Les Romans de guerre de M. Stilgebauer

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Les Romans de guerre de M. Stilgebauer
Revue des Deux Mondes6e période, tome 44 (p. 700-708).
LES ROMANS DE GUERRE
DE M. STILGEBAUER

Il s’est trouvé depuis la guerre quelques Allemands de marque pour déserter la cause allemande. Alors que les Français proclament à l’unisson le bon droit de la France, on voit des Germains retournés avec violence, mieux encore, dressés avec dégoût contre leur patrie. Et la liste de ces renégats par honnêteté s’accroît chaque jour.

Le romancier Edward Stilgebauer figure sur cette liste à un rang qui lui fait honneur. Tout comme ses frères en révolte, il a dû renoncer, d’ailleurs, à vivre en Allemagne et il s’est fixé en Suisse. Ce pays est devenu le rendez-vous des réfractaires allemands. Les plus hardis d’entre eux ont même fondé à Berne une gazette : Die Freie Zeitung (le Libre Journal) où Guillaume II et cette politique qu’il aggrava après l’avoir apprise de ses ancêtres sont vigoureusement, et à combien juste titre ! attaqués et maudits. Les articles de M. Stilgebauer sont parmi les plus cinglans de cette feuille qui préconise dans la fondation d’une république allemande le seul moyen de rénover l’Allemagne.

Les deux romans publiés par M. Stilgebauer depuis la guerre, Inferno et le Navire de la Mort [1], sont bien l’œuvre d’un journaliste, c’est-à-dire d’un homme plus soucieux de peindre la réalité immédiate, dans ce qu’elle a de confus et de passionnant, que d’étudier les phénomènes transcendans « sous l’aspect de l’éternité. » C’est une tournure d’esprit qui n’incline point à la conception de ces chefs- d’œuvre dont s’enorgueillit la littérature universelle, mais, si elle n’assure pas la gloire, elle procure le succès qui en est, comme on dit, la menue monnaie. M. Stilgebauer est un enfant gâté du succès. On lui doit un des romans allemands le plus souvent réimprimés du vingtième siècle. Ce roman, Gœtz Krafft, qui suscita naguère des polémiques passionnées, ne se proposait rien de moins que de retracer dans la vie intérieure du héros, — jeune homme né vers 1870, — l’évolution typique de ces Allemands qui approchent aujourd’hui de la cinquantaine et qui jouent dans la tragédie actuelle un rôle capital.

Écrit et publié avant la guerre, Gœtz Krafft ne la faisait pas prévoir, bien que ce livre montre, d’une façon à vrai dire assez superficielle, les multiples influences subies par la jeunesse allemande. Gœtz Krafft passe par l’armée. Il fait à Munich son volontariat d’un an ; mais à la dure école du militarisme, il ne devient pas pangermaniste, tant s’en faut. M. Stilgebauer a mis beaucoup de lui-même dans le roman qui l’a rendu célèbre. Gœtz Krafft, comme M. Stilgebauer, — et comme Gœthe, — est né à Francfort-sur-le-Mein, ville jadis libre. M. Stilgebauer tient à faire connaître que Francfort n’est pas Berlin. Francfort serait plus près moralement de ce Munich où Gœtz Krafft s’initie sans ferveur au métier des armes. C’est une idée chère à M. Stilgebauer que cette distinction qu’il conviendrait d’établir entre l’Allemagne du Nord et celle du Sud. Celle-ci est la vraie Allemagne : l’Allemagne du Nord n’est que la Prusse. Façonnée par les Hohenzollern suivant des règles qui sont en contradiction avec l’idéal classique de l’Allemagne, la Prusse a perverti l’Allemagne.

La thèse de M. Stilgebauer peut être spécieuse : sous cette forme absolue, elle est inadmissible. La fusion des deux Allemagnes, la guerre l’a prouvé, est complète. Combien sont-ils, au surplus, les Allemands qui s’en affligent et qui ont le courage de leur affliction ? Ils se réduisent, tout compte fait, à une poignée de braves gens réfugiés en Suisse... ou dans les romans de M. Stilgebauer.


On voudrait admirer sans réserve les fictions romanesques où cet auteur a crié sa haine de la guerre allemande, mais ce n’est guère possible. Le bruit fait autour d’Inferno et du Navire de la Mort exige que l’on connaisse ces romans à l’étranger, mais le moyen de dissimuler au public français combien l’art en est sommaire ?

Mélanie de Berkersburg, l’héroïne d’Inferno, est une femme mal mariée, comme il y en a dans tous les pays du monde. Elle a épousé sans amour, — et pour payer les dettes de son père, — le major de Berkersburg, un soldat sans cœur et sans esprit. Aussi trompe-t-elle sans remords ce grossier soudard avec un officier, inférieur en grade, mais supérieur pour tout le reste, le capitaine Adolf. Adolf est jeune et beau, il est tendre, il est musicien. Enfin, — et l’on goûte la hardiesse de cet éloge sous la plume d’un romancier allemand, — « il a quelque chose d’anglais, bien qu’il soit officier prussien. »

Mélanie et Adolf ont soigneusement caché leurs amours jusqu’au jour de juillet 1914 où, sur l’ordre de Guillaume II, s’accomplit la mobilisation générale de l’armée allemande. Affolés par la perspective d’une séparation peut-être éternelle, Mélanie et Adolf se trahissent. Le major les surprend en train d’échanger un imprudent baiser d’adieu. Le moment est trop solennel pour un règlement de comptes ; donc, Berkersburg n’a rien vu, mais il se promet bien de ne pas manquer la première occasion qui s’offrira, — et tout permet de croire qu’il s’en offrira plus d’une, — pour envoyer à la mort l’ami qui a trahi sa confiance. ,

Une occasion propice se présente dès les premiers jours de l’invasion. Le bataillon de Berkersburg est cantonné à Rosey, sur la Meuse. D’énormes masses ennemies sont signalées en avant du village. Berkersburg demande à être envoyé en première ligne, mais c’est afin de pouvoir désigner pour un poste plus dangereux encore le capitaine Adolf, son subordonné.

Le capitaine Adolf fait la guerre sans conviction. Il déclare courageusement : « J’aime le pays où nous lançons des torches incendiaires et ne puis trouver en moi la force de le haïr. » Le dégoût dont il est saturé, et qu’il n’a même plus la force de cacher, facilite au capitaine Adolf l’acceptation de la tâche que son chef lui impose. Il a d’ailleurs compris tout de suite ce que Berkersburg espère et attend.

Mais, comme il arrive toujours en pareil cas, Adolf sort indemne du combat, et c’est Berkersburg qui reçoit une blessure au bras. Oubliant ses griefs, Adolf panse et soigne Berkersburg avec un dévouement fraternel. Si bien que Berkersburg, désarmé par une telle grandeur d’âme, se réconcilie avec le capitaine Adolf et, du coup, gagné par la contagion antimilitariste, se met à tenir, lui aussi, les propos les plus subversifs.

Sa conversion, toutefois, est moins solide qu’il ne parait. Adolf ayant été tué par des « francs-tireurs, » (sic) Berkersburg qui, la veille encore, trouvait aux « francs-tireurs » toute sorte d’excuses, donne l’ordre de réduire en cendres le village de Rosey. L’incendie de Rosey est un morceau capital. L’auteur y a mis tous les élans lyriques et tous les points d’exclamation dont il est capable ; mais atteint-il à cette grandeur épique où il vise ? je n’en jurerais pas.

Cette description sert à traduire les impressions du lieutenant Schlosser, encore un antimilitariste. Schlosser, dans le civil, est critique d’art. Qu’on ne lui demande pas d’aimer la besogne qu’il accomplit en versant des larmes :


Larmes, larmes de délivrance dans une mer de sang et de feu ! Larmes dans les yeux de celui qui se tient sur un monceau de cadavres entassés par ordre ! Dieu du jugement dernier et larmes, chaudes, brûlantes, amères, salées, telles qu’il en versa le jour où ses pieds foulèrent pour la première fois les contreforts méridionaux des Alpes et où ses yeux, à Milan, contemplèrent la Cène de Léonard de Vinci ! En vérité, je vous le dis, il en est un parmi vous qui me trahira ! Il en est un, il en est un, il en est un qui voulait devenir poète et qui a vu cela et qui a fait cela ! Il en est un parmi vous qui me trahira.


Berkersburg a vengé Adolf, mais il a chèrement acheté sa vengeance. Un paysan, surgi du village en feu, a planté dans le dos du major une fourche à fumier.

On le transporte, déjà paralysé plus d’à moitié, à Falkenstein, sur la frontière russe, dans la baronie où Mélanie s’est réfugiée auprès de son père. Mélanie, toujours éprise, n’admet pas qu’Adolf ait été tué et que son mari ait la vie sauve. Elle en marque une colère violente et un dépit croissant.

Le major n’en a plus pour longtemps, mais il mourra plus tôt encore que les médecins ne l’ont annoncé. Un jour, ce cri d’alarme retentit : « Les Cosaques ! » Un vieux serviteur installe en hâte dans une carriole le major de Berkersburg. Et c’est une fuite éperdue devant les Cosaques ; mais ils rejoignent les fugitifs et engagent avec eux un court combat. Berkersburg est mortellement frappé.

Mélanie n’a pas attendu l’invasion pour quitter Falkenstein. Dominée par les idées qui étaient celles de son amant, surtout par cette haine qu’il vouait à la Prusse et au militarisme prussien, Mélanie gagne la Belgique pour tenter d’y réparer les crimes commis par ceux qu’elle rougit d’appeler ses compatriotes. Ce sentiment honore Mélanie de Berkersburg. Il est seulement assez invraisemblable chez une femme telle que l’auteur nous l’a montrée jusqu’ici. Le caractère de Mélanie ne manquerait-il pas d’unité et de cohérence ?

Sous le nom de sœur Irène, Mélanie de Berkersburg prodigue ses soins aux blessés belges. Elle adopte plus spécialement l’un de ces malheureux qui se trouve être Josua de Kruiz, le plus grand poète de la Belgique. Elle se voue au salut de Josua comme s’il s’agissait d’arracher à la mort la Belgique elle-même. On commence par amputer Josua de Kruiz des deux jambes. Il supporte l’opération, mais ne cesse plus de délirer.

Une inondation causée par la rupture des digues ajoute à l’horreur de la situation. Autour de sœur Irène tous ont fui. Sœur Irène reste seule, agenouillée devant le lit de Josua de Kruiz. Les eaux redoublent de violence. Sous leurs coups répétés, le frêle abri, où sœur Irène veille avec amour, s’écroule. Le poète et sa garde-malade sont roulés par la vague. Avec une énergie surhumaine, sœur Irène empoigne le corps du mutilé et l’emporte au sommet de la dune ; mais les eaux montent jusque-là. Sombre et résignée, sœur Irène les attend en improvisant, gagnée par le délire poétique, un hymne funèbre sur la mort de la ville d’Ypres. Après quoi, le flot montant toujours, sœur Irène saisit le corps du poète et le tient à bras tendus au-dessus de la mer en folie. Une dernière vague, plus furieuse, les renverse et les noie ensemble.

La violence de ces sentimens, le dramatique de ces situations ne laissent pas d’agir sur les nerfs du lecteur, mais convenons que tout ce pathétique est d’une qualité médiocre. Inferno veut dire Enfer. On sait que l’enfer est pavé de bonnes intentions. Rendons hommage aux intentions qui ont inspiré ce livre, mais n’hésitons pas à faire sur l’exécution toute sorte de réserves.


L’autre « roman de guerre » de M. Stilgebauer, le Navire de la Mort, n’est pas de qualité sensiblement supérieure, et il est d’un tragique encore plus sombre. Car l’auteur a pris pour thème : le torpillage du Lusitania.

Un paquebot anglais de grand luxe, le Gigantic, va quitter New-York à destination de la Grande-Bretagne ; mais le départ est attristé par une démarche de l’ambassade allemande. En effet, elle fait délivrer aux passagers un billet les mettant en garde contre un torpillage possible. Quelques voyageurs regagnent la terre. La plupart restent courageusement à bord.

On l’a dit cent fois : un paquebot est un microcosme. Après beaucoup d’autres, M. Stilgebauer décrit les passagers des diverses classes, sans oublier les pauvres gens entassés dans la partie inférieure du navire. Nous apprenons à connaître de singuliers personnages, mais la plus étrange figure du bord est celle de M. de Chatelanard, surnommé d’une seule voix saint Jean-Baptiste.

M. de Chatelanard est un pécheur repenti devenu président de la Society of christian science de Philadelphie. Il porte des cheveux longs, une robe longue et tient de longs discours. La suprême vertu est, à ses yeux, la volonté et « quiconque possède une ferme volonté l’impose aux autres : c’est le secret du monde. » Fort de sa volonté, il se livre à des expériences spirituelles qui parfois réussissent et parfois ne réussissent pas. Il exploite en faveur de cette rénovation morale qu’il prêche la peur qui règne parmi les voyageurs. Il obtient un magnifique résultat avec la passagère la plus en vue, lady Mabel Road. Mabel Road s’appelait, de son nom de jeune fille, miss Withcombs. Ses millions, ses beaux cheveux blonds, sa grâce américaine faisaient d’elle le point de mire de tous les épouseurs. Les étrangers n’étaient pas les moins empressés. Et peu s’en fallut que miss Withcombs n’épousât un certain capitaine Stirn, officier dans la marine allemande, alors qu’il faisait un stage à l’ambassade de Washington comme attaché naval. Tout bien pesé, cependant, miss Withcombs découragea ce marin allemand pour épouser un diplomate anglais. C’est en qualité de passagère à destination de la Grande-Bretagne qu’elle se trouve à bord du Gigantic. Elle tremble pour son mari, elle tremble pour son bébé. Seul, M. de Chatelanard réussit à la calmer.

Saint Jean-Baptiste a moins de succès avec deux autres personnages considérables, mais suspects, deux hommes d’affaires qui se sont enrichis en Amérique par des opérations scandaleuses, qui continuent de s’enrichir à la faveur de la guerre et qui rentrent en Europe après fortune faite. L’apôtre les invite à mener une vie frugale et pure, mais il ne recueille que leurs sarcasmes. Il recourt alors aux moyens violens. Instruit des pièges que l’un des malandrins tend à la vertu d’une jeune et belle passagère, M. de Chatelanard applique ce pouvoir d’exercer sa volonté à distance qui est son précieux apanage. Le malandrin se tranche les artères et. meurt, saigné à blanc, en s’efforçant, dans un accès de délire, d’ouvrir le hublot de sa cabine.

Les propos consolateurs et les actes justiciers du saint homme ont fait de lui l’idole du bord. Aussi laisse-t-il une grande angoisse derrière lui, le jour où il quitte le Gigantic et prend place dans un bateau-poste français venu à sa rencontre. Lady Road tombe en pâmoison à la vue de son directeur de conscience qui s’éloigne. Un seul cri monte de la poitrine de tous les malheureux. « Nous serons sûrement torpillés ! »

La catastrophe prévue se produit quelques heures après le départ de saint Jean-Baptiste. Le Gigantic reçoit une torpille allemande en plein flanc. Il va couler à pic d’un moment à l’autre. M. Stilgebauer, qui se plaît à la peinture des situations corsées, ne manque pas de tirer de celle-ci tous les effets qu’elle comporte. La péripétie la plus poignante est peut-être celle qui montre le financier van Houten, le second des deux tristes personnages dont M. de Chatelanard avait tenté en vain la conversion, essayant de s’assurer la vie sauve en échange d’une partie de cette fortune qu’il porte dans sa sacoche.


Laissez-moi entrer dans le canot ! s’écria van Houten. Un revolver braqué sur son front lui répondit. Un canot, de nouveau, était plein et van Houten n’en faisait pas partie. Alors, d’une voix plaintive, il offrit de l’argent aux matelots, d’abord raille, ensuite deux mille, puis trois mille dollars. Mais personne ne l’écoutait. Il offrit alors quatre, cinq, six et dix mille dollars, mais ses paroles restèrent sans écho.

Le canot descendit dans la mer. Et le câble dont il était attaché effleura la main de van Houten, cette main où il tenait, tremblant et frémissant, sa sacoche, la sacoche contenant toute sa fortune. Car il ne la quittait pas des yeux. Autrement, il serait devenu fou...

Et soudain, il se mit à crier comme une bête, mais non point de douleur, bien que sa main saignât, déchirée par le câble du canot. Non, il pleurait parce que sa sacoche lui avait échappé en décrivant une large parabole. Arrachée par le câble, précipitée dans l’Atlantique ! Van Houten en avait perdu la raison. D’abord il se mit à rire comme un écolier qu’on a mené au cirque. Ensuite, il cria : Tuez-moi ! mais nul ne l’écoutait plus.

Les hurlemens des nègres, venant de la salle des machines, étouffaient tout autre bruit. On les avait enfermés et ils ne pouvaient ni avancer, m reculer. Et l’eau qui montait dans les couloirs et les escaliers atteignait déjà la hauteur d’un homme. Toutes les lumières électriques s’étaient subitement éteintes. Les nègres devaient périr, étouffés ou noyés.


La mort n’épargne pas plus les blancs que les noirs, les braves gens du bord que les bandits. Les cadavres des hommes d’équipage flottent pêle-mêle avec ceux de van Houten et de lady Mabel Road.

Et c’est la première partie du roman. Elle n’est qu’une introduction un peu longue à la seconde partie, qui est la pièce de résistance du livre et qui est une chose vraiment étrange.

Cette seconde partie nous transporte sur le lieu du crime, à bord du sous-marin allemand qui torpilla le Gigantic. Un obstacle gêne la marche du bateau assassin. Qu’est-ce donc ? Un matelot s’enquiert et crie : « C’est le cadavre d’une femme ! » Cette femme porte une fourrure opulente, des bagues précieuses, un petit sac. Le capitaine fait hisser le cadavre et vide le sac. Mais quand il découvre le nom de sa victime — Mabel Road, née Mabel Withcombs — il devient fou, parce qu’il n’est autre que ce capitaine Stirn, qui faillit épouser la belle milliardaire.

n perd la raison et le reste du roman est consacré au tableau de sa démence. Cette folie est elle-même un peu folle.

Le capitaine Stirn, — c’est la forme que revêt sa manie, — s’incarne successivement dans une foule de personnages, victimes de l’ambition allemande. Et sa folie s’exprime en dialogues vaguement puérils avec Mabel Road : « De quels vêtemens m’affubles-tu, Mabel ? — Je te revêts d’un costume de moujik. — Qui suis -je, Mabel ? — Tu es le moujik Ivan Mirsky, tu appartiens à l’armée du Naref . » Et, sur sa couchette d’hôpital, le capitaine Stirn fait le geste de creuser une tranchée, mais il se borne à égratigner son drap de lit.

Le capitaine Stirn est ensuite un curé belge dans un village de Sambre-et-Meuse, puis il est le fusilier polonais Prohaska, le maître d’école Kasparin Zohrab, chrétien de Turquie, persécuté, supplicié. On admire les connaissances de ce fou en histoire, en géographie, en politique. On s’étonne de la succession régulière mais fort monotone de ses incarnations. Il y a trop d’ordre dans ce désordre. On est las de ce défilé avant qu’il ait pris fin.

Le capitaine se croit un puissant monarque jouant au ballon avec la vie de ses sujets. Il est un aviateur. Il est Isaïe, fils d’Amos, prophète en Israël. A ce titre, il descend dans l’abîme et contemple face à face l’Ame de notre temps, fécond en maléfices. Sous la forme d’une femme nue assise sur un trône d’escarboucles, l’Ame de notre temps profère des paroles apocalyptiques que le héros de M. Stilgebauer vocifère en se vautrant sur sa couche. Il emprunte encore la forme du roi David dans une scène abracadabrante où il se rencontre avec Chronos. Des entretiens fumeux résultent de cette collision entre l’Ancien Testament et la mythologie grecque. Enfin le capitaine Stirn est saint Jean l’Évangéliste à Pathmos. C’est l’avatar suprême. Il rend l’âme après ce dernier effort. En vérité, il était temps.

Les romans de M. Stilgebauer peuvent ne pas plaire à tout le monde. Ils ont plu à beaucoup de monde et pas seulement en Allemagne. Inferno a été traduit depuis dix-huit mois dans cinq ou six langues. Les délicats protestent, mais M. Stilgebauer, d’un doigt triomphant, montre aux vitrines des marchands la pile de ses livres. C’est l’argument dont les auteurs heureux et moqués ferment la bouche aux critiques.

Qu’on nous permette, malgré tout, une critique encore. Elle ne vise plus la forme des romans de M. Stilgebauer, mais les idées qu’il défend. Qu’elle est donc mal justifiée par les faits, l’insistance de cet auteur à ne peindre que des officiers, féroces malgré eux- Tous ces incendies, tous ces meurtres, toutes ces violences dont l’armée allemande restera déshonorée, M. Stilgebauer y voit le fait d’une manie collective dont les dirigeans seuls porteront la responsabilité ! Il semble que l’idéal démocratique de M. Stilgebauer l’empêche de voir les choses comme elles sont. Rendre à César ce qui est à César, c’est bien, mais il n’a pas été seul à pécher.

Il est particulièrement téméraire de suggérer, comme s’y essaye l’auteur d’Inferno et du Navire de la Mort, que les officiers allemands n’ont point partagé la folie générale. Adolf, Berkersburg, Schlosser détestent le rôle qu’on leur fait jouer en France et en Belgique ; le capitaine Stirn perd la raison pour avoir « assassiné, » comme il hurle dans sa détresse, des milliers d’innocens ; mais quelle image différente la réalité n’offre-t-elle pas ! Ces officiers esthètes, ces officiers humains, ces Allemands hommes d’honneur qui remplissent les romans de M. Stilgebauer, on ne les trouverait malheureusement nulle part ailleurs. Le romancier francfortois ne les a pas dessinés d’après nature : il les a inventés. Ils sont les fils d’un écrivain, à l’imagination débordante et au cœur chaud, mais d’un écrivain, — ne l’oublions pas, — qui a dû s’exiler d’Allemagne parce qu’il ne pensait plus comme les Allemands.


MAURICE MURET.

  1. Inferno, Bâle, 1916, et Das Schiff des Todes. Olten, 1917.