Les Rois/Chapitre XXXI

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Calmann Lévy, éditeur (p. 315-326).

XXXI

Christian XVI eut une idée. Les états de service du garde Günther (trois campagnes, quatre blessures, deux citations à l’ordre du jour, non pour des prouesses accomplies dans l’échauffement de la bataille, mais pour des consignes froidement et obstinément gardées), enfin l’opinion qu’on avait de lui dans les villages où il avait habité depuis sa sortie de l’armée, tout persuadait au roi que Günther était un brave homme, très droit, très honnête, très respectueux des innombrables pouvoirs auxquels un pauvre homme doit obéissance, et qu’il n’y avait qu’à l’interroger d’une certaine façon pour savoir de lui la vérité.

Le roi pria le chef de la police de lui faire amener Günther et Kate pour qu’il pût les questionner lui-même.

Le fonctionnaire objecta que cela était contre l’usage. Mais le roi fit remarquer qu’il était le roi et que ses droits n’étaient limités par aucune Constitution écrite, l’Alfanie jouissant jusqu’à nouvel ordre du bienfait de la monarchie absolue.

Un matin donc, une voiture conduisit au palais Günther et Kate. Les gendarmes les quittèrent à la porte du cabinet royal.

— Approchez-vous, Günther. Et vous, mademoiselle, n’ayez pas peur.

Ils n’avaient pas peur. Ils étaient seulement fort surpris, et il leur fallut un peu de temps pour concevoir que ce vieillard, rapetissé par l’âge, blotti sous sa robe de chambre et les pieds dans des fourrures, était, en effet, le roi.

— Je sais, Günther, que vous êtes un homme d’honneur, que vous avez été longtemps soldat et que vous nous avez servi fidèlement. Peut-être avez-vous caché quelque chose au juge. C’est à cause de cela que j’ai voulu vous voir. Mais, moi, il faut tout me dire. Voyez, je ne vous tends pas de piège. Je vous interroge devant votre petite-fille et je l’interrogerai devant vous. Il vous sera donc facile à tous deux de me tromper, si vous voulez. Mais je suis sûr que vous me direz toute la vérité, quelle qu’elle soit. Parlez : le roi vous écoute.

La grosse moustache de Günther tremblait d’émotion. Kate, impressionnée d’abord par la pompe du lieu, presque amusée maintenant, examinait en dessous, le menton baissé, les meubles et les tapisseries.

— Sire, dit Günther, je serais le dernier des gueux si je ne parlais pas devant vous avec la même sincérité qu’au dernier jugement.

— On vous accuse, dit le roi, d’avoir tué le prince Otto, peut-être sans savoir que c’était lui, et ce point est à votre décharge. On vous accuse de l’avoir tué pour obéir à Frida de Thalberg, à qui vous étiez entièrement dévoué.

— Sire, répondit le vieux soldat, il est vrai que j’étais dévoué à madame, mais non pas jusqu’à mal faire, et, d’ailleurs, jamais elle ne m’eût commandé rien de semblable. Voici ce qui est arrivé. Dans la nuit du vendredi au samedi,--il pouvait être dix heures,--j’ai entendu un bruit de pas, le bruit de quelqu’un qui marcherait dehors avec précaution. Je me suis levé ; mais, avant de sortir, j’ai eu l’idée d’aller jeter un coup d’œil dans la chambre de ma petite-fille, et… Enfin, j’ai vu que ma petite-fille n’était pas dans son lit.

Kate protesta, têtue :

— Moi, je n’étais pas dans mon lit ?

— Non !

— Si on peut dire !

— Tais-toi, dit l’aïeul, et ne mens pas.

— Et ensuite ? interrogea le roi.

— Je suis sorti avec mon fusil ; j’ai vu un homme sur l’échelle du grenier. J’ai crié : « Qui vive ? » Il n’a rien répondu et s’est mis à descendre très vite. J’ai songé : « Ou c’est un galant, ou c’est un voleur, ou c’est un homme qui vient espionner monseigneur le prince royal. Et, dans les trois cas, je n’ai qu’une chose à faire. » J’ai donc tiré. L’homme est tombé. Il s’est relevé et s’est traîné vers les arbres. Je l’ai poursuivi et ramassé, mort.

— L’avez-vous reconnu à ce moment-là ?

— Sire, je vous dirai tout. La lune était dans son plein : j’ai pu examiner le visage du mort, et j’ai eu comme un soupçon que c’était Son Altesse Royale le prince Otto. Et c’est pour cela que j’ai refusé de répondre.

— Par peur ?

— Non, sire : par respect.

— Et alors ?

— Alors, je n’ai plus eu qu’une idée : porter le corps le plus loin possible. Mais les forces m’ont manqué : je l’ai laissé le long du mur du parc, là où on l’a découvert le lendemain… J’ai rangé l’échelle. Je suis rentré à la maison. J’ai trouvé Kate dans son lit. Je l’ai battue ; je lui ai dit ce que je pensais d’elle, de m’avoir fait tuer un homme… Et puis j’ai attendu le jour.

— Et de ce qui s’est passé dans le château, que savez-vous ?

— Rien, sire.

— Rien du tout ?

— Rien du tout.

— Vous n’avez rien entendu ?

— Absolument rien, sire. Ma maisonnette est éloignée du château de plus de cent mètres et en est séparée par un massif de grands arbres.

— Mais, la veille, avez-vous remarqué quelque chose ?

— Madame était très contente parce qu’elle attendait monseigneur. Elle a passé son temps à cueillir des fleurs et à en garnir le salon.

— N’a-t-elle pas reçu une visite ?

— Oui, sire, une vieille dame en noir.

— Audotia Latanief. A quelle heure ?

— Vers quatre heures, sire.

— Avez-vous vu sortir cette femme ?

— Oui, sire.

— Êtes-vous sûr qu’elle soit sortie du parc ?

— Oui, sire ; c’est moi qui lui ai ouvert la grille.

— Pensez-vous que Frida de Thalberg ait été capable de tuer le prince Hermann ?

— Oh ! sire… Elle l’aimait comme on aime le bon Dieu.

— Mais il y a des femmes qui tuent parce qu’elles aiment.

— Madame n’aimait pas de cette façon-là, sire.

Le roi se tourna vers Kate :

— Et vous, mademoiselle, qu’avez-vous à dire ?

— Rien, sire.

— Petite malheureuse ! gronda Günther. Veux-tu parler quand le roi t’interroge ?

— Ne la rudoyez pas, Günther. Répondez, mademoiselle. Où avez-vous rencontré le prince Otto ?

Günther intervint :

— A la fête de Steinbach, sire.

— Laissez-la parler, Günther.

Kate se décida :

— Eh bien, oui, là ! Est-ce ma faute ? Est-ce que je savais, moi, que c’était un prince ?

— Et quand l’avez-vous revu ?

— Le lendemain, comme je revenais de Steinbach, il m’a suivie, et il est entré derrière moi au château. Il n’y avait personne à ce moment-là… Il m’a promis des choses… et il m’a dit de venir le retrouver la nuit dans le grenier à fourrages. Voilà.

— Mais comment a-t-il pu rentrer ?

— J’avais oublié la clef sur la petite porte, du parc. Il l’a emportée.

— Et vous n’avez vu personne dans le jardin ni autour du château quand vous êtes allée à ce rendez-vous ?

— Je n’y suis pas allée, sire.

— Vous n’y êtes pas allée ?

— Non, sire.

Elle répondait avec de brusques mouvements de tête. On la sentait butée de nouveau, soit par un entêtement de brute, soit par une terreur vague des conséquences de ses aveux.

Le roi lui dit :

— Prenez bien garde. Si vous dissimulez quelque chose, on vous croira plus coupable encore que vous ne l’êtes. Et puis tout se découvre… Enfin, mon enfant, c’est, le roi qui vous interroge, et le roi n’est pas votre ennemi… Ainsi, vous n’avez rien à ajouter ?

— Non, sire.

Christian s’avisa d’un détour :

— Votre interrogatoire est donc terminé, et me voilà fixé sur ce que je voulais savoir. Mademoiselle de Thalberg a été arrêtée hier. Vos réponses la condamnent à mort, car il en résulte que c’est bien elle qui a tué le prince Hermann.

La vision de Frida pendue et tirant la langue, comme on voit les suppliciés sur les images, et, dans le même instant, le souvenir de sa grâce, de sa bonté, de la candeur avec laquelle elle défendait Kate et des douces phrases qu’elle disait : « Kate est sage… Il ne faut pas croire le mal, Günther… Vous êtes trop dur pour elle, » retournèrent le cœur de la fille, et ce cri lui échappa :

— Ce n’est pas vrai, sire !

— Comment le savez-vous ? demanda le roi.

— Ma foi, tant pis ! dit la fille. Je vais tout dire, tout ! et par le commencement.

Elle se rappelait les questions d’Otto, l’air dont il avait fait l’inspection du salon, et, tout à coup, elle avait l’impression que cette curiosité était celle d’un ennemi et qu’il y avait un rapport mystérieux entre la visite d’Otto et la mort d’Hermann.

— Quand le prince Otto est venu, dit-elle, il est resté dans le salon pendant que je rangeais dans la salle à manger, et alors il a tout examiné. Et puis il m’a demandé le nom de madame et comment elle était. Je le lui ai dit : je ne croyais pas mal faire. Et puis il m’a demandé si elle attendait le comte… Est-ce que je savais que c’était encore un prince, celui-là ? Pourtant, je commençais à me méfier et je lui ai dit que ça ne le regardait pas. Mais, comme il y avait des fleurs partout, il a dit : « Ces fleurs-là attendent quelqu’un : c’est clair comme le jour. » Et il est parti là-dessus.

Le roi songeait, la tête inclinée plus bas, effrayé des choses qu’il pressentait. Et ses pauvres mains noueuses tremblaient plus fort sur ses genoux.

— Est-ce tout, mon enfant ?

— Non, dit la fille, il y a encore autre chose. Au moment où je suis sortie pour aller au rendez-vous…

— Vous avouez donc y être allée ?

— Oui, sire.

— Et vous y avez trouvé le prince Otto ?

— Oui, sire.

— Vous a-t-il reparlé de la comtesse Leïlof ?

— Non, sire.

— Était-il gai ?

— Très gai, sire.

— Et vous avez été sa maîtresse ?

Kate baissa le nez et rougit. Le roi pensa à la princesse Gertrude, depuis si longtemps malade… Il dit d’un air très bon :

— Continuez, ma pauvre enfant.

— Quand je suis sortie, dit la fille, j’ai vu, sur la terrasse du château, une femme tout en noir.

— Pourquoi n’aviez-vous pas dit cela, Kate ?

— Parce que j’avais commencé par dire que je n’avais pas quitté mon lit, et que ça ne se serait pas accordé.

— Cette femme que vous avez vue, vous êtes sûre que ce n’était pas Frida de Thalberg ?

— J’en suis sûre.

— C’était donc la vieille femme dont mademoiselle de Thalberg avait reçu la visite pendant la journée ?

— Non, sire. Celle que j’ai vue était plus grande. Et elle n’était pas vieille. Et puis…

— Et puis ?

— A un moment, elle s’est retournée, et, comme la lune donnait en plein sur elle…

— Pourriez-vous la reconnaître ?

— Je l’ai vue de trop loin, sire… je ne sais pas… Pourtant…

Le chambellan de service annonça la princesse Wilhelmine. C’était l’heure où elle venait, chaque matin, prendre des nouvelles du roi.

Kate, en la voyant entrer, eut une secousse de surprise. Elle allait crier : « C’est elle ! » quand Günther la saisit par le poignet et commanda violemment :

— Tais-toi !

Mais le roi avait compris, et, tandis que Kate fixait sur la princesse des yeux effarés :

— Je vais, dit-il à Günther, vous faire mettre en liberté, vous et votre petite-fille. Vous partirez dès demain pour notre château d’Eberbach, qui est à cent vingt lieues d’ici et où vous aurez l’emploi de premier garde-chasse. Vous oublierez tout ce que vous avez vu et vous me répondrez du silence de votre petite-fille.

Puis, à Kate :

— Allez, mon enfant, et tâchez d’être sage.

On emmena les prisonniers. Le roi regarda longuement sa bru… Elle soutint ce regard ; mais sa lèvre dédaigneuse, sa lèvre à la Marie-Antoinette, frémissait un peu.

A ce moment, les ministres arrivèrent pour le conseil. Très calme, le roi leur dit, en désignant Wilhelmine :

— Messieurs, la régente.