Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/49

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Léon Techener (volume 4.p. 20-24).


XLIX.



Mess. Gauvain pressa donc le pas de son coursier sur la voie qu’il avait vu prendre au valet ; et il ne tarda pas à le joindre, comme il marchait tristement à pied, l’épée nue à la main. « Mon Dieu !  » s’écriait-il, « pourquoi ne m’a-t-il pas tué ? — Qu’avez-vous, bel ami ? lui demande mess. Gauvain ; vous a-t-on fait tort ? Je suis prêt à vous venir en aide : je me trompe fort, ou vous êtes l’homme du monde que j’aime le mieux. — Comment, dit Lionel, savez-vous à qui je suis ? — Vous êtes au prince Galehaut, et vous n’avez pas à vous en défendre. Dites-moi qui vous cause tant de chagrin ? — Sire, avant de vous répondre, je voudrais savoir qui vous êtes. — Je veux bien vous le dire : je suis Gauvain, le neveu du roi Artus. — Ah ! sire, pardonnez-moi ; je ne pouvais le croire tout à l’heure, en voyant combien vous tardiez à outrer le sénéchal du duc Escaus. Sachez qu’à l’entrée de cette forêt, je fis rencontre d’un chevalier inconnu qui me prit de force mon cheval. Je ne me défendis pas, n’étant qu’un simple valet ; mais combien j’eus regret de n’être pas chevalier ! — Et ce chevalier félon, quel chemin a-t-il pris ? — Celui-ci ; la terre est humide, on suivrait aisément les traces de mon cheval. — Je cours à lui, et, s’il ne te rend ta monture, je te promets la mienne. »

Cela dit, il presse les flancs de son cheval. À l’entrée d’une lande, il voit deux chevaliers qui s’escrimaient à qui mieux mieux, et près d’eux les coursiers attachés au même arbre. « Lequel de vous, dit mess. Gauvain en approchant, s’est emparé d’un cheval ? » Les combattants s’arrêtent : « C’est moi, dit l’un ; que vous importe ? — Vous avez fait que vilain à l’égard d’un écuyer que vous saviez contre vous sans défense ; vous amenderez le méfait. — Oh ! j’ai bien à faire autre chose ! — Non, vous l’amenderez, et sur-le-champ ; tournez et défendez-vous. » Mess. Gauvain était descendu, il avait déjà l’épée levée. L’autre chevalier intervint : « Sire, ne m’enlevez pas ma bataille ; si vous avez l’avantage, le vaincu sera votre prisonnier, il ne pourra plus me rendre raison. Laissez-nous vuider notre querelle avant de lui rien demander. — Nous pouvons bien mieux faire, répond mess. Gauvain, soyez tous les deux contre moi ; si vous avez l’avantage, je resterai votre prisonnier. — Qui êtes-vous donc, pour proposer un combat si inégal ? — Ah ! fait l’autre chevalier, je vous reconnais maintenant : vous êtes le meilleur vassal du monde ; je vous ai vu vaincre hier le sénéchal de Cambenic. Demandez-moi, sire, la réparation qu’il vous plaira ; j’aime mieux l’accorder que de me mesurer avec vous. Mais au moins sachez que je n’avais pas l’intention de garder le cheval ; je l’avais emprunté dans un cas pressant. — Chevaliers, dit mess. Gauvain, si j’ai interrompu votre combat, vous pourrez le reprendre une fois le méfait amendé. » Et voyant qu’ils désiraient savoir qui il était « Je n’ai jamais caché mon nom, dit-il, on m’appelle Gauvain. » À ce mot, les deux chevaliers s’inclinent et ne songent plus à continuer leur lutte.

Lionel s’était approché : « Bel ami, lui dit mess. Gauvain, voici le chevalier qui avait emprunté ton roncin ; quelle amende en exiges-tu ? — Sire, répond le valet, je le tiens quitte, s’il s’engage à ne jamais mettre la main sur valet ou sur écuyer, quand il sera lui-même armé. » Le chevalier promit, puis raconta le sujet de la querelle qu’il était en train de vuider. « Nous sommes depuis longtemps amis. Ce matin, comme nous nous vantions à qui mieux mieux, il soutint qu’il me passait en force et en prouesse ; je n’en voulus pas convenir, et je proposai de nous rendre dans cet endroit pour voir qui de nous deux aurait l’avantage. Il y consentit. À la première rencontre, je quittai les arçons ; mon cheval prit la fuite. En cherchant à le rejoindre, je trouvai ce valet que je fis descendre pour monter à sa place et revenir vers mon ami. — En vérité, dit mess. Gauvain, si vous n’avez d’autre sujet de querelle, il sera facile de vous accorder. Donnez-vous franchement la main et vous qui aviez emprunté ce cheval, montez en croupe derrière votre ami. » Aussitôt, du meilleur cœur les deux chevaliers s’embrassent ; messire Gauvain les recommande à Dieu et s’éloigne.

Resté seul avec le valet il s’enquiert de Galehaut. « Sire, dit Lionel, je ne suis pas au prince Galehaut. — Au moins, en sais-tu quelque chose. — Je ne dois et ne puis rien vous dire, et je vous prie, sire, de ne me pas presser. — Si tu as promis de te taire, je n’entends pas te faire parjurer ; mais au moins me diras-tu si Galehaut est en Sorelois. — Dans le Sorelois, » reprend Lionel, comme s’il n’avait pas bien entendu, « on n’entre pas facilement ; il faut passer par deux chaussées très-longues, très-étroites, très-bien gardées. » Et, sans rien ajouter, il pique des deux et s’éloigne.

Mess. Gauvain revint à Loverzep, pour y reprendre la nièce de Manassès. Du moins, avait-il appris que Galehaut et par conséquent l’ami de Galehaut étaient en Sorelois.