Les Rois en exil/V

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Alphonse Lemerre (p. 137-170).

V
j. tom lévis, agent des étrangers


De tous les antres parisiens, de toutes les cavernes d’Ali-Baba dont la grande ville est minée et contre-minée, il n’y en a pas de plus particulier, d’une organisation aussi intéressante que l’agence Lévis. Vous la connaissez, tout le monde la connaît, au moins du dehors. C’est dans la rue Royale, à l’angle du faubourg Saint-Honoré, en plein sur le passage des voitures qui vont au Bois ou qui en reviennent, sans qu’une seule puisse échapper à la réclame raccrocheuse de ce somptueux rez-de-chaussée sur huit marches, avec ses hautes fenêtres d’une seule vitre, portant chacune les armes vermillonnées, azurées et dorées des principales puissances d’Europe, aigles, licornes, léopards, toute la ménagerie héraldique. À trente mètres, dans la largeur entière de cette rue qui vaut un boulevard, l’agence Lévis attire les regards les moins curieux. Chacun se demande : « Qu’est-ce qu’on vend là ? » « Que n’y vend-on pas ? » serait-il mieux de dire. Sur chaque vitrine on lit en effet en belles lettres d’or, ici : « vins, liqueurs, comestibles, pale-ale, kümmel, raki, caviar, brandade de morue », ou bien : « meubles anciens et modernes, tapisseries, verdures, tapis de Smyrne et d’Ispahan » ; plus loin : « tableaux de maîtres, marbres et terres cuites, armes de luxe, médailles, panoplies » ; ailleurs : « change, escompte, monnaies étrangères » ; ou encore : « librairie universelle, journaux de tous pays, de toutes langues » ; à côté de : « ventes et locations, chasses, plages, villégiature », ou de : « renseignements, discrétion, célérité ».

Ce fourmillement d’inscriptions et d’armoiries brillantes brouille singulièrement la devanture et ne permet pas de bien voir les objets qui s’y étalent. Vaguement on distingue des bouteilles de forme et de couleur étranges, des chaises en bois sculpté, des tableaux, des fourrures, puis dans des sébiles quelques rouleaux défaits de piastres et des liasses de papier-monnaie. Mais les vastes sous-sols de l’agence, ouvrant sur la rue au ras du trottoir par des sortes de hublots grillagés, servent d’assise solide et sérieuse à l’étalement un peu criard de la vaste boutique, procurent l’impression de magasins cossus de la cité de Londres soutenant le chic et le « fla-fla » d’une vitrine du boulevard de la Madeleine. Cela déborde là-dessous de richesses de toutes sortes, barriques alignées, ballots d’étoffes, entassements de caisses, de coffres, de boîtes de conserves, profondeurs pleines à donner le vertige, comme lorsque sur le pont d’un « packet » des messageries, en partance, le regard plonge dans la cale béante du navire qu’on est en train d’arrimer.

Ainsi disposée, solidement tendue en plein remous parisien, la nasse agrippe à la volée une foule de gros et de petits poissons, même du fretin de la Seine, le plus subtil de tous ; et si vous passez par là vers trois heures de l’après-midi, vous la trouverez presque toujours remplie.

À la porte vitrée sur la rue Royale, haute, claire, dominée d’un large fronton de bois sculpté, — entrée de magasin de nouveautés ou de modes, — se tient le chasseur de la maison, militairement galonné, tournant le bouton dès qu’il vous voit, tendant un parapluie — quand il en est besoin — aux clientes qui descendent de voiture. Devant vous une immense salle partagée par des barrières, des grillages à guichets, en une foule de compartiments, de « box » réguliers à droite et à gauche jusqu’au fond. Le jour éblouissant fait reluire les parquets cirés, les boiseries, les redingotes correctes et les frisures au petit fer des employés, tous élégants, de belle mine, mais d’accent et d’air étrangers. Il y a là les teints olivâtres, les crânes pointus, les étroites épaules asiatiques, des colliers de barbe américains sous des yeux bleu faïence, de rouges carnations allemandes ; et dans quelque idiome que l’acheteur fasse sa commande, il est toujours sûr d’être compris, car on parle toutes les langues à l’agence, excepté la langue russe, bien inutile du reste, puisque les Russes les parlent toutes, excepté la leur. La foule va et vient autour des guichets, attend sur les chaises légères, messieurs et dames en tenue de voyage, mélange de bonnets d’astrakan, toques écossaises, longs voiles flottants au-dessus de waterproof, de cache-poussière, de twines à carreaux habillant indistinctement les deux sexes, et des paquets en courroie, des sacs de cuir en sautoir, un vrai public de salle d’attente, gesticulant, parlant haut, avec le sans-gêne, l’aplomb de gens hors de chez eux, faisant en plusieurs langues le même charivari confus, bariolé, qu’on entend chez les marchands d’oiseaux du quai de Gesvres. En même temps sautent des bouchons de pale-ale ou de romanée, des piles d’or s’écroulent sur le bois des comptoirs. Ce sont d’interminables sonneries électriques, des coups de sifflet dans les tuyaux de communication, le cartonnage d’un plan de maison qu’on déroule, un dessin d’arpèges essayant un piano, ou les exclamations d’une tribu de Samoïèdes autour d’une énorme photographie au charbon.

Et puis d’un box à l’autre les employés qui se jettent des renseignements, un chiffre, un nom de personne ou de rue, souriants, empressés, pour devenir tout à coup majestueux, glacés, indifférents, la physionomie complètement détachée des affaires de ce globe, lorsqu’un malheureux, éperdu, rejeté déjà de guichet en guichet, se penche pour leur parler tout bas d’une certaine chose mystérieuse qui paraît les combler d’étonnement. Quelquefois, fatigué d’être regardé comme une trombe ou un aérolithe, l’homme s’impatiente, demande à voir J. Tom Lévis lui-même, qui saura certainement ce dont il s’agit. Alors il lui est répondu avec un sourire supérieur que J. Tom Lévis est en affaire… que J. Tom Lévis est avec du monde !… Et pas des petites broutilles d’affaires comme les vôtres, pas du petit monde comme vous, mon brave homme !… Tenez, regardez là-bas, tout au fond. Une porte vient de s’ouvrir. J. Tom Lévis se montre une seconde, plus majestueux à lui seul que tout son personnel, majestueux par sa bedaine rondelette, majestueux par son crâne raboté et luisant comme le parquet de l’agence, par le renversement de sa petite tête, son regard à quinze pas, le geste despotique de son bras court et la solennité avec laquelle il demande en criant très fort avec son accent insulaire si l’on a fait « l’envoâ de son Altesse Royale Monseigneur le prince de Galles, » en même temps que de la main restée libre il tient hermétiquement close derrière lui la porte de son cabinet, pour bien donner à entendre que l’auguste personnage enfermé là est de ceux qu’on ne dérange sous aucun prétexte.

Il va sans dire que le prince de Galles n’est jamais venu à l’agence, et qu’on n’a pas le moindre envoi à lui faire ; mais. vous pensez l’effet de ce nom sur la foule du magasin et sur le client solitaire à qui Tom vient de dire dans son cabinet : « Pardon… une minute… un petit renseignement à demander. »

De la banque ! de la banque ! Il n’y a pas plus de prince de Galles derrière la porte du cabinet qu’il n’y a de raki ou de kümmel dans les bouteilles bizarres de la vitrine, de bière anglaise ou viennoise dans les tonneaux cerclés du sous-sol, pas plus qu’on ne transporte de marchandise dans les voitures armoriées, dorées, vernissées, timbrées J. T. L., qui passent au grand galop, d’autant plus rapides qu’elles sont vides, dans les beaux quartiers de Paris, réclame ambulante et bruyante brûlant le pavé avec cette activité enragée qui distingue hommes et bêtes à l’agence Tom Lévis. Qu’un pauvre diable, grisé par tout cet or, crève d’un coup de poing la vitrine du change et plonge goulûment sa main sanglante dans les sébiles, il la retirera pleine de jetons ; s’il prend cette énorme liasse de bank-notes, c’est un billet de vingt-cinq livres qu’il emportera sur une ramette de papier bulle. Rien aux étalages, rien dans le sous-sol, rien, rien, pas ça !… Mais pourtant le porto que ces Anglais dégustent ? la monnaie qu’emporte ce boyard contre ses roubles ? le petit bronze empaqueté pour cette Grecque des Iles ?… Oh ! mon Dieu, rien de plus simple. La bière anglaise vient de la taverne à côté ; l’or, de chez un changeur du boulevard ; le bibelot, de la boutique de « Chose » de la rue du Quatre-Septembre. C’est l’affaire d’une course vivement faite par deux ou trois employés qui attendent dans le sous-sol les ordres que leur transmettent les tuyaux acoustiques.

Sortis par la cour de la maison voisine, ils reviennent en quelques minutes, émergent de l’escalier tournant, à rampe ouvragée et pomme de cristal, qui fait communiquer les deux étages. Voilà l’objet demandé, garanti, étiqueté J. T. L. Et ne vous gênez pas, mon prince, si celui-là ne vous plaît pas, on peut vous le changer. Les caves de l’agence sont bien fournies. C’est un peu plus cher que partout ailleurs, le double et le triple seulement ; mais cela ne vaut-il pas mieux que de courir les magasins où l’on ne comprend pas un mot de ce que vous dites, malgré la promesse de l’enseigne « english spoken » ou « man spricht deutsch », ces magasins du boulevard, où l’étranger entouré, circonvenu, ne trouve jamais que les fonds de boîtes, les soldes, les rossignols, ce rebut de Paris, ce déficit du livre de caisse, « l’objet qui n’est plus à la mode », la devanture de l’an passé ternie plus encore par sa date que par la poussière ou le soleil de l’étalage ! Oh ! le boutiquier parisien, obséquieux et gouailleur, dédaigneux et collant, c’est fini, l’étranger n’en veut plus. Il se lasse à la fin d’être aussi férocement exploité, et non seulement par le boutiquier, mais par l’hôtel où il couche, par le restaurant où il mange, le fiacre qu’il hèle dans la rue, le marchand de billets qui l’envoie bâiller dans des théâtres vides. Au moins à la maison Lévis, dans cette ingénieuse agence des étrangers où l’on trouve tout ce qu’on désire, vous êtes sûr de n’être pas trompé, car J. Tom Lévis est Anglais, et la loyauté commerciale de l’Anglais est connue dans les deux mondes.

Anglais, J. Tom Lévis l’est comme il n’est pas permis de l’être davantage, depuis le bout carré de ses souliers de quaker, jusqu’à sa longue redingote tombant sur son pantalon à carreaux vert, jusqu’à son chapeau pyramidal aux rebords minuscules, laissant ressortir sa face boulotte, rougeaude et bon enfant. La loyauté d’Albion se lit sur ce teint nourri de beefstecks, cette bouche fendue jusqu’aux oreilles, la soie blondasse de ces favoris inégaux par la manie qu’a leur propriétaire d’en dévorer un, toujours le même, dans ses moments de perplexité ; elle se devine dans la main courte, aux doigts duvetés de roux, chargés de bagues. Loyal aussi paraît le regard sous une large paire de lunettes à fine monture d’or, tellement loyal que lorsqu’il arrive à J. Tom Lévis de mentir — les meilleurs y sont exposés, — les prunelles, par un singulier tic nerveux, se mettent à virer sur elles-mêmes comme de petites roues emportées dans la perspective d’un gyroscope.

Ce qui complète bien la physionomie anglicane de J. Tom Lévis, c’est son cab, le premier véhicule de ce genre qu’on ait vu à Paris, la coquille naturelle de cet être original. A-t-il une affaire un peu compliquée, un de ces moments comme il y en a dans le trafic, où l’on se sent serré, acculé : « Je prends le cab ! » dit Tom et il est sûr d’y trouver quelque idée. Il combine, il pèse, il commente, tandis que les Parisiens voient filer dans la boîte transparente, à roulettes et ras du sol, cette silhouette d’homme préoccupé qui mâchonne son favori droit avec énergie. C’est dans le cab qu’il a imaginé ses plus beaux coups, ses coups de la fin de l’empire. Ah ! c’était le bon temps alors. Paris bondé d’étrangers, et non pas des étrangers de passage, mais une installation de fortunes exotiques ne demandant que noces et ripailles. Nous avions le Turc Hussein-Bey et l’Égyptien Mehemet-Pacha, deux fez célèbres autour du lac, et la princesse de Verkatscheff, qui jetait tout l’argent des monts Ourals par les quatorze fenêtres de son premier du boulevard Malesherbes, et l’Américain Bergson, à qui Paris dévorait les revenus énormes de ses mines de pétrole Bergson — est rentré dans ses fonds depuis ! — et des nababs, des flottes de nababs de toutes les couleurs, des jaunes, des bruns, des rouges, panachant les promenades et les théâtres, pressés de dépenser, de jouir, comme s’ils prévoyaient qu’il faudrait vider le grand cabaret en liesse, avant l’explosion formidable qui allait en crever les toits, briser les glaces et les vitres.

Comptez que J. Tom Lévis était l’intermédiaire indispensable de tous ces plaisirs, qu’un louis ne s’échangeait pas sans qu’il l’eût préalablement rogné, et qu’aux étrangers de sa clientèle se joignaient quelques bons vivants parisiens d’alors, amateurs de gibiers rares, braconniers de chasses gardées, qui s’adressaient à l’ami Tom comme à l’agent le plus fin, le plus habile, et aussi parce que derrière son français barbare, sa difficulté d’élocution, leurs secrets paraissaient plus en sûreté. Le cachet J. T. L. a scellé toutes les histoires scandaleuses de cette fin de l’empire. C’est au nom de J. Tom Lévis qu’était toujours retenue la baignoire n° 9 de l’Opéra-Comique, où la baronne Mils venait chaque soir pendant une heure entendre son ténorino, dont elle emportait, après la cavatine, dans les dentelles de son corsage, le mouchoir trempé de sueur et de blanc de céruse. Au nom de J. Tom Lévis, le petit hôtel de l’avenue de Clichy, loué de compte à demi sans qu’ils s’en doutent et pour la même femme aux deux frères Sismondo, deux banquiers associés qui ne pouvaient quitter leur comptoir à la même heure. Ah ! les livres de l’agence à cette époque, quels beaux romans en quelques lignes :

« Maison à deux entrées, sur la route de Saint-Cloud. — Location, mobilier, indemnité au locataire…, tant ».

Et au-dessous :

« Commission du général…, tant. »

« Maison de campagne au Petit-Valtin, près Plombières. — Jardin, remise, deux entrées, indemnité au locataire…, tant. »

Et toujours : « commission du général… » Ce général tient une place dans les comptes de l’agence !

Si Tom s’enrichissait en ce temps-là, il dépensait gros aussi, non pas au jeu, ni en chevaux, ni en femmes, mais à satisfaire des caprices de sauvage et d’enfant, l’imagination la plus folle, la plus cocasse qui se pût voir, et qui ne laissait pas d’intervalle entre le rêve et sa réalisation. Une fois c’était une allée d’acacias qu’il voulait au bout de sa propriété de Courbevoie, et comme les arbres sont trop longs à pousser, pendant huit jours, par les berges de la Seine très nues à cet endroit et noires d’usines, on voyait défiler lentement de grands chariots portant chacun son acacia dont les panaches de branches vertes bercés au lent mouvement des roues flottaient sur l’eau en ombres tremblantes. Cette propriété de banlieue que J. Tom Lévis habitait toute l’année, selon l’usage des grands commerçants de Londres, d’abord un vide-bouteilles, toute en rez-de-chaussée et en greniers, devenait pour lui une source de dépenses effroyables. Ses affaires prospérant et s’étendant, il avait agrandi proportionnellement son bien ; et de bâtisse en bâtisse, d’acquisition en acquisition, il était arrivé à posséder un parc fait d’annexes, de terrains de culture joints à des bouts de taillis, une étrange propriété où se révélaient ses goûts, ses ambitions, son excentricité anglaise, déformée, rapetissée encore par des idées bourgeoises et des tentatives d’art manquées. Sur la maison tout ordinaire, aux étages supérieurs visiblement ajoutés, s’étendait une terrasse italienne à balustres de marbre, flanquée de deux tours gothiques et communiquant par un pont couvert avec un autre corps de logis jouant le chalet, aux balcons découpés, au tapis montant de lierre. Tout cela peint en stuc, en briques, en joujou de la Forêt-Noire, avec un luxe de tourillons, de créneaux, de girouettes ; de moucharabies ; puis, dans le parc, des hérissements de kiosques, de belvédères, des miroitements de serres, de bassins, le bastion tout noir d’un immense réservoir à monter l’eau dominé par un vrai moulin dont les toiles, sensibles au moindre vent, claquaient, tournaient avec le grincement perpétuel de leur axe.

Certes, sur l’étroit espace que traversent les trains de la banlieue parisienne, bien des villas burlesques défilent dans le cadre d’une glace de wagon, comme des visions, des cauchemars fantastiques, l’effort d’un cerveau boutiquier échappé et caracolant. Mais aucune n’est comparable à la Folie de Tom Lévis, si ce n’est la villa de son voisin Spricht, le grand Spricht, l’illustre couturier pour dames. Ce fastueux personnage ne reste à Paris, lui aussi, que le temps de ses affaires, les trois heures d’après-midi où il donne ses consultations de coquetterie dans sa grande officine des boulevards, puis tout de suite il revient à sa maison de Courbevoie. Le secret de cette retraite forcée, c’est que le cher Spricht, le « dear » de toutes ces dames, s’il possède dans ses tiroirs, parmi les merveilleux échantillons de ses fabriques lyonnaises, des spécimens d’écriture liée, des pattes de mouches de toutes les mains les mieux gantées de Paris, a dû s’en tenir toujours à cette intimité de correspondance, qu’il n’est reçu dans aucune des maisons qu’il habille, et que ses belles relations lui ont gâté tout rapport avec le monde commerçant dont il fait partie. Aussi vit-il très retiré, envahi comme tous les parvenus par la bande des parents pauvres, et mettant son luxe à les faire royalement servir. Sa seule distraction, le montant nécessaire à cette vie de bourreau retraité, c’est le voisinage, la rivalité de Tom Lévis, la haine et le mépris qu’ils se sont réciproquement voués, sans savoir pourquoi du reste, ce qui rend tout raccommodement impossible.

Quand Spricht dresse une tourelle, — Spricht est Allemand, il aime le romanesque, les châteaux, les vallons, les ruines, il a la passion du moyen âge, — aussitôt J. Tom Lévis fait bâtir une véranda. Quand Tom abat une muraille, Spricht jette toutes ses haies par terre. Il y a l’histoire d’un pavillon bâti par Tom et qui gênait la vue de Spricht vers Saint-Cloud. Le couturier éleva alors la galerie de son pigeonnier. L’autre riposta par un nouvel étage. Spricht ne se tint. pas pour battu, et les deux édifices, à grand renfort de pierres et d’ouvriers, continuèrent leur ascension jusqu’à une belle nuit où le vent les renversa tous deux sans peine, vu la fragilité de leur construction. Spricht, au retour d’un voyage d’Italie, ramène de Venise une gondole, une vraie gondole, installée dans le petit port au bas de sa propriété ; huit jours après, pft ! pft ! un joli yacht à vapeur et à voiles vient se ranger au quai de Tom Lévis, remuant dans l’eau les tourelles, les toits, les créneaux reflétés de sa villa.

Pour soutenir un train semblable, il eût fallu que l’empire durât toujours, et sa dernière heure était venue. La guerre, le siège, le départ des étrangers, furent pour les deux industriels un véritable désastre, surtout pour Tom Lévis, dont la propriété se trouva dévastée par l’invasion, tandis que celle de Spricht était épargnée. Mais la paix conquise, la lutte recommença de plus belle entre les deux rivaux, cette fois avec des inégalités de fortune, le grand modiste ayant vu revenir toute sa clientèle et le pauvre Tom attendant en vain le retour de la sienne. L’article : « Renseignements, discrétion, célérité » ne donnait plus ou presque plus ; et le mystérieux général ne venait plus toucher de gratification clandestine aux bureaux de l’agence. Tout autre à la place de Lévis aurait enrayé ; mais ce diable d’homme avait d’invincibles habitudes de dépense, quelque chose dans les mains qui les empêchait de se fermer. Et puis les Spricht étaient là, lugubres depuis les événements, annonçant la fin du monde comme proche, et s’étant fait construire au fond de leur parc une réduction des ruines de l’Hôtel de Ville, murs effondrés noircis de flammes. Le dimanche soir, on éclairait cela de feux de Bengale, et tous les Spricht se lamentaient autour. C’était sinistre. J. Tom Lévis, au contraire,. devenu républicain en haine de son rival, fêta la France régénérée, organisa des joutes, des régates, couronna des rosières, et lors d’un de ces couronnements, dans une expansion de joie luxueuse, enlevait un soir d’été — à l’heure du concert — la musique des Champs-Élysées, venue en yacht à Courbevoie, toutes voiles dehors et jouant sur l’eau.

Les dettes s’accumulaient à ce train-là, mais l’Anglais ne s’en inquiétait guère. Personne ne s’entendait mieux que lui à déconcerter les créanciers à force d’aplomb et de majesté impudente. Personne — pas même les employés de son agence, si bien dressés pourtant — n’avait sa façon d’examiner les factures curieusement, comme des palimpsestes, de les rejeter dans un tiroir d’un air supérieur ; personne n’avait ses rubriques pour ne pas payer, pour gagner du temps. Le temps ! C’est bien là-dessus que Tom Lévis comptait pour retrouver enfin quelque opération fructueuse, ce qu’il appelait « un grand coup » dans l’argot imagé de la bohème d’argent. Mais il avait beau prendre le cab, arpenter Paris fiévreusement, l’œil aux aguets, les dents longues, flairant et attendant la proie, les années se passaient, et le grand coup n’arrivait pas.

Un après-midi que l’agence fourmillait de monde, un grand jeune homme de mine alanguie et hautaine, œil narquois, moustache fine sur la pâleur bouffie d’un joli visage, s’approcha du guichet principal et demanda à parler à Tom Lévis. L’employé, se trompant sur l’intention cavalière qui soulignait la demande, crut à un créancier et prenait déjà sa mine la plus dédaigneuse, quand le jeune homme, d’une voix aiguë dont le nasillement doublait l’impertinence, déclara à « cette espèce d’enflé » qu’il eût à prévenir son patron tout de suite que le roi d’Illyrie voulait lui parler. — « Ah ! Monseigneur… Monseigneur… », Il y eut dans la foule cosmopolite qui se trouvait là un mouvement de curiosité vers le héros de Raguse. De tous les box ouverts sortit un essaim d’employés se précipitant pour faire escorte à Sa Majesté, l’introduire chez Tom Lévis, qui n’était pas encore arrivé, mais ne pouvait manquer de rentrer d’un moment à l’autre. C’était la première fois que Christian se montrait à l’agence, le vieux duc de Rosen ayant jusqu’ici réglé tous les mémoires de la petite cour. Mais il s’agissait aujourd’hui d’une affaire tellement intime, tellement délicate, que le roi n’eût pas même osé la confier à la lourde mâchoire de son aide de camp… Une petite maison à louer pour une écuyère qui venait de remplacer Amy Férat, pavillon tout meublé, livrable en vingt-quatre heures, avec service, écurie, et certaines facilités d’accès. Un de ces tours de force comme l’agence Lévis seule savait en faire.

Le salon, où il attendait, contenait tout juste deux larges fauteuils en moleskine, une de ces cheminées à gaz étroites et silencieuses dont le réflecteur semble vous renvoyer le feu d’une pièce à côté, un petit guéridon garanti d’un tapis bleu avec l’almanach Bottin posé dessus. La moitié de la pièce était prise par le haut grillage — drapé de rideaux bleus aussi — d’un bureau soigneusement installé et montrant au-dessus du grand livre à coins d’acier tout ouvert sous l’appuie-main, entouré de poudre, de grattoirs, de règles, d’essuie-plumes, un long casier plein de livres de même taille, — les livres de l’agence ! — leurs dos verts alignés comme des Prussiens à la parade. L’ordre de ce petit coin recueilli, la fraîcheur des choses qui l’emplissaient, faisaient honneur au vieux caissier, absent pour le moment, dont l’existence méticuleuse devait se passer là.

Tandis que le roi continuait à attendre, allongé dans son fauteuil, le nez en l’air dépassant ses fourrures, tout à coup, sans un mouvement de la porte vitrée qui donnait sur les magasins, fermée d’une grande tenture algérienne à trou d’arlequin comme un rideau de théâtre, il se fit derrière le grillage un léger et vif bruissement de plume. Quelqu’un était assis au bureau, et non pas le vieux commis à tête de loup blanc pour qui la niche semblait faite, mais la plus délicieuse petite personne qui ait jamais feuilleté un livre de commerce. Au geste de surprise de Christian, elle se retourna, l’enveloppa d’un regard doux longuement déroulé, noyant une étincelle à l’angle de chaque tempe. Toute la pièce fut illuminée de ce regard, comme elle fut musicalement charmée par une voix émue, presque tremblante, qui murmurait : « Mon mari vous fait bien attendre, Monseigneur. »

Tom Lévis, son mari !… le mari de cet être suave au profil fin et pâle, aux formes dégagées et pleines, d’une statuette de Tanagra… Comment était-elle là, seule dans cette cage, feuilletant ces gros livres dont la blancheur se reflétait sur son teint mat, dont ses petits doigts avaient peine à tourner les pages ? Et cela par un de ces beaux soleils de février qui font miroiter tout le long du boulevard la grâce vive, les toilettes, les sourires des promeneuses ! Il lui fit, en s’approchant, un madrigal quelconque où se mêlaient ces impressions diverses ; mais son cœur le gênait pour parler, tellement il lui battait la poitrine, animé par un de ces désirs effrénés et brusques comme cet enfant gâté et blasé ne se souvenait pas d’en avoir jamais eu. C’est que le type de cette femme entre vingt-cinq et trente ans était absolument nouveau pour lui, aussi loin des boucles mutines de la petite Colette de Rosen, de l’aplomb fille, du fard cerclant les yeux d’impudeur de la Férat, que de la majesté gênante et si noblement triste de la reine. Ni coquetterie, ni hardiesse, ni fière retenue, rien de ce qu’il avait rencontré dans le vrai monde ou dans ses relations avec la haute bicherie. Cette jolie personne à l’air calme et casanier, ses beaux cheveux foncés, lisses comme ceux des femmes qui se coiffent dès le matin pour tout un jour, simplement serrée d’une robe de laine aux reflets de violette, et que deux énormes brillants au bord rosé de l’oreille empêchaient seuls de prendre pour la plus modeste des employées, venait de lui apparaître dans sa captivité de bureau et de travail comme une carmélite derrière un grillage de cloître ou quelque esclave d’Orient implorant au dehors par le treillis doré de sa terrasse. Et de l’esclave elle avait bien l’effarement soumis, le profil penché, de même que les tons ambrés où commençait sa chevelure, la ligne trop droite des sourcils, la bouche au souffle entr’ouvert, donnaient une origine asiatique à cette Parisienne. Christian en face d’elle se représentait le front dénudé, la tournure simiesque du mari. Comment se trouvait-elle au pouvoir d’un fantoche pareil ? N’était-ce pas un vol, une injustice flagrante ?

Mais la voix douce continuait lentement, en excuses : « C’est désolant… Tom n’arrive pas… Si Votre Majesté voulait me dire ce qui l’amène… je pourrais peut-être… »

Il rougit, un peu gêné. Jamais il n’eût osé confier à cette candide complaisance l’installation assez louche qu’il méditait. Elle alors insista, coulant un sourire : « Oh ! Votre Majesté peut être tranquille… C’est moi qui tiens les livres de l’agence. »

Et l’on voyait bien son autorité dans la maison, car à tout instant, au petit œil-de-bœuf faisant communiquer le réduit de la caissière avec le magasin, quelque commis venait chercher en chuchotant les renseignements les plus hétéroclites. « On demande le pleyel de Mme Karitidès… La personne de l’hôtel de Bristol est là… » Elle semblait au fait de tout, répondait par un mot, par un chiffre, et le roi très troublé se demandait si cet ange en boutique, cet être aérien, connaissait vraiment les manigances, les flibusteries de l’Anglais.

« Non, madame, l’affaire qui m’amène n’est pas urgente… ou du moins elle ne l’est plus… Mes idées ont bien changé depuis une heure… »

Il se penche au grillage en balbutiant cela, très ému, puis s’arrête et se reproche son audace devant la placide activité de cette femme, ses longs cils effleurant les pages, sa plume filant en lignes régulières. Oh ! comme il voudrait l’arracher de sa prison, l’emporter entre ses bras, bien loin, avec ces tendresses murmurantes et berçantes dont on rassure les petits enfants. La tentation devient si forte qu’il est obligé de s’enfuir, de prendre congé brusquement, sans avoir vu J. Tom Lévis.

La nuit venait, brouillardeuse et transie. Le roi, ordinairement si frileux, ne s’en aperçut pas, renvoya sa voiture et se rendit à pied au Grand-Club par ces larges voies qui vont de la Madeleine à la place Vendôme, si enthousiasmé, transporté, qu’il parlait seul, tout haut, ses cheveux fins rabattus sur ses yeux devant lesquels dansaient des flammes. On en frôle parfois dans les rues de ces bonheurs exubérants, le pas léger, la tête haute ; il semble qu’ils laissent une phosphorescence à vos habits sur leur passage. Christian arriva au cercle dans ces mêmes dispositions heureuses, malgré la tristesse des salons en enfilade où s’amassait l’ombre de cette heure indécise, désœuvrée, du crépuscule, mélancolique surtout dans ces endroits demi-publics auxquels manquent l’intimité, l’habitude de la demeure. On apportait des lampes. Du fond, venait le bruit d’une partie de billard sans entrain avec des fracas d’ivoire aux parois sourdes, un froissement de journaux lus, et le ronflement las d’un dormeur étalé sur le divan du grand salon, que l’entrée du roi dérangea et fit retourner avec un bâillement édenté, l’étirement sans fin de deux bras maigres, en même temps qu’une voix morne demandait :

— Est-ce qu’on fait la fête ce soir ?…

Christian eut un cri de joie :

— Ah ! mon prince, je vous cherchais.

C’est que le prince d’Axel, plus familièrement Queue-de-Poule, depuis dix ans qu’il battait en amateur le trottoir parisien, le savait du haut en bas, en long et en large, du perron de Tortoni au ruisseau, et pourrait sans doute lui fournir les renseignements qu’il voulait. Aussi, connaissant le moyen de faire parler l’Altesse, de délier cet esprit engourdi et lourd que les vins de France — dont le prince abusait pourtant — n’étaient pas plus parvenus à mettre en branle que la fermentation de la vendange ne gonfle et n’enlève en aérostat un foudre pesant cerclé de fer, Christian demanda-t-il bien vite des cartes. Comme les héroïnes de Molière n’ont d’esprit que l’éventail en main, d’Axel ne retrouvait un peu de vie qu’en tripotant « le carton. » La Majesté tombée et le présomptif en disgrâce, ces deux célébrités du club, entamèrent donc avant dîner un bezigue chinois, le jeu le plus gommeux du monde parce qu’il ne fatigue pas la tête et permet au joueur le plus maladroit de perdre une fortune sans le moindre effort.

— Tom Lévis est donc marié ? demanda Christian II d’un air négligent, en coupant les cartes. L’autre le regarda avec ses yeux morts, bordés de rouge :

— Saviez pas ?

— Non… Qu’est-ce que c’est que cette femme ?

— Séphora Leemans… célébrité…

Le roi tressaillit à ce nom de Séphora :

— Elle est juive ?

— Probable…

Il y eut un moment de silence. Et vraiment il fallait que l’impression laissée par Séphora fût bien forte, la figure ovale et mate de la recluse, ses prunelles brillantes, ses cheveux lisses bien séduisants, pour triompher du préjugé, subsister dans cette mémoire de slave et de catholique que hantaient dès l’enfance les pillages, les maléfices endiablés des juifs bohèmes de son pays. Il continua ses questions. Malheureusement le prince perdait, et, tout à son jeu, grognait dans sa longue barbe jaune :

— Ah ! mais je m’embête, moi… Je m’embête…

Impossible d’en tirer une parole de plus.

— Bon !… voilà Wattelet… Arrive ici, Wattelet…, dit le roi à un grand garçon qui venait d’entrer, frétillant et bruyant comme un jeune chien.

Ce Wattelet, le peintre du Grand-Club et du high-life, de loin assez beau de visage, mais sur les traits la fatigue, les marques d’une vie surmenée, représentait bien l’artiste moderne si peu ressemblant à la flamboyante tradition de 1830. Correctement mis, coiffé de même, courrier des salons et des coulisses, il n’avait gardé du rapin d’atelier que la souple allure un peu déhanchée sous son habit d’homme du monde, et dans l’esprit comme dans le langage la même désarticulation élégante, un pli de bouche insouciant et blagueur. Venu un jour au cercle pour décorer la salle à manger, il s’était rendu si agréable, si indispensable à tous ces messieurs, qu’il était resté de la maison, l’organisateur à vie des parties, des fêtes un peu monotones de l’endroit, apportant à ces plaisirs l’imprévu d’une imagination pittoresque et d’une éducation promenée à travers tous les mondes. « Mon cher Wattelet… Mon petit Wattelet… » On ne pouvait se passer de lui. Il était l’intime de tous les membres du club, de leurs femmes, de leurs maîtresses, dessinait à l’endroit d’une carte le costume de la duchesse de V… pour le prochain bal de l’ambassade, au revers la jupe folâtre sur le maillot couleur de chair de Mlle Alzire, le petit rat musqué du duc. Le jeudi, son atelier s’ouvrait à tous ses nobles clients, heureux de la liberté, du sans-gêne bavard et fantaisiste de la maison, du papillotement de couleurs douces venant des tapisseries, des collections, des meubles laqués et des toiles de l’artiste, une peinture qui lui ressemblait, élégante, mais un brin canaille, des portraits de femmes pour la plupart exécutés avec une entente de la supercherie parisienne, des teints déguisés, des cheveux fous, un art de la fanfreluche coûteuse, cascadante, bouffante et traînante, qui faisait dire à Spricht dans une dédaigneuse condescendance du commerçant parvenu pour le peintre qui arrive : « Il n’y a que ce petit-là qui sache peindre les femmes que j’habille. »

Au premier mot du roi, Wattelet se mit à rire.

— Mais, Monseigneur, c’est la petite Séphora…

— Tu la connais ?

— À fond.

— Dis voir…

Et pendant que la partie continuait entre les deux grands seigneurs, le peintre, installé dans une intimité dont il se sentait très fier, jeté à califourchon sur une chaise, se posait, toussait, et prenant la voix du pitre qui démontre le tableau de la baraque, il commençait :

— Séphora Leemans, née à Paris en mil huit cent quarante-cinq, six ou sept… chez des brocanteurs de la rue Eginhard, au Marais…, une sale petite ruelle moisie entre le passage Charlemagne et l’église Saint-Paul, pleine Juiverie… Un jour, en revenant de Saint-Mandé, Votre Majesté devrait faire prendre à son cocher ce tortillon de rues-là… elle verrait un Paris étonnant… des maisons, des têtes, un charabia d’alsacien et d’hébreu, des boutiques, des antres de friperie, haut de ça de chiffons devant chaque porte, des vieilles les triant avec leur nez en croc, ou décarcassant de vieux parapluies, et des chiens, de la vermine, des odeurs, un vrai ghetto du moyen âge, grouillant dans les maisons du temps, balcons de fer, hautes fenêtres coupées en soupentes… Le père Leemans n’est pas juif pourtant. C’est un Belge de Gand, catholique, et la petite a beau s’appeler Séphora, c’est une juive métis, le teint, les yeux de la race, mais pas son nez en bec de proie ; au contraire, le plus joli petit nez droit. Je ne sais pas où elle l’a décroché par exemple… le père Leemans vous a une de ces trognes ! Ma première médaille au Salon, cette trogne-là… Mon Dieu, oui, le bonhomme montre dans un coin de l’ignoble bouge de la rue Eginhard, de ce qu’il appelle sa brocante, son portrait en pied signé Wattelet, et pas un de mes plus mauvais encore ! Une façon que j’avais trouvée de m’insinuer dans la baraque et de faire ma cour à Séphora, pour qui j’ai eu un de ces béguins…

— Un béguin ?… fit le roi, à qui le dictionnaire parisien laissait toujours quelque surprise… Ah ! oui… je comprends… Continue…

— Il n’y avait pas que moi d’allumé, bien sûr. Tout le jour c’était une procession dans le magasin de la rue de la Paix ; car il faut vous dire, Monseigneur, que le père Leemans en ce temps-là avait deux installations. Très malin, le vieux avait compris le changement qui s’est fait dans le bibelot, pendant ces vingt dernières années. Le romantique brocanteur des quartiers noirs, à la façon d’Hoffmann et même de Balzac, a fait place au marchand de curiosités installé dans le Paris du luxe avec devanture et éclairage. Leemans garda pour lui, et les amateurs continuèrent à hanter sa moisissure de la rue Eginhard ; mais pour le public, les passants, pour le Parisien suiveur et gobeur, il ouvrit en pleine rue de la Paix un superbe magasin d’antiquailles, qui avec les ors fauves, l’argent foncé des vieux bijoux, les dentelles bises au ton de momie, fit tort aux boutiques somptueuses de la bijouterie ou de l’orfèvrerie modernes ruisselant de richesses sur la même voie. Séphora avait quinze ans alors, et sa beauté juvénile et calme s’entourait bien de toutes ces vieilleries. Et si intelligente, si adroite à faire l’article, d’une sûreté d’œil, aussi entendue que le père sur la vraie valeur d’un bibelot. Ah ! il en venait des amateurs à la boutique, pour le plaisir de frôler ses doigts, la soie moirée de ses cheveux, en se penchant sur la même vitrine. La mère pas gênante, une vieille avec le tour des yeux si noir qu’elle avait l’air de porter bésicles, toujours ravaudant, le nez sur quelque guipure ou de vieux morceaux de tapis, ne s’occupant pas plus de sa fille… Et qu’elle avait bien raison ! Séphora était une personne sérieuse que rien ne pouvait déranger de son chemin.

— Vraiment ? dit le roi, qui parut enchanté.

— Votre Majesté en jugera par ceci. La mère Leemans couchait au magasin ; la fille, elle, vers dix heures, retournait à la brocante pour que le vieux ne fût pas seul. Eh bien ! cette créature admirable, dont la beauté était célèbre, chantée dans tous les journaux, qui aurait pu, en faisant seulement « oui » de la tête, voir sortir de terre devant elle le carrosse de Cendrillon, allait chaque soir attendre l’omnibus de la Madeleine et s’en retournait directement au nid de hibou paternel. Le matin, comme les omnibus ne roulaient pas encore à l’heure de son départ, elle s’en venait à pied par tous les temps, sa robe noire sous un waterproof, et je vous jure bien que dans cette foule de fillettes de magasin qui descendent en capeline, en chapeau ou en cheveux la rue de Rivoli-Saint-Antoine, minois pâlis ou rieurs, petites gueules fraîches toussotant à la brume, toujours talonnées de quelque galant, aucune n’aurait pu piger avec elle.

— Quelle heure, la descente ? grogna le prince royal fort allumé.

Mais Christian s’impatienta :

— Laissez-le donc finir… Et alors ?

— Alors, Monseigneur, j’étais parvenu à m’introduire dans la maison de mon ange et je poussais ma pointe tout en douceur… Le dimanche, on organisait des petits lotos de famille avec quelques brocanteurs du passage Charlemagne… Jolie société ! J’en revenais toujours avec des puces. Seulement je me mettais à côté de Séphora, et je lui faisais du genou sous la table, tandis qu’elle me regardait d’une certaine façon angélique et limpide me laissant croire à l’ignorance, à la candeur d’une vraie vertu. Voilà qu’un jour, en arrivant rue Eginhard, je trouve la brocante sens dessus dessous, la mère en larmes, le père furieux, fourbissant une vieille arquebuse à rouet dont il voulait se servir pour fracasser l’infâme ravisseur… La petite venait de filer avec le baron Sala, un des plus riches clients du père Leemans, lequel, je l’ai su depuis, avait lui-même brocanté sa fille comme n’importe quel bijou de serrurerie ancienne… Pendant deux ans, trois ans, Séphora cacha son bonheur, ses amours avec ce septuagénaire, en Suisse, en Écosse, au bord des lacs bleus. Puis j’apprends un beau matin qu’elle est de retour et tient un « family hôtel » tout au bout de l’avenue d’Antin. J’y cours. Je retrouve mon ancienne passion toujours adorable et paisible, à la tête d’une table d’hôte bizarre, garnie de Brésiliens, d’Anglais, de cocottes. Une moitié des convives mangeait encore la salade que l’autre relevait déjà la nappe pour attaquer un baccarat. C’est là qu’elle connut J. Tom Lévis, pas beau, déjà pas jeune, et sans le sou par-dessus le marché. Qu’est-ce qu’il lui fit ? Mystère. Ce qui est sûr, c’est qu’elle vendit son fonds pour lui, l’épousa, l’aida à installer l’agence d’abord prospère et richement montée, maintenant en déconfiture, si bien que Séphora, qu’on ne voyait jamais, qui vivait en recluse dans la drôle de châtellenie que s’est payée Tom Lévis, vient de faire, il y a quelques mois, une nouvelle apparition dans le monde sous la figure du plus délicieux teneur de livres… Dame ! la clientèle s’en est ressentie. La fleur des clubs commence à se donner rendez-vous rue Royale. On flirte au grillage de la caisse comme autrefois dans le magasin d’antiquités ou la chambre aux numéros du « family. » Quant à moi, je n’en suis plus. Cette femme m’effraye à la fin. Toujours la même depuis dix ans, sans un pli, sans une ride, avec ses grands cils abaissés dont la pointe se relève en accroche-cœur, le dessous des yeux toujours jeune et plein, et tout cela pour ce mari grotesque qu’elle adore !… Il y a de quoi troubler et décourager les plus épris.

Le roi froissa les cartes avec dépit :

— Allons donc ! Est-ce que c’est possible ?… Un vilain singe, un poussah comme Tom Lévis !… chauve… quinze ans de plus qu’elle… un baragouin de pick-pocket…

— Il y en a qui aiment ça, Monseigneur.

Et le prince royal, avec son accent traînard et canaille :

— Rien à faire de cette femme-là… J’ai sifflé au disque assez longtemps… Pas mèche… La voie est barrée…

— Pardieu ! vous, d’Axel, nous savons votre façon de siffler au disque, dit Christian, quand il eut compris cette expression passée de l’argot des mécaniciens dans celui de la haute Gomme… Vous n’avez pas de patience… Il vous faut des places ouvertes… le divan du Grand-Seize… Boute, pousse, enjambons… Mais moi je prétends qu’un homme qui se donnerait la peine d’être amoureux de Séphora, qui ne se lasserait pas des silences, des dédains… c’est l’affaire d’un mois. Pas davantage.

— Parie que non, dit d’Axel.

— Combien ?

— Deux mille louis.

— Je les tiens… Wattelet, demande le livre.

Ce livre sur lequel s’inscrivaient les paris du Grand-Club était aussi curieux et instructif dans son genre que ceux de l’antre Lévis. Les plus grands noms de l’aristocratie française y sanctionnaient les gageures les plus baroques, les plus niaises, celle du duc de Courson-Launay, par exemple, ayant parié et perdu tous les poils de son corps, obligé de s’épiler comme une mauresque, et pendant quinze jours ne pouvant ni marcher ni s’asseoir. D’autres inventions encore plus extravagantes ; et des signatures de héros, inscrites sur cent parchemins glorieux, venant se mésallier dans cet album de folie.

Autour des parieurs, plusieurs membres du club se groupaient avec une curiosité respectueuse. Et cette gageure ridicule et cynique, excusable peut-être dans les rires ou l’ivresse d’une jeunesse débordante, prenait devant la gravité de tous ces crânes chauves, les dignités sociales qu’ils représentent, devant l’importance héraldique des signatures engagées, un air de traité international réglant les destinées de l’Europe.

Cela se formulait ainsi :

« Le 3 février mil huit cent soixante-quinze, Sa Majesté Christian II a parié deux mille louis qu’il coucherait avec Séphora L… avant la fin du mois courant.

« Son Altesse Royale Monseigneur le prince d’Axel tient le pari. »

« C’était peut-être l’occasion de signer Rigolo et Queue-de-Poule !… » se disait Wattelet en remportant le livre, et sur sa face de clown mondain passait le frisson d’un mauvais rire.