Les Romans et les confidences de M. de Lamartine

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Les Romans et les confidences de M. de Lamartine
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 8 (p. 342-358).

LES


ROMANS ET LES CONFIDENCES


DE M. DE LAMARTINE.




GENEVIEVE. - NOUVELLES CONFIDENCES.[1]




Je comparerais volontiers la préface de Geneviève à la thèse soutenue par Pic de la Mirandole ; dans cette préface, en effet, il est question de tout ce que l’homme peut savoir, et même de quelques autres choses. Pour ma part, je ne connais pas de préface plus imprudente, c’est-à-dire plus riche en promesses. Si Mlle Reine, couturière à Aix, à qui cette préface est dédiée, a pris la peine ou plutôt a eu le courage de la lire d’un bout à l’autre, sans en passer une ligne, sans rien abandonner au caprice des conjectures, sans mouiller le pouce pour tourner les feuillets inachevés, je la tiens pour une intelligence très exercée, éprouvée par des études très variées ; quelle que soit la modestie de sa profession, je n’hésite pas à la classer parmi les femmes les plus éclairées de la Provence, et j’estime que toutes les académies où la langue d’oc est en honneur feraient très bien de lui envoyer un brevet accompagné d’une églantine d’or !

À parler sérieusement, il est impossible de lire sans étonnement et sans effroi la nomenclature des hommes et des livres que M. de Lamartine passe en revue, de toutes les renommées qu’il interroge, de toutes les œuvres qu’il condamne comme inutiles au peuple, comme écrites dans une langue que le peuple n’entend pas. Je ne peux pas mesurer précisément le développement qu’a reçu l’intelligence de Mlle Reine, je ne sais pas à quels livres elle s’est adressée pour commencer, pour compléter son éducation. Les vers qu’elle a récités à M. de Lamartine, et que l’auteur de Geneviève nous a confiés, ne peuvent rien nous apprendre à cet égard. Écrits ou non dans une mansarde solitaire, ils sont tellement circonscrits dans l’étude et l’expression des sentimens personnels, qu’ils ne supposent pas le commerce des livres. Pour écrire de tels vers, il suffit d’avoir connu la solitude, d’avoir rêvé, d’avoir pleuré ; le savoir que les livres nous enseignent n’a rien à démêler avec ces naïfs épanchemens. Mais si Mlle Reine est vraiment plus savante qu’elle ne veut le paraître, si elle a employé ses dimanches à de bonnes lectures, si elle a feuilleté le passé, si elle connaît quelque peu l’histoire générale de l’Europe, si les jeunes filles dont elle a surveillé l’enfance ont bien voulu lui prêter, comme elle le dit, quelques-uns des poètes qui enchantaient leurs loisirs, il me semble qu’elle n’a pu sans sourire entendre ou lire la conversation encyclopédique de M. de Lamartine. Il n’y a en effet qu’une seule manière de caractériser cette étrange conversation : M. de Lamartine aime à parler des choses qu’il ignore. Parler des choses étudiées, analysées après de longues lectures, après des méditations persévérantes, n’est à ses yeux, qu’une tâche sans valeur, digne tout au plus des esprits vulgaires ; mais deviner, par l’intuition toute-puissante du génie, le sujet, le sens et la portée d’un livre quelconque sans prendre la peine de le feuilleter ou même de l’ouvrir, à la bonne heure, voilà qui est vraiment grand, vraiment hardi, vraiment digne d’admiration. S’il se rencontre par hasard quelques esprits chagrins, quelques intelligences mesquines, qui font du savoir la première condition de la pensée, de la pensée la première condition de la parole, il faut les renvoyer à l’école d’où ils sont sortis, d’où ils n’auraient jamais dû sortir. S’ils se permettent de plisser la lèvre avec une dédaigneuse ironie en voyant dans la préface adressée à Mlle Reine, Socrate chargé d’expliquer Platon au peuple d’Athènes, ou, ce qui revient au même, Platon déclaré inintelligible sans le secours de Socrate, il ne faut tenir aucun compte de cette impertinente ironie. Est-ce que pour parler de Platon il est absolument nécessaire de l’avoir lu ? Est-ce que pour citer le nom de Socrate il est indispensable de se rappeler que Platon l’a mis en scène dans plusieurs de ses dialogues, et notamment dans le Phédon et dans le Banquet ? De pareils scrupules ne sont pris faits pour arrêter un poète qui se prend au sérieux, un poète pénétré de ses droits, de ses privilèges. La science acquise par l’étude n’appartient qu’aux petits esprits ; la vérité devinée est la seule dont les poètes puissent s’enorgueillir. Jusqu’à présent, nous avions cru que Platon nous expliquait Socrate ; il faut renvoyer aux pédans cette absurde billevesée. Nous savons maintenant, par la préface adressée à Mlle Reine, que Platon, pour être compris du peuple d’Athènes, aurait eu besoin du secours de Socrate. Il reste bien encore une misérable objection : on peut se demander si Platon, en écrivant ses dialogues, voulait recruter ses lecteurs dans l’Agora, s’il n’exigeait pas de ses disciples, de ses auditeurs, des études préliminaires, s’il ne mesurait pas le développement de sa pensée, l’éclat de sa parole, la délicatesse de l’analyse et la splendeur des images à l’intelligence, aux exercices dialectiques de ses élèves. Étant donné le but que Platon se proposait, est-il permis de condamner le ton de sa pensée, le ton de son langage ? Pour admirer le Phédon, faut-il absolument y retrouver la naïveté du Bonhomme Richard ? Je ne sais pas comment Mlle Reine résoudra toutes ces questions, je ne sais pas même si elle prendra la peine de les poser. La mort de son moineau et les larmes qu’elle répand sur cette perte irréparable ne lui laissent guère le temps de songer à Platon. Tandis qu’elle arrange ses regrets en strophes éplorées, comment pourrait-elle se demander si la philosophie de l’académie est vraiment populaire, si le Phèdre et l’Alcibiade, le Gorgias et le Criton sont destinés à l’enseignement de la foule ? Après avoir pleuré son moineau, Mlle Reine reprend son ourlet ou sa broderie. Que Platon nous explique Socrate, ou que Socrate nous explique Platon, peu lui importe, et je ne saurais blâmer son insouciance.

Quoique le lecteur ne doive pas s’attendre à trouver dans la préface d’un roman un modèle d’érudition, cependant il est difficile de lire sans étonnement et même sans dépit les innombrables bévues qui émaillent la préface de Geneviève. Pour relever ces bévues, il n’est pas besoin d’avoir vécu pendant dix ans dans le commerce assidu des bénédictins. On trouverait sans peine sur les bancs mêmes du collége des censeurs capables de les montrer du doigt. Les historiens et les poètes de l’antiquité latine ne sont pas jugés par M. de Lamartine avec plus de clairvoyance et de sagacité que les historiens et les poètes de l’antiquité grecque. Tite-Live et Tacite, Horace et Virgile ne sont pas mieux appréciés que Socrate et Platon. L’Angleterre et l’Italie moderne sont condamnées avec la même légèreté, la même étourderie. À proprement parler, tous ces jugemens qui ne reposent sur aucun fait, qui ne peuvent se justifier par aucune preuve, ne sont qu’une longue table de proscription. Partant de cette donnée, très contestable assurément, qu’il faut créer pour le peuple une littérature entièrement nouvelle, dont il n’existerait, à son avis du moins, aucun modèle dans le passé, il vanne hardiment les noms les plus célèbres de l’Europe moderne, et n’y trouve que paille et poussière. Dante n’est pas traité plus respectueusement que le Tasse, car la Divine Comédie n’est pas plus que la Jérusalem délivrée écrite pour le peuple, dans une langue spéciale qui n’ait rien à démêler avec les écoles et les académies. Cette méprise est d’autant plus singulière que M. de Lamartine a long-temps séjourné en Italie, et ne peut ignorer la popularité de la Divine Comédie en Toscane et de la Jérusalem délivrée dans le royaume de Naples. Il pourrait me répondre que les octaves du Tasse ont été traduites en plusieurs dialectes qui s’éloignent de la langue littéraire, que les gondoliers de Venise les chantent en dialecte vénitien, les pêcheurs de la Mergellina en dialecte napolitain. Cependant, à Naples, à Venise, il n’est pas rare de voir le texte même du Tasse entre les mains de lecteurs très peu lettrés dans le sens technique du mot. Quant à la Divine Comédie, elle se chantait, du vivant même de l’auteur, dans les faubourgs de Florence, et nous savons par les contemporains du poète qu’il s’arrêta un jour pour écouter quelques tercets de son Enfer chantés par un forgeron.

Que Milton ne soit pas populaire, que les controverses théologiques placées près des plus ravissantes descriptions puissent rebuter et décourager les lecteurs qui ont donné douze heures de la journée à des travaux manuels, c’est une vérité qui n’a pas besoin d’être démontrée, et pourtant les ouvriers, les laboureurs de l’Angleterre et de l’Écosse, qui connaissent la Bible beaucoup mieux que la plupart des ouvriers de notre pays, sont préparés à la lecture, à l’intelligence de Milton. Je veux bien accorder que Milton, par la forme trop souvent elliptique de son langage bien plus encore que par la nature même de ses pensées, s’adresse aux lecteurs lettrés : au moins faut-il avouer que l’Angleterre possède dans Shakespeare un poète vraiment populaire. Depuis Othello jusqu’à la Tempête, depuis le Roi Lear jusqu’aux Joyeuses Commères de Windsor, il n’y a pas une pièce de Shakespeare qui ne plaise aux matelots aussi bien qu’aux élèves d’Oxford et de Cambridge. Pour aimer Hamlet, pour le comprendre et l’admirer, il n’est pas nécessaire de l’analyser à la manière de Goethe et de Tieck. Shakespeare lui-même ne lirait peut-être pas sans étonnement ce que l’Allemagne a dit de lui ; peut-être aurait-il quelque peine à se reconnaître dans la première partie de Wilhelm Meister. Si Shakespeare n’a pas vraiment mérité le nom de poète populaire, il faut renoncer à mettre les mots d’accord avec les idées.

Si Bossuet et Pascal ne sont pas des écrivains populaires, il me semble que Molière et La Fontaine peuvent prendre place à côté de Shakespeare. L’École des Femmes et le Bourgeois gentilhomme s’adressent à la foule aussi bien qu’Hamlet et Othello. Quant aux fables de La Fontaine, s’il est ridicule d’en charger la mémoire des enfans, puisqu’ils ne peuvent les comprendre. Il est hors de doute que tout esprit ; bien fait, dans la chaumière et l’atelier comme dans les châteaux et les académies, les admire et les aime.

La bévue commise par M. de Lamartine à propos de l’Espagne est, je crois, plus étrange et plus inattendue que toutes celles que j’ai signalées jusqu’ici. L’auteur de Geneviève enveloppe dans le même dédain, toujours au nom de son idéal populaire, (servantes, Lope et Calderon. Il voit dans l’Alcade de Zalamea, dans la Dévotion à la Croix, comme dans don Quichotte, la parodie de la chevalerie. Je ne m’arrête pas à relever tout ce qu’il y a d’exclusif et d’étroit dans le jugement porté sur Cervantes par Montesquieu, et répété depuis un siècle comme un arrêt sans appel. Je me contente de demander comment Calderon, le plus chevaleresque des poètes, peut être accusé de parodier la chevalerie ; ou M. de Lamartine n’a jamais lu une page de Calderon, ou les pages qu’il a lues n’ont laissé aucune trace dans sa mémoire. Ai-je besoin d’ajouter que Cervantes, Lope et Calderon sont populaires au-delà des Pyrénées dans la plus large acception du mot, et méritent leur popularité ?

Non content de passer en revue les principales littératures de l’Europe ancienne et moderne, comme s’il voulait seulement prouver à quel point il les ignore, M. de Lamartine ajoute à cette étrange déclamation, qui ne repose sur aucun fait, un nouveau traité sur la manière d’écrire l’histoire. À quoi bon ce traité en tête de Geneviève ? Le devine qui pourra : quant à moi, je me déclare incapable de résoudre cette question. Comme Geneviève est un épisode de la vie privée, je ne devine pas à quel propos M. de Lamartine s’est cru obligé de tracer pour les futurs historiens un programme dont plusieurs parties demeureront sans doute éternellement à l’état de projet.

S’adressant toujours à Mlle Reine, trop bien élevée pour le contredire, après lui avoir successivement proposé plusieurs méthodes nouvelles pour écrire l’histoire, après avoir pris pour point de départ la diversité des races, le sentiment religieux, l’industrie, la liberté, après avoir obtenu de son interlocuteur, ou plutôt de son auditeur unique et patient, la condamnation de toutes ces méthodes comme étroites, exclusives, insuffisantes, il arrive enfin à ce qu’il prend pour l’idéal complet de l’histoire. Et quel est cet idéal ? Il ne faut pas une grande sagacité pour le deviner : le lecteur a déjà sur les lèvres le nom du livre qui doit servir de modèle aux futurs historiens, le type qui doit servir à juger toutes les œuvres destinées à nous retracer le développement moral et politique des nations : c’est l’Histoire des Girondins. S’il est quelquefois utile de ne pas trop douter de soi-même ; s’il est bon, pour persévérer dans l’accomplissement de laa tâche, commencée, de se confier dans ses facultés, il est toujours dangereux de voir dans cette tâche accomplie le dernier mot de la science humaine, le dernier mot de l’art humain, et pourtant, quoique M. de Lamartine ne dise pas précisément : Je vois dans l’Histoire des Girondins l’idéal de l’histoire, il est bien difficile de se méprendre sur le sens et la portée de sa pensée ; il est impossible de ne pas tirer des prémisses qu’il pose la conclusion que j’énonce. Les préceptes qu’il développe avec tant de complaisance, avec une joie si évidente, avec un orgueil si naïf, étaient écrits, à l’en croire, avant l’Histoire des Girondins. Il se trouvera sans doute plus d’un lecteur qui n’acceptera pas à cet égard l’affirmation de M. de Lamartine et voudra voir dans ces préceptes un souvenir plutôt qu’un programme. Que l’auteur se laisse ou non abuser par sa mémoire, peu importe, que réunissant le rôle d’Aristote au rôle d’Homère, il ait fait sa poétique après avoir écrit son Iliade, ou qu’il ait prévu ce qu’il voulait faire c’est un point difficile à éclaircir. Il affirme que son traité sur la manière d’écrire l’histoire a précédé son livre sur les Girondins, et je ne puis pas lui prouver qu’il se trompe. Tout mon droit se réduit à juger l’œuvre et le précepte : or l’Histoire des Girondins est encore présente à toutes les mémoires. J’aurais mauvaise grace à contester la popularité de ce livre, ce serait nier l’évidence ; mais, en acceptant le fait, je ne renonce pas à le discuter.

Oui, sans doute, l’Histoire des Girondins est un livre populaire ; est-ce à dire que ce soit un bon livre ? Je ne le pense pas ; je ne crois pas qu’il soit permis de le penser. Sans vouloir même insister sur l’étrange mobilité des principes d’après lesquels l’auteur juge les hommes et les choses, si toutefois il est permis d’appeler principes des idées qui se dérobent à l’analyse, au nom desquelles M. de Lamartine condamne et amnistie tour à tour toutes les causes, à ne considérer que sa méthode, je me demande par quel côté ce livre appartient à l’histoire. Depuis les historiens de l’antiquité jusqu’aux historiens de l’Europe moderne, certes les modèles ne manquent pas. Je ne crois pas à la nécessité (le reproduire servilement tel ou tel type consacré par une longue admiration. Je conçois très bien que l’historien de la révolution française, avant à choisir entre les Muses d’Hérodote et l’Histoire Florentine de Machiavel, entre Tacite et Thucydide, s’attribue le droit de n’imiter aucun de ces maîtres illustres ; mais au moins faut-il qu’il n’oublie jamais le but réel de l’histoire : le récit des faits. Qu’il juge les événemens avec plus ou moins de sagacité, selon la mesure de son intelligence, nous ne pouvons pas exiger de lui une pénétration constante, une clairvoyance à toute épreuve : au moins pouvons-nous exiger qu’il raconte avant de prononcer son arrêt. Eh bien ! dans l’Histoire des Girondins, le récit est presque toujours absent ; les faits proprement dits, les faits d’un intérêt public sont -à peine retracés. Quand l’auteur renonce à la déclamation, quand il consent à raconter, ce n’est pas l’histoire qu’il raconte, c’est la biographie anecdotique des personnages avant l’heure où ils entrent en scène. Comme il n’apporte pas dans le choix de ces anecdotes une critique sévère, comme il ne prend pas soin de les trier, avant de nous les offrir, comme il les accepte à peu près de toute main, il arrive à son insu à oublier l’histoire pour le roman, et c’est précisément par le roman que les Girondins ont réussi. Les partis qui divisaient la France à la fin du siècle dernier ne sont ni classés ni jugés avec l’austérité ou la simplicité que l’historien ne doit jamais oublier ; mais le roman nous introduit dans la vie intérieure de tous les personnages, et les esprits oisifs dévorent avidement cette puérile parodie de l’histoire. Ce livre trop vanté n’enseigne rien à L’ignorance, ne rappelle rien à ceux qui savent : c’est un assemblage d’épisodes racontés parfois avec entraînement, mais qui ne laissent dans la mémoire aucune trace durable, et enveloppent de ténèbres toutes les notions de moralité politique.

Il est facile de comprendre que la préface de Geneviève excite dans l’ame du lecteur crédule une immense curiosité. Cette revue rapide de toutes les littératures déclarées insuffisantes pour les besoins du peuple donne à tous le droit d’attendre une œuvre absolument nouvelle. Si les intelligences éprouvées déjà par de nombreuses déceptions ne se laissent pas prendre à cette amorce, la foule, qui n’est pas prémunie : contre le danger, espère trouver dans Geneviève un récit d’un genre ignoré jusqu’ici. L’espérance de la foule est-elle justifiée ? Personne, je crois, ne pourra dire oui après avoir lu Geneviève.

Geneviève, d’après le témoignage de M. de Lamartine, est le nom vrai du personnage qui figure dans Jocelyn sous le nom de Marthe. Dans l’intérêt de Jocelyn, je crois que l’auteur eût bien fait de ne pas nous raconter l’histoire de Geneviève ; la création poétique aurait gardé plus de jeunesse et de fraîcheur. L’abbé Dumont, des premières Confidences, loin d’ajouter quelque chose à la valeur de Jocelyn, a plutôt terni l’éclat de cette admirable figure ; je crains bien que Geneviève ne diminue la grandeur de Marthe comme l’abbé Dumont a diminué la grandeur de Jocelyn. Geneviève, j’en conviens, est un modèle d’héroïsme et de dévouement ; mais son héroïsme, pour se montrer à nous dans toute sa splendeur, aurait besoin de se développer dans un épisode unique. Or, cette condition si impérieuse semble avoir échappé à l’intelligence de M. de Lamartine. L’auteur de Geneviève, au lieu de nous montrer la principale figure de son récit dans une action unique et simple, a multiplié les épreuves imposées à cette fille généreuse, et presque effacé la douleur de ces épreuves en s’efforçant de les rendre vulgaires. L’heure vraiment poétique, vraiment grande, est celle où Geneviève, pour sauver l’honneur de Josette, de sa sueur qu’elle aime avec une passion toute maternelle, se donne pour la mère de l’enfant que Josette a mis au monde ; mais ce dévouement, si admirable en lui-même, est entouré de circonstances si banales, qu’il produit à peine la moitié de l’effet qu’on pouvait en attendre. L’amour de Josette pour le maréchal-des-logis qui tombe de cheval devant sa porte, l’emprisonnement de la sage-femme, la dureté du juge qui interroge Geneviève, loin d’agrandir la figure de l’héroïne, la réduisent aux proportions de la réalité la plus prosaïque. Ce n’était vraiment pas la peine de tonner si fièrement contre toutes les littératures pour raconter une histoire de village avec tant de prolixité. Cependant je serais injuste envers M. de Lamartine, si je ne reconnaissais pas qu’il y a dans son livre une cinquantaine de pages vraiment attendrissantes. Les fiançailles de Geneviève avec le colporteur, son retour à Voiron et la colère de Josette en apprenant qu’elle va perdre sa sueur, sont bien racontés, quoique le nombre des mots ne soit pas en rapport avec le nombre des idées. Les caresses et les sanglots des deux sœurs exciteraient en nous une émotion plus profonde, si l’auteur ne prenait pas à tâche d’épuiser les images qu’il appelle à son secours. Quand Geneviève, devenue mère à son tour, mais dont la maternité est sanctifiée par le mariage, partage le lait de ses mamelles entre son fils et un enfant trouvé qui n’a pour nourrice qu’une chèvre aux mamelles à demi taries, l’auteur, pour peindre cette exubérance de tendresse, trouve des couleurs vives et vraies. Quoique cet épisode n’occupe certainement pas le premier rang dans la pensée de M. de Lamartine, c’est, à mon avis, la meilleure partie de l’ouvrage. Quant au dénoûment, il ferait sans doute merveille dans un mélodrame : dans un récit destiné à l’enseignement du peuple, il est parfaitement déplacé. Ce dénoûment, en effet, manque à la fois de clarté et de simplicité. L’intervention imprévue de la tante du maréchal-des-logis et du juge de paix, la lutte inutile de Geneviève pour garder l’enfant qu’elle a nourri, et qui se trouve être l’enfant de Josette, excellentes sur un théâtre de boulevard, n’ajoutent rien à l’attendrissement du lecteur.

Malheureusement ces défauts ne sont pas les seuls que je doive signaler dans Geneviève. Si l’action principale n’est pas racontée avec toute la sobriété que le goût commande, les épisodes qui viennent se grouper autour de cette action sont à leur tour racontés avec une prolixité désolante. Geneviève, avant de trouver un asile chez l’abbé Dumont, traverse une série d’épreuves parfois douloureuses, trop souvent puériles. Que la sœur de Josette perde sa condition parce que sa maîtresse apprend la faute dont elle s’est déclarée coupable sans l’avoir commise, c’est là sans doute une source d’émotion ; mais que Geneviève, éprise de tendresse pour un mouton, offre à son maître une part de ses gages pour conserver son nouvel ami qu’on veut mener à la boucherie, ce sentiment, bien que vrai, ne saurait nous attendrir. Mieux conseillé, M. de Lamartine se fût borné à nous raconter le dévouement de Geneviève pour Josette. Il y avait dans cette action unique de quoi défrayer les quatre cents pages de son récit. Tous les épisodes qu’il a cru devoir ajouter ne sont à proprement parler que des hors-d’œuvre. La charité instinctive de Geneviève développée, agrandie par le sentiment religieux, s’élevant jusqu’à l’héroïsme, c’était là le sujet qu’il fallait traiter : tout le reste n’est qu’un entassement de paroles inutiles ; mais, pour laisser à l’héroïsme de Geneviève toute sa valeur poétique, il fallait donner au langage la simplicité qui appartient à l’action, et ne pas comparer par exemple les yeux qui pleurent et dont les larmes s’épuisent, à une orange pressée d’une main avide et dont le suc tarit.

Après avoir commenté Jocelyn en nous racontant l’histoire de Geneviève, M. de Lamartine revient au récit de sa vie personnelle. Les Nouvelles Confidences sont loin d’offrir le même intérêt que les premières. Dans les premières, en effet, on pouvait blâmer la complaisance immodérée avec laquelle M. de Lamartine parlait de lui-même, on pouvait à bon droit s’étonner des éloges sans fin qu’il se prodiguait ; en lisant les Nouvelles Confidences, on est saisi d’un autre étonnement. On se demande comment l’auteur a pu croire qu’il continuait sa biographie en parlant de tout le monde, excepté de lui-même. Le premier livre des Nouvelles Confidences n’est qu’une galerie de portraits.- A part quelques pages où M. de Lamartine nous entretient avec bonheur de l’admiration qu’il excitait chez les habitans de Mâcon, où nous voyons les jeunes filles et les vieillards groupés sur les perrons pour regarder passer le fils du chevalier, il n’est guère permis de chercher dans ce premier livre un récit autobiographique. Ou je m’abuse singulièrement, ou la plupart des lecteurs éprouveront la même impression que moi les louanges sans nombre que M. de Lamartine donne à la beauté de sa mère, à la beauté de ses sœurs, à sa beauté personnelle, loin d’éveiller la sympathie, répandent sur toutes ses paroles une singulière monotonie. Cette profusion de beauté imprime à toutes les pensées un cachet d’orgueil qui fatigue bien vite. Que l’auteur vante la piété, la sérénité, la générosité, l’abnégation de sa mère, à la bonne heure : il y a dans ses louanges un accent de reconnaissance qui réclame, qui impose le respect ; mais qu’il s’amuse à décrire sa mère comme un tableau ou une tapisserie, qu’il dresse l’inventaire de son visage sans nous faire grace d’aucun détail, qu’il mesure la longueur des cils, la largeur des sourcils, l’épaisseur des lèvres, c’est une puérilité, un gaspillage de paroles que nous ne pouvons lui pardonner. La beauté même d’une jeune fille ne résisterait pas à cette manie de procès-verbal. Et puis ce qu’on disait au XVIIe siècle de la description des palais et des meubles peut se dire avec une égale vérité de la description des vêtemens et du visage. Si l’ennui s’emparait du lecteur au temps de Molière et de Mme de Sévigné devant les festons et les astragales, il est bien difficile aujourd’hui de parcourir sans impatience les innombrables descriptions du masque humain qui remplissent les Nouvelles Confidences. Pour donner à ces tableaux quelque intérêt, il serait indispensable d’y jeter quelque variété, et M. de Lamartine ne paraît pas y songer un seul instant. Il débute par le superlatif, continue par le superlatif, et termine comme il a commencé. Qu’il parle de sa mère ou de ses sœurs, il n’a jamais sur les lèvres que des paroles d’admiration et d’extase. Toute sa famille forme un groupe de types irréprochables que Raphaël et Titien doivent se disputer.

Ce que M. de Lamartine raconte avec un accent de vérité incontestable, dans le premier livre de ces Nouvelles Confidences, c’est l’ennui qui le dévorait. Cet ennui pourtant nous attristerait bien davantage, s’il n’était pas encadré dans l’expression constante de la supériorité que l’auteur s’attribue sur toutes les personnes qui l’entourent. J’admire très sincèrement le génie lyrique de M. de Lamartine ; mais, sans vouloir lui conseiller une fausse modestie, je pense qu’il ferait bien, surtout lorsqu’il s’agit des premières années de son adolescence, de nous parler de lui-même avec plus de réserve et de sobriété : quelle que soit en effet la beauté des Méditations et des Harmonies, elle ne justifie pas les termes qu’il emploie en expliquant sa nature. Qu’une ville de province soit pour une ame poétique une source intarissable de dégoût, j’y consens. Cependant ce que M. de Lamartine dit de lui-même, le dédain qu’il professe pour toutes les figures qui passent devant lui me semble franchir la mesure de la justice. Lors même qu’il s’agirait de l’auteur applaudi des Méditations et des Harmonies, ce dédain se comprendrait à peine, car il y a partout pour les esprits attentifs de nombreux sujets d’étude ; et si les grandes intelligences ne se comptent pas par milliers, il y a toujours des enseignemens à recueillir dans la conversation des vieillards ; lorsqu’il s’agit d’un poète dont le génie n’est encore connu que de lui-même, que de lui seul, le dédain se conçoit encore plus difficilement.

Toutefois je ne veux pas donner à mes paroles un sens trop absolu. Il y a dans ce premier livre même quelques portraits tracés avec habileté. Les mille riens dont se compose la vie de province sont parfois peints avec des couleurs très vraies ; la vérité même de ces portraits, le plaisir que l’auteur prend à les multiplier, accusent de plus en plus la stérilité du sujet qu’il a choisi, ou plutôt l’absence réelle du thème qu’il s’obstine à traiter. Toutes ces figures, si nettement dessinées, qui révèlent chez le poète une si grande fidélité de souvenirs, ne sont pas le poète lui-même. Si du moins elles exerçaient une action décisive sur la vie du narrateur, nous les verrions sans regret se multiplier ; mais toutes ces silhouettes passent et disparaissent sans laisser de trace : le poète s’amuse à les peindre pour le seul plaisir de nous montrer son talent. Aucun de ces personnages n’a été mêlé à sa vie ; il les a vus, il les a regardés, il s’en souvient, il nous les montre, et la pleine connaissance du milieu où il a vécu n’ajoute rien à ce que vous savez de sa nature, car il a pris soin de la poser d’avance comme prédestinée. Les hommes dont il a entendu la voix, dont il a recueilli les regrets, n’ont pas éveillé en lui un sentiment nouveau, une pensée nouvelle ; le poète est demeuré, après les avoir écoutés, ce qu’il était en revenant dans sa famille : il a continué de se livrer sans relâche à la contemplation de lui-même.

L’abbé de Lamartine semble seul faire exception. L’indulgence et la bonhomie de cet aimable vieillard sont retracées par M. de Lamartine avec une prédilection qui se comprend sans peine. Il trouvait en effet dans le château de cet oncle mondain l’indépendance que le frère aîné de son père lui refusait à Mâcon. Plus de contrainte, plus d’habitudes réglées, plus de journées divisées à l’avance comme les compartimens d’un damier. Promenades, rêveries sans but et sans fin, courses vagabondes dans les montagnes, solitude, méditation, rien ne manquait à cette ame éprouvée par la douleur. Le matin, il s’élançait sur un cheval impatient, et foulait la rosée ; il errait à l’aventure, et, quand il avait humé l’air à pleins poumons, il rentrait pour s’ensevelir dans une autre solitude, pour causer familièrement avec tous les grands esprits des siècles passés, car l’indulgent abbé possédait une riche bibliothèque. Cette partie des Nouvelles Confidences est, à mon avis, la meilleure, la plus naïve, celle qui intéressera le plus sûrement. Dans la vie de Mâcon, le poète ne respirait pas à l’aise, et, pour mieux marquer sa souffrance, il se laissait aller à d’innombrables exagérations. Pour mieux caractériser la nature lyrique de son intelligence, il amoindrissait à son insu toutes les facultés expansives des personnages qui l’entouraient. Dans le château de l’indulgent abbé, rien de pareil. Le poète vit librement sans que personne lui demande compte de ses journées. Il dispose à son gré de l’espace et du temps. Il s’enfonce sous l’ombre des allées pour songer à celle qu’il a aimée, qu’il a perdue ; il s’assied sur la mousse, au bord de la fontaine, pour écouter le bruit de l’eau sur les cailloux, le murmure des feuilles agitées par le vent, et, quand il a épuisé sa rêverie, il retourne auprès de l’abbé, qui lui raconte sa jeunesse et lui parle des salons de Versailles. Il y a dans cette vie solitaire et indépendante, telle que nous la montre M. de Lamartine, un charme incontestable qui s’empare du lecteur ; nous respirons avec bonheur l’air vif de la montagne, nous errons sans but avec le jeune rêveur, nous savourons avec délices la mélancolie et la solitude.

Cependant, comme les meilleures, les plus belles choses de ce monde ne sauraient durer éternellement, il faut bien que M. de Lamartine se décide enfin à quitter le château de son oncle, où il a passé de si douces journées. Saluce, un de ses camarades de régiment, est amoureux à Romd, et lui raconte jour par jour toutes les joies, toutes les tristesses de sa passion. La princesse Régina, mariée par sa grand’mère à un vieillard qu’elle connaît à peine, mariée à l’âge de seize ans, aime Saluce de toute son ame. Pour sauver sa liberté, elle quitte Rome et vient en France. Saluce, qui l’a enlevée du couvent où elle attendait le retour de son mari, est enfermé au château Saint-Ange. Régina vient demander protection au meilleur ami de Saluce, à l’auteur des Confdences. Pour donner à son récit plus de mouvement et de vérité, M. de Lamartine a cru devoir, avant de parler en son nom, transcrire quelques lettres de Saluce. Ces lettres, dont plusieurs sont empreintes d’une passion énergique, n’ont sans doute pas été transcrites littéralement, car il arrive trop souvent à Saluce de parler comme le narrateur lui-même, avec une abondance de langage facile à concevoir quand elle s’allie à l’abondance même des pensées, mais dépourvue de vraisemblance dès que le nombre des pensées ne justifie pas le nombre des paroles. Une pareille contradiction ne se rencontre pas chez les hommes qui écrivent familièrement, qui épanchent leurs sentimens dans le cœur d’un ami ; elle accuse trop évidemment l’industrie littéraire pour ne pas appartenir tout entière au camarade de Saluce.

L’amour de Régina pour le jeune officier français est préparé d’une façon étrange. En admettant que la donnée principale soit vraie, il est permis de regretter que l’auteur ne l’ait pas traitée plus simplement. Je veux bien, quoique cette concession puisse paraître trop généreuse, je veux bien que Regina aime Saluce sans l’avoir jamais vu, que son amitié passionnée pour Clotilde, qui est morte dans ses bras, livre son cœur sans défense ; je veux bien qu’en retrouvant dans Saluce tous les traits de celle qu’elle a chérie, elle se sente entraînée à le chérir ; au moins faudrait-il nous présenter cette singulière métamorphose de l’amitié avec une plus grande sobriété de couleur. Que Régina croie encore aimer Clotilde en aimant son frère, qu’elle n’ait pas senti son cœur s’enflammer aux récits qu’elle écoutait d’une oreille avide, qu’elle ait recueilli sans défiance les louanges que Clotilde prodiguait à son frère absent, c’est une fiction que le cœur admet sans peine ; mais réunir dans l’église du couvent, sur le tombeau même de Clotilde, Régina et Saluce, c’est un artifice que la poésie répudie, qui appartient à l’art d’Anne Radcliffe. Le sentiment religieux que les morts nous inspirent ne se concilie pas avec les paroles ardentes qui s’échappent de la bouche des amans. Régina et Saluce agenouillés sur la tombe de Clotilde, ravis dans une mutuelle extase, Régina évanouie emportée dans les bras de Salace ; seront toujours, aux yeux d’un goût sévère, une déplorable invention. Quoique l’amour sincère soit digne de respect, il est impossible de ne pas voir dans cette scène de mélodrame une véritable profanation. Ces mains jointes pour la prière et qui s’ouvrent pour étreindre une main ardente n’offrent à l’esprit rien de vraiment poétique. L’amitié même de Régina pour Clotilde serait plus vraie, si l’auteur, pour la peindre, eût appelé à son secours des couleurs moins vives. L’amitié de ces deux jeunes filles, telle qu’il nous la montre, loin de lutter de grace et de candeur avec la mutuelle affection de Mina et de Brenda, se confond trop souvent avec l’amour. Les baisers que Régina prodigue aux tresses dénouées de Clotilde, l’admiration qui enflamme toutes ses paroles, conviendraient mieux à l’amour qu’à l’amitié.

Les promenades enivrées de Salace et de Régina sous les ombrages de la villa Pamfili sont racontées avec éloquence. Pourquoi faut-il qu’ici encore le goût soit blessé par un détail étrange ? La grand’mère et la nourrice, qui restent dans la calèche et attendent les deux amans, loin d’ajouter à l’intérêt poétique, nous ramènent à la réalité la plus vulgaire. Qu’une mère ferme les yeux sur la faiblesse de sa fille, le lecteur le conçoit sans peine ; mais qu’elle fasse le guet, qu’elle se pose en sentinelle tandis que sa fille se livre tout entière à sa passion, une pareille complaisance, qui peut bien se rencontrer, sera toujours d’un fâcheux effet. Il n’y a guère que la nourrice qui puisse se charger d’un tel rôle.

L’enlèvement de Régina n’est pas raconté aussi simplement que je le voudrais. Le travestissement de Saluce, acceptable tout au plus pour le départ, est un non-sens au retour. S’il a raison de se déguiser pour sortir de Rome avec Régina et l’emmener dans un chariot de paysan, il est impossible d’admettre qu’il revienne seul à Rome sans reprendre les vêtemens qui lui appartiennent. S’il avait résolu de se faire arrêter, il ne s’y prendrait pas autrement. Il y a dans tout cet épisode quelque chose de théâtral qui attiédit singulièrement l’émotion.

L’attendrissement de l’ami de Saluce suspendu aux lèvres de Régina semble menacer d’un prochain oubli la femme qu’il a tant aimée, tant pleurée. Si l’image de Saluce ne se plaçait entre eux, le lecteur sent bien que le cœur du poète s’ouvrirait à un nouvel amour. Cette crainte s’efface bien vite, et le narrateur revient tout entier à la douleur de Régina Le procès s’engage à Rome. Pour que Régina soit libre, il faut que Saluce consente à s’éloigner et prenne l’engagement de quitter pour long-temps l’Italie. À cette condition, le mari de Régina promet de ne jamais réclamer ses droits, de la laisser près de sa mère. Que Saluce quitte l’Italie et que Régina revienne à Rome, telle est la transaction que proposent les hommes de loi. Cruel dénouement pour ces poétiques amours ! Saluce accepte le marché et renonce à Régina. Assurément, la résolution de Saluce semblera très sage à tous les esprits pour qui la passion n’est qu’une chose éphémère et sans importance. Il y a -même, dira-t-on, dans sa conduite, une sorte de générosité : il renonce à Régina pour lui laisser la richesse et l’éclat d’un grand nom. Tout cela est fort sensé assurément, s’il prévoit qu’un jour il cessera d’aimer Régina ; mais, s’il doutait de lui-même, il ne devait pas enivrer d’amour la femme qui se donnait à lui tout entière, qui abandonnait son cœur à l’espérance d’un bonheur infini. Il est trop tard maintenant pour se montrer généreux : il fallait débuter par la franchise. Régina est libre ; elle attend l’homme qu’elle aime, à qui elle a confié sa vie. Pour elle, Saluce est le monde entier. Que son amant gagne ses geoliers, qu’il s’échappe du château Saint-Ange, et Régina ne regrettera pas la richesse qu’il lui faudrait payer de son bonheur. Je comprends donc très bien la colère de Régina lorsqu’elle apprend la résolution de Saluce. Je l’admire et je l’aime quand elle l’accuse de cruauté, de lâcheté. Elle devine trop sûrement qu’il y a dans sa conduite plus de faiblesse encore que de vraie générosité. Il l’a aimée tant qu’il pouvait s’abandonner librement à sa passion, ou plutôt il s’est laissé aimer tant que son bonheur ne rencontrait aucune résistance. Maintenant que l’amour n’est plus un bonheur, mais un tourment, il est saisi de pitié pour lui-même et renonce à Régina, pour retrouver la vie facile, la vie indépendante qu’il avait perdue. Cruauté, lâcheté ! elle ne se trompe pas. La colère a déchiré le bandeau qui lui cachait la lumière. Elle se croyait aimée d’un amour infini, d’un amour qui devait défier toutes les épreuves ; elle reconnaît trop tard son aveuglement. Sa fidèle nourrice maudit comme elle l’homme à qui elle a donné son cœur, et qui n’a pas le courage de le garder.

Si Régina, au début du récit, nage dans des flots de lumière, qui permettent à peine de la prendre pour une créature faite de chair et de sang, si l’auteur, en essayant de nous peindre sa beauté, nous emporte trop souvent dans les régions de la pure rêverie, si notre œil a peine à saisir les formes éthérées de ce personnage qui n’a de la femme que le nom, Régina, au dénouement, prend victorieusement sa revanche. Malgré sa naissance, elle aime en vraie Transteverine ; elle ne comprend pas l’abandon qui veut s’appeler générosité. Le cri de la passion rachète à mes yeux toute l’indécision des premières pages ; il y a dans la douleur, dans la colère de Regina, autant de honte que de regret. Elle rougit de l’homme qu’elle a choisi, qui ne méritait pas son amour ; elle rougit de n’être plus aimée. Cette liberté que Saluce lui rend, cette richesse qu’il lui renvoie en échange du bonheur, sont pour elle de mortelles offenses. C’est pourquoi j’accepte sans réserve la colère de Régina ; je regrette seulement que la conduite de Saluce rappelle d’une manière trop frappante la conduite de son ami à la Mergellina. Régina est abandonnée comme Graziella ; la fille du pêcheur et la princesse romaine sont traitées avec la même cruauté dans le cœur de Saluce comme chez l’auteur des Confidences, l’égoïsme a parlé plus haut que l’amour.

M. de Lamartine, en commençant ses Nouvelles Confidences, a cru devoir répondre aux reproches sévères qui lui avaient été adressés. Comme je suis au nombre de ceux qui ont blâmé le caractère de ses premières Confidences, je suis bien obligé de m’attribuer une part de sa réponse et d’en discuter les termes et la valeur. J’ai dit que les sentimens intimes du cœur ne méritent pas, à mes yeux, moins de respect que les vignes, les prés et les forêts transmis par héritage. J’ai dit qu’exposer au grand jour, raconter heure par heure, toutes ses affections, toutes ses souffrances pour sauver la terre où l’on a vécu, peut à bon droit s’appeler une profanation. À ce reproche, que je crois très fondé, que répond M. de Lamartine ? Il établit entre le public et ses amis une différence très subtile qui ferait honneur aux casuistes les plus consommés. Devant le public, être collectif, impersonnel, inconnu, il est permis de tout dire. Bien que la foule se compose de créatures intelligentes capables de comparer leurs émotions individuelles avec les émotions dont elles lisent le récit, M. de Lamartine soutient que la pudeur du cœur n’est pas un devoir devant la foule ; il va plus loin : à son avis, tout homme qui parle devant la foule, qui parle de lui-même, de ses amis, des femmes qu’il a chéries, qu’il a quittées, ne peut jamais se rendre coupable d’indiscrétion. Ainsi la parole recueillie par des milliers d’oreilles est une parole morte, une parole adressée aux vagues de l’Océan, que le vent emporte et balaie, une parole sans écho ; se confesser devant la foule, c’est converser avec soi-même ; qui oserait se plaindre ? qui oserait blâmer l’impudeur du pénitent ? La foule n’est personne, parce que la foule est tout le monde. Ah ! s’il s’agissait de parler devant un ami, devant trois auditeurs à visage connu, la franchise, poussée jusqu’à ses dernières limites, ne serait pas seulement une faute, mais un crime. Raconter notre vie à ceux qui ont vu les personnages du récit, c’est une action que la morale ne saurait amnistier ; dévoiler devant la foule, offrir à sa curiosité toutes les plaies de notre cœur, c’est une action indifférente, qui défie le blâme, qui ne peut blesser personne.

Telle est en peu de mots la théorie imaginée par M. de Lamartine pour sa justification. Je me suis efforcé de la reproduire dans toute sa crudité. Je ne crois pas avoir besoin de montrer tout ce qu’elle a de puéril. La distinction établie par M. de Lamartine peut se comparer aux distinctions combattues par Pascal dans ses Provinciales : il n’y a là rien de sérieux, rien qui mérite une réfutation. Affirmer que l’indiscrétion est en raison inverse du nombre des auditeurs, c’est tout simplement méconnaître la valeur des mots qui jusqu’ici ont été acceptés d’un consentement unanime, comme exprimant une pensée parfaitement claire, parfaitement définie ; c’est renverser toutes les notions du juste et de l’injuste, et s’attribuer un droit que la raison ne pourra jamais consacrer. M. de Lamartine avoue qu’il rougirait de raconter sa vie intime devant un cercle d’amis, et il parle sans rougir devant la France, devant l’Europe ! Que sa parole soit portée aux quatre coins du monde, plus elle retentira, plus sa conscience sera tranquille. C’est une étrange manière de se justifier. L’amertume de sa réponse, la colère qui respire dans cette singulière apologie, montrent assez clairement que sa cause ne lui paraît pas bonne. S’il avait conscience de son bon droit, s’il était vraiment sûr de n’avoir rien à se reprocher, il parlerait d’une voix plus calme, il arrangerait ses pensées dans un ordre plus logique, et surtout il ne se laisserait pas emporter jusqu’à dire : « Réjouissez-vous, battez des mains, vous qui m’avez blâme, vous qui m’avez accusé de sacrilège ! Toutes vos espérances, tous vos, souhaits sont dépassés. J’ai vendu le récit de mes souffrances, j’ai livré aux regards de la foule les plaies de mon cœur pour sauver les vignes et les forêts que j’avais reçues en héritage. Eh bien ! soyez contens, mon héritage n’est pas sauvé. Le salaire que j’ai recueilli n’a pas suffi pour les racheter ! » Ce mouvement oratoire étonnera le public sans le blesser, car, s’il se trouve dans la foule même que M. de Lamartine appelle impersonnelle bien des cœurs qui se sont associés à notre blâme, il n’y en a pas un qui se réjouisse de la pauvreté du poète. Cette foule qu’il croit indifférente n’a pas appris sans tristesse qu’il lui faudrait bientôt dire adieu à l’ombre séculaire de ses forêts.

La question morale épuisée, reste la question littéraire. L’autobiographie est-elle de la part des poètes un calcul bien entendu ? Je ne le pense pas, et mon avis repose sur des raisons tellement claires, qu’il sera, je crois, partagé par la majorité des lecteurs. Les poètes sont des êtres privilégiés. Le nom même qu’ils portent indique le don précieux qu’ils possèdent. Ils inventent, ils créent. Avec les débris de leurs souvenirs, agrandis, transformés par l’imagination, ils composent des scènes plus belles, plus animées, plus émouvantes que la vie réelle. N’est-ce pas manquer à leur vocation, n’est-ce pas déchirer leurs titres de noblesse, que d’exposer à nos yeux toutes les ruines où ils ont ramassé les pierres de leur édifice ? Craignent-ils de nous sembler trop grands ? Est-ce de leur part modestie ou présomption ? Est-ce pour ménager nos yeux qu’ils nous expliquent l’origine de leur génie ? Si d’aventure ils croient ajouter à leur grandeur en nous montrant leur point de départ, ils s’abusent étrangement. Pour les admirer, pour applaudir à leurs travaux, nous n’avons pas besoin de savoir quel jour, à quelle heure ils ont connu les souffrances communes de l’humanité. Ils sont hommes, ils ont vécu de notre vie, que faut-il de plus pour nous dévoiler la source de leurs émotions, de leurs souvenirs ? Le poète qui écrit le journal de sa jeunesse change un lingot d’or en monnaie de enivre. Il nous enseigne à ne voir dans son génie qu’une combinaison fatale d’élémens fournis par la vie réelle. M. de Lamartine n’a pas échappé aux conséquences que je signale. Il nous avait gâté Elvire dans Raphaël, et il rient de nous gâter Marthe dans Geneviève.

Quant au style des deux volumes qui m’ont suggéré ces réflexions, j’ai regret à le dire, loin d’être plus pur, plus clair, plus châtié que le style des premières Confidences et de Raphaël, il est encore plus verbeux, plus confus, chargé d’un plus grand nombre d’images inutiles ou, ce qui est pire encore, d’images qui ne présentent aucun sens. M. de Lamartine semble avoir pris à la lettre la réponse du maître de philosophie à M. Jourdain sur la différence des vers et de la prose. Il croit que tout ce qui n’est pas vers est nécessairement prose. Or, Molière, en écrivant la réponse du maître de philosophie, n’oubliait pas les conditions rigoureuses de toute prose bien faite, c’est-à-dire de toute prose vraiment digne de ce nom. L’harmonie et le nombre qui s’adressent à l’oreille, la clarté qui s’adresse à la raison, les images bien choisies qui donnent du relief à la pensée, ne figurent pas dans la définition de la prose donnée à M. Jourdain, et se trouvent pourtant dans la prose de l’Avare et de Don Juan comme dans la prose de Pascal et de Bossuet. Des images assemblées au hasard, si nombreuses, si éclatantes qu’elles soient, ne sont pas plus de la prose que des vers ; c’est un langage qui n’a pas de nom en littérature, que la rime n’excuserait pas et qui, sans la rime, n’est pas plus acceptable. Que M. de Lamartine ne se laisse pas abuser par la flatterie : depuis qu’il a renoncé à la poésie, il n’a pas écrit une page de prose. Ni l’Histoire des Girondins, ni les Confidences, ni Raphaël, ni Geneviève ne satisfont aux conditions que j’ai tout à l’heure énoncées. Or, ces conditions ne sont pas créées par une fantaisie ; elles sont respectées par toutes les nations qui possèdent une littérature ; elles étaient connues de l’antiquité, et l’Europe moderne, en les acceptant, n’y a rien changé. Ni la richesse du génie, ni l’abondance des souvenirs ne sauraient les modifier. M. de Lamartine, qui possède le don des vers, ne possède pas encore le don de la prose. Essaiera-t-il de conquérir par l’étude ce don nouveau que les abeilles n’ont pas déposé sur ses lèvres ? Je n’ose l’espérer.


GUSTAVE PLANCHE

  1. Librairie de Michel Lévy, rue Vivienne.