Les Roses refleurissent/15

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Librairie Plon, Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 186-196).


XV


M. Marcenat faisait preuve d’une pondération toute philosophique, en rapportant d’une manière si mesurée et si optimiste la chaude collision de la veille.

Des contretemps répétés l’avaient contraint à reculer, de jour en jour, une explication délicate, pour laquelle il souhaitait trouver sa sœur en bonnes dispositions. Enfin résolu à en finir avec une question qui lui pesait, il prit soin, en arrivant rue du Puygarreau, de faire condamner la porte. Et seul avec Mme Dalyre dans le salon, froid, solennel et cossu, où elle s’alanguissait, la majeure partie du temps, sur une chaise longue, Vincent Marcenat commença de plaider sa propre cause.

— Edmée, j’ai à te dire des choses très imprévues. D’abord une nouvelle qui va t’affecter, certainement.

— Mon Dieu, s’écria-t-elle avec un haut-le-corps, encore une dégringolade de valeurs où je vais perdre quelque chose…

— Non, non, rassure-toi. Il ne s’agit pas d’affaires d’argent. L’épreuve qui s’approche me vise seul, et elle sera plus rude à supporter pour moi que la ruine la plus complète.

— Tu me fais peur ! balbutia Mme Dalyre, abandonnant la position horizontale pour s’asseoir sur le bord du lit de repos. Que crains-tu ? Qu’arrive-t-il ? Parle vite.

— Je suis menacé de perdre la vue.

Elle jeta un cri d’épouvante, en levant ses deux mains de chaque côté de sa tête.

— Toi ? Juste ciel ! Mon pauvre Vincent ! Oh ! est-ce possible ? Ce serait affreux…

Il la vit bouleversée et touchée sincèrement. Alors, il donna libre cours aux angoisses qui, depuis plus de trois ans, à l’insu de tous, le tenaillaient. Il raconta les frayeurs qui le poursuivaient nuit et jour, la tristesse de voir s’effacer les couleurs et se brouiller les lignes, les réveils en panique, l’inondant de sueur froide, avec la crainte affreuse d’une cécité subite, la fièvre dont il tremblait jusqu’à ce que la fusée de l’allumette lui prouvât que la lumière restait encore perceptible.

Mme Dalyre, tout à fait terrorisée, repoussait du geste ces images sinistres.

— Mon pauvre ami, tu t’hallucines ! Je t’en prie, ne dis pas de pareilles choses ! Tu me fends le cœur. C’est tellement cruel ! Ménage-moi !

Vincent Marcenat ne s’arrêta pas à démêler le sentiment d’égoïsme qui perçait à travers cette commisération. Mais il jugea sa sœur suffisamment ébranlée par ce premier coup pour que l’effet du second choc s’en trouvât amorti.

— Tu t’exagères peut-être la gravité de ton état ? As-tu consulté sérieusement ? Il faut t’adresser aux spécialistes les plus en renom de Paris ou d’ailleurs… quel que soit le prix de leurs soins… N’hésite pas !

Ces conseils, de la part de Mme Dalyre, confinaient à la magnanimité. Ainsi que l’avait discerné la clairvoyante Caroline, la veuve était fort attachée aux intérêts positifs. Elle considérait déjà la fortune de son frère comme le patrimoine de ses enfants. Et elle se montrait fort généreuse en autorisant M. Marcenat à user de son bien.

— La science et l’habileté des praticiens peuvent rester impuissants, répondit Vincent, en secouant la tête.

— Oh ! ne pense pas cela. C’est atroce ! On te guérira ! On trouve remède à tout, aujourd’hui.

— Le ciel t’entende ! Mais, je ne sais pourquoi, je suis persuadé du contraire… Et je m’accoutume à regarder mon malheur en face… et à m’y préparer.

— Les pressentiments ne signifient rien. Tu me fais un mal ! Pourtant, tu sais bien que les secousses violentes me sont funestes !

Et Mme Dalyre appuya la main sur son corsage de satin aubergine, pour contenir les ébats de son cœur.

— Pardonne-moi, Edmée. J’ai refoulé, aussi longtemps que possible, ces inquiétudes que j’évitais de discuter avec moi-même… Mais le mal progresse, l’inévitable terme approche. Aussi, en prévision des plus redoutables hasards, j’ai songé à prendre, d’ores et déjà, mes précautions. Sur le bord de la nuit perpétuelle, je me suis assuré d’un guide.

— Un guide ! se récria-t-elle, interloquée. Allons, tu n’en es pas là !

— Mais j’y arriverai, très vraisemblablement. Et ce serait tomber dans la mort anticipée et dans le chaos, s’il me fallait rester ainsi bloqué, dans les ténèbres, sans une sympathie intelligente à mes côtés… Tu es trop souffrante, ma chère Edmée, pour exiger de toi cette aide incessante… Mais, quoi qu’en disent les incroyants, il est une Providence. Et elle m’a fait rencontrer la sympathie désirée.

Un soupçon effleura Mme Dalyre. Elle tendit le cou, comme pour un mouvement de déglutition difficile, les yeux arrondis.

M. Marcenat s’approcha d’elle et, d’un ton ému, poursuivit :

— Ton fâcheux état de santé m’a empêché de te faire plus tôt cette communication, ma bonne Edmée. Tout ce que je viens de te confier m’a déterminé, d’une façon bien inopinée, à un mariage.

Si la foudre avait crevé, à cette seconde, le plafond à caissons sculptés et pulvérisé le mobilier Louis XIV, doré et cramoisi, Mme Dalyre n’eût pas montré une physionomie plus consternée. Le remariage de son frère n’avait jamais figuré, dans ses comptes d’avenir, au nombre des probabilités admissibles. Elle pensait que la prime expérience conjugale de Vincent le détournerait d’en risquer une seconde. Elle se plaisait à espérer qu’elle et son frère uniraient leurs solitudes ; ses fils, seuls héritiers présomptifs, seraient comme les enfants d’adoption de leur oncle. Et voilà que Vincent se soustrayait à ces combinaisons, arrangeait sa vie à sa guise !

Une prompte révolte suivit cette dépression. Mme Dalyre se redressa dans une attitude indignée.

— Un mariage !… Et c’est chose arrêtée déjà quand tu daignes enfin m’en prévenir ! Ah ! Vincent, tu m’avais habituée à plus d’égards !

Il se défendit, très malheureux de ces reproches.

— J’avais l’intention de t’avertir quand je suis allé te voir aux Sables. Malheureusement, je t’ai trouvée alitée, malade, énervée. J’ai attendu que tu fusses en paix, ici, près de moi. Ne m’en veuille pas ! Cela me soulage tant de me confesser à toi !

La veuve essuya, du coin de son mouchoir, avec une application emphatique, deux pleurs que le feu de la colère avait déjà séchés.

— Ne t’ai-je pas toujours consulté en tout, moi ? récrimina-t-elle… Et en une chose si capitale, tu me traites comme une indifférente… Mais, passons… Est-ce que je connais, au moins… la… la personne ?

— Un peu… Tu as dû la voir à Lusignan. C’est la sœur d’Adrien Gerfaux.

Mme Dalyre laissa tomber entre ses genoux ses mains crispées sur son mouchoir. Dans sa figure anguleuse, sa bouche et ses yeux formèrent trois O sombres. Elle proféra, avec l’horreur de quelqu’un qui répète un propos blasphématoire :

— La sœur d’Adrien Gerfaux, le musicien ? Non… Ce n’est pas vrai ?

Il était venu, l’instant critique, secrètement redouté ! À quoi servait à M. Marcenat de connaître les règles de la dialectique et de l’éloquence, puisqu’il n’avait pu les employer à prévenir cet éclat ? Le cœur froid, mais l’air et la voix calmes, il redit posément :

— C’est bien de Mlle Gerfaux que je parle. Je l’ai vue, très jeune, prouver les qualités les plus sérieuses et les plus rares. Elle sait quelle infortune s’abat sur moi. Et elle a l’extrême dévouement de m’accorder son secours.

Mme Dalyre laissa échapper un rire sec, et frappa des mains pour un bravo dérisoire.

— L’admirable dévouement… qui sera largement indemnisé ! Je comprends maintenant pourquoi l’on ne te permettait pas de me prévenir plus tôt !… On craignait trop que je parvinsse à te démontrer ta folie… Comme un homme se laisse abuser naïvement !

M. Marcenat devint blême, et levant la main avec autorité :

— Arrête-toi, Edmée. Ne jette pas, entre nous, des propos que tu regretterais, à tête reposée, et dont le mauvais souvenir fermenterait dans notre mémoire. Surtout garde-toi des jugements précipités et injustes. Mlle Gerfaux, loin de m’empêcher de t’instruire de mon dessein, m’en a elle-même pressé. Et je ne cède nullement à un caprice, comme tu l’imagines. Je te le répète : Estelle Gerfaux me paraît la seule femme capable de m’aider, dans les circonstances douloureuses qui peuvent me réduire à un état d’infériorité et de dépendance très pénible. Je l’estime, et elle-même m’a toujours témoigné la plus grande confiance.

— Mais comment veux-tu que je lui fasse mérite de t’épouser ? Voyons, mon ami, considère les choses sous leur vrai jour… Qu’était son père ?… Une sorte d’entrepreneur qui n’avait même pas passé par l’École des Beaux-Arts et qui est mort presque insolvable… Songe à ce que représente Vincent Marcenat, pour la sœur d’un petit organiste !… Je trouverais tout naturel que tu te remaries, mon Dieu ! Mais que cette union soit au moins assortie à ta situation ! Cette jeune fille n’est pas de notre monde !

M. Marcenat, le front labouré de plis, céda à l’irritation qui lui tiraillait les nerfs, et sardonique à son tour :

— « Pas de notre monde ! » Voilà précisément ce que durent objecter les Tintaniac, quand un petit avocat roturier demanda en mariage la fille de ces hobereaux gascons. Et l’aristocratique famille, tenant à distance l’entourage bourgeois de ce jeune homme candide, te jaugea toi-même avec ce dédain que tu manifestes, à ton tour, pour Mlle Gerfaux.

L’ironie frappait trop juste, et rappelait de trop cuisantes humiliations, pour ne pas mortifier considérablement Mme Dalyre. Mais, décontenancée de voir son frère dans cette posture défensive, elle transposa sa fureur et sa vexation sur le mode pathétique.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria-t-elle, s’abattant sur sa chaise longue, la figure dans les coussins, que je suis malheureuse. Mon frère m’abandonne ! Voilà qu’une étrangère s’introduit entre nous et l’indispose contre moi !… Que ne suis-je morte avant d’avoir enduré cela ! C’est trop ! C’est trop amer !… J’ai pourtant traversé assez d’épreuves, déjà !

Et elle récapitulait, avec de longs sanglots, les vicissitudes de sa vie entière. Veuve jeune encore, avec deux fils à élever, des responsabilités sérieuses pesant sur elle, ne s’était-elle pas montrée, constamment, à la hauteur de ses devoirs ? Méritait-elle qu’on la rabaissât ainsi, et qu’on la mît de côté ?

Vincent eut beau protester de ses sentiments fraternels avec les plus tendres instances, Mme Dalyre était décidée à se trouver la plus misérable des créatures. Elle s’agita si bien et se frappa si fort l’esprit qu’elle pensa tomber en convulsions, réellement. M. Marcenat, au supplice, dut appeler la femme de chambre à la rescousse. L’éther, les sels entrèrent enjeu… Telle fut l’issue assez piteuse de ce colloque.

Cependant si Mme Dalyre, personnelle, habituée à faire prévaloir ses volontés, se conduisait comme beaucoup de femmes médiocres, d’après un petit nombre d’idées restreintes et d’intérêts terre à terre, elle n’était ni absolument sotte, ni consciemment malfaisante. Elle ne possédait pas le grand cœur et l’intelligence étendue de son frère, mais elle avait le mérite de reconnaître la supériorité de Vincent.

Plusieurs nuits portèrent conseil. Dans l’accalmie qui suivit la crise, elle mena une enquête discrète, s’informa des Gerfaux et surtout d’Estelle. Elle entendit reconnaître celle-ci comme une fille modeste, volontiers effacée, courageuse, qui s’était surtout signalée par son complet oubli de soi-même dans les tribulations des siens…

Il lui fallut bien admettre, bon gré mal gré, que ce mariage disproportionné n’avait, tout au moins, rien d’avilissant. Ce qui persuada surtout Mme Dalyre de poser les armes, ce fut la conviction que son hostilité ne servirait qu’à rendre la scission irrémissible entre elle et Vincent, et n’arrêterait point celui-ci. Elle ne put supporter l’idée d’une rupture. Elle aimait son frère sincèrement… Et puis, à quoi bon pousser les choses au pis ? Sait-on les surprises de l’avenir ?… Et comme l’ont fait les plus grands politiques, en cas de force majeure, l’orgueilleuse veuve se résigna à accepter ce qu’elle se savait impuissante à empêcher…

Cinq jours après, sans reprise de la pénible scène, M. Marcenat eut la surprise de recevoir un petit carton, accompagné de ce billet : « Donne, de ma part, ce col de vieux Venise à Mlle Gerfaux, et dis-lui que je la recevrai dès que ma santé le permettra… »

Avec quel empressement Vincent transmit, à la destinataire, message et cadeau — la guipure représentant, en l’espèce, le rameau d’olivier symbolique, annonçant la paix et la concorde à venir !… Estelle respira plus à l’aise, en sachant la situation nette, mais elle se réjouit surtout de voir s’éclairer, d’un rayon fugitif, la mâle figure, creusée et pâlie par le rongement des secrètes inquiétudes.