Les Ruines/Lebigre, 1836/Chap1

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LES RUINES,
ou
MÉDITATION SUR LES RÉVOLUTIONS
DES EMPIRES.


CHAPITRE PREMIER.



Le Voyage.

La onzième année du règne d’Abd-ul-Hamîd, fils d’Ahmed, empereur des Turks, au temps où les Russes victorieux s’emparèrent de la Krimée et plantèrent leurs étendards sur le rivage qui mène à Constantinople, je voyageais dans l’empire des Ottomans, et je parcourais les provinces qui jadis furent les royaumes d’Égypte et de Syrie.

Portant toute mon attention sur ce qui concerne le bonheur des hommes dans l’état social, j’entrais dans les villes et j’étudiais les mœurs de leurs habitants ; je pénétrais dans les palais, et j’observais la conduite de ceux qui gouvernent ; je m’écartais dans les campagnes, et j’examinais la condition des hommes qui cultivent ; et partout ne voyant que brigandage et dévastation, que tyrannie et que misère, mon cœur était oppressé de tristesse et d’indignation.

Chaque jour je trouvais sur ma route des champs abandonnés, des villages désertés, des villes en ruines : souvent je rencontrais d’antiques monuments, des débris de temples, de palais et de forteresses ; des colonnes, des aqueducs, des tombeaux : et ce spectacle tourna mon esprit vers la méditation des temps passés, et suscita dans mon cœur des pensées graves et profondes.

Et j’arrivai à la ville de Hems, sur les bords de l’Oronte ; et là, me trouvant rapproché de celle de Palmyre, située dans le désert, je résolus de connaître par moi-même ses monuments si vantés ; et, après trois jours de marche dans des solitudes arides, ayant traversé une vallée remplie de grottes et de sépulcres, tout à coup, au sortir de cette vallée, j’aperçus dans la plaine la scène de ruines la plus étonnante : c’était une multitude innombrable de superbes colonnes debout, qui, telles que les avenues de nos parcs, s’étendaient à perte de vue en files symétriques. Parmi ces colonnes étaient de grands édifices, les uns entiers, les autres demi-écroulés. De toutes parts la terre était jonchée de semblables débris, de corniches, de chapiteaux, de fûts, d’entablements, de pilastres, tous de marbre blanc, d’un travail exquis. Après trois quarts d’heure de marche le long de ces ruines, j’entrai dans l’enceinte d’un vaste édifice, qui fut jadis un temple dédié au soleil, et je pris l’hospitalité chez de pauvres paysans arabes, qui ont établi leurs chaumières sur le parvis même du temple, et je résolus de demeurer pendant quelques jours pour considérer en détail la beauté de tant d’ouvrages.

Chaque jour je sortais pour visiter quelqu’un des monuments qui couvrent la plaine ; et un soir que, l’esprit occupé de réflexions, je m’étais avancé jusqu’à la vallée des sépulcres, je montai sur les hauteurs qui la bordent, et d’où l’œil domine à la fois l’ensemble des ruines et l’immensité du désert. — Le soleil venait de se coucher ; un bandeau rougeâtre marquait encore sa trace à l’horizon lointain des monts de la Syrie : la pleine lune à l’orient s’élevait sur un fond bleuâtre, aux planes rives de l’Euphrate : le ciel était pur, l’air calme et serein ; l’éclat mourant du jour tempérait l’horreur des ténèbres ; la fraîcheur naissante de la nuit calmait les feux de la terre embrasés ; les pâtres avaient retiré leurs chameaux ; l’œil n’apercevait plus aucun mouvement sur la terre monotone et grisâtre ; un vaste silence régnait sur le désert ; seulement à de longs intervalles on entendait les lugubres cris de quelques oiseaux de nuit et de quelques chacals[1]… L’ombre croissait, et déjà dans le crépuscule mes regards ne distinguaient plus que les fantômes blanchâtres des colonnes et des murs… Ces lieux solitaires, cette soirée paisible, cette scène majestueuse, imprimèrent à mon esprit un recueillement religieux. L’aspect d’une grande cité déserte, la mémoire des temps passés, la comparaison de l’état présent, tout éleva mon cœur à de hautes pensées. Je m’assis sur le tronc d’une colonne ; et là, le coude appuyé sur le genou, la tête soutenue sur la main, tantôt portant mes regards sur le désert, tantôt les fixant sur les ruines, je m’abandonnai à une rêverie profonde.



  1. Espèce de renard qui ne vague que pendant la nuit.