Les Romains en Tripolitaine et en Cyrénaïque

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Les Romains en Tripolitaine et en Cyrénaïque
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 20 (p. 389-423).
LES ROMAINS EN TRIPOLITAINE
ET
EN CYRÉNAÏQUE


I. — AVANT LA CONQUÊTE

Il y a un peu plus de deux mille ans, l’an 107 avant Jésus-Christ, un détachement romain venait débarquer sur la côte Tripolitaine, à Leptis Magna. L’effectif était peu considérable, quatre cohortes de Ligures, 2 000 hommes à peine, mais devant cette faible troupe, aucun ennemi. Les habitans de Leptis avaient sollicité sa venue ; ils l’attendaient impatiemment ; ils allaient l’accueillir avec enthousiasme. L’événement n’en était pas moins capital dans l’histoire de l’Afrique. Pour la première fois, des Européens prenaient pied sur le rivage tripolitain, et ces fils de l’Europe étaient déjà des Italiens. Onze ans plus tard, un roi de Cyrène leur léguait ses Etats. Le problème tripolitain avait désormais sa place dans les préoccupations de la politique romaine. Sous quelle forme se présentait-il ? Dans quelle mesure Rome l’a-t-elle résolu ? Telles sont les deux questions essentielles que mettent à l’ordre du jour le retour des Italiens sur la terre de Libye et la reprise enthousiaste d’une œuvre interrompue par douze siècles de domination musulmane.

Un premier fait s’imposait à l’attention des nouveaux maîtres de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque. Il n’existait entre les deux régions aucune unité géographique, aucune communauté dans les traditions du passé, rien, en un mot, de ce qui, dans la nature ou dans l’histoire, contribue à former l’unité d’un pays.

Le vaste territoire que nous désignons sous le nom général de Tripolitaine n’est qu’un agrégat disparate de régions fort différentes. Au Nord-Ouest, la Tripolitaine proprement dite, comprise entre les deux golfes des Syrtes. La côte, longue de 500 kilomètres, est sablonneuse et peu accessible. On n’y rencontre qu’un seul port, et encore est-il fort médiocre, celui de Tripoli. Parallèlement au rivage court une ligne de hauteurs, le Djebel Nefousa et le Djebel Gariana, dont le point culminant, le Nekout, atteint 210 mètres. Entre la montagne et le rivage s’étend une bordure de steppes désertiques, la Djeffara, parsemée d’oasis : Zouagha, Abou Adjila, Sayat, Zenzour, Tripoli, Tadjoura, Zlitten, Misrata.

Au Nord-Est, le désert syrtique, au climat étouffant, le pays des sables et de la désolation. L’intérieur est occupé par un vaste plateau, le T’ahar ou Hamada el Homra, d’altitude uniforme (400 à 500 mètres), désert pierreux, aux roches rougeâtres dénudées, sans eau, sans végétation, sans ressources d’aucune espèce. Dans cette morne immensité, quelques oasis, séparées les unes des autres par des centaines de kilomètres, introduisent seules une tache de verdure et un élément de variété : Djalo, Audjila, Sella, Djofra, égrenées en chapelet parallèlement à la côte, Koufra, le domaine inviolé des Senoussistes, le Fezzan, Ghadamès, Ghat, postées en sentinelles avancées sur les grandes routes du désert. Quelques régions exploitables vers la côte ou sur le revers septentrional des hauteurs, une série d’oasis disséminées dans l’intérieur, les unes et les autres perdues dans les pierres, les sables ou les steppes, au milieu de solitudes désolées et inhabitables, telle est la Tripolitaine d’aujourd’hui, telle était celle d’autrefois.

En Cyrénaïque, changement complet de décor. Une bande côtière, large de 15 à 20 kilomètres, puis, en arrière, une terrasse calcaire, d’une vingtaine de mille kilomètres carrés, l’ancien plateau de Barca, le Djebel el Achdar, la montagne verte des modernes. Le plateau s’élève en deux gradins superposés, dont la hauteur moyenne est respectivement de 300 et de 600 mètres ; le point culminant atteint 750 mètres à l’Est de Slonta. Au Sud, la terrasse cyrénéenne s’abaisse par une série de paliers vers le désert de Libye. Sur la côte s’ouvrent deux rades de grand avenir, Bomba et surtout Tobruk, la plus vaste et la plus profonde de l’Afrique du Nord. La Cyrénaïque nous apparaît donc comme une région de dimensions restreintes, mais homogène, doublement favorisée par la richesse du sol et l’abondance des pluies, susceptible d’une exploitation agricole productive et d’une colonisation intense, autant de traits qui la différencient essentiellement de la Tripolitaine, sa voisine.

Cette diversité fondamentale, la difficulté des communications venait encore l’accroître. Il semblait que la nature se fût complu à faire de ces deux contrées limitrophes deux pays étrangers l’un à l’autre. Par terre les communications étaient pratiquement inexistantes, tant le désert syrtique multipliait de difficultés sous les pas du voyageur. Le passage d’une armée y apparaissait comme une prouesse qui confinait à l’épopée et touchait presque à la légende. Par mer, les relations restaient toujours irrégulières et incertaines. Les Syrtes étaient célèbres dans les annales de la navigation maritime ; les tempêtes y étaient fréquentes, les vents, violens et instables, les écueils, partout menaçans. Sur 800 kilomètres de côtes, du cap Misrata au cap Tejonas, aucun abri ne s’offrait au navigateur en péril. L’homme lui-même était un danger de plus dans ces régions inhospitalières. On pouvait tout craindre des tribus nomades qui erraient misérables et convoiteuses le long de ce littoral déshérité.

L’évolution historique des deux pays antérieurement à l’occupation romaine, n’est pas moins radicalement différente que leur constitution géographique. En Tripolitaine, comme dans l’ensemble de l’Afrique du Nord, l’éveil à la civilisation est venu des Phéniciens. Installés sur la côte syrienne vers 2 000 ans avant Jésus-Christ, ils n’avaient pas tardé à concentrer entre leurs mains le monopole commercial de la mer Egée. Chypre, la Crète, les Cyclades s’étaient rapidement couvertes de comptoirs. Bientôt ces commerçans audacieux, toujours en quête de débouchés nouveaux, avaient osé davantage. Ils avaient envahi le bassin occidental de la Méditerranée, colonisé la Sicile, la Corse, la Sardaigne, le littoral africain, franchi même le détroit de Gibraltar ; leurs flottes sillonnaient l’Atlantique, remontant au Nord jusqu’aux îles Cassitérides (îles Scilly), descendant au Sud jusqu’à Lixus, l’actuelle Larache, le centre du commerce phénicien dans le Maroc Occidental. Pour s’assurer la possession incontestée de cette route maritime, qui jouait dans leur vie économique le même rôle que la route de l’Inde dans celle de l’Angleterre, ils avaient systématiquement occupé sur les côtes tous les points stratégiques importans et jalonné la Méditerranée d’une double ligne de comptoirs : Crète, Sicile, Sardaigne, Corse, Espagne, d’une part, Afrique de l’autre.

L’exclusion de la Tripolitaine eût ouvert une brèche dangereuse dans ce réseau si savamment constitué. Pour garder envers et contre tous la maîtrise de la mer, il fallait s’y établir. Les Phéniciens le discernèrent très vite et agirent en conséquence. Trois colonies furent installées sur le littoral tripolitain : Leptis Magna, que vinrent peupler des Sidoniens chassés de leur patrie par la guerre civile, Sabrata, Oea, constituées en une fédération, la Tripolis, dont la contrée tout entière devait plus tard prendre le nom.

A partir du VIIIe siècle, Carthage, la grande colonie phénicienne d’Afrique, supplante la métropole dans la Méditerranée- occidentale et groupe successivement sous son hégémonie les colonies phéniciennes de l’Ouest. Les villes de la Tripolitaine furent entraînées dans ce mouvement général et devinrent pendant cinq cents ans partie intégrante de l’empire carthaginois. . Carthage se montra à leur égard beaucoup plus exigeante et tyrannique que ne l’avaient été jusque-là les lointaines métropoles de Phénicie. Elle est avant tout une ville de commerce, comme l’avaient été Tyr ou Sidon, mais ce commerce, elle en cherche la garantie dans la constitution d’un puissant empire continental africain, politique habile et neuve, dont les vieilles colonies phéniciennes de Tripolitaine ne vont pas tarder à subir directement les effets. Théoriquement, elles sont rattachées à Carthage par un simple lien d’alliance ; en fait, ce lien d’apparence égalitaire devient très vite une étroite sujétion, qui a son expression brutale dans le double impôt de l’argent et du sang. Les villes de Tripolitaine versent une contribution régulière, un talent par jour pour la seule Leptis ; elles fournissent à la flotte de Carthage des marins et à son armée des soldats.

Un jour vint, et le choc était fatal, où Carthaginois, maîtres de la Tripolitaine, et Grecs, colonisateurs de la Cyrénaïque, se trouvèrent en présence sur les rivages de la Grande Syrte. Des conflits éclatèrent pour la délimitation des possessions réciproques. Au VIe siècle avant Jésus-Christ, intervint un règlement définitif. L’histoire se tait sur ces événemens. Seule la légende, qui ne se résout jamais à ignorer, a immortalisé cette brutale contestation de territoires, en la parant de l’héroïsme des frères Philènes.

De la Tripolitaine à la Cyrénaïque, aucun lien : deux civilisations, deux races, deux mondes. Là-bas, le système colonial libyco-phénicien, avec ses villes éparses, simples escales égrenées sur la route des mers ; ici, la colonisation grecque, sous sa forme agricole la plus complète et avec ses procédés traditionnels de peuplement intensif. L’histoire de la Cyrénaïque s’ouvre pour nous au VIIe siècle avant Jésus-Christ, précisément par la fondation de cette colonie de Cyrène à laquelle l’avenir réservait une si brillante destinée.

C’est à Delphes, selon le témoignage d’Hérodote, que naquit l’idée d’établir une colonie grecque sur le sol africain. Les habitans de la petite île de Théra (aujourd’hui Santorin), dans les Cyclades, avaient envoyé une ambassade au temple d’Apollon, pour y offrir un sacrifice solennel. Le roi de l’île, Grinos, était à sa tête. On profita naturellement de l’occasion pour consulter la Pythie. Celle-ci, entre autres réponses, ordonna au roi d’aller fonder une ville en Libye. Après avoir longtemps hésité, les Théréens finirent par s’exécuter. Quelques années plus tard, ils s’installaient sur le revers septentrional du plateau de Barca, et y bâtissaient la ville de Cyrène.

Le chef de l’expédition, Battos, fut, comme il était naturel, le premier roi de la ville. Sa dynastie, la dynastie des Battiades, donna au pays près de deux cents ans de prospérité. Les attaques du roi d’Egypte, Ouhabra, l’Apriès de la tradition grecque, et des nomades libyens, sont victorieusement repoussées. L’agriculture, le commerce maritime se développent. De nouvelles colonies sont fondées ; Barca, qui prit plus tard le nom de Ptolémaïs, Euhespérides, la future Bérénice, l’actuelle Benghasi. Cyrène ne tarde pas à prendre dans le monde grec figure de grande cité. En 462, elle remporte le prix aux jeux pythiques, et Pindare chante la gloire du vainqueur : « O ls d’Alexibios, la lumière des grâces se répand sur toi. Mortel heureux, si ton entreprise fut difficile, les plus beaux vers en consacrent la mémoire. Quarante de tes concurrens étaient tombés dans la lice ; tranquille au milieu d’eux, tu as su conserver entier le char que tu conduisais et, de retour de ces jeux brillans, tu as revu les champs de la Libye et la ville où tu reçus le jour. »

Le sort de toutes les dynasties est de connaître les revers. Les mauvais jours vinrent vite pour les souverains de Cyrène. Des discussions intestines éclatent dans la famille régnante. Arkésilaos II est tué par son frère Haliarchos, mais sa femme Eryxo le venge en faisant périr le meurtrier. Le pouvoir royal est battu en brèche par l’opposition croissante du peuple. Un philosophe, Demonax, envoyé par l’oracle de Delphes, réorganise l’Etat et réduit la royauté aux seules fonctions sacerdotales. i Le roi Arkésilaos III refuse de reconnaître le fait accompli et revendique la plénitude de l’autorité royale. Il tente un coup d’Etat, mais, vaincu et banni d’Afrique, il se réfugie à Samos, y réunit des troupes et reconquiert son trône les armes à la main. Sa victoire fut éphémère. Un jour qu’il se trouvait à Barca et se promenait sur la place publique, les habitans l’attaquèrent et le mirent à mort.

Ces discordes intérieures produisirent une fois de plus leur effet habituel, l’intervention de l’étranger, La mère d’Arkésilaos. Phérétime, toute à sa vengeance, sollicita le secours du roi de Perse, Cambyse. Une armée perse envahit la Cyrénaïque et se rendit maîtresse de Barca par surprise. A la demande de Phérétime, les principaux habitans furent mis en croix, leurs femmes, affreusement mutilées, et tous les autres, réduits en esclavage. Une dernière convulsion provoqua la chute de la dynastie. Vers 460, un mouvement populaire éclata ; le roi Arkésilaos IV fut chassé et la royauté définitivement abolie.

Les Ve et IVe siècles représentent pour Cyrène la période d’apogée. La ville est riche, puissante, peuplée. La vie économique y atteint son plein développement ; la civilisation grecque y brille de tout son éclat. Jamais, dans le passé, le pays n’a plus complètement donné sa mesure. A aucun moment de son histoire, il ne saurait mieux nous révéler ses richesses, aujourd’hui latentes, et ses possibilités d’avenir.

La fertilité de la Cyrénaïque était proverbiale. « Cyrène productrice de froment, Cyrène nourricière de moutons, Cyrène aux beaux chevaux et aux gras pâturages, » sont des expressions qui reviennent constamment chez les auteurs anciens. Les céréales. — le froment, l’orge, l’avoine, le maïs, — prospéraient dans la région côtière aux environs de Tauchira, de Darnis, de Barca, d’Euhespérides ; le blé d’Euhespérides donnait un rendement de cent pour un. Les pâturages occupaient les parties les mieux arrosées du pays, notamment les pentes septentrionales et le sommet du plateau. L’élevage était une des grandes industries nationales ; la légende racontait que le secret en avait été révélé par les nymphes elles-mêmes. Cyrène élevait des bœufs, des moutons, des chèvres, surtout des chevaux particulièrement renommés pour leur endurance et leur vigueur. C’étaient des animaux de trait incomparables, notamment pour les courses de chars. Les cochers valaient leurs attelages ; leur réputation de conducteurs était universelle. Un camée représente l’un d’eux conduisant vingt chevaux de front. L’élevage de l’autruche n’était pas moins prospère ; le miel de Cyrénaïque faisait prime dans le monde grec.

Peu de forêts, sauf quelques bois aux environs immédiats de Cyrène, mais beaucoup d’arbres fruitiers, surtout au bord de la mer : figuiers, dattiers, lotus, orangers, citronniers, caroubiers, en un mot toute la végétation arborescente du domaine méditerranéen. L’olivier y était très productif et l’huile de Cyrénaïque particulièrement estimée. La vigne était cultivée avec succès dans la zone maritime ; Bacchus avait ses temples à Tauchira et à Cyrène. Nous ne saurions enfin passer sous silence une des productions les plus caractéristiques et les plus précieuses de la Cyrénaïque, le fameux silphium. Pline, un grand curieux et un incorrigible bavard, deux défauts dont nous serions mal venus à nous plaindre, a consacré au silphium le plus enthousiaste des panégyriques : « Le suc du silphium, nous dit-il, est compté parmi les dons les plus rares de la nature et entre dans un grand nombre de compositions médicamenteuses. Employé seul, il réchauffe ceux qui sont transis de froid ; en breuvage, il remédie aux maladies des nerfs... Incorporé avec de la cire, il guérit les cors. Délayé et pris à la grosseur d’un pois chiche, il est diurétique. Il facilite beaucoup la digestion chez les vieillards et les femmes... En aliment, il est efficace dans les convalescences. Il n’y a qu’une voix pour en proclamer l’efficacité dans les maladies extérieures. Pris en boisson, il neutralise le venin des armes empoisonnées et des serpens ; avec l’eau, on en fait un topique qu’on met sur les plaies ; avec l’huile, sur les piqûres des scorpions, avec la farine d’orge et les figues sèches, sur les ulcères ; avec le miel ou la glu, sur les morsures de chiens... On s’en sert avec un mélange de nitre, pour le traitement des clous. Employé avec du vin, du safran ou. du poivre, il fait repousser les cheveux ; avec du vin ou de l’huile, il guérit les engelures. C’est un utile préservatif contre les eaux malsaines, les contrées ou les températures insalubres. On le prescrit dans la toux, dans les affections de la luette, dans l’hydropisie, dans l’enrouement. Dissous dans l’oxycrat, il adoucit les douleurs de goutte. Aux pleurétiques, on le fait prendre dans une décoction d’orge. Dans les convulsions, on en donne une pilule grosse comme un pois et enduite de cire ; dans l’angine, on le prescrit en gargarisme ; avec du vin, dans l’épilepsie, avec de l’eau miellée, dans la paralysie de la langue. On en fait avec le miel bouilli un topique pour la coxalgie et les maux de reins. » Quelquefois, il est vrai, les résultats, pour être immédiats, sont moins heureux. Pline raconte l’histoire d’un homme, qui eut la malencontreuse idée de s’en servir contre le mal de dents et, fou de douleur, se précipita la tête la première sur le sol. Mais c’est là une mésaventure exceptionnelle à laquelle il n’attache pas d’autre importance.

Il n’y avait rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce que cette plante de choix valût son pesant d’argent. Elle avait sa place dans le trésor de l’État à côté des métaux précieux et des pierres de prix. Auguste, entre autres termes d’affection, appelait son ami Mécène : « Mon cher silphium d’Arezzo. » Malheureusement, ce silphium incomparable, source presque infinie de richesses pour la Cyrénaïque ancienne, a entièrement disparu, et si complètement, que les botanistes modernes en sont encore à discuter sur sa véritable identité.

Les richesses agricoles de la Cyrénaïque étaient donc multiples. Autre caractéristique non moins importante : grâce à l’étagement des cultures, les récoltes étaient successives : « Le territoire de Cyrène, dit Hérodote, se divise en trois régions distinctes. Dans celle des bords de la mer, les fruits mûrissent les premiers, et la moisson, ainsi que la vendange, s’y font de très bonne heure. Quand elles y sont terminées, les fruits commencent à mûrir dans la région intermédiaire qui s’élève à partir des bords de la mer et qu’on appelle en général la colline. Lorsque la récolte y est faite, les productions de la partie supérieure à la colline et la plus haute de tout le pays, touchent à la maturité. Ainsi, quand les fruits donnés par les deux premières récoltes ont été consommés, ceux de la dernière région viennent les suppléer. La récolte en Cyrénaïque se prolonge donc pendant huit mois. » Pline ajoute sur la nature même des récoltes par zones une série d’indications précieuses. « Le territoire de la Cyrénaïque, dans une largeur de 15 000 pas à partir du rivage, est riche en arbres ; la zone suivante, d’une même largeur, ne produit que des grains ; enfin la dernière zone, de 30 000 pas de large sur 250 000 de long, est celle du silphium. »

La mer apportait aussi sa contribution à la prospérité générale. Le poisson, les éponges, le corail abondaient sur la côte de Cyrénaïque, comme aujourd’hui encore tout le long du littoral méditerranéen.

Ces produits si variés donnaient lieu à un grand mouvement d’échanges avec le dehors. La laine, le cuir, l’huile, le miel, l’essence de rose s’exportaient en Crète, en Egypte et en Grèce.

Les ports de Cyrénaïque, Euhespérides, Tauchira, surtout Apollonie, le port de Cyrène, reliée à la capitale par une chaussée de douze kilomètres, s’enrichissaient par le trafic. Cyrène, admirablement placée au centre de la région agricole, directement mêlée au commerce maritime par son port d’Apollonie, était célèbre pour son opulence. « Le plus pauvre des Cyrénéens, dit un auteur ancien, porte au doigt un anneau de dix mines. »

Le développement intellectuel marcha de pair avec les progrès du bien-être. L’art, les sciences, les lettres y prirent un merveilleux essor. Cyrène eut ses philosophes, Aristippe, le grand théoricien du plaisir, et le sceptique Carnéade ; ses poètes et ses savans, Callimaque et Eratosthène ; ses médecins, ses architectes et ses sculpteurs ; enfin ses graveurs sur pierres fines, qui acquirent dans le monde ancien une renommée universelle.

Les luttes intestines ont toujours été un mal chronique dans le monde grec. Cyrène, après tant d’autres, devait en faire la triste expérience. Pendant cent cinquante ans, aristocrates et démocrates, riches et pauvres, sont constamment aux prises, et la sanction régulière de la victoire, c’est l’expulsion des vaincus. En 323, les proscrits appellent à leur secours le Spartiate Thibron, un assez vilain personnage, qui avait fait, et avec usure, ses preuves d’aventurier. A la tête d’une armée, il ramène les bannis dans leur patrie et impose à la ville une lourde contribution. Mais, après la victoire, la discorde éclate entre Thibron et ses alliés de la veille. Ceux-ci font appel à un second aventurier du même genre, qui se trouve être cette fois un Crétois nommé Mnasiclès. Les deux chefs de bandes en viennent aux mains ; Mnasiclès battu est rejeté dans la ville, que Thibron assiège. A ce moment critique, survient le troisième larron en la personne du gouverneur d’Egypte, Ptolémée Soter. Il envoie une armée en Cyrénaïque sous les ordres d’Ophellas. Cyrène est prise, Thibron mis en croix et le pays, annexé à l’Egypte (322). C’en était fait de l’indépendance de Cyrène.

La chute de Cyrène fit grand bruit dans le monde grec. Les habitans d’ailleurs ne s’abandonnèrent pas, et le souvenir de la liberté perdue resta vivace au cœur des vaincus. Plusieurs insurrections éclatèrent successivement. En 313, au cours de la guerre qui mit aux prises Antigone et les autres généraux d’Alexandre coalisés contre lui, la ville se révolte une première fois. Le gouverneur Ophellas est expulsé. Une armée égyptienne vint bientôt replacer le pays sous l’autorité des Ptolémées. L’année suivante, c’est Ophellas qui se soulève contre le roi d’Egypte. Cyrène, naturellement, embrasse sa cause avec enthousiasme, mais Ophellas est tué près de Carthage, et un autre général égyptien, Magas, reconquiert la Cyrénaïque. Troisième révolte en 277, au début du règne de Ptolémée Philadelphe. C’est Magas qui continue, cette fois avec succès, la lignée des gouverneurs usurpateurs.

Un mariage devait rendre Cyrène à l’influence égyptienne. Magas avait fiancé sa fille Bérénice à l’héritier du trône d’Egypte, Ptolémée Evergète. Ce projet d’union froissait singulièrement le sentiment national. Aussi, à la mort de Magas, y eut-il une violente explosion de patriotisme cyrénéen. La reine Apama refusa son consentement au mariage et, pour défendre sa cause, fit appel à un frère du roi de Macédoine Antigone Gonatas, un certain Démétrius. Une ambassade alla lui offrir la main de Bérénice et le trône de Cyrène. Démétrius n’eut garde de refuser une offre aussi tentante et s’embarqua en toute hâte.

Avec ce personnage, l’histoire fait place au roman. Démétrius manquait de qualités solides, mais il était très beau et, fort infatué de lui-même, il se croyait irrésistible. Dès son arrivée en Afrique, selon l’expression élégante de l’historien Justin, « il transporte son désir de plaire de la jeune fille à la mère. » La reine mère est immédiatement séduite, et Démétrius devient son amant. Bérénice, la plus intéressée et la mieux placée pour savoir, eut bientôt des soupçons, puis l’affaire s’ébruita et défraya la chronique scandaleuse de la ville. Le peuple et l’armée se prononcèrent contre Démétrius. Surpris dans le lit même de la reine, où il avait espéré trouver un asile inviolable, le galant aventurier fut mis à mort. Bérénice, restée par convenance à la porte de la chambre, encourageait les assassins et demandait seulement la grâce de sa mère qu’elle réussit à obtenir. « Par cette exécution, conclut Justin, Bérénice vengea la honte de sa mère, sans se départir de sa piété filiale et suivit dans le choix d’un époux la volonté de son père. » Quelque temps après, elle épousait Ptolémée Evergète. Cyrène perdait une fois de plus son indépendance. Tout au moins réussit-elle à sauvegarder son autonomie ; elle eut son assemblée particulière et continua à frapper monnaie.

Au IIe siècle, un péril nouveau surgit à l’horizon, la menace de l’intervention romaine. Ptolémée VI Philométor et son frère Evergète régnaient en commun sur l’Egypte ; ils ne s’entendirent pas et Evergète chassa son frère. Les Romains intervinrent en médiateurs et, pour mettre d’accord les frères ennemis, morcelèrent l’objet du litige. Philométor garda l’Egypte, Evergète reçut la Cyrénaïque sous forme de royaume séparé (163). A sa mort en 116, il la légua à un fils bâtard, Ptolémée Apion. Mais, désormais pour Cyrène, l’indépendance n’est plus qu’un vain mot. Rome est déjà dans la coulisse. Nous n’allons pas tarder à l’en voir sortir.


II. — L’OCCUPATION ET L’ORGANISATION

Le traité qui avait mis fin à la seconde guerre punique laissait aux Carthaginois toutes leurs possessions d’Afrique, par conséquent la Tripolitaine. Mais la paix conclue avec Rome ne rendait pas à Carthage son ancienne sécurité ; sur le sol africain, à ses portes mêmes, veillait un ennemi implacable, le roi de Numidie, Massinissa. A peine les Romains avaient-ils évacué l’Afrique, que Massinissa prenait l’offensive ; il conquit la Tripolitaine jusqu’aux limites de la Cyrénaïque. Carthage, épuisée par ses luttes contre les Romains, dut se résigner à cette nouvelle mutilation. Une fois de plus, la Tripolitaine changeait de maîtres ; elle devenait numide pour près de cent ans. En 146 avant Jésus-Christ, Carthage était anéantie. Les Romains prenaient pied dans la Tunisie actuelle où ils fondaient la province d’Afrique, tandis que le territoire tripolitain passait successivement au fils de Massinissa, Micipsa, et au fils adoptif de ce dernier, le célèbre Jugurtha.

Telle était la situation lorsqu’en 111, éclata la rupture entre Jugurtha et Rome. La Tripolitaine était excentrique par rapport au théâtre principal de la guerre, et les Romains, déjà en proie à de multiples embarras, étaient peu disposés à étendre encore le cercle des opérations. Pour les décider, il ne fallut rien moins qu’une démarche spontanée des habitans. La ville de Leptis Magna envoya une ambassade à Rome pour solliciter l’alliance romaine : elle l’obtint. Bientôt les circonstances l’amenèrent à demander davantage. Un ambitieux, du nom d’Hamilcar, intriguait pour mettre la main sur le gouvernement de la cité. Pour l’arrêter, le plus sur était d’introduire dans la place une garnison romaine. Une nouvelle députation alla trouver le général en chef Metellus et lui exposa les désirs de la population. Metellus acquiesça à la demande. Quatre cohortes de Ligures, les premières troupes européennes qui eussent paru en Tripolitaine, vinrent s’installer à Leptis.

Jugurtha abattu et la guerre terminée, les Romains n’avaient plus qu’à évacuer Leptis et à se rembarquer ; ils restèrent, sans doute, — l’histoire ne nous le dit pas, — au grand déplaisir de leurs alliés de la veille, déçus, mais impuissans. Toutefois, la Tripolitaine ne fut pas immédiatement annexée à l’Etat romain. Pendant soixante ans, Rome se contenta d’un protectorat plus ou moins déguisé, qui sauvegardait les apparences sans compromettre ses intérêts. En 46, César réglait définitivement la question. Le protectorat faisait place à l’annexion, La Tripolitaine était purement et simplement rattachée à la province romaine d’Afrique.

En Cyrénaïque, les choses se passèrent d’une manière plus simple encore. Le roi Ptolémée Apion mourut en 96. A défaut d’héritiers, il laissait un testament en règle par lequel il léguait son royaume au peuple romain. A vrai dire, les causes de suspicion ne manquaient pas. Quelques mauvais esprits, comme il s’en trouve partout, prétendirent que le testament était un faux ; d’autres, — ils n’avaient sans doute pas tout à fait tort, — que la volonté du roi défunt avait été contrainte et que, dans toute cette affaire, il était aisé de reconnaître la main de la diplomatie romaine. Le Sénat avait la force, en l’espèce le meilleur des argumens. Il laissa dire et s’occupa de réaliser l’héritage. Il le fit d’ailleurs sans impatience ni brutalité. Tel nous l’avons vu à l’œuvre au Maroc, tel nous le retrouvons ici. Le pays conserva son indépendance. Les villes de Cyrénaïque furent solennellement déclarées libres, ce qui voulait dire en réalité réduites à l’impuissance. Elles durent payer un tribut annuel, et les domaines royaux furent confisqués au profit du trésor. Sous l’apparence trompeuse de la liberté, le Sénat étendait à la Cyrénaïque ce régime de protectorat, qui depuis dix années faisait ses preuves en Tripolitaine et qui est resté si longtemps son système de prédilection.

Malheureusement, à Cyrène comme ailleurs, le gouvernement romain se trouva entraîné beaucoup plus vite et beaucoup plus loin qu’il ne l’aurait voulu. Les discussions ne tardent pas à éclater de nouveau entre les différentes cités. Dans chaque ville, les partis sont aux prises ; la profonde rivalité ethnique et religieuse des Grecs et des Juifs fort nombreux en Cyrénaïque vient encore exaspérer les passions. Des intrigans en profitent pour mettre la main sur le pouvoir. Cyrène a son tyran, Nicocrate, un des modèles les plus parfaits du genre : assassinat des citoyens, confiscations des fortunes, terreur générale, rien ne manque à sa gloire. Mais une femme, Aretaphila, dont il a tué le mari et qu’il a épousée malgré elle, le fait frapper à mort. Leander lui succède. Aretaphila intervient encore. Le tyran est fait prisonnier, cousu dans une outre et jeté à la mer. Le désordre croît de jour en jour ; l’anarchie est bientôt complète.

Une intervention de l’Etat suzerain devenait nécessaire. Le Sénat, toujours prudent en matière de politique africaine, répugnait à agir. Il se contenta d’envoyer un de ses membres les plus influens, Lucullus, en qualité de commissaire extraordinaire et avec pleins pouvoirs. Lucullus échoua complètement dans sa mission. Le régime du protectorat apparaissait comme impuissant. Une seule solution restait possible, l’annexion. En 75, la Cyrénaïque était réduite en province romaine. Quarante ans plus tard, Antoine, dans un de ses momens d’aberration, aliénait la province au profit de Cléopâtre Seléné, un des enfans qu’il avait eus de la célèbre Cléopâtre. Après sa mort, la Cyrénaïque revint à l’Etat romain qui en reprit, et cette fois définitivement, l’administration directe. En même temps, Octave, vainqueur à Actium, annexait l’Egypte. Il ne restait plus, pour relier les possessions romaines et achever l’occupation du littoral africain, qu’à soumettre le pays compris entre le territoire cyrénéen et l’Egypte, l’ancienne Marmarique. L’an 20 avant Jésus Christ, le proconsul Sulpicius Quirinius combla cette lacune et annexa à la Cyrénaïque la région qu’il venait de conquérir.

Maîtres de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque, les Romains se trouvaient en présence d’un premier et grave problème, celui de l’organisation administrative. Deux solutions devaient naturellement se présenter à leur pensée : grouper les deux pays en une province unique, les constituer en deux provinces indépendantes. Un fait essentiel doit frapper l’historien. Pas un instant ils n’ont songé à adopter la première. Les deux régions étaient au point de vue géographique radicalement différentes ; Libyphéniciens de Tripolitaine et Grecs de Cyrénaïque n’avaient entre eux aucun lien commun, ni dans le présent, ni dans le passé. Les Romains étaient trop sagaces administrateurs pour juxtaposer artificiellement deux domaines ethniques et linguistiques si totalement étrangers l’un à l’autre. La seconde solution, pour des raisons d’un autre ordre, était également inadmissible. La Cyrénaïque et surtout la Tripolitaine, dans la faible mesure où Rome l’occupait alors, étaient de dimensions trop restreintes pour former des provinces autonomes. Un seul procédé dès lors restait possible, l’incorporation aux provinces les plus voisines ; c’est celui qui prévalut. La Tripolitaine fut rattachée à la province d’Afrique ; la Cyrénaïque fut jointe à la Crète. Ce règlement respectait les affinités ethniques et linguistiques qui unissaient entre eux les Libyphéniciens de Tripolitaine et d’Afrique, les Grecs de Cyrénaïque et de Crète ; il conservait intacts les souvenirs du passé ; il tenait compte des hommes et des choses, c’est dire que, dans la question tripolitaine, Rome avait vu juste et avait su organiser.

L’avènement de l’Empire n’apporta aucun changement dans l’organisation administrative de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque ; la première continua à faire partie de la province d’Afrique, la seconde resta liée à la Crète. Lors de la répartition des provinces entre l’Empereur et le Sénat, qui fut la grande idée d’Auguste dans le domaine de l’administration provinciale, toutes deux furent attribuées au Sénat. La province d’Afrique, avec la Tripolitaine et la province mixte de Crète-Cyrénaïque, furent administrées par deux sénateurs, revêtus du titre uniforme de proconsuls, mais cependant de rang inégal. Le gouverneur d’Afrique était choisi parmi les anciens consuls, celui de Crète-Cyrénaïque parmi les anciens prêteurs.)

L’importance de l’élément militaire dans la province d’Afrique et les nécessités de la défense contre les nomades du Sud, amenèrent au IIe et au IIIe siècle toute une série de transformations dont le résultat fut le morcellement de l’ancienne province d’Afrique. Sous Septime Sévère, un enfant de la Tripolitaine qui avait sur la question des idées personnelles, la Numidie et la Tripolitaine furent érigées en une province indépendante, véritable marche militaire qui couvrait, vers l’intérieur, les possessions romaines de la côte. Le commandement en fut donné à un lieutenant impérial, un légat, qui concentrait en ses mains l’ensemble des pouvoirs civil et militaire. Rien ne fut changé, pendant les trois premiers siècles de notre ère, au statut légal de la province Créto-Cyrénéenne.

Cette organisation présentait deux graves inconvéniens. La province de Numidie, dont faisait partie la Tripolitaine et qui s’étendait de Bougie à la Grande-Syrte, était beaucoup trop étendue et composée d’élémens trop disparates. D’autre part, le groupement de la Cyrénaïque et de la Crète en une seule province créait une situation artificielle à bien des égards, deux vices indéniables qui nuisaient à la bonne administration des deux régions. Les empereurs de la fin du IIIe siècle, frappés de cet état de choses, remanièrent complètement la géographie administrative de toute cette partie de l’Afrique. Peut être sous l’empereur Gallien (260-268), en tout cas certainement depuis Dioclétien, la Tripolitaine fut détachée de la Numidie et, pour la première fois, constituée en province séparée ; cette mesure devait en faciliter singulièrement l’administration et le développement économique. Vers la Cyrénaïque, la limite traditionnelle, les autels des Philènes, ne fut pas modifiée ; à l’Ouest, du côté de la Numidie, la frontière de la nouvelle province fut fixée au Nord du lac Triton, le Chott el Djérid actuel. La province romaine de Tripolitaine débordait donc considérablement vers le Nord le territoire de la Tripolitaine moderne. Toute la partie méridionale de notre Tunisie, du Chott el Djérid et du golfe de Gabès à l’Oued el Mokta avec l’île de Meninx (Djerba), s’y trouvait ainsi rattachée.

En Cyrénaïque, les mêmes préoccupations d’administration sérieuse, qui sont une des caractéristiques essentielles du régime impérial, déterminèrent Dioclétien à une mesure analogue. L’amalgame complexe de la province Créto-Cyrénéenne fut brisé. La Cyrénaïque fut détachée de la Grète et, par surcroit de précaution, divisée elle-même en deux provinces indépendantes : la Libye supérieure, l’ancienne Cyrénaïque proprement dite, à l’Ouest ; la Libye inférieure, comprenant la Marmarique et les régions limitrophes de l’Egypte, à l’Est. Les nouvelles provinces, — la Tripolitaine et les deux Libyes, — furent administrées d’une manière uniforme. A leur tête furent placés des gouverneurs, praesides, revêtus du pouvoir civil et judiciaire ; le commandement militaire appartint désormais à des officiers de métier, les ducs.

Le morcellement de l’Etat romain en Empire d’Orient et Empire d’Occident, qui fut, pour ainsi dire permanent, depuis le milieu du IVe siècle, vint encore exagérer la division traditionnelle de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque. La première fut rattachée à l’Empire d’Occident, la seconde à l’Empire d’Orient, et la frontière séculaire, jalonnée par les monumens des Philènes, devint une limite mondiale qui allait séparer désormais les deux grands empires méditerranéens.

La question militaire, en Tripolitaine et en Cyrénaïque, est toujours restée au premier plan des préoccupations romaines. La prise de possession du pays avait été particulièrement facile. On a vu Leptis demander spontanément une garnison romaine et, à Cyrène, le Sénat n’avait eu que la peine de recueillir un testament opportun.

Les véritables difficultés devaient commencer plus tard ; les Romains d’autrefois ont pu s’apercevoir, que, s’il était aisé de prendre pied en Afrique, il était beaucoup plus délicat de s’y maintenir. Nulle part le fait ne s’est mieux vérifié qu’en Tripolitaine où la zone primitive d’occupation se réduisait à une bande très étroite, proie facile et toujours tentante offerte aux convoitises des nomades du désert.

Rome n’a jamais eu la pensée de conquérir systématiquement l’ensemble de l’hinterland tripolitain. Mais en Afrique, l’offensive a toujours été la meilleure des défensives. Pour avoir la paix sur la côte, le seul moyen efficace était de dominer à l’intérieur et les Romains avaient trop l’expérience des choses africaines pour ne pas l’employer en Tripolitaine comme ailleurs. Ils reculèrent, autant qu’ils purent le faire sans danger, cette échéance redoutable. Ce fut seulement en 20 avant Jésus-Christ, qu’ils frappèrent un coup décisif ; encore fallut-il pour les décider la pression d’un danger immédiat. Les Gétules du Sud de la Tunisie s’étaient révoltés et les Garamantes de la Phazania, — le Fezzan actuel, — avaient fait cause commune avec eux. Le gouverneur d’Afrique, Cornélius Balbus, pénétra dans le pays des Garamantes, le mit à feu et à sang et emporta un grand nombre de villes dont Pline nous fait complaisamment l’énumération. L’empereur le récompensa de ses brillans succès par les honneurs du triomphe.

L’impression produite sur les nomades de l’intérieur par cette offensive hardie dut être profonde, mais, en Afrique, on a toujours eu la mémoire courte et quelques années plus tard, sous Tibère, la Tripolitaine était de nouveau en feu. Tacfarinas venait de soulever les Numides, et les Garamantes, oublieux de leurs échecs passés, avaient repris les armes. La défaite et la mort de Tacfarinas, en 24 après Jésus-Christ, rétablirent la paix pour près de cinquante ans.

En 69, un incident fortuit et, au début du moins, sans grande importance, amena de nouveaux troubles dans le pays. Ce fut une querelle entre les villes voisines, et par conséquent rivales, de Leptis et d’Oea : « Commencée entre paysans, nous dit Tacite, pour des denrées et des troupeaux mutuellement ravis, cette contestation d’abord légère, dégénéra en guerre ouverte. » Les habitans d’Oea vaincus appelèrent à leur secours les Garamantes ; ceux-ci, tout heureux d’une pareille aubaine, vinrent ravager le territoire de Leptis et assiégèrent la ville. Valerius Festus, légat de Numidie, dut intervenir. Il débloqua Leptis et, une fois de plus, rejeta les Garamantes vers le Sud. Il découvrit même, au cours de la campagne, une route plus courte et plus praticable pour accéder chez eux, rendant ainsi à la pénétration romaine vers l’intérieur le plus signalé des services.

Pendant les années suivantes, Rome poursuit lentement, méthodiquement, sa politique d’intervention sur le plateau tripolitain. La fin du Ier siècle est marquée par trois expéditions qui ont joué dans l’histoire de la découverte du continent africain un rôle capital. La première eut lieu sous Domitien et fut dirigée contre les Nasamons, qui habitaient au Sud de la Grande Syrte, à la limite même de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque. Sur leur refus de payer l’impôt qu’ils devaient aux termes des traités antérieurs, le légat de l’armée de Numidie, Flaccus, marcha contre eux. Le début de la campagne fut peu heureux, et l’affaire faillit tourner fort mal. Le général romain fut battu, son camp enlevé et mis au pillage. Mais les Barbares s’enivrèrent avec le vin qu’ils y trouvèrent en abondance. Flaccus, prévenu, revint en toute hâte. Il n’eut même pas à combattre. Les Nasamons, plongés dans l’ivresse et incapables de résistance, furent exterminés jusqu’au dernier.

Une seconde expédition romaine gagna le territoire des Garamantes et, au témoignage du géographe Ptolémée, s’avança à trois mois de marche dans l’intérieur du Sahara. Le fait peut avoir été déformé et grossi, — l’Afrique est riche en phénomènes de ce genre, — mais nous n’avons aucune raison sérieuse de le révoquer en doute. Une troisième expédition enfin, qui se place également dans les dernières années du Ier siècle, poussa plus loin encore. Un général romain, Julius Maternus, parfaitement inconnu d’ailleurs, partit de Leptis Magna, traversa le Fezzan et, après une marche de quatre mois, atteignit la région d’Agysimba, probablement l’oasis d’Asben, au Nord-Ouest du lac Tchad.

Ces dernières expéditions n’étaient, à vrai dire, que des raids aventureux, et il ne s’agissait nullement pour Rome d’étendre sa domination dans ces régions ; mais, tout au moins, eurent-elles un résultat immédiat et durable, l’établissement du protectorat romain sur l’intérieur de la Tripolitaine. Les oasis de Gharia el Gharbia, Bon Djem, Cidamus (Ghadamès) furent occupées d’une manière permanente. Le Fezzan entra à titre d’allié dans la sphère d’influence romaine, poste d’observation et rempart avancé de la civilisation européenne contre les nomades du désert.

Maîtres de l’hinterland, les Romains purent doter la Tripolitaine d’une organisation défensive complète. L’idée générale qui présida à l’élaboration de ce plan fut la suivante. Les villes de la côte, qui constituaient l’essentiel du territoire romain, représentaient une double richesse, agricole et commerciale. Un système de défense, pour être efficace et pratique, devait tenir compte à la fois de ces deux élémens. Il fallait donc simultanément couvrir la zone agricole du littoral et assurer, dans toute l’étendue du pays, la liberté du commerce des caravanes. Nous allons voir par quels procédés les Romains y réussirent.

La région côtière fut protégée vers l’intérieur par une série d’ouvrages fortifiés. L’exécution n’en fut d’ailleurs pas uniforme, mais étroitement subordonnée à la configuration du terrain. A l’Ouest, entre le Chott el Djérid et la Méditerranée, s’ouvrait une voie d’invasion naturelle, la trouée de Gabès. Le premier souci des Romains a été de fermer ce couloir aux envahisseurs. Le Chott el Djerid, les montagnes du Sud-Tunisien, Djebel Toual et Djebel Tebaga, présentaient deux lignes de défense parallèles : les ingénieurs romains ont su les utiliser habilement l’une et l’autre. Le long du Chott el Djerid, ils disposèrent toute une chaîne de postes, destinés à commander la plaine et à garder les principaux défilés. Des tours d’observation surveillaient le pays à la ronde ; une route reliait ces différens ouvrages et garantissait la sécurité des communications. Nous connaissons, pour le IVe et le Ve siècle, quelques-uns de ces ouvrages défensifs : Turris Tamalleni (l’oasis de Telmin au bord du Chott el Djerid), Ad Templum (oasis de Kebili), Bezereos (Guetad el Outad, au pied du Djebel Tebaga), Timezegeri Turris (Henchir el Baguel), Ausiliumdi (ruines de Sidi Guenaou). Les noms sont déjà significatifs par eux-mêmes ; les découvertes archéologiques, — restes de tours romaines à Turris Tamalleni et Turris Timezegeri, d’un fortin à Bezereos, — nous ont déjà donné et surtout nous donneront dans l’avenir, plus encore.

Au Sud-Ouest de Gabès, le limes se repliait à angle droit le long de la côte tripolitaine qu’il allait désormais couvrir jusqu’à la hauteur de Leptis Magna. Le centre de la défense dans cette région était le plateau des Matmata, que les Romains avaient transformé en un véritable camp retranché. Une inscription trouvée en 1893, à Ras el Aïn, près de Foum Tatahouine (Sud Tunisien), mentionne la construction d’un château fort sur l’ordre de l’empereur Gallien. L’ouvrage, nous apprend-elle encore, était destiné à une cohorte, la VIIIe Fida, et a été exécuté par les troupes tripolitaines. Une seconde inscription découverte à Ksar Tarcine, sur l’Oued Hallouf, concerne un autre poste fortifié, le centenarius Tibubuci, achevé quelques années plus tard par le gouverneur de la province, Aurelius Quintianus. D’autres restes de fortifications ont été retrouvés sur divers points du massif à Dehibat, Remada, Khanefi, Henchir Remtia, etc.

Tous ces ouvrages se trouvaient sur territoire tunisien. En Tripolitaine, la ligne du limes suivait le rebord septentrional du plateau, au Nord du Djebel Nefousa. Elle couvrait donc, outre le littoral proprement dit, toute la plaine de la Djeffara. Le souvenir des anciens postes a survécu partiellement dans les noms de quelques localités modernes : Thramusdusin, Tramzin ; Thamascaltin, Slamat ; Thenteos, Zentan. De nombreux restes de castella, relevés de Nalout à Yffren, sur près de cent cinquante kilomètres, permettent de rétablir à coup sûr le tracé primitif.

A l’Est, le limes traversait le massif des Tarhouna en empruntant la vallée de l’Oued Temsiouan, — on en a retrouvé des vestiges notamment à Anessa qui semble être l’ancienne Thenadassa, — et venait aboutir sur la côte à la hauteur de Leptis, défendue par un camp important, les Castra Leptitana. Là se terminait le limes tripolitain au sens officiel du mot. Mais à l’Est, le littoral n’était cependant pas resté sans défense ; il y avait des fortifications aux points stratégiques les plus importans, à Base (vers le mouillage de Mersa el Arar), à Macomades Syrtis (Mersa Safran) ; des tours de garde à Turris et à Ad Turrem ; des détachemens militaires à Praetorium et à Praesidium, deux stations dont l’identification est encore incertaine.

La sécurité de la région côtière se trouvait ainsi suffisamment assurée, mais les villes du littoral étaient aussi des cités commerciales, intermédiaires naturels entre le monde méditerranéen et l’intérieur du continent africain. La liberté du commerce des caravanes était pour elles une question de vie et de mort. Les Romains furent donc obligés de faire, d’une manière constante, la police de l’intérieur et d’occuper, sur les routes du Sud, les points de passage et les gites d’étapes les plus importans.

Trois grandes routes de caravanes convergeaient vers Leptis, qui jouait dans l’ancienne Tripolitaine le rôle de la moderne Tripoli. La route de l’Ouest passait à l’oasis de Cidamus (Ghadamès) ; celle du centre, à l’oasis de Gharia el Gharbia ; celle de l’Est, à l’oasis de Bon Djem. Rome a installé des garnisons dans ces trois oasis, et les traces qu’elle y a laissées rappellent le souvenir d’un passé que, même au point de vue contemporain, il n’est pas inutile d’évoquer. A Ghadamès, une inscription nous apprend qu’un centurion, avec un détachement de la IIIe Légion Augusta, est venu bâtir un ouvrage fortifié, sous le règne de Sévère Alexandre. A Gharia el Gharbia subsistent les restes d’une construction analogue de même époque ; à Bon Djem enfin, une autre forteresse romaine, antérieure de quelques années aux deux précédentes, a été élevée sur l’ordre de Septime Sévère.

La vie africaine est restée identique à elle-même : être maître des oasis et tenir les points d’eau, c’était autrefois, comme aujourd’hui, avoir les nomades à son entière discrétion.

Nous aimerions à connaître les corps de troupes chargés d’assurer la défense de la Tripolitaine. Malheureusement, nous ne possédons encore à cet égard que de trop rares indications. Quelques détachemens de troupes légionnaires, tirés de la IIIe légion de Lambèse et grossis sans doute de contingens auxiliaires indigènes, avaient été portés en avant-gardes, comme nous l’avons vu, dans les oasis du Sud. Au Ve siècle, un détachement de Milites Fortensés occupait le camp de Leptis et un de Milites Munifices, les Castra Madensia, dons nous ignorons l’emplacement. Pendant les trois premiers siècles, tant que la Tripolitaine fait partie de la province de Numidie, le commandement supérieur est exercé par le légat impérial de la IIIe légion qui est le grand chef militaire de l’Afrique romaine. Après la réorganisation de Dioclétien, le commandement des troupes de Tripolitaine revient au duc de Tripolitaine. Sous ses ordres, les différens secteurs du limes relèvent d’officiers spéciaux, les prœpositi.

En Cyrénaïque, les Romains avaient pris des mesures de défense analogues. Les abords du plateau, vers le désert Libyque, étaient défendus par une ligne de postes et d’ouvrages fortifiés, dont les voyageurs modernes ont, à plusieurs reprises, relevé les vestiges. En arrière, dans les villes, tenaient garnison quelques corps de réserve. Au début du VIe siècle, ces corps étaient au nombre de cinq, forts chacun de cent à deux cents hommes. Le duc de Libye commandait en chef et concentrait entre ses mains la défense de toute la Cyrénaïque.

Quelque complet que fût le système de défense tripolitain, quelque bien coordonnés qu’en parussent être les élémens, le but visé n’a jamais été complètement atteint. Aux me et IVe siècles, en dépit des précautions prises et des progrès de la romanisation, Rome eut souvent encore à combattre pour assurer la paix. Septime Sévère détruisit quelques bandes barbares qui terrorisaient la région et rendit la sécurité aux villes maritimes.

Un autre épisode, qui nous est raconté en détail par Ammien Marcellin, jette un jour singulier sur l’état de la province au IVe siècle. Il s’agit de l’invasion des Austuriens en 364-366. Les Austuriens étaient une peuplade indigène, établie dans la région des Djebels, au Sud de Leptis et d’Oea. C’étaient des pillards incorrigibles, « ne vivant que de rapines et de meurtres, redoutables par la rapidité de leurs dévastations, » et qui apportaient dans leurs déprédations « une furie de bêtes féroces. » En 364, ils dévastent pendant trois jours les environs de Leptis, surprennent dans la campagne un des principaux magistrats de la ville, Silva, avec sa famille, et retournent chez eux chargés de butin.

En 365, en 366, les Austuriens reviennent à la charge « comme des oiseaux de proie qui ont senti le carnage, » coupent les arbres et les vignes, tuent tous les habitans qui n’ont pu fuir assez vite ou trouver un refuge dans les cavernes, et poussent même l’audace jusqu’à assiéger Leptis. Le siège dure huit jours, mais la ville se défend énergiquement, et les barbares sont contraints de se retirer. L’alerte, sans doute, avait été momentanée. Tout au moins suffit-elle à prouver que la pacification de la Tripolitaine a toujours été superficielle et que, même sur la côte, après quatre siècles et demi d’occupation, les pires surprises restaient possibles.


III. — L’EXPLOITATION ÉCONOMIQUE

L’exploitation agricole des pays africains a toujours été étroitement liée à la présence de l’eau. Nulle part cette vérité générale ne trouve mieux son application qu’en Tripolitaine et en Cyrénaïque. Le problème se pose également dans les deux provinces, mais sous une forme différente pour chacune d’elles. En Tripolitaine, les pluies sont rares, même sur le littoral méditerranéen, et la quantité décroît à mesure que l’on descend vers le Sud. De plus, ces précipitations se répartissent d’une manière fort inégale ; elles sont presque exclusivement hivernales. L’été est très sec. En 1902, d’avril à septembre, il n’y a eu que deux jours de pluie, et cette proportion n’a rien d’exceptionnel. ^ Pendant l’hiver, les eaux ruissellent avec violence des Djebels vers la plaine et se fraient, à travers les sables de la Djeffara, un chemin jusqu’à la mer. Entre temps, les oueds restent à sec.

En Cyrénaïque, le danger n’est pas dans la faiblesse des pluies. La région est entourée de trois côtés par la mer, et le plateau constitue pour l’humidité marine une zone de condensation intense. « Le ciel est percé au-dessus de Cyrène, avaient dit les Libyens aux vieux colons de Thera, » et Pindare nous parle des « campagnes libyennes qu’obscurcit un ciel nébuleux. » L’eau ne manque donc pas en Cyrénaïque, mais, en raison de la grande perméabilité du sol, elle ne séjourne pas à la surface. Elle se perd dans les fissures du calcaire pour reparaître, sous forme d’une ligne de sources, au niveau de la plaine.

Insuffisance de pluies en Tripolitaine, infiltration des eaux en Cyrénaïque, le résultat était le même. Ce régime défectueux des eaux ne comportait qu’un remède efficace, ou tout au moins qu’un palliatif sérieux : un système aussi complet que possible d’irrigation. Phéniciens et Carthaginois de Tripolitaine, Grecs de Cyrénaïque avaient déjà beaucoup fait dans ce sens ; les Romains reprirent leur œuvre et la complétèrent rationnellement. Des citernes, des réservoirs conservèrent soigneusement pour la saison sèche l’excédent des pluies hivernales ; des barrages, des digues furent établis pour retenir l’eau des oueds et en assurer la distribution régulière. Enfin on alla chercher dans le sous-sol le supplément d’eau nécessaire. Les oasis, le lit desséché des torrens recèlent, enfouies à une profondeur souvent considérable, des nappes souterraines et des eaux courantes ; de nombreux puits en permirent l’utilisation constante. Des aqueducs, enfin, pourvurent à l’alimentation des grandes villes ou à l’irrigation des régions particulièrement déshéritées.

Les vestiges que ces travaux hydrauliques ont laissés sur bien des points, nous montrent l’importance et la complexité de l’œuvre réalisée : puits dans les oasis côtières et dans la vallée du Cinyps ; citernes dans la vallée de l’Oued Zemzem ; barrages et digues à la lisière septentrionale du T’ahar, des monts Tarhouna et du plateau de Cyrénaïque ; restes d’aqueducs à Leptis et à Cyrène. Des travaux de ce genre exigent pour durer une surveillance incessante et un soin de tous les instans. Les puits se comblent ; les digues se rompent ; les aqueducs s’écroulent. Les Romains ne se sont pas contentés d’édifier ; ils ont su, pendant cinq siècles, conserver intact leur système d’irrigation, en l’entretenant avec cette vigilance méticuleuse qu’ils apportaient en toutes choses.

Grâce à cet ensemble de mesures, l’agriculture put atteindre en Tripolitaine son maximum de rendement, maximum dont on aurait tort d’ailleurs de s’exagérer l’importance. La zone d’exploitation agricole a toujours été strictement limitée par le jeu même des conditions géologiques et climatiques. Le centre, à l’époque romaine, en est la région côtière de l’Ouest, entre Tacape et Leptis Magna, soit un front méditerranéen de 400 kilomètres ; l’extension vers l’intérieur nous est donnée, de la manière la plus indiscutable, par le tracé du limes tripolitain. La Méditerranée au Nord, l’escarpement occidental du massif des Matmata à l’Ouest, la bordure septentrionale du Djebel Nefousa et des monts Tarhouna, au Sud et à l’Est, telles en étaient les limites générales ; au total, une superficie d’environ 40 000 kilomètres carrés. Mais, hâtons-nous de le dire, même dans cette zone privilégiée, l’exploitation n’était pas générale. La plaine de la Djeffara est formée de steppes sablonneuses et arides. Les points d’eau sont fort éloignés les uns des autres. La vie agricole y a toujours été très médiocre ; la rareté des ruines romaines nous en donne une preuve décisive.

L’effort de la colonisation a porté presque exclusivement sur les deux bordures : méditerranéenne au Nord, montagneuse au Sud. Les oasis de la côte, Zouagha, Abou Adjila, Zauia, Zenzour, Tripoli, Tadjoura, Khoms (Leptis), Zlitten, Misrata, largement pourvues de puits, savamment irriguées par un système complexe de rigoles, devinrent, sous l’Empire, plus prospères encore que par le passé. Les cultures potagères s’y mêlaient aux dattiers, aux citronniers, aux orangers et surtout aux oliviers. Pline mentionne particulièrement les oliviers de Tacape. La ville d’Oea envoyait chaque année à Rome une quantité considérable d’huile destinée aux largesses impériales. C’était une gracieuseté que les habitans avaient faite pour la première fois à leur compatriote Septime Sévère. Mais cette prestation volontaire n’avait pas tardé à dégénérer en contribution obligatoire, très lourde pour le pays, dont les intéressés n’obtinrent la suppression qu’au commencement du IVe siècle, sous Constantin.

La vigne enfin était cultivée dans les oasis de la côte, notamment à Tacape où elle donnait double récolte, à Oea et à Leptis, dont les crus jouissaient d’une honnête réputation. L’étendue de cette zone d’oasis est d’ailleurs très restreinte ; l’oasis de Zlitten, une des plus grandes, mesure en longueur une vingtaine de kilomètres ; celle de Tadjoura, une quinzaine ; celle de Zauia, six ou sept ; celle de Zouagha enfin, trois, sur un kilomètre de largeur.

Une seconde bande cultivable jalonne le rebord septentrional de la région montagneuse, au point précis où les oueds descendent du plateau pour s’étaler en plaine. C’était la région du limes Tripolitain, une des plus fertiles de la Tripolitaine ancienne. Elle est marquée aujourd’hui encore par une succession de bourgades : Ouezzan, Nalout, Djado, Zentan, Yffren, qui ont remplacé, pour la plupart, les vieilles stations romaines. Cette zone était très longue, trois cent cinquante kilomètres de la frontière tunisienne au territoire de Leptis, mais en revanche, elle était très étroite, une quinzaine de kilomètres en moyenne. Elle se déroulait ainsi sous forme d’un véritable ruban de cultures où alternaient les champs d’orge et les plantations d’oliviers.

En dehors de cette région côtière, comprise tout entière à l’intérieur du limes, les terres cultivables ne se présentaient plus que sous une forme sporadique. Le T’ahar au Sud, les deux plateaux des Tarhouna et d’Orfella, à l’Est, sont d’une manière générale des régions de sables et de pierres dont les Romains eux-mêmes n’ont jamais rien pu tirer, mais il restait les longs sillons des oueds, dont le sol marneux, était, au prix d’une irrigation régulière, susceptible d’une production agricole appréciable.

C’est, en effet, dans ces vallées que s’est concentrée exclusivement la vie agricole des hauts plateaux. Les vallées de l’Oued Sassou, de l’Oued Aougeran, de l’Oued Mimoun,de l’Oued Béni Oullid, abondent en ruines romaines, témoins d’une prospérité économique depuis longtemps disparue. Tout le long de l’oued Soff-ed-Djinn, à Ghassar-Ometela, à Daffar Tremta, à Tininaye, à Argouz, se voient des restes de fermes particulières, de tombeaux, de temples. Plus au Sud encore, dans la vallée de l’Oued Zemzem, se dressent les ruines de Ghirza, les plus belles de toute la Tripolitaine. La ville était autrefois un centre agricole important ; on y cultivait les céréales, la vigne, les arbres fruitiers. Les scènes de moisson, de vendange, de cueillette représentées sur les bas-reliefs de ses mausolées, ne sauraient permettre aucun doute à cet égard. Mais, répétons-le, cette exploitation agricole était limitée aux vallées des oueds et à leur voisinage immédiat ; sur le plateau lui-même, les Romains n’ont laissé aucune trace sérieuse de leur passage.

L’agriculture n’était pas tout en Tripolitaine. Il y avait une autre source de richesses, à laquelle Phéniciens et Carthaginois s’étaient autrefois montrés particulièrement sensibles, le commerce. Or de tout temps, la région tripolitaine a tenu dans le développement commercial de l’Afrique du Nord une place fort importante. C’est le point où la Méditerranée pénètre le plus profondément au sein des terres, où le cœur du continent africain est le plus immédiatement accessible. Les villes de la côte, Leptis, Oea, Sabrata devinrent les débouchés naturels de l’intérieur, les ports d’embarquement désignés pour les produits de l’Afrique centrale, l’ivoire, les plumes d’autruche, la poudre d’or, et une marchandise particulièrement précieuse dans l’antiquité, les esclaves. Les oasis, gîtes d’étapes sur la route des caravanes, durent également aux progrès du commerce leur importance et leur prospérité.

Dans la mise en valeur du monde ancien par Rome, les routes ont joué partout un rôle capital. Du Rhin à l’Euphrate, du Danube au désert, c’est grâce à elles que la vie commerciale a pris un essor nouveau et que la civilisation gréco-latine a pu atteindre les confins les plus lointains de l’Empire. Mais, si l’idée a partout été la même, l’exécution s’est faite sous une forme très variable. Les Romains, — et là était une de leurs grandes forces, — ne se sont jamais piqués d’esprit systématique. Les conditions naturelles et les besoins économiques variaient selon les provinces ; le réseau routier ne pouvait être conçu d’une manière uniforme et les faits prouvent qu’il ne l’a pas été. En Tripolitaine et en Cyrénaïque, le territoire provincial se réduisait essentiellement à une bande côtière, étroitement enserrée entre la Méditerranée et le désert. Il ne pouvait donc y être question de grandes voies de pénétration vers le Sud, comme on en trouvait en Egypte, en Numidie, même au Maroc. Il s’agissait avant tout de relier directement les deux réseaux routiers d’Egypte et d’Afrique et d’établir entre les villes une communication moins précaire que ne l’étaient, dans cette dangereuse région des Syrtes, les relations maritimes.

Une grande voie romaine fut construite parallèlement au rivage ; elle en suivait généralement les contours, et ne s’en éloignait guère, au maximum, que d’une dizaine de kilomètres. Un document topographique de premier ordre, l’Itinéraire d’Antonin, nous a conservé le tracé de la route, les noms des localités desservies et l’indication des distances qui les séparaient. De Tacape, l’actuelle Gabès, la route gagnait successivement Fulgurita (Zarat), Gighti (Henchir Sidi Salem bou Ghrara), Ponte Zita (El Kantara), Villa Magna, Praesidium (El Biban), toutes stations situées, remarquons-le en passant, sur le territoire de notre Tunisie moderne. Puis elle franchissait la frontière actuelle de la Tripolitaine, l’Oued el Mokta, passait à Pisida (Bouika), Sabrata (Sabra), Oea (Tripoli), Magradi (vers l’Oued Remel), Leptis Magna (Lebda, près de Khoms), Sugolin (oasis de Zlitten), Tubactis (Cap Misrata), Macomades Syrtis (Mersa Safran), Iscina (Medinat es Soultan), ad Palmam (Chorfa), Tugulus (Ksar el Atech), Arae Philaenorum, les autels des Philènes (Mouktar). Ici, on entrait en Cyrénaïque dont la route suivait le littoral par Attici (près du Mont Chaorfan), Chaminos (Geminos), Bérénice (Benghazi), Tauchira (Tokra), Ptolémaïs (Tolmeta), puis, après un crochet vers l’intérieur où elle desservait Semeros (Kainopolis) et Cyrène, la voie romaine regagnait le rivage qu’elle devait dès lors longer jusqu’à la frontière d’Egypte : Darnis (Derna), Antipyrgos (Tobruk) Mecira (Bokchyris), Gereatis (Kasr Djedid), Catabathmon (Kasr Ladiedabiah) sur le golfe de Solum, en étaient les stations principales. Une voie secondaire reliait directement Mecira à Catabathmon par l’intérieur. Catabathmon était la dernière localité importante de Cyrénaïque ; au delà commençait immédiatement le territoire égyptien. La longueur totale de la route côtière était de 1 240 milles, soit 1 836 kilomètres.

Une seconde route est celle dont nous avons déjà signalé l’existence le long du limes Tripolitain. Elle se détachait de la grande artère du littoral à Tacape, s’engageait dans l’intérieur parallèlement aux chotts el Djerid et el Fedjedj, contournait vers l’Ouest le massif des Matmata, suivait le rebord septentrional du Djebel Nefousa pour rejoindre Leptis Magna par la vallée de l’Oued Temsiouan. La valeur de cette route était surtout stratégique et militaire ; il s’agissait de relier entre elles les garnisons de la frontière, mais elle avait aussi une grande importance économique pour cette zone de peuplement considérable et de colonisation intense, qu’était, nous l’avons vu plus haut, la région du limes Tripolitain.

L’œuvre de romanisation s’est présentée dans des conditions absolument différentes en Tripolitaine et en Cyrénaïque. En Cyrénaïque, le problème se posait sous la même forme et avec la même ampleur que dans l’Orient hellénique tout entier : population, culture, langue, mœurs, tout était grec. Rome s’y trouvait en face d’une civilisation très ancienne et très raffinée. Elle a pu exercer une action administrative intense, agir sur les coutumes par la législation, perfectionner l’outillage économique du pays, elle n’a jamais pu le transformer à son image, comme elle l’a fait en Gaule, en Espagne, en Afrique même. Disons le mot : elle n’a jamais pu le romaniser. La langue latine y est toujours restée une étrangère.

En Tripolitaine, la situation était tout autre. Les villes phéniciennes ou puniques, îlots perdus dans un monde de nomades, livrées à leurs propres forces depuis la ruine de la métropole carthaginoise, offraient à l’influence romaine un terrain beaucoup plus favorable. Aussi, est-ce sur ce point que les Romains ont fait porter leur principal effort.

La romanisation en Tripolitaine, comme dans l’ensemble de l’Afrique du Nord, s’est manifestée essentiellement sous un triple aspect : développement des villes, diffusion de la langue latine, multiplication des travaux publics. Nous avons déjà eu l’occasion de noter le rôle décisif qu’avait joué l’élément urbain dans la romanisation du Maroc. Ce rôle est plus brillant encore en Tripolitaine, où les villes et leur banlieue immédiate constituaient les seuls centres de population sédentaire. Aussi le gouvernement impérial s’est-il attaché de toutes ses forces à développer ces foyers naturels de civilisation et d’influence latine. A l’époque de la conquête, la Tripolitaine comprenait déjà un certain nombre de villes riches et prospères : Tacape, Gighti et les trois cités de la vieille confédération Libyco-Phénicienne, Sabrata, Oea, Leptis Magna. Ces villes reçurent une organisation à la romaine. Les plus importantes, celles dont on pouvait attendre la puissance de rayonnement la plus intense, furent élevées au rang de colonies romaines : telle Leptis, le centre politique et économique du pays, qui devint colonie sous le règne de Trajan, telles encore Tacape, Sabrata, Oea. Quelques années plus tard, Septime Sévère naissait à Leptis ; devenu empereur, il allait conférer à sa ville natale un privilège nouveau et précieux entre tous aux yeux des provinciaux, le droit italique. D’autres villes s’arrêtèrent à un échelon inférieur, celui de municipes, Gighti et Ponte Zita, sur la côte tunisienne, par exemple.

La langue courante de la Tripolitaine, depuis plus de cinq siècles, était le phénicien de Carthage, le punique. Dès la conquête romaine, le latin devient la langue de l’administration ; on le parle à l’armée ; on l’enseigne dans les écoles ; les soldats du limes le répandent autour d’eux ; les marchands le propagent à travers les oasis et jusqu’aux confins du désert. Le punique, traité en idiome inférieur et systématiquement combattu, n’en oppose pas moins une résistance très vive. Au Ve siècle, les évêques ne pouvaient s’en passer pour exercer leur ministère. Saint Augustin cite le cas de l’un d’eux qui, faute de le connaître, dut s’adresser à ses ouailles par interprète. Au VIe siècle encore, les indigènes ne parlent pas d’autre langue. En Tripolitaine même, deux faits précis attestent sa longue survivance. La sœur de l’empereur Septime Sévère, originaire elle aussi de Leptis, était venue voir son frère à Rome ; mais elle savait si mal le latin que l’Empereur en eut honte et qu’il se hâta de la renvoyer en Afrique. Peu à peu chassé des villes, le punique se réfugia dans les campagnes ; trois siècles plus tard, au moment même où disparaît la domination romaine, les Garamantes du Fezzan le parlent encore. Le latin n’a jamais pu déraciner entièrement le punique, comme il avait fait disparaître le celtique en Gaule ou l’ibère en Espagne. Sa victoire, en Tripolitaine, n’a jamais été ni générale, ni complète.

Les Romains enfin multiplièrent dans les deux provinces les travaux d’utilité publique ou de simple embellissement. Les restes encore debout aujourd’hui nous en donnent l’éclatant témoignage ; à Leptis, des Thermes, un palais que devait quatre siècles plus tard faire réparer Justinien ; à Oea, un arc de triomphe élevé par Marc-Aurèle ; à Sabrata, un amphithéâtre ; à Bérénice, un mur d’enceinte renforcé de tours quadrangulaire ; à Ptolémaïs, un amphithéâtre, deux théâtres, un palais ; à Apollonie, le port de Cyrène, une basilique et deux églises chrétiennes. A Cyrène enfin, la ville au glorieux passé, des temples, deux théâtres, un amphithéâtre, un portique ; de nombreuses colonnes, des statues, des bas-reliefs, des inscriptions accumulées pêle-mêle sur le sol, attendent encore l’archéologue qui fera revivre leur histoire.

Les résultats généraux de l’œuvre romaine en Tripolitaine ont été limités, mais cependant réels ; au contraire, malgré le caractère bienfaisant et les efforts constans du gouvernement impérial, l’histoire économique de la Cyrénaïque sous l’Empire n’est qu’une longue décadence. L’agriculture devient de moins en moins rémunératrice ; le commerce se ralentit ; la prospérité générale décline. Au IVe siècle, l’évêque Synésius, cyrénéen de naissance, ne cesse de se lamenter sur la triste situation de son pays : « Cyrène, nous dit-il, si célèbre autrefois, la ville que les anciens sages se plaisaient à vanter, n’est plus qu’un morne désert et qu’une grande ruine. » Si triste que soit l’agonie de la brillante cité, il serait injuste toutefois d’en rendre responsable la domination romaine. Les causes en remontent infiniment plus loin. Rome a trouvé en Cyrénaïque un pays de vieille civilisation dont six siècles d’exploitation intensive avaient déjà épuisé les ressources. La création d’Alexandrie au IIIe siècle, son essor commercial rapide et prodigieux, avaient porté à Cyrène un coup terrible dont la vieille colonie des Battiades ne devait jamais se relever.

Une autre cause d’appauvrissement pour la Cyrénaïque, et non la moindre, fut la disparition graduelle du fameux silphium. Nous pouvons suivre à la trace, pour ainsi dire, son recul continu vers le Sud. Au Ve et au IVe siècle avant Jésus-Christ, Hérodote, Scylax, Théophraste signalent sa présence dans la région côtière ; au IIIe siècle, il n’en est plus question dans cette zone, mais il abonde encore sur le plateau de Barca. Au début de l’Empire, il commence à devenir très rare. Cent ans plus tard, la trouvaille d’un pied de silphium est un événement sensationnel : « De notre temps, dit Pline, on n’a pu en découvrir qu’un seul pied qui a été envoyé à l’empereur Néron. » Au IIe siècle, le silphium a complètement disparu de la Cyrénaïque ; le tropique du Cancer marque la limite qu’il ne franchit plus vers le Nord. Le fait est incontestable ; les causes ne le sont pas moins : exploitation intense et maladroite, développement graduel des pâturages, difficultés croissantes de la récolte à mesure qu’il faut descendre plus loin vers le Sud ; mise en coupe réglée du trafic par les nomades de l’intérieur qui pillent les caravanes ou leur imposent des droits de passage onéreux.

Ajoutons encore les tremblemens de terre qui étaient, au témoignage de Synesius, un des fléaux les plus redoutables de la région et une calamité, malheureusement trop familière à l’Afrique du Nord, les invasions périodiques de sauterelles. Celle de l’année 125 avant Jésus-Christ resta célèbre entre toutes ; elle fut suivie d’une épidémie qui enleva nombre d’habitans et décima cruellement le bétail.

Le désastre devait se renouveler fréquemment sous l’Empire. Il fallut prendre de véritables mesures de salut public : « En Cyrénaïque, raconte Pline, la loi oblige de faire la guerre aux sauterelles trois fois par an, en écrasant d’abord les œufs, puis, les petites, puis les grandes. Celui qui y manque est puni de la peine des déserteurs. »

La Cyrénaïque enfin souffrait d’un dernier mal, dont Rome, malgré toute son énergie et son génie pacificateur, ne put jamais la guérir, les dissensions intestines. Dans cette contrée de dimensions restreintes et depuis longtemps surpeuplée, les Romains n’ont jamais représenté qu’un état-major peu nombreux de fonctionnaires et de soldats. Grecs et Juifs, qui constituent le fond de la population, restent en présence avec leurs aspirations divergentes et leurs haines séculaires. Pendant toute la durée de l’Empire, c’est entre eux une lutte sourde, une hostilité de tous les instans. Le feu couve constamment et la moindre étincelle suffit à déchaîner sur la province d’épouvantables cataclysmes. Une première fois, Auguste, à la demande de la colonie juive, intervient comme médiateur. En 70, la prise de Jérusalem par Titus provoqua un grave mouvement révolutionnaire ; les basses classes, particulièrement fanatiques et ignorantes, se soulevèrent en masse. Un certain Jonathan, qui se prétendait le Messie, réussit quelque temps à tenir la campagne, mais ses bandes indisciplinées ne purent tenir devant les troupes régulières du gouverneur. Jonathan, traqué sans pitié, fut fait prisonnier et mis à mort.

La révolte renaît plus grave encore à la fin du règne de Trajan. L’Empereur était alors retenu au fond de l’Orient par la campagne contre les Parthes. Les Juifs, saisissant l’occasion favorable, se soulevèrent à Cyrène, en Egypte, à Chypre. L’insurrection prit un caractère particulièrement atroce en Cyrénaïque : « Les Juifs de ce pays, nous dit l’historien Dion Cassius, ayant mis à leur tête un certain Andréas, égorgèrent les Romains et les Grecs, mangèrent leur chair, se ceignirent de leurs entrailles, se frottèrent de leur sang et se couvrirent de leur peau. Ils en scièrent plusieurs de haut en bas par le milieu du corps, en exposèrent d’autres aux bêtes et en contraignirent d’autres encore à se battre comme des gladiateurs ; ils en firent ainsi périr jusqu’à deux cent vingt mille. » Maîtres de la province, ils marchèrent ensuite vers l’Egypte pour y donner la main à leurs coreligionnaires. Mais leurs succès s’arrêtèrent là.

Trajan envoya contre eux deux de ses meilleurs généraux, Marcius Turbo, le préfet d’Egypte, et Lusius Quietus, un des héros des guerres daciques, un Africain ardent et impitoyable. Les Juifs furent exterminés et la révolte noyée dans le sang. L’ordre était rétabli, mais le pays était appauvri et dépeuplé. Hadrien, lorsqu’il le visita quelques années plus tard, fut vivement frappé du désolant spectacle qu’il avait sous les yeux. Il établit quelques colonies et répara de son mieux les désastres antérieurs. Une monnaie l’appelle « le sauveur de la Libye. » Mais, si bien intentionné que fût l’Empereur, toutes ces mesures restaient insuffisantes. La Cyrénaïque était depuis longtemps en décadence ; la, grande insurrection juive acheva de la ruiner, et d’une manière définitive.


La première occupation italienne de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque se présente à nous avec deux traits essentiels. Elle s’est maintenue dans des limites restreintes ; elle s’est opérée avec une facilité exceptionnelle et dans des conditions spécialement favorables, — deux points qui méritent particulièrement de retenir notre attention.

Parler du million de kilomètres carrés que couvre la Tripolitaine et qu’auraient autrefois colonisés les Romains, c’est méconnaître singulièrement la vérité historique et faire briller devant nos imaginations modernes le plus décevant des mirages. En Tripolitaine, Rome n’a systématiquement exploité que la région occidentale, entre la côte et le limes Tripolitain. Nulle part, dans le bassin méditerranéen, la zone de la domination romaine n’a été aussi étroite ; trois cents kilomètres, au Nord de l’Italie et de la péninsule des Balkans, quatre cents en Tunisie, deux cent cinquante en Palestine et en Maurétanie, une centaine en Tripolitaine occidentale, quelques kilomètres à peine le long de la Grande Syrte. La région Syrtique de l’Est, les plateaux et les steppes de l’hinterland, réserve faite pour les vallées des oueds, les oasis du Sud — Djalo, Audjila, Sella, Djofra, le Fezzan, Ghat, — n’appartenaient que de nom à la sphère d’influence romaine ; seule l’oasis de Ghadamès présente des traces d’occupation effective et encore ne s’agit-il là que d’un simple poste militaire.

Les villes de la côte, Leptis Magna, Oea, Sabrata, ont toujours constitué le noyau de la province. Les raisons de cet état de choses sont d’ordre géographique, — rareté et médiocrité des terrains exploitables, immensité des espaces désertiques et improductifs, insuffisance des pluies, — par conséquent essentiellement permanentes. Elles s’étaient imposées aux premiers venus dans ces régions, les Phéniciens et les Carthaginois ; elles ont de même limité l’action colonisatrice de leurs successeurs, les Romains. Une fois de plus, dans l’histoire de l’humanité, les mêmes causes ont produit les mêmes effets.

La situation était analogue en Cyrénaïque. Sans doute, le plateau de Barca est beaucoup plus fertile que la Tripolitaine ; sans doute, il est susceptible d’un développement économique très supérieur, mais lui aussi, ne représente dans l’ensemble de la Cyrénaïque, qu’une terre d’exception. Les dimensions en sont peu considérables ; une centaine de kilomètres du Nord au Sud, cent quatre-vingts environ, de l’Est à l’Ouest, au total, une vingtaine de mille kilomètres carrés. Au Sud, commencent immédiatement les roches dénudées et les sables du désert libyque, dont les lointaines oasis de Djalo, d’Audjila, de Koufra viennent seules interrompre la morne monotonie. Les Romains s’en sont tenus à l’occupation du plateau ; ils n’ont jamais pris pied dans les oasis du Sud. Peut-être une cinquantaine de mille kilomètres carrés en Tripolitaine, y compris les vallées du T’ahar, une vingtaine en Cyrénaïque, moins de cent mille pour les deux provinces (le dixième à peine de la superficie totale), tel est le chiffre auquel on peut estimer à peu près l’ensemble du territoire réellement exploité. On a donc le droit de conclure que cette zone a toujours été fort restreinte.

Second fait. La première occupation italienne s’est faite dans des conditions exceptionnellement favorables. Tout d’abord, la prise de possession n’a présenté aucune difficulté sérieuse. A vrai dire, il n’y a même pas eu conquête. En Tripolitaine, les Romains sont intervenus à la demande même des habitans de Leptis ; en Cyrénaïque, le dernier roi leur a légué son royaume. Les populations côtières qu’ils trouvaient devant eux, traditionnellement vouées à l’agriculture et au commerce, habituées au luxe amollissant des vieilles civilisations, étaient essentiellement pacifiques. La question religieuse ne se posait pas sous la forme brutale et avec le caractère d’âpreté qu’elle revêt de nos jours. L’Européen pouvait être un étranger ; il n’était pas l’infidèle, ce qui, en Afrique, veut dire trop souvent l’ennemi.

Ni les Libyphéniciens du littoral tripolitain, ni les Grecs de Cyrénaïque, n’ont opposé de résistance systématique à l’établissement de la domination romaine. Enfin, l’état prospère du pays réduisait à son minimum l’effort de colonisation nécessaire. Les Phéniciens, les Carthaginois en Tripolitaine, les Grecs en Cyrénaïque avaient depuis de longs siècles mis le sol en valeur. La question fondamentale de l’irrigation avait été scientifiquement étudiée et, sur bien des points, résolue ; il s’agissait donc, on ne saurait trop le répéter, de régions exploitées d’une manière intensive et déjà en plein rendement.

Des deux traits fondamentaux qui caractérisent l’œuvre italienne d’autrefois, le premier est de tous les temps, car les conditions géographiques ne changent guère. L’exploitation de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque se présentera toujours sous une forme nécessairement restreinte et étroitement limitée. Mais la prise de possession et la mise en valeur s’annoncent, dès maintenant, comme beaucoup plus difficiles et plus aléatoires qu’elles ne l’ont été dans le passé. Plus de sollicitations, plus d’appels émanant des habitans eux-mêmes, mais une résistance énergique et passionnée. Plus de populations énervées par le bien-être ou résignées à l’inévitable, par souci de leurs intérêts matériels ; mais des tribus farouches, belliqueuses, soutenues par le fanatisme religieux. Enfin un pays absolument neuf ou redevenu tel, livré à l’abandon depuis plus de douze cents ans, où la vie agricole et l’activité maritime sont également à recréer, où en un mot l’œuvre de la civilisation antique est à reprendre tout entière.

L’entreprise est donc beaucoup plus délicate pour les conquérans modernes de la Tripolitaine qu’elle ne l’a été pour les Romains d’autrefois, mais, si leur tâche apparaît comme plus ardue, ils ont au moins sur leurs prédécesseurs, un avantage immense, l’expérience du passé. A chaque pas, les Italiens rencontreront sur la terre d’Afrique la trace de leurs glorieux ancêtres ; ils sauront y trouver aussi, n’en doutons pas, plus d’un enseignement précieux et d’une leçon profitable.


LEON HOMO.