Les Ruines/Lebigre, 1836/Chap13

La bibliothèque libre.

CHAPITRE XIII.



L’espèce humaine s’améliorera-t-elle ?

À ces mots, oppressé du sentiment douloureux dont m’accabla leur sévérité : « Malheur aux nations ! m’écriai-je en fondant en larmes ; malheur à moi-même ! Ah ! c’est maintenant que j’ai désespéré du bonheur de l’homme. Puisque ses maux procèdent de son cœur, puisque lui seul peut y porter remède, malheur à jamais à son existence ! Qui pourra, en effet, mettre un frein à la cupidité du fort et du puissant ? Qui pourra éclairer l’ignorance du faible ? Qui instruira la multitude de ses droits, et forcera les chefs de remplir leurs devoirs ? Ainsi, la race des hommes est pour toujours dévouée à la souffrance ! Ainsi, l’individu ne cessera d’opprimer l’individu, une nation d’attaquer une autre nation, et jamais il ne renaîtra pour ces contrées des jours de prospérité et de gloire. Hélas ! des conquérants viendront ; ils chasseront les oppresseurs et s’établiront à leur place ; mais, succédant à leur pouvoir, ils succéderont à leur rapacité, et la terre aura changé de tyrans sans changer de tyrannie. »

Alors me tournant vers le Génie : « Ô Génie ! lui dis-je, le désespoir est descendu dans mon ame : en connaissant la nature de l’homme, la perversité de ceux qui gouvernent et l’avilissement de ceux qui sont gouvernés, m’ont dégoûté de la vie ; et quand il n’est de choix que d’être complice ou victime de l’oppression, que reste-t-il à l’homme vertueux, que de joindre sa cendre à celle des tombeaux ! »

Et le Génie, gardant le silence, me fixa d’un regard sévère mêlé de compassion ; et, après quelques instants, il reprit : « Ainsi, c’est à mourir que la vertu réside ! L’homme pervers est infatigable à consommer le crime, et l’homme juste se rebute au premier obstacle à faire le bien !… Mais tel est le cœur humain : un succès l’enivre de confiance, un revers l’abat et le consterne : toujours entier à la sensation du moment, il ne juge point des choses par leur nature, mais par l’élan de sa passion. Homme qui désespères du genre humain, sur quel calcul profond de faits et de raisonnements as-tu établi ta sentence ? As-tu scruté l’organisation de l’être sensible, pour déterminer avec précision si les mobiles qui le portent au bonheur sont essentiellement plus faibles que ceux qui l’en repoussent ? Ou bien, embrassant d’un coup d’œil l’histoire de l’espèce, et jugeant du futur par l’exemple du passé, as-tu constaté que tout progrès lui est impossible ? Réponds ! depuis leur origine, les sociétés n’ont-elles fait aucun pas vers l’instruction et un meilleur sort ? Les hommes sont-ils encore dans les forêts, manquant de tout, ignorants, féroces, stupides ? Les nations sont-elles encore toutes à ces temps où, sur le globe, l’œil ne voyait que des brigands brutes ou des brutes esclaves ? Si, dans un temps, dans un lieu, des individus sont devenus meilleurs, pourquoi la masse ne s’améliorerait-elle pas ? Si des sociétés partielles se sont perfectionnées, pourquoi ne se perfectionnerait pas la société générale ? Et si les premiers obstacles sont franchis, pourquoi les autres seraient-ils insurmontables ?

« Voudrais-tu penser que l’espèce va se détériorant ? Garde-toi de l’illusion et des paradoxes du misanthrope : l’homme, mécontent du présent, suppose au passé une perfection mensongère, qui n’est que le masque de son chagrin. Il loue les morts en haine des vivants, il bat les enfants avec les ossements de leurs pères.

Pour démontrer une prétendue perfection rétrograde, il faudrait démentir le témoignage des faits et de la raison ; et s’il reste aux faits passés de l’équivoque, il faudrait démentir le fait subsistant lie l’organisation de l’homme ; il faudrait prouver qu’il naît avec un usage éclairé de ses sens ; qu’il sait, sans expérience, distinguer du poison l’aliment ; que l’enfant est plus sage que le vieillard, l’aveugle plus assuré dans sa marche que le clairvoyant ; que l’homme civilisé est plus malheureux qu’anthropophage ; en un mot, qu’il n’existe pas d’échelle progressive d’expérience et d’instruction.

« Jeune homme, crois-en la voix des tombeaux et le témoignage des monuments : des contrées sans doute ont déchu de ce qu’elles furent à certaines époques ; mais si l’esprit sondait ce qu’alors même furent la sagesse et la félicité de leurs habitants, il trouverait qu’il y eut dans leur gloire moins de réalité que d’éclat ; il verrait que dans les anciens États, même les plus vantés, il y eut d’énormes vices, de cruels abus, d’où résulta précisément leur fragilité ; qu’en général les principes des gouvernements étaient atroces ; qu’il régnait de peuple à peuple un brigandage insolent, des guerres barbares ; des haines implacables ; que le droit naturel était ignoré ; que la moralité était pervertie par un fanatisme insensé, par des superstitions déplorables : qu’un songe, qu’une vision, un oracle, causaient à chaque instant de vastes commotions : et peut-être les nations ne sont-elles pas encore bien guéries de tant de maux ; mais du moins l’intensité en a diminué, et l’expérience du passé n’a pas été totalement perdue. Depuis trois siècles surtout, les lumières se sont accrues, propagées ; la civilisation, favorisée de circonstances heureuses, a fait des progrès sensibles ; les inconvénients mêmes et les abus ont tourné à son avantage ; car si les conquêtes ont trop étendu les États, les peuples, en se réunissant sous un même joug, ont perdu cet esprit d’isolement et de division qui les rendait tous ennemis : si les pouvoirs se sont concentrés, il y a eu, dans leur gestion, plus d’ensemble et plus d’harmonie : si les guerres sont devenues plus vastes dans leurs masses, elles ont été moins meurtrières dans leurs détails : si les peuples y ont porté moins de personnalité, moins d’énergie, leur lutte a été moins sanguinaire, moins acharnée ; ils ont été moins libres, mais moins turbulents ; plus amollis, mais plus pacifiques. Le despotisme même les a servis ; car si les gouvernements ont été plus absolus, ils ont été moins inquiets et moins orageux ; si les trônes ont été des propriétés, ils ont excité, à titre d’héritage, moins de dissensions, et les peuples ont eu moins de secousses ; si enfin les despotes, jaloux et mystérieux, ont interdit toute connaissance de leur administration, toute concurrence au maniement des affaires, les passions, écartées de la carrière politique, se sont portées vers les arts, les sciences naturelles, et la sphère des idées en tout genre s’est agrandie : l’homme, livré aux études abstraites, a mieux saisi sa place dans la nature, ses rapports dans la société ; les principes ont été mieux discutés, les fins mieux connues, les lumières plus répandues, les individus plus instruits, les mœurs plus sociales, la vie plus douce : en masse l’espèce, surtout, dans certaines contrées, a sensiblement gagné ; et cette amélioration désormais ne peut que s’accroître, parce que ses deux principaux obstacles, ceux-là mêmes qui l’avaient rendue jusque-là si lente et quelquefois rétrograde, la difficulté de transmettre et de communiquer rapidement les idées, sont enfin levés.

« En effet, chez les anciens peuples, chaque canton, chaque cité, par la différence de son langage, étant isolé de tout autre, il en résultait un chaos favorable à l’ignorance et à l’anarchie. Il n’y avait point de communications d’idées, point de participation d’invention, point d’harmonie d’intérêts ni de volontés, point d’unité d’action, de conduite : en outre, tout moyen de répandre et de transmettre les idées se réduisant à la parole fugitive et limitée, à des écrits longs d’exécution, dispendieux et rares, il s’ensuivait empêchement de toute instruction pour le présent, perte d’expérience de génération à génération, instabilité, rétrogradation de lumières, et perpétuité de chaos d’enfance.

Au contraire, dans l’état moderne, et surtout dans celui de l’Europe, de grandes nations ayant contracté l’alliance d’un même langage, il s’est établi de vastes communautés d’opinions ; les esprits se sont rapprochés, les cœurs se sont entendus ; il y a eu accord de pensée, unité d’action : ensuite un art sacré, un don divin du génie, l’imprimerie, ayant fourni le moyen de répandre, de communiquer en un même instant une même idée à des millions d’hommes, et de la fixer d’une manière durable, sans que la puissance des tyrans pût l’arrêter ni l’anéantir, il s’est formé une masse progressive d’instruction, une atmosphère croissante de lumières, qui désormais assure solidement l’amélioration. Et cette amélioration devient un effet nécessaire des lois de la nature ; car, par la loi de la sensibilité, l’homme tend aussi invinciblement à se rendre heureux, que le feu à monter, que la pierre à graviter, que l’eau à se niveler. Son obstacle est son ignorance, qui l’égare dans les moyens, qui le trompe sur les effets et les causes. À force d’expérience il s’éclairera ; à force d’erreurs il se redressera ; il deviendra sage et bon, parce qu’il est de son intérêt de l’être ; et, dans une nation, les idées se communiquant, des classes entières seront instruites, et la science deviendra vulgaire ; et tous les hommes connaîtront quels sont les principes du bonheur individuel et de la félicité publique ; ils sauront quels sont leurs rapports, leurs droits, leurs devoirs dans l’ordre social ; ils apprendront à se garantir des illusions de la cupidité ; ils concevront que la modernité est une science physique, composée, il est vrai, d’éléments compliqués dans leur jeu, mais simples et invariables dans leur nature, parce qu’ils sont les éléments mêmes de l’organisation de l’homme. Ils sentiront qu’ils doivent être modérés et justes, parce que là est l’avantage et la sûreté de chacun ; que vouloir jouir aux dépens d’autrui est un faux calcul d’ignorance, parce que de là résultent des représailles, des haines, des vengeances, et que l’improbité est l’effet constant de la sottise.

« Les particuliers sentiront que le bonheur individuel est lié au bonheur de la société ;

« Les faibles, que, loin de se diviser d’intérêts, ils doivent s’unir, parce que l’égalité fait leurs forces ;

« Les riches, que la mesure des jouissances est bornée par la constitution des organes, et que l’ennui suit la satiété ;

« Le pauvre, que c’est dans l’emploi du temps et la paix du cœur que consiste le plus haut degré du bonheur de l’homme ;

« Et l’opinion publique atteignant les rois jusque sur leurs trônes, les forcera de se contenir dans les bornes d’une autorité régulière ;

« Le hasard même, servant les nations, leur donnera tantôt des chefs incapables, qui, par faiblesse, les laisseront devenir libres ; tantôt des chefs éclairés, qui, par vertu, les affranchiront.

« Et alors qu’il existera sur la terre de grands individus, des corps de nations éclairées et libres, il arrivera à l’espèce ce qui arrive à ses éléments : la communication des lumières d’une portion s’étendra de proche en proche, et gagnera le tout. Par la loi de l’imitation, l’exemple d’un premier peuple sera suivi par les autres ; ils adopteront son esprit, ses lois. Les despotes mêmes, voyant qu’ils ne peuvent plus maintenir leur pouvoir sans la justice et la bienfaisance, adouciront leur régime par besoin, par rivalité, et la civilisation deviendra générale.

« Et il s’établira de peuple à peuple un équilibre de forces, qui, les contenant tous dans le respect de leurs droits réciproques, fera cesser leurs barbares usages de guerre, et soumettra à des voies civiles le jugement de leurs contestations ; et l’espèce entière deviendra une grande société, une même famille, gouvernée par un même esprit, par de communes lois, et jouissant de toute la félicité dont la nature humaine est capable.

« Ce grand travail sans doute sera long, parce qu’il faut qu’un même mouvement se propage dans un corps immense ; qu’un même levain assimile une énorme masse de parties hétérogènes, mais enfin ce mouvement s’opérera, et déjà les présages de cet avenir se déclarent. Déjà la grande société, parcourant dans sa marche les mêmes phases que les sociétés partielles, s’annonce pour tendre aux mêmes résultats. Dissoute d’abord en toutes ses parties, elle a vu long-temps ses membres sans cohésion ; et l’isolement général des peuples forma son premier âge d’anarchie et d’enfance : partagée ensuite au hasard en sections irrégulières d’États et de royaumes, elle a subi les fâcheux effets de l’extrême inégalité des richesses, des conditions ; et l’aristocratie des grands empires a formé son second âge : puis, ces grands privilégiés se disputant la prédominance, elle a parcouru la période du choc des factions. Et maintenant les partis, las de leurs discordes, sentant le besoin des lois, soupirent après l’époque de l’ordre et de la paix. Qu’il se montre un chef vertueux ! qu’un peuple puissant et juste paraisse ! et la terre l’élèye au pouvoir suprême : la terre attend un peuple législateur ; elle le désire et l’appelle, et mon cœur l’attend… » Et tournant la tête du côté de l’occident… « Oui, continua-t-il, déjà un bruit sourd frappe mon oreille : un cri de liberté, prononcé sur des rives lointaines, a retenti dans l’ancien continent. À ce cri, un murmure secret contre l’oppression s’élève chez une grande nation ; une inquiétude salutaire l’alarme sur sa situation ; elle s’interroge sur ce qu’elle est, sur ce qu’elle devrait être ; et surprise de sa faiblesse, elle recherche quels sont ses droits, ses moyens ; quelle a été la conduite de ses chefs… Encore un jour, une réflexion :… et un mouvement immense va naître ; un siècle nouveau va s’ouvrir ! siècle d’étonnement pour le vulgaire, de surprise et d’effroi pour les tyrans, d’affranchissement pour un grand peuple, et d’espérance pour toute la terre ! »