Les Ruines/Lebigre, 1836/Chap22 5
déjà interrogé sur ce qu’il devenait après sa mort, parce qu’il avait de bonne heure raisonné sur le principe de vie qui anime son corps, qui s’en sépare sans le déformer, et qu’il avait imaginé les substances déliées, les fantômes, les ombres, il aima à croire qu’il continuerait, dans le monde souterrain, cette vie qu’il lui coûtait trop de perdre ; et les lieux infernaux furent un emplacement commode pour recevoir les objets chéris auxquels il ne pouvait renoncer.
« D’autre part, les prêtres astrologues et physiciens faisaient de leurs cieux des récits, et ils en traçaient des tableaux qui s’encadraient parfaitement dans ces fictions. Ayant appelé, dans leur langage métaphorique, les équinoxes et les solstices, les portes des cieux ou entrées des saisons, ils expliquaient les phénomènes terrestres en disant « que par la porte de corne (d’abord le taureau, puis le bélier) et par celle du cancer, descendaient les feux vivifiants qui animent au printemps la végétation, et les esprits aqueux qui causent au solstice le débordement du Nil ; que par la porte d’ivoire (la balance, et auparavant l’arc ou sagittaire) et par celle du capricorne ou de l’urne, s’en retournaient à leur source et remontaient à leur origine les émanations ou influences des cieux ; et la voie lactée, qui passait par ces portes des solstices, leur semblait placée là exprès pour leur servir de route et de véhicule ; de plus, dans leur atlas, la scène céleste présentait un fleuve (le Nil, figuré par les plis de l’hydre), une barque (le navire Argo) et le chien Sirius, tous deux relatifs à ce fleuve, dont ils présageaient l’inondation. Ces circonstances, associées aux premières et y ajoutant des détails, en augmentèrent les vraisemblances ; et pour arriver au Tartare ou à l’Élysée, il fallut que les âmes traversassent les fleuves du Styx et de l’Achéron dans la nacelle du nocher Caron, et qu’elles passassent par les portes de corne ou d’ivoire, que gardait le chien Cerbère. Enfin, un usage civil se joignit à toutes ces fictions, et acheva de leur donner de la consistance.
« Ayant remarqué que dans leur climat brûlant, la putréfaction des cadavres était un levain de peste et de maladies, les habitants de l’Égypte avaient, dans plusieurs états, institué l’usage d’inhumer les morts hors de la terre habitée, dans le désert qui est au couchant. Pour y arriver, il fallait passer les canaux du fleuve, et par conséquent être reçu dans une barque, payer un salaire au nocher, sans quoi, le corps privé de sépulture, eût été la proie des bêtes féroces. Cette coutume inspira aux législateurs civils et religieux un moyen puissant d’influer sur les mœurs ; et saisissant par la piété filiale et par le respect pour les morts, des hommes grossiers et féroces, ils établirent pour condition nécessaire, d’avoir subi un jugement préalable qui décidât si le mort méritait d’être admis au rang de sa famille dans la noire cité. Une telle idée s’adaptait trop bien à toutes les autres pour ne pas s’y incorporer ; le peuple ne tarda pas à l’y associer, et les enfers eurent leur Minos et leur Rhadamanthe, avec la baguette, le siège, les huissiers et l’urne, comme dans l’état terrestre et civil. Alors la divinité devint un être moral et politique, un législateur social d’autant plus redouté, que ce législateur suprême, ce juge final, fut inaccessible aux regards : alors ce monde fabuleux et mythologique, si bizarrement composé de membres épars, se trouva un lieu de châtiment et de récompense, où la justice divine fut censée corriger ce que celle des hommes eut de vicieux, d’erroné ; et ce système spirituel et mystique acquit d’autant plus de crédit, qu’il s’empara de l’homme par tous ses penchants : le faible opprimé y trouva l’espoir d’une indemnité, la consolation d’une vengeance future : l’oppresseur comptant, par de riches offrandes, arriver toujours à l’impunité, se fit de l’erreur du vulgaire une arme de plus pour le subjuguer ; et les chefs des peuples, les rois et les prêtres, y virent de nouveaux moyens de le maîtriser, par le privilège qu’ils se réservèrent de répartir les grâces ou les châtiments du grand juge, selon des délits ou des actions méritoires qu’ils caractérisèrent à leur gré.
« Voilà comment s’est introduit, dans le monde visible et réel, un monde invisible et imaginaire ; voilà l’origine de ces lieux de délices et de peines dont vous, Perses ! avez fait votre terre rajeunie, votre ville de résurrection placée sous l’équateur, avec l’attribut singulier que les heureux n’y donneront point d’ombre. Voilà, juifs et chrétiens, disciples des Perses ! d’où sont venus votre Jérusalem de l’Apocalypse, votre paradis, votre ciel, caractérisés par tous les détails du ciel astrologique d’Hermès. Et vous, musulmans ! votre enfer, abîme souterrain, surmonté d’un pont ; votre balance des âmes et de leurs œuvres, votre jugement par les anges Monkir et Nekir, ont également pris leurs modèles dans les cérémonies mystérieuses de l’antre de Mithra ; et votre ciel ne diffère en rien de celui d’Osiris, d’Ormuzd et de Brahma.