Les Ruines/Lebigre, 1836/Chap16

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CHAPITRE XVI.



Un peuple libre et législateur.

Alors, considérant que toute puissance publique était suspendue, que le régime habituel de ce peuple cessait tout à coup, je fus saisi d’effroi par la pensée qu’il allait tomber dans la dissolution de l’anarchie ; mais tout à coup des voix s’élevèrent et dirent :

« Ce n’est pas assez de nous être affranchis des parasites et des oppresseurs, il faut empêcher qu’il n’en renaisse. Nous sommes hommes, et l’expérience nous a trop appris que chacun de nous tend sans cesse à dominer et à jouir aux dépens d’autrui. Il faut donc nous prémunir contre un penchant auteur de discorde ; il faut établir des régles certaines de nos actions et de nos droits : or, la connaissance de ces droits, le jugement de ces actions sont des choses abstraites, difficiles, qui exigent tout le temps et toutes les facultés d’un homme. Occupés chacun de nos travaux, nous ne pouvons vaquer à de telles études, ni exercer par nous-mêmes de telles fonctions. Choisissons donc parmi nous quelques hommes dont ce soit l’emploi propre. Déléguons-leur nos pouvoirs communs pour nous créer un gouvernement et des lois ; constituons-les représentants de nos volontés et de nos intérêts. Et, afin qu’en effet ils en soient une représentation aussi exacte qu’il sera possible, choisissons-les nombreux et semblables à nous, pour que la diversité de nos volontés et de nos intérêts se trouve rassemblée en eux. »

Et ce peuple, ayant choisi dans son sein une troupe nombreuse d’hommes qu’il jugea propres à son dessein, il leur dit : « Jusqu’ici nous avons vécu en une société formée au hasard, sans clauses fixes, sans conventions libres, sans stipulation de droits, sans engagements réciproques ; et une foule de désordres et de maux ont résulté de cet état précaire. Aujourd’hui nous voulons, de dessein réfléchi, former un contrat régulier ; nous vous avons choisis pour en dresser les articles : examinez donc avec maturité quelles doivent être ses bases et ses conditions ; recherchez avec soin quel est le but, quels sont les principes de toute association : connaissez les droits que chaque membre y porte, les facultés qu’il y engage, et celles qu’il y doit conserver : tracez-nous des règles de conduite, des lois équitables ; dressez-nous un système nouveau de gouvernement, car nous sentons que les principes qui nous ont guidés jusqu’à ce jour, sont vicieux. Nos pères ont marché dans des sentiers d’ignorance, et l’habitude nous a égarés sur leurs pas : tout s’est fait par violence, par fraude, par séduction, et les vraies lois de la morale et de la raison sont encore obscures : démêlez-en donc le chaos, découvrez-en l’enchaînement, publiez-en le code, et nous nous y conformerons. »

Et ce peuple éleva un trône immense en forme de pyramide ; et y faisant asseoir les hommes qu’il avait choisis, il leur dit : » Nous vous élevons aujourd’hui au-dessus de nous, afin que vous découvriez mieux l’ensemble de nos rapports, et que vous soyez hors de l’atteinte de nos passions.

« Mais souvenez-vous que vous êtes nos semblables ; que le pouvoir que nous vous conférons est à nous ; que nous vous le donnons en dépôt, non en propriété ni en héritage ; que les lois que vous ferez, vous y serez les premiers soumis ; que demain vous redescendrez parmi nous, et que nul droit ne vous sera acquis, que celui de l’estime et de la reconnaissance. Et pensez de quel tribut de gloire l’univers qui révère tant à d’apôtres d’erreur, honorera la première assemblée d’hommes raisonnables qui aura solennellement déclaré les principes immuables de la justice, et consacré, à la face des tyrans, les droits des nations ! »