Les Rois/Chapitre XXIX

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Calmann Lévy, éditeur (p. 299-302).

XXIX

Quelques jours après son arrivée à Loewenbrunn, une seconde attaque de paralysie avait achevé de terrasser le vieux roi, et, depuis lors, la langue enchaînée, les membres noués, la pensée absente ou endormie, il était comme un homme retranché déjà du monde des vivants. On lui avait raconté, avec des ménagements et des atténuations, les événements de Marbourg, les travaux de l’Assemblée consultative, la manifestation du 1er octobre et ce qui s’en était suivi. Mais il avait paru ne pas comprendre ce qu’on lui disait. Seulement, de temps à autre, il s’informait de la santé du petit Wilhelm…

Son seul plaisir était de manger comme un enfant goulu et, quand le temps était beau, de se faire mener, dans son fauteuil roulant, sous les arbres de la grande avenue. Pendant des heures, il considérait le décor du lieu, les longues colonnades de la façade du palais, la majesté des bassins et des allées faites pour des cortèges royaux, la géométrie fastueuse des rampes tournantes et des escaliers qui reliaient entre elles les terrasses superposées, le cercle démesuré des nobles statues de marbre dorées par le soleil ou zébrées par la poussière et la pluie, les ouvertures profondes des hautes avenues divergentes comme les rayons d’une étoile et, tout au centre, la colossale statue équestre d’Hermann II, l’aïeul terrible. Il contemplait cela, le vieux roi, comme s’il ne l’avait jamais vu, sans doute afin d’emporter dans la mort la vision des pompes antiques de sa race ; et, parfois, une plainte grêle comme un cri de petit enfant interrompait sa vague extase.

Il ne demandait que fort rarement à voir les princes ses fils. La princesse Wilhelmine, dont il savait l’âme plus conforme à la sienne, était la seule personne dont il parût aimer la présence.

Ce jour-là, il était dans sa chambre, les jambes empaquetées dans des couvertures, et regardait par la fenêtre la pluie ruisseler sur les épaules de bronze d’Hermann II et couvrir d’un voile de désolation la pompeuse assemblée des marbres et les hautes murailles des quinconces séculaires… Quand Wilhelmine s’approcha, il la vit si blême et si défaite qu’il secoua sa torpeur et qu’une inquiétude aviva ses yeux opaques.

Elle comprit :

— Votre petit-fils va bien, dit-elle. Ce n’est pas de lui qu’il s’agit, mais de vos deux fils.

Elle hésita, cherchant ses mots :

— On ne peut vous taire… ce qui est arrivé… Dieu nous afflige, mon père…

Les larmes la gagnaient. Le vieillard, la face tendue par un grand effort et la langue encore embarrassée, interrogea :

— Hermann ?

Wilhelmine voulait parler et ne pouvait plus… Elle s’affaissa en sanglotant près du vieux roi.

Les regards du malade s’éclaircissaient peu à peu ; sur les bras du fauteuil, ses doigts noueux remuaient avec lenteur ; un sourd travail se faisait dans ses membres paralysés… Apparemment, sous le heurt soudain d’une tragique idée, son intelligence s’était remise en branle ; du premier coup, il avait conçu comme présent et réel tout le malheur possible et, l’ayant conçu, l’émotion qu’il en avait éprouvée avait communiqué à tout son corps un frisson sauveur, si bien que l’horreur des choses qu’il entrevoyait s’accompagnait en lui du sentiment et de la joie involontaire d’un peu de vie retrouvée.

La langue déliée à demi, il put articuler :

— Ainsi… c’est au pire malheur… que je dois m’attendre ?

Wilhelmine ne répondait pas.

Alors le vieillard prononça distinctement :

— Dans la situation actuelle du royaume, la mort même de mes fils ne serait peut-être pas le pire malheur…