fer se prolongent jusqu’à Paimbœuf ou Saint-Nazaire aussi bien que jusqu’à Nantes ; pour les bateaux plats de rivière, le cas est différent, on ne saurait sans péril les conduire à Saint-Nazaire, et puis à l’embouchure il n’y a pas de communication prompte et commode entre les deux rives. L’allongement de la traversée est une affaire de quelques heures, si le chenal est d’un accès facile ; c’est un trajet qui rapproche la marchandise du consommateur sans augmenter le prix du fret. Par ces divers motifs, c’est à l’intérieur des rivières plutôt que sur le littoral que se sont créés les principaux ports de commerce. Le Havre est à cet égard une exception dont on ne citerait guère d’autre exemple. Il eût donc été presque impossible, l’eût-on voulu sérieusement, de remplacer Nantes par Saint-Nazaire ; l’amélioration de la Basse-Loire s’imposait alors comme une œuvre de première nécessité.

On crut qu’il suffisait d’imiter ce que l’on avait déjà fait sur la Seine en aval de Quillebeuf, c’est-à-dire d’endiguer le chenal entre Nantes et Paimbœuf en vue de maintenir les courans de flot et de jusant dans un espace restreint. Les ingénieurs espéraient obtenir de cette façon une profondeur de 5 mètres ; ils n’en eurent même pas Il par les marées, de vive eau. Le fond du lit, composé d’un dépôt diluvien d’une grande dureté, ne se creuse pas sous le courant. Les mouvemens de flux et de reflux s’alanguissent dans le dédale d’îles et de faux bras dont la Loire est encombrée aux abords de Nantes. comme en outre le fleuve charrie d’énormes masses de sable arrachées aux berges qu’il ronge dans)le haut du bassin, des atterrissemens se sont produits en aval des digues au point de compromettre la navigation dans la partie de l’estuaire réputée jusqu’alors la plus sûre. Ainsi la méthode d’endiguement qui réussit sur la Seine et sur la Gironde échoue dans la Loire. L’amélioration des embouchures est un problème complexe, on le voit, qui trompe souvent les prévisions des ingénieurs les plus expérimentés.

Revenons à la Seine pour résumer en quelques lignes les travaux dont elle a été l’objet ; ces travaux méritent en effet de servir de type pour montrer en quoi consiste la canalisation complète d’une rivière depuis ses sources jusqu’à la mer. Que trouve-t-on sur ce magnifique cours d’eau qui, des montagnes du Morvan à la Manche, transporte tant de richesses, arrose un si riche pays ? Dans le bas, où la marée se fait sentir, des digues longitudinales empêchent le chenal de divaguer au milieu des bancs de sable ; au-dessus, de Rouen à Auxerre, des barrages mobiles avec écluses soutiennent le niveau d’étiage, mais s’effacent au moment des crues ; vers le haut du bassin, des voies artificielles, le canal de Bourgogne et celui du Nivernais, reçoivent les bateaux, les conduisent d’écluse en écluse sur le versant de la Saône ou sur celui de la Loire. Parfois, comme à Paris, lorsque le fleuve offre des passes difficiles ou décrit un long circuit, on a rejoint les deux branches par une dérivation éclusée. En dehors de la partie maritime, on n’a construit nulle part de digues sur les bords ; tout au plus consolide-t-on les berges lorsqu’elles sont minées par des érosions. Les ingénieurs se gardent bien de redresser le cours lorsqu’il est tortueux, afin de ne pas troubler la pente naturelle que l’eau s’est donnée ; ils ne prennent pas la peine de draguer les hauts-fonds, parce que de nouveaux apports de sable combleraient le trou que la drague aurait creusé. S’ils édifient un pont, un mur de quai, ils ont soin que ces ouvrages ne rétrécissent ni n’élargissent le débouché des eaux. En un mot, ils respectent jusque dans ses écarts le lit que la rivière s’est préparé ; c’est une œuvre de nature que la main de l’homme ne modifierait pas sans produire de graves dégâts[1]. Ce que l’on a fait sur la Seine montre ce que l’on aurait à faire sur les autres rivières de France pour les assouplir à la navigation, à l’exception de quelques cours d’eau dont il serait impossible de dompter les allures torrentielles.


II

C’est depuis cent ans une question fort discutée entre les ingénieurs de savoir ce qu’il faut préférer d’une rivière canalisée ou d’un canal latéral. Le grand ingénieur anglais Brindley, qui a doté son pays d’un magnifique réseau de voies navigables, prétendait au siècle dernier que Dieu a créé les rivières pour alimenter les canaux. Et en effet, laissant de côté l’Yrwell et la Mersey, il a creusé le canal du duc de Bridgewater latéralement à ces cours d’eau. En France, on s’est montré moins absolu ; par exemple on a continué la navigation dans le lit de l’Yonne d’Auxerre à Laroche, bien qu’il eût été sans doute moins onéreux de creuser un canal à côté. Au surplus, la réponse à cette question dépend surtout des conditions particulières à chaque cours d’eau ; ainsi le canal de Roanne à Châtillon s’explique par la mobilité excessive du lit de la Loire. En général, lorsqu’une rivière a beaucoup de pente, qu’elle est soumise à de fortes crues, et surtout si le fond se modifie suivant le niveau des eaux, il vaut mieux creuser un canal à côté que de prétendre à l’améliorer. Depuis l’invention des barrages mobiles, on tente volontiers de dompter des rivières que l’on aurait crues jadis rebelles à la navigation ; toutefois il faut peut-être s’attendre tôt ou tard à de nouvelles idées sur ce sujet. Les rivières ne sont pas faites seulement pour porter bateau ; l’industrie et l’agriculture en réclament aussi l’usage, l’une pour leur faire produire de la force motrice, l’autre pour les employer à des irrigations. Il vaut la peine d’examiner ce que l’on peut tirer des eaux courantes sous ce double rapport.

S’imagine-t-on bien quelle force latente recèlent les eaux en mouvement ? Sur une petite rivière, le Cailly, qui se jette en Seine auprès de Rouen, il s’est établi des moulins, des filatures, des scieries mécaniques, qui en reçoivent une force utile de 1,083 chevaux. Pour les propriétaires de ces usines, c’est un demi-million gagné année moyenne par l’économie des machines à vapeur et du charbon que celles-ci consommeraient. Encore le Cailly n’est-il qu’un faible ruisseau. La Seine roule en grandes crues 2,000 mètres cubes par seconde sous les ponts de Paris, le Rhône 7,000 mètres cubes à son entrée dans Lyon, et plus dédouble auprès d’Avignon. L’Ardèche, sur un parcours de 119 kilomètres, descend une hauteur de 1,243 mètres ; on l’a vue verser dans le Rhône jusqu’à 8,000 mètres cubes par seconde au mois de septembre 1857. Qu’est-ce encore que nos modestes rivières en comparaison de celles de l’Amérique ? D’après les observations récentes d’un ingénieur anglais, le Parana, devant la ville de Rosario, 400 kilomètres au-dessus de l’estuaire de la Plata, débiterait en temps ordinaire 24,000 mètres cubes par seconde. Que l’on suppose de telles masses liquides emprisonnées au moyen de barrages dans les gorges des montagnes, retenues dans des lacs artificiels, il y aurait de quoi faire tourner l’année durant des roues hydrauliques et des turbines pour toutes les industries, arroser aux époques de sécheresse les terres dépourvues d’humidité. Sommes-nous donc incapables d’aménager ces richesses naturelles et de transformer en ruisseaux bienfaisans les torrens qui inondent en quelques heures une vallée au lendemain d’une pluie, pour ne laisser après leur passage qu’un lit de cailloux et des plaines dévastées ?

Il faut en convenir, on a beaucoup négligé jusqu’à présent la question dont il s’agit ici. Ce n’est pas tout à fait la faute des ingénieurs. Les industries auxquelles la force motrice est nécessaire n’aiment pas à s’écarter des grands centres de population, parce qu’elles y trouvent un marché toujours ouvert, des ressources de main-d’œuvre, des commodités de transport qui leur manquent dans les campagnes ; mais l’élévation croissante du prix de la houille ne tardera point peut-être à rendre faveur aux moteurs hydrauliques. Il n’est donc pas sans intérêt d’examiner les tentatives déjà faites pour aménager les eaux au profit de l’agriculture et de l’industrie. On a déjà dit dans la Revue[2] quel projet d’aménagement avait proposé M. Belgrand pour mettre en œuvre une partie au moins des 1, 620 millions de mètres cubes d’eau pluviale que reçoit année commune la surface du Morvan. Il n’a été construit jusqu’à ce jour qu’un seul réservoir, celui des Settons sur la Cure ; encore la vallée de la Cure est-elle si étroite et si stérile qu’il ne s’y trouve ni cultivateurs ni meuniers pour en tirer profit. Ce réservoir avait pour objet d’accroître le volume des éclusées de l’Yonne, dont la canalisation, on l’a vu, s’exécute maintenant au moyen de barrages mobiles. Le bel ouvrage des Settons n’a plus ainsi qu’une médiocre utilité.

C’est dans les contrées du midi que l’on dut sentir le plus tôt le besoin d’emmagasiner les eaux courantes pour irriguer des terres que desséchait un soleil trop ardent. L’Espagne, pays de montagnes où les ruisseaux sont presque tous des torrens, connut ces travaux avant le reste de l’Europe ; le barrage d’Alicante, construit au XVIe siècle, existe encore aujourd’hui ; c’est un mur en maçonnerie qui n’a pas moins de 42 mètres de haut. En 1788, le gouvernement espagnol avait projeté d’établir un réservoir sur le Guadarrama en vue d’alimenter d’eaux potables la ville de Madrid. Le mur qui barrait la vallée devait avoir 72 mètres d’épaisseur à la base et 93 mètres de hauteur ; mais il fut emporté par une crue avant d’être achevé, et l’on n’eut pas le courage de recommencer l’entreprise. C’est que des œuvres de ce genre, bien qu’il ne s’agisse que de maçonnerie brute, exigent toute la science de l’ingénieur ; il faut en calculer les dimensions afin que la pression n’excède nulle part la résistance des matériaux, jauger le cours d’eau pour savoir quel volume de liquide il fournira durant la saison pluvieuse, choisir les emplacemens d’après des circonstances qui varient en chaque lieu. Les réservoirs établis en France dans ces dernières années méritent d’attirer l’attention à ces divers points de vue.

La ville de Saint-Etienne est traversée par un ruisseau, le Furens, dont le nom expressif indique assez l’allure torrentielle ; en étiage, il s’abaisse parfois à ne donner que 80 litres par seconde ; en 1849, après une pluie exceptionnelle, le débit s’est élevé à 93 mètres cubes ; il n’en faut pas tant pour que la ville soit inondée. Ce n’est pas tout. Les 100,000 habitans de Saint-Étienne réclamaient une distribution d’eau, enfin nombre d’usines établies sûr le Furens se plaignaient d’être condamnées au chômage pendant la saison sèche. En amont, au-dessus du village de Rochetaillée, se présente un étroit défilé ; c’est là que se dresse le mur du réservoir construit il y a dix ans sur les plans de M. Graeff, ingénieur des ponts et chaussées. On peut y emmagasiner un volume de 1,200,000 mètres cubes qui se renouvelle deux fors par an à l’époque des grandes pluies. Au-dessus de cette retenue permanente reste un vide de 400,000 mètres cubes où se logeraient facilement les eaux d’un orage pareil à celui de 1849. Le difficile en un tel ouvrage est de faire un mur dont la solidité soit à toute épreuve, car on imagine sans peine quels désastres produirait une rupture[3]. On en eut l’exemple à Lorca, dans la province de Murcie, en 1802. Un barrage aussi élevé que celui du Furens, et que l’on avait eu l’imprudence de fonder sur pilotis, étant venu à s’écrouler, il se produisit une avalanche qui noya 608 personnes et détruisit 809 maisons, sans parler des pertes en bestiaux et en récoltes.

Il est clair que les lacs artificiels de ce genre ne se peuvent créer en tous pays. Dans une contrée fertile, où la population est dense, le terrain coûte trop cher, et d’ailleurs, comme le niveau de l’eau s’élève et s’abaisse tour à tour, ce serait une cause d’insalubrité. En outre le sol doit être imperméable, sans quoi l’eau retenue derrière le barrage se perdrait par des infiltrations souterraines. Mais dans les montagnes où se placent ces réservoirs il existe Quelquefois des lacs naturels ; ne pourrait-on les faire servir au même usage ? Ainsi le versant occidental des Pyrénées contient plus de trois cents lacs, dont le trop-plein alimente les rivières de la plaine, l’Ariège, la Garonne, la Neste, l’Adour, le Gave de Pau ; or toutes ces rivières ont un régime irrégulier dont on se plaint. Ce n’est pas que l’on prétende les rendre jamais navigables, car elles ont trop de pente et s’affaiblissent trop en étiage ; la région pyrénéenne ne possède pas au surplus les industries auxquelles les voies de transports économiques sont indispensables, tandis que les irrigations y sont plus nécessaires que partout ailleurs. C’est par conséquent au profit de l’agriculture et des usines hydrauliques que l’amélioration de ces cours d’eau devait être exécutée.

Au pied des coteaux coule un bras de l’Adour, connu sous le nom de canal Alaric, qui, sur 65 kilomètres de long, fait tourner trente-quatre moulins en même temps qu’il arrose 1, 600 hectares de prairies. Au moment où les irrigations seraient le plus utiles, le débit d’étiage se réduit presqu’à rien. Dans le haut des montagnes, à 2,000 mètres d’altitude, se trouve le Lac-Bleu, d’une superficie de 74 hectares avec une profondeur considérable. Il était assez embarrassant, il est vrai, d’en faire sortir les eaux. On essaya d’un Siphon, dont le débit était trop restreint, et qui n’aurait permis en tout cas que d’enlever la couche superficielle. On eut alors l’idée d’ouvrir dans le flanc du coteau un tunnel dans le granit, à 25 mètres en contre-bas du niveau ordinaire de l’eau. Lorsqu’il n’y eut plus qu’une faible épaisseur de roc vif au fond de la galerie, des tuyaux pourvus de robinets y furent scellés dans un mur en maçonnerie, puis l’ouverture du tunnel fut achevée du côté du lac au moyen d’un fourneau de mine ; maintenant on soutire en quelque sorte les eaux de ce vaste réservoir suivant les besoins des ruisseaux qui sont au-dessous dans la plaine. Ce beau travail, aussi bien conçu que prudemment exécuté, méritait une mention spéciale. Il est à peine besoin de dire qu’il n’y a pas à craindre d’épuiser le lac, puisque la neige et la pluie lui restituent chaque hiver l’eau que les tuyaux lui enlèvent pendant la saison sèche.

Ces divers exemples montrent assez comment on peut aménager les eaux pluviales, transformer en ruisseau tranquille un courant torrentiel, remédier à la pénurie d’un été trop sec, quelquefois même préserver une vallée du fléau des inondations. Cependant il n’existe jusqu’à présent que peu de travaux de ce genre. C’est qu’il y faut une grande dépense et que le budget de l’état n’y aide que rarement, n’y trouvant qu’un intérêt indirect. Ces entreprises profitent surtout aux localités du voisinage, aux propriétaires riverains du cours d’eau qu’il s’agit d’améliorer ; elles devraient être conduites par des syndicats, subventionnées par ceux qui en auront le bénéfice immédiat. Par malheur, l’esprit d’association n’existe guère chez les propriétaires terriens, et c’est regrettable, car ces grandes améliorations, qui doubleraient la valeur d’un pays, ne peuvent être une œuvre individuelle.

Il est telle circonstance toutefois où ce système d’aménagement des eaux acquerrait un caractère d’utilité générale, par exemple si l’on arrivait par ce moyen à régler l’écoulement de la Loire au point que les inondations ne fussent plus possibles. Ceci vaut la peine d’être étudié de près, car plusieurs personnes, après la grande crue de 1856, ont prétendu que c’était le vrai remède contre le retour d’un si grand fléau. Que se passe-t-il sur les cours d’eau que la nature a dotés de barrages et de réservoirs d’une vaste superficie ? Le lac de Genève intercepte, éteint en quelque sorte, les crues du Rhône supérieur ; les plaises de l’Alsace et du Palatinat n’ont rien à craindre des débordemens du Rhin, grâce au lac de Constance ; les lacs de la Haute-Italie jouent le même rôle pour l’Adige et pour le Pô ; de toutes les rivières que les Alpes alimentent, les seules redoutables sont, comme la Durance et l’Isère, celles que la Providence n’a pas pourvues d’un régulateur naturel. Ne peut-on y suppléer, s’est-on dit, par des barrages artificiels ? Avec vingt-cinq ou trente réservoirs de chacun 10 millions de mètres cubes dans le haut d’un fleuve ou de ses affluens, on emmagasinerait au moment opportun la partie dommageable d’une crue ; on aurait ensuite de quoi fournir en étiage un débit régulier, au grand avantage des cultures, des usines et de la navigation. La dépense première d’une pareille entreprise n’aurait rien d’excessif, puisque les réservoirs déjà construits ne coûtent guère que 80,000 francs par chaque million de mètres cubes de capacité. Que l’on compare cette mise de fonds, si grosse soit-elle, aux désastres d’une inondation telle qu’on en vit en 1856. Aménager ainsi les eaux de tout un bassin fluvial, ce serait, à vrai dire, faire à volonté la pluie et le beau temps. Le cultivateur, l’usinier, puiseraient dans le canal d’irrigation le jour où sa terre serait trop sèche ou son bief trop abaissé. La manœuvre d’une vanne remédierait à l’inconstance des saisons.

Sur une échelle restreinte, voilà ce que M. Poirée proposait de faire dans le Morvan, M. Boulangé et M. Vallée dans la vallée de la Loire, au-dessus de Roanne. Ce sont en effet les terrains primitifs où l’Yonne et la Loire ont leurs sources qui se prêteraient le mieux à des constructions de barrages, puisque les matériaux s’y trouvent sur place et que les vallons y sont rétrécis par des défilés naturels. C’est aussi là que l’eau de pluie ruisselle à la surface sans être absorbée par le sol. Que ce système soit accepté, puis poursuivi avec persévérance, le massif central de la France où prennent naissance non-seulement la Loire et ses principaux affluens, l’Allier, le Cher, la Vienne, mais encore l’Aveyron, le Tarn, le Lot, l’Hérault, l’Ardèche, toutes rivières d’allure torrentielle, — le massif central deviendra le réceptacle d’une multitude de lacs artificiels d’où ne sortiront plus que des cours d’eau tranquilles.

Des projets si grandioses sont-ils une utopie, comme l’enseigne M. de Lagréné en s’appuyant sur l’autorité de MM. Dupuit et Belgrand ? Voyons du moins quelles objections ces ingénieurs leur opposent. D’abord les réservoirs, construits avec la doublé pensée de soutenir le débit d’étiage et de préserver des inondations, risqueraient de ne pas satisfaire à la première de ces conditions dans le cas où ils seraient maintenus vides au printemps ; or, qu’il survienne des crues tardives, comme celles de mai et juin 1856, les réservoirs, déjà remplis, ne pourront rien absorber. En second lieu, dans le bassin de la Loire, les inondations deviennent funestes surtout lorsque les crues des affluens se superposent. S’il pleut en même temps dans toute l’étendue de ce bassin, qui est, on le sait, fort considérable, la crue de la Vienne arrive la première dans le lit principal, puis successivement celles du Cher, de l’Allier, et enfin celle de la Haute-Loire ; elles s’écoulent l’une après l’autre au lieu de s’ajouter. Retarder par un artifice la marche de l’une de ces crues sans avoir la certitude de la retenir tout entière, puisque après tout nul ne sait prévoir combien de temps durera la pluie et que les réservoirs peuvent se trouver insuffisans, c’est amener une coïncidence que la nature abandonnée à elle-même eût peut-être évitée. Nous abusons-nous ? Il nous semble que ces critiques perdent beaucoup de leur valeur par le progrès des méthodes météorologiques. M. Belgrand n’a-t-il pas lui-même indiqué le moyen de prédire plusieurs jours d’avance et à quelques centimètres près ce que doit être une crue de la Seine à Paris ? Que lui faut-il pour arriver à ce résultat ? Quelques observateurs bien formés, avec de bons instrumens, en huit ou dix points du bassin. Le véritable obstacle à la création d’un vaste système de réservoirs réside surtout, croyons-nous, dans l’énormité de la dépense. C’est une œuvre d’avenir qui se réalisera plus tard, lorsque les intéressés en auront compris l’importance et se montreront tous disposés à y concourir.

En attendant, les riverains d’un cours d’eau torrentiel n’ont d’autre protection que les digues longitudinales. On sait ce que sont celles de la Loire, œuvre malheureuse que nous a léguée le moyen âge et qu’il faut bien conserver, améliorer même, faute de pouvoir la recommencer sur un plan plus rationnel. Dans la vallée du Pô, les digues laissent entre elles un vaste lit abandonné aux crues, qui est devenu, grâce au limon bienfaisant qu’elles déposent, la partie la plus fertile du bassin. Sur les bords de la Loire, on a voulu dès les premiers temps préserver des inondations les terres rapprochées du fleuve, les turcies ou levées furent donc établies près des berges. Cela remonte fort loin, puisqu’un capitulaire de Louis le Débonnaire charge des commissaires spéciaux de les entretenir et de les allonger. Construites comme elles l’étaient, il fallait chaque année les renforcer ou combler les brèches que l’eau y avait faites. Peu à peu elles s’étendirent de Gien à Angers presque sans interruption, et même au-dessus de Gien, jusqu’à Decize sur la Loire et Vichy sur l’Allier. Ce qu’ont coûté ces ouvrages en frais d’établissement et d’entretien, il serait difficile de le dire, d’autant plus que c’était le plus souvent par des exemptions d’impôts que les riverains étaient rémunérés de leur travail dans l’ancien temps. En l’état actuel, les habitans du val de la Loire n’obtiennent même plus la sécurité au prix de cette organisation onéreuse. Cependant, comme des villages se sont créés en arrière de ces digues, on ne peut faire autrement que de les conserver, bien qu’elles aient troublé profondément le régime du fleuve d’un bout à l’autre de son cours, et qu’elles soient sujettes à se rompre au moment où l’on en aurait le plus besoin, comme on l’a vu lors des catastrophes de 1856 et de 1866.

Mais enfin, dira-t-on, si les levées de la Loire n’existaient pas, si l’on ne voulait pas non plus recourir au vaste système de réservoirs dont il vient d’être question, l’art des ingénieurs ne fournirait-il aucun remède contre les inondations qui ravagent tout sur leur passage ? La réponse varie suivant les circonstances. S’agit-il d’une ville où de grandes richesses sont accumulées sur un petit espace, on a recours à l’endiguement, qui s’opère par des quais en maçonnerie bien assis sur des fondations solides ; les digues doivent alors, à moins de difficultés extrêmes d’exécution, être insubmersibles, ce qui signifie qu’elles doivent être plus hautes que le niveau des plus hautes eaux connues. C’est ainsi que sont protégés les quartiers bas de Paris, de Lyon, de Grenoble, d’autres villes encore. Le défaut d’une pareille entreprise est de coûter fort cher et de rétrécir le lit du fleuve, déjà trop étroit. L’importance des intérêts à garantir justifie cette dérogation aux lois de l’hydraulique. S’agit-il au contraire d’une plaine dont l’inondation détruira peut-être une année les récoltes, mais en y abandonnant un limon fertile, qu’on laisse l’eau des crues s’y répandre à volonté, ainsi que le font de temps immémorial les riverains du Nil. Tout au plus est-il utile de dresser des digues transversales à partir des berges naturelles du fleuve, afin d’empêcher les tourbillons et d’affaiblir les courans ; l’eau, redevenue calme entre ces digues, dépose les matières fertilisantes qu’elle tient en suspension. Ce n’est pas tout, il faut, par mesure de sécurité publique, empêcher de construire des maisons dans la zone que les crues envahissent, et, si cette zone a trop de largeur ; on peut encore la limiter à bonne distance des rives par une digue longitudinale qui n’a plus alors qu’une médiocre hauteur et qu’il est facile de rendre résistante. Le flot, libre de s’épancher dans un vaste lit, ne produit plus que des dégâts insignifians, compensés par de meilleures récoltes pendant les années suivantes. Le cultivateur ne connaît-il pas d’autres fléaux, la gelée et la grêle par exemple, qui sont tout aussi fréquens et dont les conséquences se font parfois sentir d’une année à l’autre ?

Tel est le programme de défense contre les inondations que préconisent aujourd’hui la plupart des ingénieurs. On lui reproche avec raison d’être inapplicable à la Loire dans l’état où les générations précédentes l’ont mise. Il a de plus le défaut de ne pas aménager les eaux, ce que ferait si bien un système de réservoirs. Les crues continuent de descendre à la mer sans que personne en profite. On aurait tort pourtant si l’on reprochait au corps des ponts et chaussées de préférer en cette circonstance des expédiens d’une efficacité médiocre, mais connue, à une solution théorique plus complète. Les travaux publics ne sont pas des œuvres d’art faites pour la satisfaction de l’esprit ou du goût ; il convient avant tout de les proportionner aux besoins du moment aussi bien qu’aux ressources du budget. Tant d’entreprises utiles sollicitent le concours de l’état, que bien des années sans doute se passeront encore avant que l’on essaie d’aménager goutte à goutte les milliards de mètres cubes d’eau que la pluie déverse en chacun de nos bassins fluviaux.

On a vu d’abord de quelle façon s’améliorent les rivières, puis de quelle utilité elles sont pour l’agriculture et les usines riveraines lorsque la navigation n’en réclame pas l’usage exclusif. Les rivières servent encore à bien d’autres usagés ; elles alimentent d’eau potable les habitans des vallées ; au-dessous des grandes villes, elles deviennent souvent et bien à tort l’exutoire des détritus que produit la vie domestique. C’est un devoir pour les pouvoirs publics de maintenir la balance entre les industries rivales qui s’en disputent la jouissance, de veiller à ce que personne n’empiète sur les droits de tout le monde. Aux États-Unis, où les chemins de fer ont acquis une si prodigieuse extension qu’ils semblent répondre à tous les besoins de locomotion, les législatures d’état ne permettent pas à une compagnie d’établir un pont sans prescrire que le tablier en sera assez élevé, les piles assez espacées pour que la batellerie n’éprouve aucune entrave. Dans un pays comme le nôtre, où la population est très dense, les cours d’eau méritent encore plus d’être protégés. Le plus grand service qu’ils puissent rendre, c’est de porter bateaux, quoi qu’on ait dit ou pensé de la navigation intérieure depuis que les voies ferrées traversent notre territoire en tous les sens. En parcourant l’un après l’autre chacun des bassins fluviaux de la France, on s’étonnera peut-être qu’il reste si peu à faire pour y rendre prospère la batellerie et la mettre en état de marcher de front avec les chemins de fer.


H. BLERZY.

  1. Ceci n’est point absolu. Les rivières dont le cours est très lent et la pente très douce peuvent être redressées sans inconvénient. Les ingénieurs autrichiens en ont donné un bel exemple sur la Theiss, qui sort de marécages au pied des monts Carpathes et vient se jeter dans le Danube près de Belgrade avec une chute de 44 mètres seulement sur 1,200 kilomètres de long. La Theiss, dont le régime est très régulier, a été raccourcie d’un tiers par des redressemens de rives. C’est encore, malgré ces travaux, l’une des rivières les plus lentes et les plus paisibles que l’on connaisse.
  2. Voyez, dans la Revue du 1er juillet 1873, le Bassin de la Seine.
  3. Non-seulement le mur du Furens est fondé sur un roc inébranlable, mais de plus il présente sur chaque face une inclinaison savamment calculée en sorte d’avoir une résistance plus que suffisante avec aussi peu d’épaisseur que possible. C’est un type nouveau que l’on a déjà imité ailleurs.