Les Royalistes du midi sous la révolution/01

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Les Royalistes du midi sous la révolution
Revue des Deux Mondes3e période, tome 44 (p. 163-195).
LES
ROYALISTES DU MIDI
SOUS LA RÉVOLUTION

I.
LA CONSPIRATION DE SAILLANS[1].

L’origine du complot dont nous allons faire revivre les péripéties remonte au mois d’août 1790. À cette époque, à la suite des massacres de Nîmes, dont l’écho se perdit dans le bruit des solennités commémoratives de la prise de la Bastille et des fêtes de la fédération, des gentilshommes et des prêtres du Gard, de la Lozère et de l’Ardèche conçurent le projet d’opposer une énergique résistance aux excès de la révolution. Sous le prétexte de renouveler le serment civique du 14 juillet, en réalité pour énumérer les forces dont ils pourraient assurer l’appui à la cause royale, ils convoquèrent dans la plaine de Jalès, au milieu des montagnes du Vivarais, toutes les gardes nationales de ces contrées. Vingt mille hommes environ répondirent à leur appel, s’engagèrent devant un autel dressé en plein air à défendre la nation, la loi, le roi et ne se séparèrent qu’après avoir bruyamment manifesté leurs sentimens royalistes et catholiques. L’année suivante, au mois de février, on les appela de nouveau. Cette fois, le caractère de la manifestation fut moins platonique. Les organisateurs du camp de Jalès ayant formé entre eux une association puissante, provoqué des adhésions à leur entreprise dans toutes les grandes villes du Midi, rêvaient une insurrection générale, une marche rapide sur Paris, la dispersion de l’assemblée nationale et le rétablissement de l’ancien régime. Mais ils avaient trop présumé de leurs forces. La rigueur de l’hiver, la défectuosité de leurs plans, ne leur permirent pas de réunir plus de six mille hommes, que la parole énergique et sensée d’un chef de légion dispersa avant l’arrivée des troupes envoyées contre eux par les directoires de l’Ardèche et du Gard.

La conjuration étouffée dans son berceau, ceux qui l’avaient préparée furent décrétés d’accusation. Les uns demeurèrent cachés dans les montagnes de leur pays, les autres parvinrent à gagner l’étranger. Un seul, M. de Malbosc, ancien conseiller au présidial de Nîmes, périt massacré dans la citadelle du Pont-Saint-Esprit, où il était détenu. Ceux qui lui survécurent, vaincus, mais non découragés, s’étaient, en se séparant, juré de travailler sans repos ni trêve au triomphe de la cause sacrée pour laquelle ils avaient pris les armes et de recommencer la guerre dès qu’ils trouveraient une occasion propice pour la faire avec plus de fruit. La conspiration de Saillans fut l’accomplissement de cette promesse.


I.

C’est un étrange et saisissant tableau que celui de l’émigration française à Coblentz. En 1791, sur le conseil de M. de Calonne et après un morne séjour de dix-huit mois chez son beau-père à la cour de Turin, le comte d’Artois était venu s’installer dans cette petite ville, résidence de l’électeur de Trêves. M. de Calonne lui-même n’avait pas tardé à le suivre, traînant après soi tout un flot de gentilshommes émigrés. Puis, le 27 août de la même année, au lendemain de la convention de Pilnitz, Monsieur, comte de Provence, arrivait à son tour, afin de prendre la direction suprême de la contre-révolution, dont les imprudentes ardeurs et les sottes intrigues allaient précipiter la perte de la famille royale, captive dans Paris.

Dès ce moment, Coblentz devenait le grand rendez-vous de l’émigration, le foyer de tous les complots ourdis contre la république, le centre des armemens à l’aide desquels on espérait la vaincre. A Paris même, sous les yeux des clubs et de l’assemblée nationale, on embauchait des hommes pour Coblentz. A tout officier ou soldat qui voulait s’y rendre le rédacteur de la Gazette de Paris offrait une prime de 60 livres. Les volontaires étaient d’abord dirigés sur Metz. Ils faisaient la route à pied, à cheval ou en voiture, s’arrêtaient à chaque étape, dans des auberges qu’on leur désignait à l’avance, où ils trouvaient des encouragemens et des secours. A Metz, à l’hôtel du Faisan, on leur fournissait les moyens de gagner Coblentz, Worms ou Manheim.

De Paris en Lorraine, ce n’était sur les chemins que bandes de déserteurs. Loin de dissimuler leur qualité, ils affectaient dans chaque ville qu’ils traversaient de faire sonner bien haut leurs espérances, et, si c’était un dimanche, d’aller à la messe des prêtres non assermentés. Leur nombre était considérable, manifeste l’impuissance de les arrêter tous ; on ne s’opposait pas à leur marche vers la frontière. Bientôt, il est vrai, sur les plaintes du maréchal de Luckner, qui redoutait à toute heure d’être attaqué par un corps d’émigrés, des ordres étaient donnés pour barrer la route aux déserteurs, pour surveiller les étrangers, soupçonnés presque tous d’être les agens de l’émigration; les patriotes d’Alsace et de Lorraine s’engageaient même à les retenir et à les garder jusqu’à ce que les Parisiens allassent les reprendre. Mais la rigueur de ces mesures ne désarmait pas l’audace des émigrés. On en rencontrait jusque dans les rues de Strasbourg, venus là pour assister à la parade.

Les officiers et les soldats raccolés pour le compte des armées royales du dehors n’étaient pas seuls à quitter la France. La société les suivait ; la noblesse imitait les princes et beaucoup de bourgeois, des petites gens, imitaient la noblesse. On émigrait par ton, par misère ou par peur. Une jeune femme, rencontrée dans une diligence par un agent secret du gouvernement et interrogée par lui, répondait : « Je suis couturière; ma clientèle est partie pour l’Allemagne; je me fais « émigrette » afin d’aller la retrouver. »

Il y avait des Français en Angleterre, en Espagne, en Suisse, en Sardaigne, en Italie, en Russie et même en Amérique; mais c’est à Coblentz que se rendaient tous ceux qui aspiraient à jouer un rôle, les politiques, les militaires, les usuriers, les fournisseurs, et avec eux les plus ardens amis du roi, convaincus qu’ils parviendraient à le délivrer. Vainement, celui-ci faisait écrire à l’électeur de Trêves, son oncle, qu’il se brouillerait avec lui s’il persistait à donner asile aux émigrés ; vainement, il sommait ses frères de rentrer en France ; ils lui répondaient que, privé de sa liberté, il ne pouvait exiger qu’ils considérassent ses exhortations et ses ordres comme l’expression fidèle de son désir et qu’en conséquence, ils n’avaient pas à en tenir compte. Pendant ce temps, les rivalités que la terreur naissante avait suspendues aux Tuileries renaissaient avec une vivacité nouvelle à Coblentz, où M. de Breteuil ne tardait pas à paraître. Malgré sa présence, M. de Calonne les dominait toutes, fort de l’appui des princes et de la confiance de l’Europe, à laquelle il adressait manifestes sur manifestes.

Autour de Monsieur et de son frère, confortablement établis dans le château de Schumberloust, mis à leur disposition par le prince-électeur, il créait une cour, faisait revivre le cérémonial de celle de France, les grandes charges, la maison militaire des princes, leurs pages, leurs mousquetaires, leurs chevau-légers, le guet de leurs gardes, monté sur des chevaux à courte queue, portant l’uniforme vert, avec paremens, revers et collet cramoisi, galonnés en argent. Puis il constituait un ministère, gardait pour lui les affaires étrangères, la police et les finances, confiait la guerre au maréchal de Broglie, se substituait à l’électeur de Trêves dans le gouvernement de la principauté, s’arrogeait le droit sur cette terre hospitalière qui donnait asile à ses princes et à leurs partisans, de faire arrêter et emprisonner des officiers français, — il y en eut jusqu’à deux cents dans la forteresse, — négociait avec l’Europe, cherchait à contracter un emprunt. En un mot, il devenait l’âme de cette société affolée, où d’avides ambitions exerçaient leur empire, où l’on vivait dans l’espoir de reconquérir la France, — espoir chimérique, entretenu cependant par l’attitude des puissances, et surtout par les encouragemens du roi de Suède, ce Gustave III, destiné à un trépas tragique, qui embrassait avec ardeur la cause des Bourbons dépossédés.

En même temps qu’il créait une cour et un gouvernement, M. de Calonne créait une armée, obligeait tout émigré venu à Coblentz à s’enrôler ou à déguerpir, vendait des compagnies, des brevets, des grades, beaucoup plus préoccupé de se créer des ressources que de confier le commandement aux plus dignes, glorifiant ainsi la puissance de l’argent et inaugurant un système de vénalité qui indignait les vieux militaires.

Dans cette armée improvisée, on comptait des centaines d’officiers, chefs sans soldats pour la plupart, car encore qu’on annonçât chaque jour l’arrivée de vingt régimens partis de France, les troupes manquaient à ces cadres trop brillans. Les uns affichaient avec ostentation un luxe effréné ; les autres, oisifs, inquiets, turbulens, préludaient aux privations et aux souffrances que leur réservait l’avenir. Chaque engagé recevait dans l’infanterie 45 livres, dans la cavalerie 75. Les plus riches étaient invités à abandonner leur solde à la caisse au profit des plus pauvres. Mais, en dépit de ces sacrifices demandés au dévoûment personnel, l’armée coûtait gros. Si souvent manquaient les moyens de vivre que l’électeur de Trêves, qui déjà fournissait la presque totalité de l’ordinaire des princes et de leur suite, avait dû prendre le parti de faire distribuer chaque jour des rations de viande et de pain aux troupes cantonnées sur son territoire.

Mais c’est surtout au camp de Condé, fort de plusieurs milliers d’hommes, que la misère était grande. Les princes de cette maison tentaient vainement d’emprunter sur les biens qu’ils possédaient en France. Ils ne trouvaient pas de banquiers sérieux. Ils étaient réduits aux expédiens, contraints de s’adresser à de véritables marchands d’argent qui leur prêtaient en quelque sorte à la petite semaine, lis faisaient un jour demander à un tailleur de Manheim s’il lui conviendrait de confectionner deux mille uniformes, habits à paremens et revers gros bleu, culottes jaunes, gilet rouge, boutons fleurdelisés. Le tailleur répondait affirmativement, sous la condition qu’il serait payé d’avance, et cette condition suffisait à mettre en fuite l’envoyé des princes, qu’elle surprenait à sec. Ils sollicitaient des secours de tous côtés. Ces secours arrivaient presque abondans, — car certains souverains, Catherine de Russie notamment, se montraient généreux, — moins abondans cependant que les besoins auxquels il était urgent de pourvoir.

Le temps, au lieu d’alléger cette détresse, ne faisait que l’aggraver; elle empêchait les princes d’accueillir tous les dévoûmens qui allaient à eux. Dès la fin de 1791, une foule de gentilshommes dauphinois attendaient à Berne qu’on réclamât leurs services. Lassés d’attendre, ils envoyaient à Coblentz une députation chargée d’offrir leur concours. Celle-ci revenait bientôt, l’oreille basse, rapportant un simple encouragement à se former en compagnies et, à patienter ainsi, soit en France, soit en Suisse, jusqu’à ce qu’on pût les utiliser.

L’oisiveté, les bruyans espoirs, la hâte de sortir de la misère engendraient de regrettables désordres, à travers lesquels grondait une sourde impatience. Elle accusait déjà de trahison les conseils des princes, « intrigans de l’espèce la plus vile, vieux courtisans gorgés d’or, gentilshommes abîmés de dettes, » auxquels elle imputait les retards que subissaient les projets caressés par la masse des émigrés. « La maison brûle et Coblentz délibère, s’écriait Suleau dans son journal ; Coblentz, tu marcheras, ou je te vouerai au mépris et à l’indignation de tout ce qui porte un cœur français. »

L’impatience dont nous relevons au passage les symptômes donnait naissance à bien d’autres rumeurs. Non-seulement on se plaignait d’être trahi, mais encore on racontait que des espions à la solde de M. de Jaucourt allaient rapporter à Paris ce qui se faisait à Coblentz. Un gentilhomme corse, le comte de Cardo, formulait ces griefs avec une si injurieuse précision que l’électeur de Trêves, indigné, le faisait mettre aux arrêts. De leur côté, MM. de Calonne et de Jaucourt s’évertuaient à démontrer que l’Europe seule les empêchait d’agir. Elle était lente, en effet, à réaliser les espérances qu’avaient d’abord données son langage et son attitude. Elle hésitait, tergiversait, sous l’influence du roi de Prusse, qui ne voulait s’engager à fond qu’à la condition de tirer de son intervention quelque profit. Il n’avait pas une grande foi dans la sagesse des émigrés; il était bien loin de leur témoigner les mêmes bontés que l’électeur de Trêves. Il faisait déclarer au cercle de Franconie qu’il ne les regardait pas « comme une puissance en état de guerre à qui il faille accorder libre passage, mais comme des malheureux fugitifs qui recourent aux droits de l’humanité, et qu’en conséquence, il ne souffrirait pas qu’ils se trouvassent en armes sur son territoire ni qu’ils séjournassent dans ses états. » On trouve d’ailleurs le fond de sa pensée dans les conseils qu’il leur faisait donner.

— Le rétablissement de Louis XVI sur son trône est l’objet du vœu général de l’Europe, disait un de ses envoyés à quelques-uns des amis les plus exaltés des princes; mais ne serait-il pas de la justice comme de la prudence de faire à la nation le sacrifice de certains abus de l’ancien gouvernement?

— Monsieur, lui répondait-on, pas un seul changement, pas une seule grâce. Nous savons que le roi de Prusse se laisse approcher par des hommes séduisans et dangereux. Il serait affligeant qu’il leur laissât prendre de l’influence, car « les monarchiens » sont aussi criminels à nos yeux que les démagogues.

Quelquefois, la bruyante uniformité de la vie des émigrés était troublée tout à coup : le 22 novembre 1791, par exemple. Le bruit se répandait ce jour-là que Louis XVI était parvenu à quitter Paris et à sortir de France avec une armée de cent mille hommes. La nouvelle arrivait en même temps à Coblentz, à Worms, à Manheim. Les têtes s’échauffaient, ivres de joie. A Coblentz, on mettait les cloches en branle; les rues s’emplissaient de gens qui s’embrassaient en riant et en pleurant. Monsieur et son frère se trouvaient en ce moment chez l’électeur. Les émigrés s’y transportèrent en grand nombre. Monsieur confirma gravement la nouvelle de la délivrance du roi. En un clin d’œil, la ville fut pavoisée de drapeaux, on convoqua les Français à l’église pour y assister à un Te Deum solennel. Le soir, des lampions s’allumèrent à toutes les croisées, pendant que les émigrés faisaient leurs malles et s’apprêtaient à partir. La nuit passa sur ces grandes nouvelles; mais le jour suivant les démentit et, en brisant de si radieuses espérances, rendit plus vifs le découragement, les défiances, la tristesse des officiers.

A la suite de cette cruelle désillusion, l’indiscipline s’accrut. Il fallut prendre des mesures pour la faire cesser. On renvoya plusieurs émigrés ; on en emprisonna d’autres qui appartenaient à l’armée. Des ordonnances sévères furent édictées pour maintenir l’ordre. Du même coup, on prohiba le jeu, qui exerçait ses ravages parmi les militaires ; en outre, tous ceux qui portaient un uniforme furent impérieusement invités à se rendre à la messe le dimanche.

Au cours de ces complications, la politique ne chômait pas. Les négociations qu’il avait engagées avec l’Europe absorbaient M. de Calonne, mais sans grand profit. Il adressait de pressans appels aux armes étrangères, les tournait et les poussait contre la France avec une ardeur qui indignait les patriotes et arrachait à Cazalès ce cri navré, un jour qu’il avait vu dans les rues de Coblentz des émigrés en extase devant les Prussiens : « Malheur à qui appelle l’étranger dans son pays ! »

Monsieur et le comte d’Artois appuyaient de tout leur crédit auprès des grandes puissances le ministre investi de leur confiance, qui travaillait avec eux tous les jours. Au reste, ils vivaient à Coblentz comme ils avaient vécu à Paris. Chacun d’eux avait son cercle et sa cour, le comte d’Artois chez madame de Polastron, si belle, si bonne, si dévouée à ses amis et auprès de qui il retrouvait les siens, François d’Escars en tête ; Monsieur chez la comtesse de Balbi, attachée à la maison de Madame et où se réunissaient chaque soir autour de lui le duc d’Avaray, le duc de la Châtre, le duc de Gramont, MM. de Vergennes et de Mesnard. Entre les deux salons, ce n’étaient que cabales, commérages, jalousies et rivalités. On aimait Mme de Polastron, qui n’obéissait en toutes choses qu’à son cœur ; on redoutait Mme de Balbi, qu’on savait en possession de la faveur de Monsieur, en même temps qu’habile à s’en servir au profit de ses intrigues et de ses ambitions. Le prince se rendait chez elle tous les soirs, à l’heure où elle revenait de chez Madame. Une nombreuse société attendait la favorite dans sa propre maison. Elle faisait sa toilette devant tout le monde ; on la coiffait, on lui passait sa chemise, sa robe, ses bas, si vite que personne n’y voyait rien. Monsieur, assis en face du feu, jouait avec sa canne, dont il glissait, par une vieille habitude, l’extrémité dans son soulier ; il contait des anecdotes, commentait les scandales du jour, provoquait aux jeux d’esprit et aux bouts rimes. Sur le tard, quand on n’allait pas faire acte de présence à la comédie allemande ou chez le prince électeur, on mettait les combinaisons politiques sur le tapis ; là, venaient aboutir tous les échos de la ville, ces cancans inventés par l’oisiveté des émigrés, comme cette accusation lancée sans preuves contre M. Dietrich, maire de Strasbourg, d’avoir voulu faire empoisonner le roi de Prusse, ou ce propos de M. de Chauvigny, qui se vantait, après un duel, « d’avoir percé la bedaine à ce grand coquin de Lameth. »

Tels étaient les passe-temps de l’émigration, ses joies et ses souffrances. Jusque-là, du moins, un immense espoir rendait légères de trop réelles privations. On croyait à un heureux avenir, à un prochain retour en France ; on armait, on exerçait les troupes. Si Coblentz était la cour, Worms était le camp. Dans l’un et l’autre endroit, on bravait, on défiait la révolution; on discutait des plans de campagne, des projets de marche sur l’Alsace, la Flandre et Paris, dont la réalisation devait se combiner avec les soulèvemens du Midi, docile à la voix des organisateurs du camp de Jalès. «Nous étions proscrits, écrivait-on à l’électeur de Trêves, et vos bienfaits nous ont créé une nouvelle patrie. » On tenait un langage analogue à Catherine, à l’empereur, au roi de Prusse, à Gustave III, dont les représentans accrédités auprès des princes se plaisaient à entretenir les illusions des émigrés, en disant comme eux que la révolution ne durerait pas.

Plus tard, quand, après la campagne de l’Argonne et la retraite de Brunswick, l’armée des émigrés aura été licenciée, la misère étendra sa main sur eux; avec elle apparaîtra le lugubre cortège des maux qu’elle engendre. Expulsés de la plupart des villes qui leur avaient accordé l’hospitalité, les émigrés, après avoir tenté en vain de rentrer dans leur patrie, devront travailler pour vivre ou pâtir faute de travail. Les uns deviendront la proie des usuriers; les autres souffriront le froid et la faim. On en verra, las de se plaindre, se rendre le service de s’ôter mutuellement la vie, se percer le cœur ou tomber brisés au milieu de quelque grande route couverte de neige. Il en est même qui se feront voleurs pour se nourrir. A Liège, à Aix, à Cologne, leur détresse sera si lamentable que les habitans de ces villes craindront de les voir se livrer au brigandage et iront jusqu’à accuser quelques-uns de ces malheureux de vouloir piller l’abbaye de Siegbourg.

Les princes et les grands n’échapperont pas à ces amers destins. A Dusseldorf, le comte d’Artois se verra menacé par un marchand de chevaux d’être arrêté et incarcéré pour dettes; les domestiques du prince de Condé l’abandonneront en emportant ses effets, « pour se payer de ce qui leur est dû, » et parmi tant de misères, s’élèvera ce cri enregistré par un contemporain : « Si quelque historien fait un jour le récit de tout ce que nous avons souffert, la postérité prendra ce récit pour un roman. »

Au commencement de 1792, l’émigration n’avait pas encore revêtu cette physionomie pitoyable et tragique. La cour de Coblentz avait une apparence de force qui suffisait à tromper également les amis et les ennemis de la révolution. Elle attirait tous les hommes qui travaillaient en France au triomphe de la cause royale. C’est de Coblentz qu’ils attendaient des secours, c’est à Coblentz qu’ils venaient chercher des ordres.

Dans les premiers jours de janvier de cette année, un matin, parmi les nouveaux arrivans qui se présentaient à l’audience des princes, se trouva un personnage devant qui toutes les portes s’ouvrirent dès qu’il se fut fait connaître. Il se nommait Claude Allier, C’était un prêtre, à peine âgé de quarante-trois ans, curé-prieur à Chambonas dans l’Ardèche, ancien délégué aux élections pour les états-généraux de 1789, comme représentant du diocèse d’Uzès. Ce n’est pas seulement à ce titre qu’il était connu des princes ; ils le savaient en outre passionnément dévoué à leurs intérêts, en faveur desquels il avait provoqué en 1790 et en 1791 les deux rassemblemens de Jalès. A la suite du second, décrété d’accusation par l’assemblée nationale, il avait pu se soustraire aux poursuites dont il était l’objet, demeurer caché dans le Vivarais, y continuer l’organisation de la légion formidable dont l’idée lui était commune avec divers personnages de la contrée, parmi lesquels il faut citer son frère Dominique Allier, M. de Malbosc, mort précédemment, massacré au Pont Saint-Esprit, l’abbé de la Bastide de la Molette, chanoine d’Uzès, le chevalier de la Bastide, M. de Chabannes, le chevalier de Gratz, décrétés aussi d’accusation et réfugiés en ce moment à Chambéry, Rivière, procureur syndic de la Lozère, Jourdan-Combettes, de Borel, de Retz, l’abbé de Siran, Charrier, notables de ce département, dont la complicité dans la direction des mouvemens royalistes du Midi n’était pas encore connue.

L’accueil fait par les princes au curé de Chambonas fut digne des services qu’il leur avait déjà rendus. Le but de son voyage était de leur exposer la situation des provinces méridionales de la France, le résultat des efforts qu’il avait tentés pour secourir promptement le roi, et aussi de leur demander un chef qui vînt, en leur nom, se mettre à la tête des défenseurs de la monarchie. Sur leur demande, il développa ses plans. Il y travaillait depuis trois années. Il les avait médités et mûris dans le silence des veillées d’hiver. Il prétendait avoir recruté à Nîmes, à Montpellier, à Arles, à Mende, au Puy, dans le Comtat et dans le Vivarais soixante mille hommes affiliés à la confédération de Jalès, prêts à se lever à l’appel des chefs royalistes. Il croyait possible d’opérer, dans le Gévaudan et dans le Vivarais, à l’abri des monts qui donnent à ces pays l’aspect d’une inexpugnable forteresse, un rassemblement considérable, d’y créer des dépôts d’armes, des magasins de vivres et de s’y maintenir jusqu’au moment où les Espagnols pourraient opérer un débarquement sur les côtes du Languedoc. Dès ce moment, usant d’audace, désarmant les malveillans, il investirait Nîmes d’une part, le Puy de l’autre ; maître de ces deux points, il tiendrait le Midi et, en combinant ses mouvemens avec ceux des étrangers, il jetterait une armée sur Lyon et Paris. Que les provinces de l’Ouest imitassent cet exemple et la révolution périrait étouffée dans son berceau.

Afin de prouver qu’il ne se nourrissait pas d’illusions, il démontrait que l’état du Midi était propice à ce soulèvement. Déjà, au mois de novembre précédent, une conjuration militaire avait éclaté à Perpignan, dont le but était d’ouvrir la frontière aux Espagnols. Quoique ayant avorté, elle n’en prouvait pas moins que plusieurs régimens étaient résolus à prendre fait et cause pour le roi. Partout ailleurs, les populations, irritées par les violences révolutionnaires, exaspérées par les traitemens odieux infligés aux prêtres qui avaient refusé d’adhérer à la constitution civile du clergé, n’attendaient qu’un signal pour se révolter.

Arles, conservant le souvenir du sort heureux dont elle jouissait ayant la révolution, restait fidèle à la royauté. Dans la lutte toute locale engagée entre les monnediers et les chiffonistes, c’est-à-dire entre les patriotes et les contre-révolutionnaires, la victoire restait à ces derniers. Les partisans de la révolution dans le département des Bouches-du-Rhône entendaient les dominer, les écraser; ils allaient jusqu’à leur refuser de les comprendre dans la distribution de fusils ordonnée par l’assemblée nationale, jusqu’à menacer les femmes qui refusaient de reconnaître l’évêque constitutionnel. Les royalistes avaient répondu à ces provocations en se liguant avec les affiliés de Jalès, en leur envoyant des armes et de l’argent qu’ils faisaient venir d’Espagne par Aigues-Mortes. Avertis que les Marseillais organisaient une expédition contre eux, qu’ils avaient même pillé l’arsenal de Marseille pour se mettre en état de faire la campagne, ils se préparaient à la résistance, se fortifiaient, muraient les portes de leur ville, creusaient des fossés le long de l’enceinte, assuraient leurs communications avec la mer et réorganisaient la garde nationale de façon à réduire à l’impuissance l’action des patriotes.

A Montpellier, chef-lieu de l’Hérault, la haine des royalistes contre les prêtres constitutionnels entretenait la guerre civile. Pour défendre ceux-ci, une bande connue sous le nom de « Pouvoir exécutif » ou « patriotique » s’était formée. Elle avait maltraité les prêtres réfractaires, ceux qui allaient entendre leur messe, des femmes même. Au mois de novembre précédent, à l’occasion des opérations électorales, on s’était battu dans les rues. Il y avait eu des blessés et des tués, des maisons pillées. L’ordre ne s’était rétabli que grâce à l’énergie du général de Montesquiou. Appelé au commandement de l’armée du Midi, chargé d’observer les troupes sardes qui menaçaient d’entrer en France par la Savoie, il avait dû retarder son départ, suspendre les assemblées primaires et prendre des mesures rigoureuses pour disperser « la bande noire » et rétablir la paix publique. Mais, victimes d’excès de toute sorte, tels que menaces brutales et visites nocturnes, royalistes et catholiques, irrités contre la révolution, appelaient la délivrance.

Dans une autre ville de ce même département de l’Hérault, à Lunel, la situation était pareille, amenait des incidens analogues. Désarmés et opprimés par la municipalité, insultés par les paysans des villages protestans de la Gardonnenque, lesquels venus, le jour de la Toussaint, avides de pillage, avaient voulu fermer leurs églises et les contraindre à aller à la messe des prêtres assermentés, les catholiques criaient vengeance.

A Yssengeaux, dans la Haute-Loire, la population était en majorité dévouée à la couronne et prête à faciliter la marche de l’armée royale sur le Puy, où l’on pensait trouver des canons, des fusils, des munitions, des ressources variées et abondantes.

A Mende, dans la Lozère, les chefs royalistes tenaient encore les fonctions municipales. Le procureur-général-syndic, le commandant de la gendarmerie, appartenaient au parti. Ils correspondaient avec Villefort, où s’étaient réfugiés, ainsi que sur d’autres points de la province, beaucoup de prêtres réfractaires. L’évêque, Mgr de Castellane, avait refusé de prêter serment à la constitution civile et quitté son siège. Il s’était réfugié dans son château de Chanac, vieille demeure féodale, à quelques lieues de Mende. De là, il avait adressé à ses diocésains une lettre pastorale dont le tribunal de Florac s’était ému au point de mettre le vénérable prélat en accusation. Sauvé par l’amnistie du 24 septembre des effets de ce décret, considéré comme démissionnaire, il restait à Chanac, où des paysans armés à ses frais s’exerçaient au maniement du fusil dans la cour de son château sous la surveillance d’un ancien membre des états-généraux, le notaire Charrier, maire de Nasbinals, petit village situé au-delà de Marvejols, sur le plateau des montagnes d’Aubrac.

Toutes ces villes se donnaient la main. Elles avaient leur centre d’opération dans le Vivarais, en pleine vallée de Jalès, où les royalistes occupaient le château de ce nom, siège de leurs premiers rassemblemens, et celui de Bannes, antique et superbe résidence seigneuriale de la famille du Roure, planté sur des rochers escarpés, à l’entrée d’un gros bourg. Elles étaient prêtes, disait Claude Allier, à se lever à la voix du chef qui s’adresserait à elles au nom du roi et des princes ses frères. Il ajoutait que les royalistes ne trouveraient devant eux que des troupes faciles à vaincre, quelques milliers de soldats d’infanterie, affaiblis par la désertion et l’indiscipline, ou de gardes nationaux sans valeur, mal dirigés par des administrations désorganisées.

Les princes furent très émus par les récits qui viennent d’être résumés. Ils connaissaient le zèle et l’intelligence de Claude Allier. Ce qu’il y avait d’aventureux et d’obscur dans ses plans ne les frappa guère. Les renseignemens qu’il leur donnait étaient d’ailleurs confirmés d’autre part. Ils le félicitèrent comme l’organisateur de la réaction puissante qui s’annonçait en leur faveur. Ils l’engagèrent à retourner dans le Vivarais, à réunir les principaux chefs du camp de Jalès et à leur faire prendre une résolution délibérée en commun sur le vu de laquelle eux-mêmes enverraient des chefs militaires et des secours d’argent. Malgré les rigueurs de l’hiver, malgré les dangers qui l’ attendaient dans une contrée où sa tête était mise à prix, il n’hésita pas à obéir et repartit pour le Vivarais. Six semaines plus tard, il faisait parvenir aux princes la délibération qu’ils avaient exigée. Cette adresse était. revêtue de cinquante-sept signatures. Elle fut apportée à Coblentz par l’un de ceux qui l’avaient signée, Dominique Allier, frère cadet du prieur de Chambonas.

Jeune, robuste, d’une rare énergie, paysan par ses habitudes, aristocrate par ses convictions, Dominique Allier, après avoir fait longtemps la contrebande du tabac et des dentelles, s’était jeté, en 1790, avec son frère dans le mouvement royaliste. Il l’avait aidé à l’organisation de la légion du Midi. Avec lui, il avait parcouru le bas Languedoc, la Provence et le Gévaudan, recrutant des adhérens à la cause royale, éloquent et habile, inspirant confiance, donnant à tous la conviction qu’au moment voulu il serait au premier rang pour triompher ou mourir avec eux.

Chargé de porter à Coblentz la délibération du comité de Jalès, et soit que les moyens de transport lui fissent défaut, soit qu’il fût préoccupé de conjurer les périls d’un tel voyage, il avait fait à pied cette longue route, conduisant à travers le Dauphiné jusqu’à Chambéry, où il s’en était défait, un troupeau de moutons, et de là continuant son chemin par la Suisse allemande et le grand-duché de Bade. Les pièces qu’il remit aux princes, les propositions verbales à l’aide desquelles il les compléta furent agréées et approuvées. Pour aider leur cause dans le Midi, ceux-ci comptaient alors sur le secours de la Sardaigne, qui leur avait fait des promesses, et sur l’appui de l’Espagne, qui semblait prête à favoriser une tentative de soulèvement en Languedoc et à opérer un débarquement à Aigues-Mortes. Les chevaliers de Malte devaient concourir avec deux frégates à cette expédition. Il importait donc que ce double mouvement trouvât dans les provinces méridionales une complicité et un appui, et que le camp de Jalès, où venaient aboutir les grands projets conçus à Arles, à Mende et à Perpignan, fût organisé pour prêter la main à l’invasion.

La nouvelle de ce qui se préparait, quoique tenue secrète, ne tarda pas à transpirer dans les cercles militaires de Coblentz. Elle excita les esprits, provoqua des dévoûmens. Des officiers se présentèrent en foule, offrant leur vie pour cette entreprise. Les princes n’eurent que l’embarras du choix. Le 4 mars, ils remirent à Dominique Allier leur réponse au comité de Jalès. Cette réponse désignait comme commandant en chef de l’armée royale du Midi le comte Thomas de Connway, maréchal de camp, Irlandais d’origine au service de la France, ancien gouverneur des établissemens français de l’Inde. M. de Connway était muni de pleins pouvoirs pour ordonner et diriger les opérations qu’il jugerait possibles, pour répondre au nom des princes, et jusqu’à concurrence de 300,000 liv. de toutes les dépenses nécessitées par l’expédition. Son commandement comprenait le camp de Jalès et la ville d’Arles.

Le comte de Saillans, originaire du Vivarais, lieutenant-colonel des chasseurs du Roussillon, émigré et décrété d’accusation à la suite du complot avorté de Perpignan, dont il avait été l’instigateur, lui était adjoint comme commandant en second. Il devait plus spécialement opérer dans l’Ardèche et la Lozère et n’y rien faire d’ailleurs qu’après s’être mis en rapport avec le chevalier de Borel, chef des royalistes de Mende, et en avoir rendu compte au général en chef.

Divers officiers de grade inférieur, MM. de Portails, le chevalier Isidore de Melon, le vicomte de Blou, MM. de Montfort, de Sainte-Croix et de Roux de Saint-Victor, étaient autorisés à partir avec lui. D’autres devaient suivre, notamment le général comte d’Autichamp, que de nouveaux ordres envoyèrent ultérieurement dans l’Ouest. Enfin, promesse était faite qu’un prince du sang allait partir pour l’Espagne, d’où il reviendrait se mettre à la tête de toutes les opérations du Midi. Les mêmes ordres confiaient à M. Pérochon, habitant de l’Ardèche, ex-procureur à Saint-Ambroix, connu des princes et recommandé par l’abbé Claude Allier, l’intendance générale de l’armée.

Le comte de Connway remettait en outre au comte de Saillans, au moment où celui-ci se préparait à quitter Coblentz, des instructions détaillées lui enjoignant l’économie, les précautions, la prudence, une organisation solide et rapide des forces qu’il s’agissait de mettre en mouvement : « Il modérera, était-il dit dans ces instructions, la juste impatience des fidèles catholiques indignés des horreurs qu’ils ont éprouvées, en leur faisant sentir qu’une tentative prématurée aurait les suites les plus funestes. Ceci est très recommandé par les princes, qui prennent le plus vif intérêt aux bons Français qui forment la coalition de Jalès. »

Toutes les résolutions contenues dans les ordres qui précèdent avaient été prises rapidement. Elles devaient être exécutées de même. Le comte de Saillans quitta Coblentz le 8 mars, accompagné de Dominique Allier et de deux officiers désignés pour faire la route avec lui. M. de Connway était moins pressé d’entrer en France. Il avait résolu de s’installer à Chambéry, d’y rester comme à un poste d’observation, jusqu’au moment où, après avoir reçu les rapports de son lieutenant, il jugerait opportun d’engager le combat.

Avant de s’éloigner de Coblentz, Dominique Allier avait adressé à son frère sous le couvert « de M. Dussaut, négociant à Chambonas, » la lettre suivante, qui donne la mesure des espérances des royalistes à ce moment.

« Mon cher et cher ami, enfin j’ai terminé mes affaires, et assurément vous et votre société serez parfaitement satisfaits d’apprendre que j’ai gagné notre procès et que je reviens dans nos contrées accompagné d’un principal commis qui est chargé par sa maison d’étendre nos différentes branches de commerce autant que les circonstances le lui permettront. Un des chefs de sa maison voyagera dans peu de temps de notre côté pour se mettre à la tête des fabriques et manufactures des provinces qui nous intéressent le plus. C’est une personne aussi recommandable par ses talens que par son activité et son zèle pour obliger généralement tout le monde. Je suis tout à vous. Votre affectionné ami : Jean-Paul. »

Ainsi s’engageait l’expédition qui n’allait, à quatre mois de là, soulever le Midi que pour finir misérablement, sans avoir imprimé le moindre progrès à la cause royale et ensanglanter sans profit cette terre du Vivarais où elle avait pris naissance. À ce moment même, et pendant que Dominique Allier exprimait à son frère, en un langage mystérieux, sa ferme confiance dans de prochains succès, aux deux extrémités du commandement du général de Connway, à Arles et à Mende, le royalisme recevait un coup redoutable dont il ne devait pas guérir.


II.

Au commencement de l’année 1792, le département de la Lozère comme celui de l’Ardèche, était devenu l’asile d’un grand nombre de prêtres réfractaires. Assurés d’y trouver secours et protection, ils s’étaient réfugiés à Mende et à Villefort, où ils vivaient librement, grâce à la complicité des habitans, parmi lesquels leur présence entretenait une agitation qui ne pouvait être comparée qu’à ce qui s’était vu dans le Vivarais, à l’époque des rassemblemens du camp de Jalès.

A Mende surtout, chef-lieu du département, ils prenaient une active part aux émotions de la vie locale. Cette ville située au milieu des montagnes, ne possédant que de rares moyens de communication avec le dehors, n’avait subi qu’imparfaitement les effets de la révolution. Elle était restée aux mains des royaux. Ils dominaient dans la municipalité; ils disposaient d’une influence puissante. Leur action s’étendait jusque sur la gendarmerie, dont le chef, le lieutenant-colonel Jossinet, leur était passionnément dévoué. C’est ainsi qu’ils parvenaient à protéger les prêtres non assermentés et que ceux-ci bravaient les décrets de l’assemblée nationale, en continuant à exercer leur ministère dans un temps où entendre la messe d’un réfractaire constituait un crime souvent puni de mort.

Le pouvoir dans Mende appartenait à quelques notables, amis des princes et dévoués à leur cause, MM. de Borel, Rivière, Jourdan-Combettes, de Retz, Charrier, l’abbé de Siran, et l’abbé de Bruges, ceux-ci vicaires-généraux, dont le dernier avait fait partie des états-généraux. A l’exception de l’abbé de Bruges, qui résidait à Paris, ces personnages avaient pris part à la confédération du camp de Jalès. On les avait vus, à la tête de quelques gardes nationaux, figurer parmi les chefs de ces rassemblemens, et bien qu’après celui de 1791 ils eussent été considérés comme de fidèles alliés de la cause royale, ils avaient pu se soustraire aux décrets d’accusation et regagner Mende, où, depuis, ils vivaient exposés à mille périls, mais animés d’une indomptable énergie, sachant commander à leurs concitoyens et se faire obéir.

Il en était deux, le chevalier de Borel et l’abbé de Siran, qui entretenaient des relations directes avec Coblentz. Fiers de ce privilège, ils supportaient malaisément, le premier surtout, que quelqu’un se vantât dans leur entourage de posséder au même degré qu’eux la confiance des princes. Et de fait, ils avaient raison, puisque M. de Borel tenait des frères du roi la mission de remplir à Mende un rôle analogue à celui que remplissait au camp de Jalès Claude Allier et de diriger la conspiration qui devait éclater dans le Gévaudan en même temps que dans le Vivarais.

Malheureusement, la grande importance prise par le camp de Jalès troublait les royalistes de Mende. Ce fut leur faute de ne pas se résigner à n’être que les instrumens du complot qui s’apprêtait et de vouloir prendre l’initiative d’un soulèvement pour lequel Claude Allier et ses amis étaient mieux préparés qu’eux-mêmes. La jalousie que leur inspiraient leurs complices, l’ambition de manifester leur zèle avec plus d’éclat, devinrent le mobile de leur conduite et couronnèrent leurs efforts du plus funeste dénoûment. Ils avaient eu connaissance des plans de Claude Allier ; ils savaient que ce dernier voulait, à l’heure opportune, se porter d’un côté sur Nîmes, avec l’appui des gens d’Arles, de l’autre sur le Puy, avec le concours de ceux de Mende. Ce mouvement devait s’effectuer à un signal parti de Jalès; mais leur résolution était prise de ne pas l’attendre et d’agir isolément.

Pendant plusieurs mois, ils s’appliquèrent à préparer le coup de main à l’aide duquel ils espéraient soulever le Gévaudan et le Velay et obliger le Vivarais à marcher à leur suite. Les prêtres non assermentés, exécutant les ordres de Mgr de Castellane, évêque de Mende, retiré à Chanac, leur servaient d’émissaires. Ce sont eux qui dans chaque paroisse excitaient les populations contre le régime révolutionnaire, avec la complicité d’un grand nombre de déserteurs. Ceux-ci circulaient en toute liberté dans les communes du département, grâce à l’inertie de la gendarmerie, qui, loin de les poursuivre, favorisait leur résistance aux lois. Les catholiques fervens aggravaient cette résistance en se déclarant ouvertement contre les prêtres constitutionnels. Grâce à eux, le département était en pleine révolte, surtout dans l’arrondissement de Mende. Les décisions du pouvoir central, quelque précises et rigoureuses qu’elles fussent, restaient à l’état de lettre morte. Les royalistes eurent même l’art de plaider leur cause à Paris avec assez d’habileté pour trouver des appuis parmi ceux qui auraient dû les condamner. Au commencement de l’année, le conseil-général d’administration, que présidait le représentant du peuple Chateauneuf-Randon, ayant demandé des troupes pour que force restât à la loi, les royalistes, grâce à un adroit système de pétitionnement, parvinrent à empêcher, pendant plusieurs semaines, l’envoi de ces troupes. C’est seulement quand Chateauneuf-Randon eut fait connaître la vérité à Paris que Mende fut désignée pour recevoir une garnison composée de trois compagnie du 27e régiment de ligne, dit de Lyonnais.

La population et la garde nationale, dont les chefs pour la plupart appartenaient au parti royaliste, accueillirent avec dépit cette nouvelle. Si elle se confirmait, si les troupes légales se fixaient dans la ville, c’en était fait des espérances des partisans de la monarchie. Il importait donc de s’opposer à tout prix à l’établissement de cette garnison. La municipalité tout entière se trouva unie dans un parti-pris de résistance que favorisaient par leur attitude le procureur-général-syndic et le commandant de la gendarmerie. Des émissaires furent envoyés dans toutes les communes dont le zèle était éprouvé. On enjoignit aux paysans de s’armer de fusils, de faulx et de fourches et d’être prêts à accourir au premier appel. Depuis trois mois, de nombreux conciliabules tenus dans une maison royaliste, chez Mme de Mirandol, auxquels assistaient des personnages étrangers et inconnus, avaient préparé et facilité l’accomplissement de ces mesures sans que les autorités s’en fussent émues.

Il ne semble pas d’ailleurs que les conjurés eussent pris des précautions pour tirer promptement parti de leur victoire, si la fortune des armes la leur donnait. Il n’est pas interdit de supposer qu’ils auraient alors adressé un appel aux royalistes du Midi, à ceux d’Arles notamment, desquels ils recevaient des fusils, de l’argent, et pour tout dire, le meilleur de leurs ressources. Mais ce qui est incontestable, c’est qu’ils se lançaient isolément et par conséquent imprudemment dans cette aventure, moins préoccupés de remporter le succès final que d’empêcher les gens de Jalès d’en avoir l’initiative et le mérite. Jamais imprudence plus coupable ne fut servie par de plus énergiques résolutions. Jusqu’au dernier moment, les officiers de la garde nationale s’efforcèrent d’empêcher ou de retarder l’arrivée des troupes. Ils durent enfin se résigner le 25 février; ce jour-là, les trois compagnies du régiment de Lyonnais, envoyées, sur les sollicitations du directoire et de Chateauneuf-Randon, par le général d’Albignac commandant à Nîmes, se présentèrent aux abords de la ville, après une longue et pénible marche à travers les montagnes qui la dominent de tous les côtés.

Trois jours avant, la garde nationale s’était réorganisée et placée sous l’autorité de M. de Borel et de ses amis, pour la plupart anciens militaires et chevaliers de Saint-Louis. Aussi, quoique les récits royalistes aient mis les premiers torts du côté des arrivans, il est permis de penser que l’accueil qui leur fut fait n’était pas de nature à les disposer à la conciliation. Le caractère contradictoire des documens officiels ne laisse pas à l’historien la possibilité de préciser les responsabilités. Ce qui se dégage de ces récits confus, c’est que la troupe de ligne, malgré les efforts de son chef, M. de Lourmel, se présenta très excitée contre une population qu’elle considérait comme dévouée à la contre-révolution. Elle entra dans la ville aux cris de : « Vive la nation ! » La garde nationale l’attendait rangée en bataille et répondit en criant à plusieurs reprises : «Vive le roi! » Il y eut un moment de confusion, une poussée des deux troupes l’une vers l’autre. Dans ce mouvement, la ligne fut enveloppée par la garde nationale et crut qu’on en voulait à ses jours. Aucun conflit n’éclata cependant; les soldats entrèrent sans encombre dans leur caserne, escortés par des gendarmes et des gardes nationaux qui les invitèrent à se conduire en braves militaires, s’ils voulaient recueillir les sympathies des habitans. Les gardes nationaux regagnèrent ensuite leurs demeures; mais, avant de les laisser se séparer, M. de Borel les harangua, et, entouré de MM. Rivière, Jourdan-Combettes, de Retz, Charrier et autres, leur fit prêter le serment de n’obéir qu’au roi.

Ces incidens avaient excité outre mesure des passions violentes et contraires. Dans la soirée, les soldats se répandirent dans la ville sous la conduite d’un lieutenant de gendarmerie qui protestait à sa manière contre l’attitude de son chef; ils s’arrêtèrent dans une auberge, y burent démesurément et parcoururent avinés les boulevards et les rues, en chantant des refrains patriotiques dans lesquels la population n’était que trop disposée à voir une injure à ses sentimens. Un piquet de garde nationale arrêta deux des perturbateurs. Toutefois, après un court séjour au corps de garde, elle les ramena à leur caserne. La nuit s’acheva sans incidens.

Le lendemain était un dimanche. Dès la première heure, l’évêque constitutionnel, celui qui occupait, au grand scandale des fidèles, le siège de Mgr de Castellane, envoya quatre vicaires inviter les trois compagnies à la messe épiscopale. Sans prendre les ordres de leurs officiers, elles s’y rendirent en corps, tandis que la garde nationale indignée affectait d’aller par petits groupes entendre l’office que des prêtres réfractaires célébraient au même moment dans diverses maisons de la ville. La sortie des deux cérémonies fut tumultueuse. Un conflit devenait inévitable. Il n’éclata cependant que dans l’après-midi. Des grenadiers qui parcouraient les rues en chantant furent assaillis par des gardes nationaux. Ils tirèrent leur sabre; on leur répondit par des coups de fusil; trois d’entre eux furent blessés, un quatrième, nommé Blaise Petit, tomba mort. Les hostilités s’arrêtèrent ensuite; mais jusqu’au lendemain on veilla des deux côtés sans déposer les armes.

Pendant ce temps, la municipalité et le directoire du département, réunis à la mairie avec l’état-major de la garde nationale, le capitaine commandant la troupe de ligne et le lieutenant-colonel de la gendarmerie Jossinet, délibéraient sur les moyens de couper court à ces faits de guerre civile. La municipalité et la garde nationale exigeaient le départ immédiat de la troupe, dont le commandant, M. de Lourmel, appuyé par le directoire, résistait et déclarait vouloir attendre les ordres de ses chefs. Vers cinq heures du matin, la délibération durait encore sans avoir fait un pas. Alors M. de Borel, ouvrant une croisée, appela M. de Lourmel et lui montrant la place qui s’étendait devant eux : « Voyez si vous pouvez résister, » lui dit-il.

Dans la lumière grise du matin, on apercevait cinq cents gardes nationaux debout et en armes ; au milieu d’eux, plusieurs centaines de paysans, dont le nombre grossissait de minute en minute, brandissant des faux, des tridens et des haches. Le lieutenant-colonel Jossinet, qui n’avait cessé de soutenir M. de Borel, se prononça plus énergiquement encore ; le capitaine de Lourmel se décida alors à envoyer sa troupe à Langogne, c’est-à-dire à l’autre extrémité du département, à la condition que lui-même serait autorisé à rester à Mende avec vingt hommes pour y attendre les ordres du général d’Albignac. Un peu plus tard, il dut reconnaître qu’il avait agi prudemment en se résignant à céder à la force, car avant neuf heures le nombre des paysans armés entrés dans Mende s’élevait à plus de six mille hommes. Ceux qui avaient provoqué ce soulèvement durent même envoyer de toutes parts de nouveaux ordres, afin de faire rétrograder d’autres bandes qui arrivaient à leur appel.

A la même heure, les compagnies du régiment de Lyonnais s’éloignaient par la route de Langogne. Elles n’arrivèrent au terme de leur voyage qu’après avoir couru les plus grands périls et subi les plus violentes menaces de la part des populations accourues sur leur passage. Dès ce moment, la ville de Mende appartenait au parti royaliste, dont le triomphe fut signalé par le pillage de plusieurs maisons appartenant à des patriotes qui s’étaient hâtés de fuir au moment où s’éloignait le détachement de ligne.

En peu de jours, la nouvelle de ces événemens se répandit au dehors. Les membres du conseil-général, en attendant qu’il leur fût possible de se réunir et de délibérer, envoyaient lettres sur lettres à l’assemblée nationale pour lui dénoncer les auteurs de cette échauffourée. Les directoires des départemens limitrophes de la Lozère s’alarmaient, se demandant si ce n’était point Là le signal d’une révolte générale, que l’excitation des royalistes du Midi faisait craindre depuis longtemps. Le général d’Albignac, commandant la subdivision de Nîmes, offrait de se transporter sur les lieux pour y rétablir l’ordre ; mais son offre était timide, soit qu’il n’osât agir sans avoir reçu des instructions de Paris, soit, ce qui est plus vraisemblable, qu’il y eût insuffisance de troupes dans l’étendue de son commandement et qu’il lui fût difficile d’en envoyer dans la Lozère sans compromettre la sécurité d’autres territoires soumis à sa surveillance. L’obligation de couvrir les frontières menacées avait dégarni l’intérieur du pays. Dans le Gard, comme ailleurs, la force publique était impuissante ou infidèle. L’impulsion donnée aux sociétés populaires avait produit les plus fâcheux résultats. Les excès ne pouvaient pas plus être prévenus que réprimés, ni les autorités empêcher l’incendie des châteaux et la dévastation des propriétés, vengeances ou représailles des patriotes contre les manifestations contre-révolutionnaires qu’eux-mêmes avaient antérieurement provoquées.

« Le mal vient de ce que l’assemblée et le roi ne sont pas seuls à gouverner, s’écriait à la tribune un député royaliste, à propos des troubles du Midi, de ce que les lois ne commandent pas seules, n’agissent pas seules. Le peuple a des droits et des devoirs; il faut qu’il sache que ses devoirs sont inséparables de ses droits. » C’est là justement ce que savait le moins le peuple enflammé par les déclamateurs des clubs ou entraîné par les chefs du parti royaliste.

L’émotion fut immense dans l’assemblée nationale quand elle apprit les troubles de Mende, l’état des esprits dans cette ville, la coalition formée contre les lois par les royalistes et les prêtres réfractaires, les encouragemens qu’ils donnaient aux déserteurs, la présence d’un grand nombre de ceux-ci dans la Lozère, et l’appui qu’ils trouvaient dans la complicité d’une partie des autorités. Les soulèvemens du camp de Jalès allaient-ils renaître, alors que la révolution croyait les avoir à jamais vaincus l’année précédente?

Les rapports qui parvenaient à l’assemblée nationale lui montraient Mende en pleine insurrection, recevant d’Arles, c’est-à-dire de l’étranger, des secours en armes et en munitions, correspondant avec un grand nombre de localités du département, où pouvait, à la voix des prêtres réfractaires, se lever une armée. « A Mende, disaient ces rapports, on fond les cloches pour en faire des canons; on forge des piques, on amasse des vivres, on se fortifie. Les curés convoquent de tous côtés des jeunes gens de dix-huit à vingt ans pour les employer à ces travaux de défense. Sur les places, les chefs exercent les paysans au maniement du fusil; de son château de Chanac, l’ancien évêque Castellane pousse à la révolte par tous les moyens d’influence dont il dispose. »

Au vu de ces renseignemens, d’ailleurs empreints d’exagération, un député demandait que Mende cessât d’être le chef-lieu de la Lozère et que Marvejols fût désigné pour devenir le siège du conseil-général d’administration et du tribunal criminel; il demandait en outre que le maire de la ville insurgée et le commandant de la garde nationale fussent mandés, ainsi que Mgr de Castellane, à la barre de l’assemblée pour y expliquer leur conduite. Il dénonçait ensuite les relations qui existaient entre Mende, Arles et les rassemblemens du Vivarais, et proposait une motion qui, du reste, ne fut pas votée ce jour-là, ordonnant la destruction par le feu des châteaux de Banes et de Jalès, centre des révoltes qu’il s’agissait de réprimer.

Enfin, le 28 mars, l’assemblée décrétait d’accusation plusieurs des personnages compromis dans les affaires de Mende, et notamment l’évêque, le chevalier de Borel, MM. Jourdan-Combettes et de Retz, le premier maire, le second capitaine de la garde nationale, et M. Charrier, notaire, maire de Nasbinals. Ces mesures avaient été prises à l’instigation de Chateauneuf-Randon, membre de l’assemblée, qui présidait en ce moment le conseil-général extraordinairement réuni à Marvejols, depuis le 17 du même mois, pour faire la lumière sur les récens incidens, aider au rétablissement de la paix et au châtiment des coupables.

Un courrier spécial fut expédié de Paris le même jour pour lui porter les ordres d’arrestation. Ce courrier était tenu de faire diligence afin d’arriver à sa destination avant que les inculpés pussent être avertis et s’enfuir. Mais des amis veillaient pour eux. Dans le nombre se trouvait l’abbé de Bruges, vicaire-général de Mende, provisoirement fixé à Paris. A l’issue de la séance dans laquelle son évêque avait été décrété d’accusation, il partit déguise en courrier, dépassa en route l’envoyé du pouvoir exécutif et entra dans la Lozère quelques heures avant lui. Arrêté à une courte distance de Mende par un maître de poste soupçonneux et conduit à Marvejols, il eut cependant le temps d’envoyer un avis à Mgr de Castellane et au chevalier de Borel, qu’il chargea de prévenir les autres intéressés. Quand on se présenta pour les arrêter, ils avaient lui dans toutes les directions. Charrier put regagner Nasbinals, son village, et vivre caché dans la montagne jusqu’au commencement de 1793, époque où il fomenta une insurrection nouvelle quilai coûta la vie. M. de Borel, l’abbé de Siran, M. Jourdan-Combettes, M. Rivière et d’autres de leurs complices se dirigèrent sur Lyon, d’où ils parvinrent à passer la frontière pour se rendre à Chambéry.

Mgr de Castellane fut moins heureux. Son grand âge et ses infirmités ne lui permettaient pas de voyager rapidement. Après avoir tenté en vain d’entrer en Suisse d’abord, en Allemagne ensuite, il fut arrêté en Champagne, transféré à Orléans et massacré en septembre à Versailles, avec les malheureux que Fournier l’Américain avait été chargé d’y conduire. M. de Retz trouva aussi la mort sur les marches de l’Orangerie. Il avait été arrêté au Puy au moment où, comme ses amis, il cherchait à émigrer. Quant à l’abbé de Bruges, il expia l’année suivante sur l’échafaud le dévoûment dont il avait fait preuve et le refus de prêter serment à la constitution civile du clergé. À cette époque, la ville de Mende était rentrée depuis longtemps dans l’obéissance. La terreur y régnait avec le conventionnel Solon Reynaud.

Telle fut cette échauffourée de Mende, mal connue et oubliée comme la plupart des événemens que nous racontons, follement provoquée par l’imprudence d’une poignée d’exaltés qui voulurent ravir aux royalistes du Vivarais l’honneur de donner le signal de l’insurrection, Leur légèreté les perdit. Elle prépara la défaite de ceux qui tentèrent ultérieurement de réparer leur désastre.

Il semble que l’exemple de Mende aurait dû servir de leçon aux autres villes engagées dans la conspiration. C’est cependant le contraire qui arriva. A quelques semaines de là, une importante commune de la Haute-Loire, Yssengeaux, se soulevait à son tour et sans ordres, sans plans d’ensemble, se laissait entraîner aux excès de la guerre civile. Comme les départemens de la Lozère et de l’Ardèche, celui de la Haute-Loire est un pays montagneux propice à des soulèvemens. Il offrait aux conspirateurs des asiles sûrs des retraites inaccessibles. Placée sur la route de Mende au Puy, Yssengeaux était un des points où les insurgés venus de divers côtés pouvaient le plus aisément se rallier et où il eût été le plus difficile de les poursuivre. Comme dans la plupart des localités du Midi, les contre-révolutionnaires appartenaient aux classes populaires, avaient à leur tête quelques gentilshommes et trouvaient naturellement des alliés dans cette masse de prêtres qui refusaient énergiquement de se soumettre à la constitution civile du clergé Parmi ces gentilshommes, ceux que les documens officiels permettent de citer étaient MM. de Choumouroux, Desbreux de Mézères, de la Roche-Vaunac ; parmi les prêtres l’abbé Pipet chef incontesté du clergé réfractaire.

Vers la fin de 1791, par opposition au culte constitutionnel, une église privée s’ouvrit sous le patronage de la municipalité, notoirement royaliste. Elle s’installa tant bien que mal dans une vieille écurie. Là, tous les jours, une vingtaine de prêtres non assermentés célébraient les offices. Le maire, les membres du conseil, le juge de paix, les officiers de la garde nationale, s’y rendaient avec ostentation. Le culte proscrit eut ouvertement plus de six mille fidèles ; il n’en resta pas mille au curé constitutionnel. La maison de Choumouroux, riche, puissante, vénérée dans la contrée, ouvrit ses salons à tous les contre-révolutionnaires, à quelque condition qu’ils appartinssent. Le mouvement insurrectionnel se prépara dans ces conciliabules, que ceux qui s’y rendaient ne prenaient pas même soin de tenir cachés. Ils s’excitaient au récit des événemens qui se déroulaient à Paris ; ils calculaient les chances de l’émigration, appelaient de leurs vœux une invasion étrangère qui restaurerait l’ancien régime.

Quand, vers la fin de 1792, arriva de Coblentz la nouvelle que les princes avaient désigné deux officiers de mérite pour se mettre à la tête des royalistes du Midi, ils crurent qu’ils n’avaient qu’à se soulever pour faire triompher leur cause. Ils ne se laissèrent arrêter ni par le triste dénoûment des événemens de Mende, ni par les avis officieux qui leur arrivaient de l’étranger et leur recommandaient de ne rien entreprendre sans en avoir reçu l’ordre formel.

Le 9 avril, lundi de Pâques, le bruit se répandit dans Yssengeaux que quelques villages des environs où dominait l’opinion royaliste étaient menacés par les patriotes. Sincères ou non, simple prétexte ou cause réelle, ces rumeurs ne permirent plus à ceux qui avaient déchaîné les passions locales de les contenir. Ils se laissèrent entraîner par le courant; peut-être même l’activèrent-ils sans songer que le caractère prématuré de leur entreprise, en les laissant isolés, en assurait la défaite. Dès le matin, la générale fut battue; toute la garde nationale se trouva debout et en armes; ses rangs furent bientôt grossis de près de deux mille paysans qui apparurent soudainement, obéissant à quelque mystérieux mot d’ordre, portant des faux et des piques. Leur arrivée déchaîna l’effroi parmi les patriotes; les uns s’enfuirent, les autres appelèrent à leur secours les gardes nationales des communes qui partageaient leurs opinions et notamment celle du Puy, qu’on savait dévouée aux doctrines révolutionnaires.

La municipalité envoya aussitôt des émissaires de toutes parts, afin de contre-balancer les suites de cet appel, dont elle présentait les auteurs comme des effrayés ou des exaltés, disposés à fomenter des troubles. Elle fit même arrêter les premiers détachemens des communes qui se présentèrent aux abords de la ville ayant presque tous à leur tête un curé constitutionnel. Conduits à la mairie, les prisonniers furent insultés en chemin. On les retint durant toute la nuit et on ne les renvoya le lendemain qu’après les avoir désarmés.

Malheureusement pour les metteurs en œuvre de l’insurrection, il n’était pas aussi aisé de barrer la route à la garde nationale du Puy, que le directoire du département avait fait partir. Lorsque, dans la journée du 10 avril, le bruit se répandit qu’elle arrivait à Yssengeaux, la population déjà surexcitée s’unit pour se défendre. Le tocsin mêla ses sonneries au bruit des tambours. Les munitions manquaient, ainsi que la poudre. On prit la poudre qui se trouvait chez les marchands; des femmes se mirent à briser des chaudrons et des marmites pour faire de la mitraille. Les meilleurs tireurs furent placés aux entrées de la ville, et la guerre civile devint imminente.

Toutefois, après avoir mesuré l’importance des forces qu’on aurait à combattre, la municipalité, alarmée par les responsabilités qu’elle allait assumer, émit l’opinion que, si des propositions de paix étaient faites, il y aurait lieu d’en tenir compte. Elles furent faites en effet par les commissaires du directoire départemental, qui marchaient à la tête des patriotes. Des pourparlers s’engagèrent. Le maire d’Yssengeaux allégua pour justifier ses concitoyens qu’ils avaient pris les armes non pour attaquer, mais pour se défendre. Les commissaires feignirent d’accepter ces raisons, tout en blâmant les ordres d’armement. Ils demandèrent que gardes nationaux et paysans fussent invités à rentrer dans leurs foyers. Ils promirent qu’à ce prix leur troupe resterait dans les faubourgs, et que, seuls, escortés par cinquante hommes, ils entreraient dans la ville afin d’y proclamer, par leur présence, le triomphe de la loi. La municipalité adhéra à ces conditions ; mais elle comptait sans l’effervescence populaire. En recevant les communications du maire, la garde nationale protesta.

On vit des prêtres parcourir ses rangs.

— Si vous cédez aujourd’hui, disaient-ils, on vous désarmera demain, et bientôt les patriotes vous dicteront des ordres. Combien sont-ils en face de vous? Deux cents à peine; vous en aurez promptement raison.

Ce langage aggravait les émotions. Elles se traduisirent par de furieuses clameurs. Des femmes se rangèrent en farandole ; elles dansèrent autour des gardes nationaux, en chantant :

Ça ira, les patriotes à la lanterne!
Ça ira, les patriotes, on les pendra.


A l’église, on entendit sonner un glas, et la foule de crier que c’était le glas des patriotes. Lorsque les commissaires directoriaux se présentèrent, ayant derrière eux leur petite année, de laquelle ils allaient détacher les cinquante hommes qui devaient leur servir d’escorte, ils furent accueillis par une fusillade. Indignés, ils firent tirer deux coups de canon sur la foule, qui se dispersa, en laissant sur la place sept morts et cinq blessés. Ce fut la fin de l’émeute. Les insurgés défaits en quelques minutes, leurs chefs prirent la fuite. Le même jour, l’armée légale entrait dans la ville, où désormais le gouvernement allait régner par la terreur. Ainsi, à Yssengeaux comme à Mende, la hâte imprudente des royalistes produisait les mêmes résultats et enlevait à l’insurrection du Midi une partie de ses forces et de ses moyens d’action.

Au cours de ces événemens, ailleurs, il s’en était passé d’autres d’une égale gravité. Des bandes marseillaises entrant dans Arles avaient donné la chasse aux contre-révolutionnaires, brisant du même coup tous les plans en vue desquels ceux-ci accumulaient. depuis un an, des munitions, des armes et de l’argent. Aigues-Mortes était occupée, le Comtat entrait dans la terreur sanglante qu’il eut à subir après les massacres d’Avignon; à Villeneuve-de-Berg dans l’Ardèche, les patriotes, un moment écrasés, reprenaient le dessus pillaient des maisons royalistes et donnaient autour d’eux l’exemple d’un retour offensif contre ceux qui croyaient les avoir vaincus. De toutes parts, sauf au camp de Jalès, où elle s’armait avec persévérance, la cause royale semblait perdue; elle ne pouvait plus compter que sur le zèle des habitans du Vivarais et sur l’énergie et l’habileté des princes. Tout était à reconstituer pour une action générale.


III.

C’est dans ces circonstances que le comte de Saillans arriva à Chambéry. Comme Coblentz, cette ville donnait asile à de nombreux émigrés. A leur tête, parmi les plus exaltés, se faisaient remarquer un des conjurés de Jalès, l’abbé de la Bastide de la Molette, ce chanoine d’Uzès décrété d’accusation et réfugié a Chambéry, où il faisait des enrôlemens; un autre personnage, célèbre en ce temps, M. de Bussy, qui travaillait à la même entreprise. Installé au Bourget à trois lieues de la ville, M. de Bussy avait même formé une légion qui parcourait les rues tous les jours, et faisait ses manœuvres sur les places publiques. Les hommes de cette légion exerçaient sur les Français qui traversaient la Savoie la plus rigoureuse surveillance, exigeaient que chacun arborât la cocarde blanche et se proclamât aristocrate ; ils couraient sus à ceux qui portaient la cocarde tricolore pour la leur arracher et la fouler aux pieds.

Là, se trouvaient encore quelques-uns des fugitifs de Mende, le chevalier de Borel et l’abbé de Siran, qui occupaient dans la société des émigrés une place prépondérante; puis les agens officiels des princes, MM. de Narbonne-Fritzlar et de Villefranche, qu’allait bientôt rejoindre le comte de Connway, commandant supérieur de l’armée du Midi.

Quoiqu’il affectât de traiter les émigrés avec une extrême sévérité et qu’il fût sérieusement préoccupé des périls que lui faisait courir l’hospitalité qu’il leur accordait, le gouvernement sarde tolérait cependant leur bruyante présence. Il répétait souvent qu’il allait les expulser; en fait, il ne les expulsait pas, se contentant d’exiger du plus grand nombre d’entre eux qu’ils se logeassent hors la ville, mais leur permettant à ce prix d’y venir tous les jours et d’y circuler librement. Ce fut seulement au mois de juillet que, la Savoie étant menacée par une armée française échelonnée sur la frontière sous le commandement du général de Montesquiou, le cabinet de Turin jugea prudent de les éloigner ; et encore fit-il des exceptions.

Le 14 de ce mois, le premier ministre, M. de Hauteville, écrivait au gouverneur Perron qu’à la prière du comte d’Artois, il consentait à ce que MM. de Narbonne-Fritzlar, de Connway et leurs officiers restassent à Chambéry, « soit pour cultiver les correspondances que les princes étaient bien aises de maintenir avec les gens de leur parti dans le midi de la France, soit pour diriger les opérations qui pourraient être tentées si le roi de France se trouvait lui-même en état de commencer quelque entreprise utile à sa cause. » Mais M. de Hauteville recommandait à ces deux généraux la circonspection et la prudence. Il leur recommandait surtout de cacher leur qualité d’agens des princes, et pour mieux faire ressortir tout le prix de la faveur qu’on leur accordait, il ajoutait : « Le temps n’est pas venu où l’on peut permettre de trop grands rassemblemens d’officiers en Savoie. » Ce temps parut être venu quelques semaines plus tard quand le gouvernement sarde agitait dans ses conseils la question de savoir s’il ferait marcher une armée de Chambéry sur Lyon, où les royalistes l’attendaient avec une impatiente angoisse et lui promettaient un accueil enthousiaste.

A la même époque, il donnait au gouvernement français des preuves évidentes de mauvais vouloir, telles que l’arrestation à Alexandrie de M. de Sémonville, nommé ambassadeur de France à Turin, dont il interrompait le voyage sous le prétexte que ses passeports n’étaient pas en règle. Après la défaite définitive des confédérés de Jalès et quand il eut compris que le gouvernement français, ayant recouvré la libre disposition des troupes engagées contre eux, allait pouvoir les jeter en Savoie, il eut peur, changea de tactique et fit montre de sa neutralité. Mais c’était trop tard pour conjurer les destins. Le général de Montesquiou marcha sur Chambéry, y entra victorieusement, au milieu d’une population ardente à se déclarer française, et l’asile où, depuis plusieurs mois, les émigrés conspiraient, leur fut fermé.

C’est dans la seconde moitié de l’année 1792 que ces faits se succédèrent; mais, au moment où le comte de Saillans arrivait à Chambéry, on était bien loin de les prévoir. Tous les cœurs s’ouvraient à l’espérance, une ferme intrépidité animait le sien. Les instructions qu’il avait reçues en quittant Coblentz portaient textuellement: «Il se rendra dans le pays avec M. Allier; il verra sans éclat M. de Borel à Mende et les personnes que celui-ci lui désignera. Mais il ne prendra aucune décision sans avoir rendu compte à M. de Connway. » Il éprouva donc la plus vive surprise lorsque, parmi les personnes qui se rendirent près de lui dès son arrivée, il trouva M. de Borel, qu’il croyait bien loin de là. Celui-ci présenta ses compagnons, lui fit connaître les événemens de Mende et leur malheureux dénoûment. dont la portée s’aggravait de la défaite des royalistes d’Arles.

Découragé par ces nouvelles, le comte de Saillans songea d’abord à retourner à Coblentz pour y demander de nouveaux ordres. Il en fut détourné par l’abbé de la Bastide de la Molette. Avec plus de chaleur que de prudence, l’ancien vicaire-général de Mgr de Béthisy traça de l’état des esprits dans le Vivarais un tableau rassurant. A l’en croire, cette province comptait des milliers d’hommes enrégimentés, disciplinés, prêts à prendre les armes. Il ajouta qu’une somme de dix-neuf mille livres, destinée à faire face aux premiers frais de la campagne, était à la disposition du comte de Saillans chez un banquier de Turin, — ce qui était vrai, puisqu’à peu de jours de là celui-ci put se faire envoyer cet argent. Malheureusement toutes les affirmations de l’abbé de la Bastide de la Molette n’avaient pas la même exactitude. Elles contenaient une grande part d’erreurs et d’illusions. Ce petit homme vif, pétulant, bruyant et bavard, voyait les choses à travers son imagination, non comme elles étaient, mais telles qu’il les aurait voulues,

Le comte de Saillans, bien qu’il comprît qu’il serait périlleux de se trop hâter, se laissa cependant convaincre par ce langage. Il décida de se rendre sans retard dans le Vivarais, où il jugerait par lui-même de la possibilité d’agir. Ses officiers, arrivés vingt-quatre heures après lui, achevèrent de le décider, le chevalier de Melon surtout, jeune enthousiaste de vingt-quatre ans, animé d’une ardente foi dans le succès de la cause royale, brave, éloquent, brillant, persuasif, qui ne rêvait que de lauriers à moissonner et brûlait de vaincre ou de mourir. Le comte de Saillans était un soldat aux cheveux gris, possédant la maturité et l’expérience, mais, pour son malheur, susceptible, faible et mobile à l’excès. Il se laissa dominer, dès ce moment, par ce petit groupe de gentilshommes pour qui un coup d’épée semblait être le dernier mot de toutes choses.

Il quitta Chambéry après y avoir passé deux jours. Accompagné de MM. de Melon, de Portails, de Montfort et Dominique Allier, il partit pour Yenne, gros bourg à huit lieues environ de cette ville, où il comptait s’embarquer sur le Rhône, afin de gagner le Vivarais en passant par Lyon. Dans la crainte d’attirer l’attention sur ses compagnons et sur lui-même, il n’osa prendre la diligence.il les fit sortir successivement de Chambéry, et ils se rencontrèrent à quelque distance. Une petite voiture devait les attendre; elle ne se trouva pas au rendez-vous. Ils se virent obligés de traverser à pied la montagne et d’aider leurs domestiques au transport des bagages. Arrivés à Yenne vers le soir, ils apprirent qu’un détachement piémontais en garnison dans le village veillait le long du fleuve en même temps que sur la frontière française. Le comte de Saillans trouva cependant un batelier qui consentit à le conduire, lui et son monde, dans le voisinage de Lyon. On s’embarqua silencieusement à trois heures du matin, avec l’espoir de passer sans être vu devant le poste frontière. Le comte de Saillans était inconnu ; il ne voulait pas s’exposer à être obligé de décliner son nom et sa qualité; ses projets étaient. secrets, il ne voulait pas s’exposer à les voir divulgués; mais pour échapper à ces deux risques, il fallait ne pas se faire arrêter, ni laisser saisir les papiers qu’il portait sur lui.

On naviguait depuis quelques instans, quand le batelier, devinant au mystère dont s’entouraient ses passagers qu’ils n’étaient pas des voyageurs ordinaires, exprima des craintes, en évoquant les dangers qu’offrait ce voyage et notamment la difficulté de passer devant le poste frontière sans éveiller l’attention des sentinelles. Ces scrupules tardifs et inattendus excitèrent la défiance du comte de Saillans. Il redouta d’avoir été trahi, d’être arrêté, interrogé et reconnu. Les réponses ambiguës que fit le batelier à ses questions accrurent ses soupçons ; il voulut qu’on le débarquât sur-le-champ, lui et ses compagnons. Le lendemain, après des fatigues sans nombre, ils rentraient à Chambéry.

Là, ce furent d’autres ennuis. Le comte de Saillans trouva dans toutes les bouches ses projets jusque-là si soigneusement cachés. Après son départ, l’abbé de la Bastide de la Molette, ivre de joie, se croyant déjà sûr de la victoire, avait tenu les propos les plus indiscrets et fait part de ses espérances à la moitié de la ville. Comprenant que, si ces bruits passaient la frontière, il serait surveillé et peut- être arrêté après l’avoir franchie, le comte de Saillans se résigna à retarder son entrée en France et à se faire oublier avant d’y paraître. Il comptait s’établir à Chambéry, malgré la difficulté d’y vivre retiré, mais le gouverneur piémontais lui refusa une autorisation de séjour, afin de ne pas encourager les rassemblemens d’officiers français. Le comte de Saillans consentit alors à laisser partir le chevalier de Melon, qui le suppliait de lui permettre de le précéder en Vivarais. il envoya en même temps Dominique Allier à Lyon, afin d’assurer des communications entre cette ville et le camp de Jalès, et lui-même se retira sur les bords du lac du Bourget avec le capitaine de Portails.

Il vécut dans le village de ce nom obscurément, sans voir personne, correspondant avec ses compagnons, qui lui écrivaient sous le couvert de M. de Montfort, resté à Chambéry, où sur ces entrefaites arriva le général de Connway. M. de Saillans se rendit auprès de lui et lui exposa les plans qu’il avait été amené à former. Mais il comprit, dès leur première entrevue, que le général ne les approuvait pas. Susceptible et vaniteux, il revint au Bourget blessé au vif, cessa toute visite à M. de Connway, l’accusa d’entraver son action sous l’empire d’une mesquine jalousie et lui fit part de ses griefs dans des lettres assez vives. Le comte de Connway le prit de haut; sans cesser de faire preuve d’une exquise courtoisie, il répondit en homme sûr de son droit et en chef qui veut être obéi. C’est à l’obligation où était son subordonné d’exécuter ses ordres qu’il le ramenait sans cesse, sans se préoccuper outre mesure de se défendre contre des reproches qu’après tout il ne méritait pas. Si sa prudence et ses hésitations exaspéraient le comte de Saillans, c’est qu’en réalité celui-ci ne supportait qu’impatiemment l’autorité placée au-dessus de la sienne. Leur correspondance devenait de plus en plus acrimonieuse, et il ne resta bientôt à M. de Connway d’autre ressource que celle d’écrire à Coblentz pour faire connaître au conseil des princes ce qui se passait. Mais avant même qu’il s’y fût décidé, il apprenait que M. de Saillans, de son côté, faisait partir pour la même destination un de ses officiers, M. de Portalis, porteur d’un mémoire justificatif de sa conduite, et que, profitant lui-même d’une occasion favorable, il était entré en France pour se diriger vers le Vivarais sans attendre de nouvelles instructions.

Ces dissentimens de mauvais augure pour la campagne qui commençait se prolongèrent pendant près d’un mois. Du fond du Vivarais, le comte de Saillans écrivait lettres sur lettres à M. de Portalis pour ranimer son zèle et hâter sa mission. Enfin une réponse lui arriva, signée « Louis-Stanislas-Xavier » et « Charles-Philippe, » bien différente de celle qu’il attendait. Par cette lettre, en date du 8 mai, les princes lui donnaient tort sur tous les points, lui reprochaient son insubordination et lui enjoignaient d’obéir à M. de Connway sous peine de perdre leur confiance. Pour mieux lui marquer leur mécontentement, ils l’avertissaient qu’ils retenaient M. de Portalis auprès d’eux. M. de Connway triomphait.

Ce fut l’âme ulcérée par ces incidens que le comte de Saillans s’installa dans le Vivarais, en déclarant, ce qu’il ne cessa de répéter jusqu’à la fin de cette triste campagne, que le général s’était laissé circonvenir par M. de Borel et les gens de Monde; il poussa la colère jusqu’à mettre en doute le patriotisme de ce vieux soldat, duquel il disait avec amertume : « Connway est Anglais, Saillans est Français ; le premier aime infiniment le gouvernement anglais. le second le roi. » Accusation souverainement injuste, car M. de Connway n’était pas moins dévoué que M. de Saillans à la cause qu’ils servaient ensemble. Mais, connaissant mieux que lui les secrets de la cour de Coblentz, ses espérances et ses craintes, il jugeait mieux aussi la situation et l’opportunité des mesures à prendre.

En arrivant dans le département de l’Ardèche, le comte de Saillans y retrouva son compagnon Dominique Allier, qui l’attendait avec impatience et qui le conduisit dans la retraite où vivait caché son frère Claude Allier. Dès la première entrevue, l’ardeur confiante du curé de Chambonas, son énergie, sa jeunesse même, exercèrent sur M. de Saillans une influence décisive. Ce prêtre, militant comme un soldat, devint pour lui un confident digne de le comprendre, à qui il put dire librement ce qu’il pensait de MM. de Connway, de Borel et des autres. Claude Allier sut le flatter, se fit modeste et ne feignit une déférence quasi exagérée que pour le dominer plus sûrement, car il entendait que le chef choisi par les princes pour commander les royalistes de la contrée fût entre ses mains un instrument souple et docile. Pendant quelques jours, ils vécurent d’une vie commune. Claude Allier soumit au commandant en second de l’armée royale tous ses plans, son projet de marcher sur le Puy, tous ses moyens d’action ; il énuméra ses forces et conclut en affirmant, comme l’avait déjà fait à Chambéry l’abbé de la Bastide de la Molette, que vingt-cinq mille hommes n’attendaient qu’un signal pour se lever et combattre.

Sur ces entrefaites, le bouillant chanoine d’Uzès, qui tenait à se trouver là où il y avait des coups à donner et à recevoir, apparut dans le département, après avoir traversé, au risque d’être reconnu et arrêté, plusieurs villes françaises. Les officiers de M. de Saillans arrivèrent à leur tour, et l’abbé Claude Allier estima que c’était l’heure de présenter aux membres du comité de Jalès le chef qui venait se mettre à leur tête au nom des princes.

Presque tous décrétés d’accusation, ils vivaient cachés et dispersés dans le pays, protégés contre les patriotes et les rares garnisons que le gouvernement légal y entretenait, par la complicité des habitans. Claude Allier savait où les prendre. Il les convoqua pour le 19 mai à la Bastide, petit village du Gévaudan. Ils s’y trouvèrent au nombre de trente-cinq, réunis dans une chambre d’auberge, aux portes de laquelle veillaient quelques gardes nationaux dévoués. Le comte de Saillans, revêtu de son uniforme bleu, à boutons fleurdelisés, la cocarde blanche au chapeau, leur fut présenté par Claude Allier. Il exhiba ses pouvoirs, reçut leurs promesses de soumission et de fidélité. Puis ils rédigèrent, séance tenante, une adresse aux princes pour les remercier d’avoir désigné un tel chef et les solliciter de lui donner des ordres en vue d’une action immédiate.

Dès le lendemain commença pour M. de Saillans la dure vie qu’il ne cessa de mener pendant toute la campagne. Accompagné du curé de Chambonas, il parcourut les montagnes depuis les limites de la Lozère jusqu’aux bords du Rhône, Villefort, les Vans, Saint-Ambroix, la vallée de Jalès; il examina de loin le château de Bannes, où, depuis quelques semaines, le directoire du département avait installé une petite garnison et conçut le projet de s’emparer de ce poste important. Il voyageait la nuit, se cachait le jour, changeait souvent de nom et de costume, ainsi que le faisait Claude Allier.

Dominique Allier, avec son intrépidité ordinaire, servait d’éclaireur aux deux voyageurs. Il allait en avant, préparait les fidèles à les recevoir. Le comte de Saillans trouva partout un si favorable accueil qu’il ne put discerner ce qu’il y avait de vrai dans le dévoûment dont il recueillait les symptômes ou de factice. Reçu comme un libérateur, habile à exciter le zèle de ses partisans, il les charma par sa bonne grâce et crut qu’il pouvait compter sur eux. Tout était si bien organisé pour lui faire illusion qu’il dut croire qu’il avait en son pouvoir un peuple impatient de se soulever. Par malheur, cette impatience n’était qu’à la surface, et ce fut sa faute de ne pas pénétrer plus profondément dans les masses, où il aurait rencontré la vérité.

Ce qui acheva de le tromper, c’est qu’il recueillit partout des témoignages du ressentiment public contre les royalistes de Mende, dont on ne l’entretenait que pour les accuser d’avoir compromis la cause royale et gaspillé, par un luxe égoïste el inutile, l’argent des princes, au lieu de le consacrer à des approvisionnemens nécessaires. Il ne s’aperçut pas que ce dernier reproche, beaucoup d’autres, autour de lui, le méritaient; qu’il était fait trop souvent un usage coupable des sommes envoyées de Coblentz, au camp de Jalès, et qu’au milieu du désordre général, bon nombre de gens trouvaient commode de puiser dans ce trésor pour pourvoir à leurs besoins personnels, soit en réalisant des bénéfices sur les achats qu’ils étaient chargés de faire, soit en détournant de leur emploi légitime les subsides qui passaient par leurs mains.

Son excursion terminée, il revint dans le voisinage des châteaux de Jalès et de Banes et s’installa chez une riche veuve, très ardente, royaliste, dans la commune de Saint-André-de-Cruzières, où il lui était aisé de vivre caché, tout en continuant à correspondre avec ses amis. Là, les préparatifs d’une prise d’armes se continuèrent, sans qu’on en eût fixé la date. On envoyait chercher des fusils à Lyon, en Provence, quelques canons sauvés du désastre d’Arles. On achetait des chevaux pour les officiers, des vivres pour l’armée.

Les frères Allier, l’abbé de la Bastide de la Molette, le chevalier de Melon, étaient, avec le comte de Saillans, plus que lui, l’âme de l’entreprise. Le chevalier de Melon surtout se prodiguait, formait des plans, prononçait des discours, déployant avec une bravoure chevaleresque une maturité bien au-dessus de son âge. Des prêtres réfractaires servaient d’émissaires, obéissaient aveuglément, imposaient la même obéissance autour d’eux et aidaient au recrutement de l’armée avec le concours des notables du pays et d’une poignée de déserteurs. Ces préparatifs en se complétant ne pouvaient passer inaperçus. Le directoire du département s’en inquiétait, les dénonçait à l’assemblée nationale, et, quoiqu’il manquât de troupes, faisait un effort pour renforcer de douze gendarmes les défenseurs du château de Bannes, contre lequel il redoutait une attaque, en même temps qu’il sollicitait à Paris de prompts secours. De toutes parts, dans le Vivarais, renaissaient des symptômes de guerre civile. Saillans, après avoir vécu caché pendant quelque temps, commençait à se montrer, assistait religieusement à la messe, un crucifix à la boutonnière, une croix au chapeau, se laissait aller à des promesses imprudentes, toujours gardé par une petite troupe prête à verser son sang pour lui.

Ainsi, chaque jour l’engageait davantage, rendait plus inévitable une explosion prochaine et le mettait hors d’état de l’empêcher, résultat d’autant plus fâcheux qu’à la même heure l’Espagne faisait savoir à Coblentz qu’elle ne donnerait pas son concours aux royalistes du Midi, qu’elle ne favoriserait aucune de leurs tentatives, et que lui-même était sans nouvelles comme sans ordres du comte de Connway,

Le silence de ce dernier, que les membres du comité de Jalès ne pouvaient s’expliquer, les exaspérait. Leur sentiment éclata dans une réunion secrète à laquelle ils furent appelés et qui se tint sous la présidence de Claude Allier, le 23 juin, à minuit, dans la forêt de Malons, non loin de Saint-Ambroix. L’heure et le lieu choisis pour ce rendez-vous, les splendeurs d’une chaude nuit méridiolale, sous des bois de vieux châtaigniers, étaient faits pour parler aux imaginations. Invité à s’expliquer, le comte de Saillans rendit compte de la tournée qu’il venait de faire dans les contrées soumises à son commandement, exprima sa satisfaction de ce qu’il avait vu et sa confiance dans un prochain succès. Mais il ajouta que la prudence exigeait que ses opérations fussent concertées avec les efforts des puissances étrangères et qu’il considérait comme un devoir d’attendre les ordres du comte de Connway. Ces observations mécontentèrent les assistans. Ils avaient précédemment envoyé une adresse à Coblentz, en faveur de M. de Saillans et contre le général de Connway. L’absence de réponse les disposait peu à la patience. Ils objectèrent que les délais mis aux opérations devenaient de plus en plus dangereux; que l’oppression des catholiques était à son comble ; que déjà, pour rendre leurs efforts inutiles, on avait envoyé dans le Gévaudan deux bataillons marseillais; que d’autres troupes allaient arriver et qu’on avait tout à craindre des protestans; que, d’autre part, vingt-cinq mille hommes étaient prêts, dont il était difficile de contenir l’impatience et qu’il fallait agir sans retard; que, si M. de Saillans persistait à attendre des ordres qui n’arrivaient pas, il y avait lieu de les provoquer. En conséquence, il fut décidé qu’un des membres de la fédération, Pierre Séran, de Montpellier, partirait pour Chambéry, supplierait M. de Connway de venir, dans les huit jours, prendre possession de son commandement, et que si, passé ce délai, il n’arrivait pas, on agirait sans lui. Pierre Séran reçut sur-le-champ la somme nécessaire à son voyage et dut partir dans la nuit.

Cette délibération close, le chevalier de Melon prit la parole. Il prononça un éloquent discours qui acheva d’enflammer les cœurs et dont le noble accent obligeait un peu plus tard le rédacteur du mémoire officiel sur la conspiration de Saillans à reconnaître qu’on y trouvait « une sorte d’élévation d’âme, plus conforme aux sentimens d’un défenseur de la liberté et de la souveraineté du peuple, qu’aux principes d’un vil agent du despotisme et de l’anarchie. »

Après de telles manifestations, la prise d’armes, quelque imprudente qu’elle pût être en ce moment, devenait inévitable. Pour l’empêcher, il eût fallu plus d’esprit de suite, plus de persévérance dans les idées, plus de sagesse dans les vues que n’en possédait le comte de Saillans. Il n’avait jamais été maître du courant, il était incapable de le contenir; il s’y abandonna.


ERNEST DAUDET.

  1. D’après des publications contemporaines et des documens inédits conservés aux Archives nationales, aux Archives des affaires étrangères, au Dépôt de la guerre et aux archives des départemens du Gard, de l’Ardèche, de la Lozère et des Pyrénées-Orientales.