Les Ruines d’Uxmal/02

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Les Ruines d’Uxmal
Revue des Deux Mondes3e période, tome 30 (p. 782-811).
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LES RUINES D’UXMAL

DERNIERE PARTIE[1]


V.

Resté seul sur la terrasse, Fernand repassa dans sa mémoire l’entretien qu’il venait d’avoir avec dona Mercedes. Ce secret, deviné par lui, avoué par elle, quel était-il ? D’où venait ce plan ? quelle main l’avait tracé ? Pourquoi ce regard triste et suppliant ? Qu’avait-il donc dit ou qu’allait-il dire ? Entraîné par son émotion, s’était-il trahi ? Avait-elle compris qu’il l’aimait ? Absorbé dans ses réflexions, il ne vit pas venir à lui George Willis, qui le prit par le bras : — Il se fait tard ; partons.

Fernand obéit machinalement, et, sans échanger un mot, tous deux regagnèrent le Palais du Nain.

— Et maintenant, dit George, causons. Il se passe quelque chose, et j’aimerais assez y voir clair. Nous sommes trop amis pour que tu me croies simplement curieux. Ah ! cousin Fernand, tu n’es pas Français pour rien, et la nature t’a doté d’une imagination qui peut te mener loin. Si c’est à une folie, je te raisonnerai d’abord, quitte à t’aider ensuite. Mais récapitulons les faits ; la logique avant tout. Nous rencontrons à Uxmal dona Mercedes et sa sœur. Qu’y font-elles ? C’est leur affaire. On te montre un plan ; tu y découvres beaucoup de choses, exactes ou non, peu importe, nous y reviendrons plus tard. Tu en prends acte pour entamer avec dona Mercedes une explication qui se termine par un aveu, si je ne me trompe. Un philosophe américain prétend qu’à notre cage on va droit à l’amour comme un canard à l’eau ; tu lui donnes raison.

— George, il ne s’agit pas ici de ton philosophe américain. Causons, si tu le veux, mais causons sérieusement.

— Eh parbleu ! c’est où je veux en venir, et ma plaisanterie n’avait d’autre but que de t’ arracher à tes préoccupations.

Habitué de longue date aux allures de son cousin, Fernand le savait de bon conseil, sincère et droit, aussi lui fit-il un récit détaillé de son entretien avec dona Mercedes. Il n’omit qu’un seul point : ses derniers mots à la jeune fille et la manière dont elle les avait accueillis.

George écouta en silence. — M’est avis, Fernand, que tu nous as embarqués dans une affaire terriblement compliquée.

— Moi... peut-être, mais toi...

— Allons donc, interrompit George, tu y es, donc j’y suis, et je ne m’en plains pas. Ah ! mais non. Un problème à résoudre, un ami à tirer d’embarras, sans compter... que dona Carmen est charmante. Il est vrai qu’elle ne me comprend pas, elle me l’a dit cent fois, et j’ai toute sorte de raisons de croire que je lui suis profondément antipathique... qui sait, cela vaut peut-être mieux que de lui être indifférent. Mais laissons ce détail, ajouta-t-il en remarquant la surprise de Fernand. Si je le mentionne, c’est qu’en rendant service à dona Mercedes, je forcerai sa sœur à être mon obligée ; ce sera ma vengeance. Résumons -nous maintenant. Dona Mercedes a un secret ; nous le confiera-t-elle ?.. Je ne le crois pas.

— Pourquoi ?

— Parce qu’elle ne te l’a pas dit cette après-midi.

— C’est moi qui l’en ai empêchée.

— Je le sais bien. C’est très chevaleresque, mais fort peu pratique, ce que tu as fait là. Il fallait la laisser parler. Maintenant il n’est plus temps : elle réfléchira et se taira ; mais, si elle n’en a pas dit assez, tu en as trop dit, toi, pour reculer. Ce qu’elle veut faire, c’est à nous de l’accomplir, tout en respectant son silence. Pour cela, procédons avec ordre et méthode.

— C’est dans ces ruines que se trouve le mot de l’énigme, et ce plan peut seul nous guider clans nos recherches.

— Bien ; accord parfait sur ce point. Mais ce plan ? pourrais-tu le reproduire fidèlement ?

— Il me semble l’avoir sous les yeux.

— Copie-le alors, sans rien omettre.

Pendant que Fernand s’acquittait de cette tâche, George Willis réfléchissait. Qu’avait voulu dire dona Mercedes par ces mots : Me tiendriez-vous ce langage si vous saviez... Quoi ? Puis : Pourquoi faire luire à mes yeux un espoir trompeur ? — Voilà bien les exagérations féminines, maugréait-il à part lui. Au lieu de raconter les choses comme elles sont, elles lâchent la bride à leur imagination, et une fois parties, les suive qui pourra... Si vous saviez... En voilà un champ d’hypothèses, et des moins flatteuses encore si nous n’étions pas ce que nous sommes, Fernand et moi, des gens de bon sens. Que peut-il bien y avoir dans leur passé ? Dona Mercedes ressemble à une madone du Titien. Carmen a des allures d’ange mutir. Qu’elles aient un secret, c’est certain ; mais un remords... allons donc. Il n’y a qu’à les regarder et à les écouter. Ce sont deux pages blanches sur lesquelles il n’y a rien d’écrit. J’en suis sûr. J’en ai assez vu, dans l’ancien et le nouveau monde, de ces pages griffonnées où dates, noms et souvenirs se superposent et se confondent... Un espoir trompeur... Donc il y a un espoir... Trompeur ? c’est ce que l’avenir, aidé par George Willis, nous apprendra.

Le lendemain, les deux jeunes gens s’abstinrent de leur visite accoutumée. La journée leur parut longue, mais ils crurent bien faire en laissant aux jeunes filles le temps de la réflexion. Le jour suivant, à leur heure habituelle, ils se rendirent au palais du gouverneur.

L’idée de revoir dona Mercedes troublait Fernand. L’avait-elle compris ? N’avait-il pas parlé trop tôt ou trop tard ? trop tôt en la mettant en garde contre un sentiment qu’elle ne pouvait encore partager ; trop tard, si son cœur n’était plus libre. Était-ce là ce qu’avait voulu dire son regard ? L’accueil de dona Mercedes ne fut guère de nature à l’éclairer sur ce point, mais la confiance plus marquée qu’elle lui témoigna suscita en lui des pensées nouvelles. Il se demanda s’il avait bien le droit, à son insu, de s’autoriser de ses aveux pour pénétrer ce mystère. Vainement il se dit qu’en agissant ainsi il n’avait d’autre but que de lui venir en aide, de soulever ou tout au moins de partager ce fardeau trop lourd pour ses forces. Ces mêmes raisons qui l’avaient satisfait la veille, quand il était loin d’elle, lui paraissaient maintenant des sophismes, et il se reprochait son adhésion trop prompte aux suggestions de George Willis. Quant à ce dernier, ces scrupules ne le tourmentaient évidemment pas ; dona Carmen était sérieuse et préoccupée ; elle négligea de le quereller, s’abstint de le contredire, et se renferma dans un mutisme qui lui parut présager quelque chose d’extraordinaire. Aussi l’observa-t-il avec étonnement. Gênée par son regard pénétrant, la jeune fille s’éloigna et rejoignit sa sœur. Fernand en profita pour se rapprocher de George, et lui fit part en quelques mots des doutes qui lui étaient venus.

— Voilà une idée que je n’aurais jamais eue, dit George après l’avoir écouté. Si tu en as beaucoup et souvent de pareilles, nous n’avancerons guère. Laisse-moi chercher un moyen de mettre ta conscience à l’aise.

L’arrivée inattendue du curé Carillo vint dissiper la contrainte qui régnait dans le petit groupe. Il remit à George un mot de don Rodriguez par lequel ce dernier l’avisait qu’obligé de s’absenter quelques jours, il viendrait le voir à son retour et qu’il n’avait aucune nouvelle d’Harris. Dona Mercedes insista pour retenir le curé à prendre le thé. Il y consentit, non sans regarder avec une certaine inquiétude les idoles sculptées, qui causaient toujours au bon prêtre un malaise dont il n’était pas maître. On lui fit fête, on l’entoura si bien, on le questionna tant qu’il finit par retrouver son enjouement habituel. Les jeunes gens le laissèrent seul avec dona Mercedes, et s’éloignèrent sous prétexte d’examiner les bas-reliefs d’une salle récemment déblayée. Carmen les accompagna. Chemin faisant, George Willis s’arrêta comme saisi par une inspiration subite. — Dona Carmen, dit-il, permettez-moi de revenir sur notre dernière conversation. Voici Fernand avec qui je m’en suis longuement entretenu : je lui ai soumis un projet dont je ne puis faire l’éloge, puisque j’en suis l’auteur ; il l’approuve, mais au moment de l’exécuter il lui vient des doutes. Vous seule pouvez les dissiper.

Carmen le regarda avec surprise. — Je ne vous comprends pas.

— Pas plus que je ne comprends Fernand. Voici ce dont il s’agit.

Il lui dit alors ce qu’il se proposait de faire, insistant sur leur désir d’épargner à dona Mercedes des questions qu’ils pensaient devoir lui être pénibles. Il exposa avec une candeur parfaite leurs suppositions, leur embarras et leur volonté bien arrêtée de poursuivre l’exécution de leur plan.

— Parlez-vous sérieusement ?

— Je ne fais jamais que cela, répondit George Willis, et je ne sais pas pourquoi vous vous y trompez.

Dona Carmen réfléchit quelques instans. — Je ne puis ni ne dois vous dissuader. Vous entreprenez là une tâche pénible, mais le but que vous poursuivez et les motifs qui vous font agir sont nobles et généreux. Je voudrais pouvoir vous aider, mais comment ? Maintes fois j’ai interrogé ma sœur, elle a toujours ajourné ses explications. Ce n’est donc pas la trahir que de vous dire le peu que je sais.

Elle leur raconta alors que, quelques jours avant de quitter Mexico, Mercedes reçut un pli qu’elle ouvrit en sa présence. Dans ce pli se trouvait le papier qu’elle leur avait communiqué, et sur une autre feuille deux ou trois lignes dont la lecture avait causé à sa sœur une vive émotion. Elle avait hâté leurs préparatifs de départ et dit à Carmen qu’elles se rendraient à Mérida, où elles résidèrent en effet quelques semaines. De là elles étaient venues s’établir au palais du gouverneur. Pendant leur séjour à Mérida et dans les premiers temps de leur installation à Uxmal, Mercedes, en proie à une anxiété qu’elle ne pouvait cacher, avait eu de fréquens entretiens avec le curé Carillo. Peu à peu elle était redevenue triste et grave, indifférente en apparence à ce qui se passait autour d’elle. Depuis sa dernière conversation avec Fernand, il n’en était plus de même. Carmen devinait qu’un secret pesait sur leur vie. Mercedes avait dû l’apprendre lors de son voyage aux États-Unis. La lettre reçue à Mexico et le papier qu’elle contenait lui avaient donné une lueur d’espoir ; depuis elle s’était découragée. Dans leurs entretiens quotidiens Mercedes lui répétait qu’elles devaient vivre loin du monde : une cause mystérieuse qu’elle lui expliquerait plus tard les condamnait à l’isolement ; les malheurs qui les avaient frappées n’étaient pas les seuls qu’elles eussent à redouter, leur vie était finie avant même d’avoir commencé. Il leur fallait se soumettre, porter ailleurs et plus haut leurs aspirations et leurs vœux, supporter patiemment l’épreuve et se courber sous la volonté de Dieu. Pour ne pas affliger sa sœur, Carmen se résignait, elle aussi ; mais, si le dévoûment de leurs amis pouvait leur venir en aide, devait-elle rejeter ce secours inespéré ? Elle n’en avait pas le courage ; elle acceptait leurs offres, et, quel que fût le résultat, elle les remerciait du fond du cœur.

Fernand l’écoutait avec émotion. George Willis lui-même sentait avec surprise quelque chose d’inconnu s’agiter en lui. Il se dit que ce devait être la vue des pleurs de Carmen.

Les jeunes gens rejoignirent Mercedes, on prit le thé, puis le curé Carillo s’apprêta au départ. Il se souciait peu de voyager de nuit, surtout dans le voisinage d’Uxmal. George et Fernand partirent en même temps que lui, non sans avoir renouvelé à dona Carmen leur promesse de la tenir au courant des mesures qu’ils prendraient.

Le jour baissait ; l’ombre envahissait lentement la forêt silencieuse. Les pas des chevaux, amortis par la mousse et le gazon, qui tapissaient le sentier, réveillaient à peine les oiseaux endormis. Çà et là une clairière annonçait le voisinage d’un monticule dominé par des ruines. Sur les pans de murs aux faîtes écroulés, les grands ibis blancs, immobiles comme des statues, daignaient à peine tourner la tête pour les regarder passer. Dans cette demi-obscurité, les vieux palais revêtaient un aspect fantastique, et les oiseaux de nuit, fouettant l’air d’un vol lourd, s’abattaient paresseusement sur les corniches sculptées et sur les statues de pierre, dont les yeux caves semblaient interroger l’horizon. Puis la forêt recommençait, plus sombre. L’uba, aux fleurs rouges, étreignait les troncs, courait d’arbre en arbre étalant ses larges feuilles dentelées. Les fougères arborescentes dressaient leurs tiges hautes et velues autour desquelles les serpens s’enroulent de préférence ; les tamariniers au feuillage sombre entrelaçaient leur épaisse ramure à travers laquelle brillait parfois avec un étrange éclat la prunelle verdâtre et luisante d’un lynx à l’affût.

Le curé Carillo pressait le pas de sa mule. George et Fernand avaient offert de l’accompagner jusqu’à la lisière de la forêt, et il avait accepté de grand cœur, inquiet de se trouver seul à pareille heure et en pareil lieu. Tout à coup sa monture, des plus pacifiques d’ordinaire, fit un écart qui faillit le désarçonner pendant qu’une voix prononçait quelques mots dans une langue inconnue. Ses compagnons s’arrêtèrent surpris, mais le curé les adjura en tremblant de se hâter. — Ne répondez rien, dit-il, c’est le demonio parlero, j’en suis sûr.

Fernand se souvint qu’entre autres légendes mayas dona Carmen leur en avait récité une où il était question de ce demonio parlero, démon loquace, qui se faisait un malin plaisir d’égarer les voyageurs, et les laissait mourir de faim et de soif dans les inextricables labyrinthes où il les attirait. Indiens, métis et blancs affirmaient son existence, et le bon père, plus fortement imbu qu’il ne le pensait des croyances superstitieuses de ses paroissiens, était convaincu de son pouvoir. En pouvait-on douter ? Quelques années auparavant, le pieux docteur don Sanchez de Aguilar avait vu, de ses yeux, à Yalcoba, le demonio parlero. Avec l’aide de Dieu et de San Cristobal, il l’avait chassé du village qu’il épouvantait, mettant à mal les mestizas et choisissant avec un art vraiment diabolique les plus jeunes et les plus jolies pour les entraîner dans les bois. Le curé Carillo cherchait dans sa mémoire troublée une formule d’exorcisme, mais Fernand lui en épargna la peine. Gonflant son cheval à George Willis, il s’était dirigé vers l’endroit d’où partait la voix, et ramenait par le bras une jeune Indienne bizarrement vêtue. Ses traits étaient beaux, sa taille admirablement proportionnée ; mais dans ses yeux brillans on lisait une expression inquiète et farouche. Elle suivait Fernand sans résistance ; derrière elle, tête basse, marchait en grondant un grand chien au poil roux.

— Itza, s’écria le curé, c’est toi ? Que fais-tu ici ?

L’Indienne murmura quelques mots en langue maya.

— Elle cherche une chèvre égarée, dit le curé, laissons-la. Les voyageurs se remirent en route. Ce nom d’Itza avait éveillé l’attention de George Willis. Il se rappela ce qu’en avait dit dona Carmen lors de leur première visite au palais du gouverneur, et se fit indiquer la demeure de l’Indienne, avec l’intention bien arrêtée de la voir et de la faire parler. Peut-être obtiendrait-il d’elle quelques renseignemens sur le mystérieux auteur du plan. Il avait bien songé à Harris ; par l’entremise de don Rodriguez on pourrait… Mais Harris avait repris la mer, et don Rodriguez était absent. Il s’enquit auprès du curé si Itza parlait une autre langue que le maya. Carillo répondit qu’elle comprenait l’espagnol et le savait assez pour se faire entendre, mais elle feignait le plus souvent de l’ignorer et fuyait tout contact avec les étrangers.

On se sépara en vue des lumières de Mérida. Le curé fit prendre le trot à sa mule pour regagner au plus vite son presbytère ; George et Fernand tournèrent bride et, sans autre aventure, rentrèrent au Palais du Nain, où George compléta son dossier en résumant son entretien avec dona Carmen. Ce travail lui prit quelque temps, et il fut obligé à diverses reprises de faire appel à la mémoire de Fernand. Le souvenir de dona Carmen le hantait. À la place de l’enfant mutine et railleuse qui le querellait d’ordinaire, il venait de quitter une jeune fille au regard ému, qui invoquait son dévoûment, se fiait à lui et croyait en lui. Il l’avait vue pleurer, c’était cela, répétait-il, qui brouillait ses idées. Tant bien que mal il acheva de mettre ses notes en ordre et s’endormit en rêvant qu’il y avait deux dona Carmen, charmantes toutes deux, très différentes l’une de l’autre et qu’il ne savait laquelle il préférait.

Le lendemain les deux jeunes gens arrêtèrent définitivement leurs projets. Fernand se chargea d’examiner les ruines ; il négligerait celles dont l’exposition ne se rapporterait pas aux indications du plan, il étudierait de près les autres et noterait les analogies qu’elles pourraient offrir avec le document mystérieux. De son côté, George se mettrait en campagne à la recherche d’Itza. Savait-elle quelque chose, et, si oui, parlerait-elle ? Il avait bien quelques doutes, mais l’aventure valait la peine d’être tentée. Itza, non plus qu’Harris, n’était facile à trouver. À cheval pendant de longues heures, George fouillait les coins les plus solitaires de la forêt, et revenait chaque après-midi en affirmant que le demonio parlero avait enlevé l’Indienne et que tous deux devaient être en route pour le sabbat.

Fernand, de son côté, poursuivait sans plus de succès ses investigations patientes. À trois milles dans l’ouest se dressaient les murailles épaisses et massives d’une construction en ruines. Il résolut de l’explorer, et un matin, laissant George se remettre à la poursuite de l’Indienne, il partit avec les matelots munis de haches et de cordes. Après quatre heures d’une marche pénible, il parvint au pied des ruines. Elles étaient visibles, aussi bien du Palais du Nain que de la terrasse du palais du gouverneur, et dona Mercedes les avait désignées sous le nom de casa de las Monjas.

Pendant que ses matelots exploraient l’un des versans, Fernand cherchait la pente la moins abrupte pour tenter l’ascension, lorsqu’en tournant l’angle du monticule il vit un cheval attaché à un arbre et entendit le bruit sourd d’une lutte et des cric entrecoupés. Il se dirigea de ce côté et aperçut Itza qui se débattait dans les bras d’un inconnu. À son aspect, ce dernier lâcha l’Indienne, qui vint, tremblante de colère et d’indignation, se réfugier près de Fernand, puis, haussant les épaules, il sauta en selle et toisa le jeune homme d’un air insolent.

— Qui êtes-vous ? lui demanda Fernand.

— Je me nomme Harris.

— Pourquoi insultez-vous cette femme ?

— Allons donc, reprit-il brutalement, est-il défendu de suivre et d’embrasser une jolie fille ? Mais… je vous ai déjà vu. C’est vous qui étiez au bal des mestizas avec cette Mercedes, que le ciel confonde !

À ces mots Fernand put à peine contenir son indignation, mais il était à pied, sans armes, et les matelots hors de portée de sa voix.

— Moi aussi, je vous connais. Don Rodriguez m’a parlé de vous. Et sous peu nous nous retrouverons.

— Je ne crois pas, répliqua Harris en ricanant, je retourne à Sisal et de là je pars pour les États-Unis. Dites à votre Mercedes qu’avant un mois on parlera d’elle à Charleston. Je ne suis pas riche, et les scrupules ne m’embarrassent guère, cependant je ne voudrais pas de sa fortune au prix qu’elle lui coûte… Adieu.

Harris parti, le jeune homme se retourna vers Itza et l’aperçut à quelques pas accroupie sur le rebord d’une citerne à ciel ouvert. Il s’approcha d’elle et, se penchant au-dessus de l’orifice, il vit un chien qui se débattait dans l’eau bourbeuse où le marin l’avait poussé pour se débarrasser de lui. La pauvre bête essayait vainement de s’accrocher aux parois lisses et suintantes ; elle semblait à bout de forces, et l’Indienne, impuissante, suivait d’un œil farouche l’agonie de son compagnon. Fernand appela les matelots ; à l’aide d’une corde qu’il s’attacha autour du corps, il se fit descendre dans la citerne. Quelques instans après, le chien gambadait auprès d’Itza, qui prit la main de Fernand et la porta à ses lèvres. L’animal s’attacha aux pas du jeune homme, et l’Indienne suivit. Ils ne le quittèrent pas de la matinée, et quand il reprit le chemin du Palais du Nain, le chien trottait à ses côtés et Itza marchait derrière lui.

Lorsque George Willis le vit revenir escorté de celle qu’il cherchait vainement depuis plusieurs jours, son calme ne se démentit pas. Il examina curieusement l’Indienne, écouta le récit de son cousin et déclara que, des deux nouveaux venus, le chien semblait être de beaucoup le plus sociable. De fait, il ne perdait de vue aucun des mouvemens de Fernand. Quant à Itza, elle ne songeait nullement à s’en aller ; son regard errait des jeunes gens à sa bête. Fernand lui fit donner des tortillas et un verre de maté. Après avoir mangé et bu, elle appela son compagnon, qui se coucha à ses côtés, puis s’adossant à la muraille, elle s’enveloppa la tête de son sérapé.

— Elle me paraît peu disposée à causer, dit George, mais cela viendra peut-être. Ne l’effrayons pas.

La rencontre d’Harris et ses paroles insolentes parurent aux jeunes gens mériter une attention sérieuse. Fernand insista pour se mettre à sa poursuite. Tout indice était précieux. Il fit seller son cheval et partit pour Mérida. Don Rodriguez n’était pas de retour ; Fernand se rendit chez le curé et lui raconta ce qui s’était passé. Ce dernier donna ordre à un de ses Indiens de prendre des informations. Ils apprirent qu’Harris avait été vu dans la matinée en route pour Sisal, où, disait-on, sa goélette, arrivée depuis deux jours, appareillait pour un nouveau départ. Le curé Carillo détourna Fernand de le suivre.

— Il a trop d’avance sur vous pour que vous puissiez le rejoindre ; je crois qu’il vous a dit vrai et qu’il ne reparaîtra pas. Qu’il aille se faire pendre ailleurs.

George ne fut pas surpris de l’insuccès de Fernand. Itza n’avait pas bougé. Après avoir donné ordre à un de leurs matelots de surveiller les mouvemens de l’Indienne tout en la laissant libre, ils s’acheminèrent vers le palais du gouverneur. Pendant le trajet, Fernand rendit compte à son cousin des résultats de son exploration. Aucune des ruines qu’il avait visitées ne répondait exactement à ce qu’il cherchait. Celle qui s’en rapprochait le plus était le Palais du Nain, mais le plan qui lui servait de guide relevait quatre façades, et le Palais du Nain n’en avait que trois. La cour intérieure était fidèlement représentée, et la statue, qui en occupait le centre, reproduisait par ses dimensions le cercle indiqué dans le plan.

George l’écoutait avec attention. Une idée traversa son cerveau.

— Quelle date probable assignes-tu à ce plan ?

— Il est assez difficile de préciser ; trois ou quatre ans peut-être.

— Soit. Admets-tu comme possible que depuis ce temps la façade sud ait pu s’écrouler ? — Peut-être... et dans ce cas... C’est peu vraisemblable cependant, à moins que... Oui, ce serait la seule hypothèse possible.

— Explique-toi.

— Ni en deux ans ni en cinquante cette façade n’a pu disparaître pierre à pierre. Ces murailles sont d’une épaisseur telle que l’action du temps sur elles ne peut qu’être lente. Si ta supposition est exacte, la façade a dû s’abattre tout entière, à la suite d’un tremblement de terre, ce qui est peu probable, car les secousses sont rares ici et n’auraient pas respecté les autres monumens, ou bien par l’effondrement d’une partie du monticule. S’il en est ainsi, cette muraille s’est affaissée sur le côté sud, et la forêt la recouvre en partie. Nous nous en assurerons dès demain, et, si tu ne te trompes pas, je crois pouvoir affirmer que le plan remis à Mercedes est celui du Palais du Nain. Reste, il est vrai, la ligne de points. Est-ce un sentier ? Il y a impossibilité matérielle. Cette partie de la forêt qui s’étend de la mer au Palais est un fouillis impénétrable. Les arbres y comptent des siècles d’existence, et rien n’indique qu’un chemin quelconque ait jamais relié ces deux points.

— Le curé Carillo n’a-t-il pas parlé d’une communication souterraine qui, suivant les Indiens, existerait entre la mer et les ruines ?

— Tu as raison, répondit Fernand. S’il ne se trompe pas, nous approchons de la solution. Tu as eu là deux idées excellentes.

— Sans doute parce que je ne les cherchais pas. Je courais après Itza, et c’est toi qui l’as ramenée. La vie est pleine de surprises, ajouta-t-il philosophiquement. Si, il y a un an, on m’avait prédit que je fouillerais pendant huit jours une forêt du Yucatan pour y trouver une Indienne et un chien roux, cela m’aurait étonné. Dona Carmen attendait les visiteurs sur la terrasse. Chaque jour elle épiait leur arrivée pour échanger avec eux quelques mots qui la tenaient au courant de ce qu’ils avaient fait ou découvert depuis la veille. Chaque jour le flegmatique George Willis répondait évasivement. Puis Fernand causait avec dona Mercedes, et Carmen, avec une nuance d’impatience nerveuse qu’exaspérait le calme de son compagnon, interrogeait George Willis, à qui elle arrachait par fragmens le récit détaillé de ses courses à la poursuite d’Itza et des recherches de son cousin dans les ruines.

A l’air satisfait de Fernand, elle conjectura qu’il avait quelque nouvelle à lui communiquer. Il ne s’arrêta qu’un instant auprès d’elle pour lui dire qu’elle ne se trompait pas et que George la mettrait au courant. Les laissant seuls, il rejoignit Mercedes assise sous le pavillon, un ouvrage à la main et qui l’accueillit avec un sourire de bienvenue. La jeune fille lui était reconnaissante de sa discrétion. Depuis le jour où, entraînée par son émotion, elle avait failli se trahir, Fernand s’était abstenu de la questionner, mais elle devinait que son silence n’était pas de l’oubli, encore moins de l’indifférence. Auprès d’elle, il avait redoublé d’affectueuse sympathie. Loin d’ébranler sa confiance et son admiration respectueuse, les quelques mots échappés à Mercedes n’avaient fait qu’augmenter l’une et l’autre. Elle lui avait avoué qu’un mystère pesait sur sa vie, sur son honneur, et pourtant aucun doute injurieux n’effleurait sa pensée. Dans leurs longues causeries, Fernand s’étudiait à la distraire ; il lui parlait de ses voyages, de l’Europe, de la France qu’elle aimait. Parfois il lui disait qu’un jour, elle aussi, visiterait ces pays inconnus. Elle répondait par un sourire de tristesse et d’incrédulité, mais elle trouvait un grand charme à ces entretiens, qui l’arrachaient à ses préoccupations et lui faisaient entrevoir dans un horizon lointain d’autres terres, d’autres cieux, peut-être même l’oubli.

Pendant ce temps, Carmen se promenait sur la terrasse avec George Willis, le pressant de questions dont l’impétuosité déroutait sa logique. Ce jour-là surtout, elle ne le laissa pas respirer. Dès qu’elle vit Fernand auprès de sa sœur, elle se dirigea vers l’extrémité de la terrasse. — Et maintenant commencez, je vous écoute.

— Eh bien, dona Carmen, Fernand a ramené ce matin un chien qui se noyait et...

— Le moment est mal choisi pour plaisanter.

— Ce chien, continua George, était celui d’Itza, qui...

— Mais dites-moi donc que vous l’avez enfin trouvée.

— Vous me demandez les détails, je vous les donne en procédant avec ordre.

— Et que vous a dit Itza ?

— Rien, nous ne l’avons pas encore questionnée, et, à dire le vrai, elle ne paraît pas bavarde de son naturel.

— C’est tout ?

— Mais oui... à peu près... Fernand a visité la Casa de las Monjas ; il n’y a rien à faire de ce côté.

— Vous vous lasserez, reprit tristement Carmen, dans une de ces évolutions qui lui étaient familières et qui avaient le don de déconcerter George Willis, vous vous lasserez... que pouvez-vous faire avec si peu de renseignemens ? Je me sens bien découragée, comment ne le seriez-vous pas aussi ?

— Mais pas du tout, dona Carmen, moins que jamais. Fernand a bon espoir et moi aussi ; je l’ai entretenu d’une idée qui m’est venue, demain nous saurons à quoi nous en tenir et...

— Et vous ne m’en disiez rien. Mais parlez donc ! — et l’impétueuse jeune fille s’arrêta court en le regardant d’un air suppliant.

George lui raconta alors ses suggestions et ce qu’en pensait son cousin. Dès le lendemain ils s’assureraient si elles étaient fondées. En l’écoutant, Carmen se reprit à espérer, elle aussi. Quoi qu’elle en eût, le calme et le sang-froid obstinés de George Willis l’impressionnaient favorablement tout en l’exaspérant parfois. Elle lui demanda pardon de sa vivacité et s'excusa si doucement que George la quitta plus convaincu que jamais qu’il y avait deux femmes dans dona Carmen et que, lorsqu’il causait avec l’une, l’autre faisait soudainement irruption dans la conversation, ce qui ne laissait pas que de jeter du désordre dans ses idées.

Dès le jour naissant, les jeunes gens se mirent à l’œuvre pour examiner le côté sud du Palais du Nain. La tâche n’était pas facile ; la végétation touffue leur opposait une barrière presque infranchissable. Les lianes, les ronces, les arbustes, les convolvulus géans aux tiges souples, les cactus épineux recouvraient un amoncellement de débris entre lesquels il fallait se glisser. Fernand fit remarquer à son cousin que sur ce versant du monticule il n’existait aucun arbre de haute taille. Cet indice semblait confirmer la supposition de George et redoublait leur ardeur. Après un travail obstiné, leurs matelots réussirent enfin à se frayer un passage, et du premier coup d’œil Fernand constata que son cousin avait raison. La façade entière, entraînée par un éboulement, gisait à leurs pieds, couvrant un espace considérable. La chute était de date récente, et les pierres, à peine disjointes, offraient une surface unie que les saxifrages envahissaient lentement. Il n’y avait plus à en douter, le plan mystérieux était bien le plan du Palais du Nain.


VI.

Itza ne s’éloignait pas. Elle passait des heures à errer dans les ruines, revenant toujours à la statue du nain, pour laquelle elle montrait une prédilection toute particulière. George et Fernand avaient donné ordre qu’on la laissât libre d’agir à sa guise. Dans un des angles de la terrasse, abrité du soleil par un grand catalpa, elle s’était fait un lit d’herbes sèches et y passait la nuit avec le chien à ses pieds. Quant aux efforts de George pour la faire parler, ils demeuraient infructueux. Elle lui témoignait en toutes circonstances une indifférence et une apathie qui auraient lassé tout autre que lui. La présence de Fernand avait seule le don d’adoucir son regard farouche, mais il ne s’en apercevait même pas, et, confiant dans la persévérance de son cousin, il lui abandonnait la tâche d’arracher à l’Indienne quelques renseignemens utiles. Toujours battu, jamais découragé, George maintenait son opinion que le chien était le plus intelligent des deux. L’animal escortait Fernand, gambadait à ses côtés, lui témoignant à sa façon sa reconnaissance. Itza les suivait, sans mot dire, à distance, humble et soumise. Toutefois ni l’un ni l’autre n’accompagnait Fernand dans ses visites au palais du gouverneur. Une sorte d’instinct secret semblait les avertir quand il dirigeait ses pas de ce côté. Le chien le regardait s’éloigner d’un air inquiet ; Itza, plus sombre, s’enfonçait dans les ruines pour n’en revenir qu’à la nuit. Plusieurs fois Fernand l’avait engagée à le suivre, espérant que dona Carmen réussirait peut-être à la faire parler ; mais elle répondait à ses invitations par un refus si hautain que Fernand cessa de la presser.

En présence de ce mutisme obstiné, George et Fernand se décidèrent à passer outre. La ligne principale du tracé aboutissait à la statue, de là une autre ligne très courte se dirigeait vers le sud et se terminait brusquement. Fernand mesura l’espace compris entre la statue et le mur intérieur. Il était de quinze mètres dans chaque sens. En supposant exactes les proportions du plan, l’endroit indiqué était à trois mètres de la statue. George et Fernand firent et refirent plusieurs fois leurs calculs, sur le papier d’abord, puis sur le sol même, mesurant et s’orientant avec toute la précision possible, et ils arrivèrent enfin à circonscrire le champ de leurs recherches dans d’étroites limites. Itza assistait à leurs travaux, auxquels elle ne semblait rien comprendre. Debout près de la statue, elle les regardait agir avec une impassibilité absolue.

Le point sur lequel devait porter leurs recherches étant bien déterminé, les jeunes gens firent creuser le sol. Le temps avait accumulé là une épaisse couche de terre végétale ; quand elle fut enlevée, ils constatèrent qu’elle recouvrait des pierres cimentées et qu’autrefois cette cour intérieure devait offrir dans toute son étendue une surface dallée parfaitement unie. Le ciment était intact, et pourtant, si l’on avait creusé, il devait en rester quelques indices. Fernand eut un moment de découragement, mais George, convaincu que leurs calculs étaient exacts, insista pour aller jusqu’au bout et affirma qu’ils devaient dépaver la cour si c’était nécessaire. L’entreprise n’était pas aisée ; il fallait à tout le moins desceller une des dalles pour soulever les autres. George suggéra qu’à défaut de joint pour opérer avec un levier, le plus court était de creuser un trou de mine et de faire sauter l’obstacle. Il est vrai que l’on courait le risque de renverser la statue, mais une vieille idole de plus ou de moins n’était pas, suivant lui, à regretter. Fernand se rallia à son avis, et les matelots reçurent l’ordre de se relayer pour pousser activement ce travail, qui prit plusieurs jours. George et Fernand en surveillaient alternativement l’exécution. La réussite leur paraissait si douteuse qu’ils convinrent d’observer vis-à-vis de dona Carmen, seule au courant de leurs projets, une réserve aussi complète que possible. Ils lui diraient que les fouilles entreprises exigeraient beaucoup de temps, et ils s’attacheraient à calmer son impatience, sans la décourager entièrement. George fut chargé de cette tâche et s’en acquitta de son mieux, bien qu’elle mît son calme habituel à une rude épreuve. Dona Carmen le trouvait plus irritant que jamais : vainement elle cherchait à le faire parler, le déroutant par des questions imprévues, par des suppositions auxquelles il ne savait que répondre. Tantôt il la trouvait triste et découragée, tantôt elle lui reprochait de lui cacher la vérité, puis elle s’accusait et s’excusait. Intérieurement, George en faisait autant, et chaque fois, au retour, il déclarait à son cousin qu’il n’y résisterait pas, que dona Carmen avait raison, que leur silence était absurde, qu’un jour ou l’autre elle pleurerait et qu’alors il parlerait.

Fernand le raisonnait et le remontait. Son grand, son unique souci était d’éviter une déception à dona Mercedes. Plus il la voyait, mieux il l’aimait. Sa résignation, sa fierté, l’élévation de son cœur et de son esprit lui inspiraient une admiration profonde. Les paroles échappées à la jeune fille, les odieuses insinuations d’Harris n’avaient pas ébranlé sa foi, et, dans son regard si pur, il lisait la tristesse, non le remords. Mercedes devinait-elle l’amour dont elle était l’objet ? Absorbée dans ses pensées, elle ne s’interrogeait pas ; n’attendant rien de l’avenir, elle ne lui demandait rien et se laissait aller au courant de l’heure présente sans chercher ce que tenait en réserve une heure inconnue et lointaine. Elle trouvait une grande douceur à le savoir là, à causer avec lui. Un jour viendrait où il partirait ; elle se sentirait bien seule, mais il ne parlait pas encore de départ. Dans sa vie, triste et isolée, elle aurait eu quelques momens moins sombres ; elle était heureuse de sentir que c’était à lui qu’elle les devait, et lui-même, près d’elle, il se prenait à espérer.

Mais lorsqu’au retour Fernand examinait le travail fait, il était repris d’une grande anxiété. Réussirait-il ? Était-ce bien là l’endroit indiqué par le plan mystérieux ? Il le croyait, mais aucun indice ne le rassurait. La pierre dure et lisse, péniblement trouée par le foret, résistait à leurs efforts. Près de lui, la figure grimaçante et sinistre du nain semblait ricaner ; son doigt difforme, démesurément allongé, projetait son ombre sur les dalles avec un geste de défi menaçant.

Enfin tout était prêt. Lamine, creusée en biais, venait aboutir près du socle de la statue. Fernand voulut surveiller lui-même les derniers préparatifs. Pensant qu’à la suite de l’explosion ils auraient des travaux de déblaiement à faire, les jeunes gens annoncèrent la veille à dona Mercedes et à sa sœur qu’ils ne viendraient probablement pas de quelques jours. Ils prétextèrent une visite et un séjour à Mérida. Dona Mercedes ne demanda aucune explication. Elle avait remarqué la préoccupation de Fernand, mais elle ne se croyait pas le droit de l’interroger. George Willis n’en fut pas quitte aussi facilement. Dona Carmen soupçonnait qu’on lui cachait quelque chose. Tour à tour impétueuse et suppliante, elle l’ébranla si bien que George avoua à son cousin que la seule chose qui l’avait empêché de tout dire était l’état d’imbécillité auquel il s’était trouvé réduit.

Itza suivait avec un redoublement d’intérêt les travaux des mineurs. Elle ne s’expliquait pas ce qu’ils faisaient. Un moment elle avait craint qu’on n’attaquât la statue du nain, et une agitation singulière s’était emparée d’elle. Puis elle s’était un peu rassurée en voyant qu’on creusait les dalles. Toutefois elle ne s’écartait pas ; elle errait dans la cour, attentive à tout ce qui se passait, en proie parfois à une anxiété que trahissaient ses mouvemens fébriles et ses regards inquiets. Lorsque le matin elle vit Fernand préparer la mine, y adapter une mèche, faire écarter tout le monde, elle parut soupçonner qu’un danger inconnu, mystérieux, menaçait l’idole. Murmurant en langue maya des mots inintelligibles, elle n’obéit qu’avec une répugnance visible à ses ordres réitérés de s’éloigner. Cependant elle appela son chien et disparut dans la direction que lui intimait un geste impératif de Fernand.

Il attendit quelque temps ; puis, après s’être assuré qu’il était bien seul, que George et les matelots étaient, ainsi que l’Indienne, à distance, il mit le feu à la mèche et s’abrita derrière un pan de muraille dont l’épaisseur le garantissait contre tout danger.

La mèche se consumait rapidement. Fernand suivait de l’œil ses progrès, prêt à s’effacer derrière le mur, lorsqu’un léger bruit attira son attention. A l’autre extrémité de la cour, en face de lui, il aperçut Itza. Elle avait feint de lui obéir ; mais, au lieu de s’éloigner, elle avait contourné les ruines, gravi la pente et revenait dans la cour, inconsciente du péril qui la menaçait. Elle montait lentement ; un dernier effort et elle atteignait le terre-plein. La mèche brûlait toujours. Fernand n’hésita pas, il s’élança dans la cour, la traversa d’un élan désespéré, saisit l’Indienne qui se débattit et qu’il essaya d’entraîner avec lui sur le flanc du monticule.

Une explosion formidable se fit entendre. Les dalles volaient en éclats, se brisant contre les vieux murs avec un sifflement strident. pendant qu’une épaisse colonne de fumée montait vers le ciel, remplissant la cour d’un nuage qui rampait sur le sol et s’effrangeait aux angles du palais. Quand il se dissipa, George, qui avait assisté de loin et impuissant à cette scène rapide, vit l’Indienne cramponnée aux arbustes et Fernand évanoui dans son sang qui s’échappait d’une large blessure à la tête. Mutilée et noircie par la poudre, la statue du nain se dressait encore sur son piédestal. Son regard sardonique et son doigt dirigé vers l’endroit même où gisait Fernand semblaient attester sa vengeance et l’impuissance de ses ennemis. Dans sa courte lutte avec Itza, Fernand avait réussi à la rejeter sur la pente ; mais frappé lui-même d’un éclat de pierre, il était tombé sur le rebord. Un cri de douleur s’échappa de la poitrine de George. Sur son ordre, les matelots installèrent promptement une civière, y étendirent Fernand immobile et le portèrent dans la pièce qu’il habitait avec son cousin. L’Indienne suivait ; des larmes coulaient sur ses joues, et une expression d’angoisse et de désespoir contractait son visage. Elle comprenait que Fernand s’était sacrifié pour elle, que son intervention opportune l’avait sauvée, et qu’elle était la cause involontaire de son malheur. A la suite de George, elle pénétra dans le palais ; c’était la première fois qu’elle en franchissait le seuil. On déposa Fernand sur son lit ; le sang coulait lentement de sa blessure, et George sentait son courage l’abandonner. Comment se procurer les secours nécessaires ? Des heures s’écouleraient avant qu’on pût en obtenir de Mérida, et à qui s’adresser ?

Itza regardait alternativement George silencieux, les matelots qui attendaient des ordres, Fernand immobile et pâle. Elle semblait hésiter ; enfin elle s’approcha du lit et appuya sa tête sur la poitrine du jeune homme. George fit un mouvement pour l’éloigner, mais elle posa un doigt sur ses lèvres comme pour lui recommander le silence. Puis, se relevant et se tournant vers un des matelots, elle lui dit en espagnol : — De l’eau ! — Avec une dextérité merveilleuse, elle lava le visage et la plaie du blessé. Cela fait, elle reposa doucement sa tête sur l’oreiller. — Attendez, — dit-elle en s’éloignant rapidement. Quelques instans après, elle revint, tenant dans ses mains des feuilles qu’elle froissait avec une hâte fiévreuse. Elle les appliqua sur la blessure, et fit signe aux matelots de se retirer. George la laissait faire ; atterré par ce coup terrible, ignorant si Fernand vivait encore, il se sentait paralysé et subissait l’ascendant de l’Indienne, qui semblait seule avoir conscience de ce qu’elle devait et pouvait faire. Il avait entendu dire qu’Itza passait parmi les mayas pour posséder des recettes merveilleuses, et que, dans certains cas désespérés, ils surmontaient la frayeur superstitieuse qu’elle leur inspirait pour recourir à son art. Restés seuls, il lui demanda en espagnol si Fernand vivait encore ; elle fit signe que oui. — Pourrait-elle le sauver ? — Quien sabe, je ne sais, répondit-elle. — Ses yeux brillaient d’un éclat singulier ; fixés sur le blessé, ils semblaient attendre et guetter quelque chose. Enfin la poitrine du jeune homme se souleva, et un soupir sortit de ses lèvres décolorées. George crut que c’était le dernier ; mais l’immobilité de l’Indienne le rassura. Doucement elle promena sa main sur la poitrine de Fernand, desserra ses vêtemens, humecta son visage et l’éventa légèrement avec une feuille de catalpa. Une rougeur fugitive reparut sur son front, où perlèrent quelques gouttes de sueur ; Itza renouvela le pansement et, reprenant sa place auprès de Fernand, elle resta immobile et taciturne.

La journée s’écoula ; vers le soir un changement se produisit, des mots sans suite s’échappèrent des lèvres du blessé. A la prostration absolue succédait une fièvre intense qui dura toute la nuit. Au matin seulement, Itza se tourna vers George, et lui dit : — Je crois qu’il vivra. — Pendant ces longues heures d’attente, George avait repris courage. Le sang-froid de l’Indienne, ses soins dévoués lui inspiraient une confiance entière ; aussi, quand elle l’engagea à prendre un peu de repos, il n’hésita pas à suivre son conseil et à la laisser seule avec le blessé.

Immobile auprès de lui, elle ne semblait connaître ni sentir la fatigue. Son regard, plein d’une douceur infinie, fixé sur Fernand, épiait ses moindres mouvemens et cherchait à deviner sur ses lèvres les mots qu’il murmurait dans une langue inconnue. Un nom qu’il prononça la fit tressaillir : elle redoubla d’attention : — Mercedes, — redit tout bas Fernand, et un sourire éclaira son visage, pâli. — Mercedes, — répéta-t-il encore avec effort, entr’ouvrant pour la première fois les yeux et regardant sans la voir l’Indienne, qui le contemplait avec une morne tristesse. Quand George, un peu reposé, vint reprendre sa place au chevet du lit, il fut frappé de l’altération des traits d’Itza ; elle se leva en hâte et lui fit signe de ne pas quitter le malade avant son retour.

Son absence fut longue. Elle revint exténuée de lassitude ; d’un coup d’œil elle s’assura que l’état de Fernand était le même, et, sans répondre un mot aux questions de George, sans même paraître les entendre, elle s’assit dans un angle de la pièce et s’enveloppa la tête de son sérapé, indifférente en apparence à ce qui se passait auprès d’elle.

George attribua son mutisme à la fatigue ; absorbé dans ses pensées, il oublia Itza pour ne plus songer qu’à Fernand, qui gisait là entre la vie et la mort. Ce fatal accident lui avait fait perdre de vue le but de leurs recherches. Quel avait été le résultat de l’explosion ? Il l’ignorait. Que dirait-il à dona Mercedes, que répondrait-il aux reproches de Carmen ? Ne devait-il pas les aviser du danger de son cousin ? Il ne pouvait douter de leur dévoûment, et dans ces circonstances graves leur concours ne lui ferait pas défaut. Toutes deux comprenaient et parlaient le maya. Itza leur donnerait peut-être des indications qu’il n’en pouvait obtenir. Il hésitait. Cependant la fièvre augmentait, le blessé s’agitait sur son lit et murmurait des paroles incohérentes. George écouta. A plusieurs reprises il entendit son nom, puis celui de Mercedes. Si faiblement que Fernand l’eût prononcé, Itza se leva et vint à lui. Son regard était si triste et si découragé que George se sentit envahi lui-même par une douleur profonde, et ses yeux se remplirent de larmes.

Quand il les releva, il crut rêver. Devant lui, debout dans l’embrasure de la porte, Mercedes et Carmen, pâles et graves, contemplaient cette scène, ce lit défait et ensanglanté, ces deux jeunes gens, l’un mourant, l’autre écrasé par le chagrin, l’Indienne étudiant anxieusement les traits contractés et livides du blessé. Un mouvement de George éveilla l’attention d’Itza ; elle aperçut les deux sœurs. Leur présence ne parut pas l’étonner, et elle leur fit signe d’approcher. Mercedes vint s’asseoir au chevet de Fernand, Itza lui prit la main et, la posant doucement sur le front du blessé, elle attendit.

Un silence profond régnait dans la vaste pièce éclairée par un demi-jour mystérieux. Au dehors, les grands arbres tamisaient la lumière qui filtrait par la porte étroite. A l’intérieur, les sculptures étranges, les animaux fantastiques, les figures humaines profondément découpées dans l’épaisseur des murailles, la haute voûte qui s’enfonçait dans l’obscurité, semblaient projeter une ombre mélancolique sur cette heure solennelle. L’attitude de l’Indienne trahissait une anxiété que partageaient ses compagnons. La main de Mercedes tremblait sur le front de Fernand, dont la poitrine haletante se soulevait avec effort et s’affaissait lourdement comme si chaque aspiration devait être la dernière. Un de ses bras pendait hors du lit ; instinctivement, Mercedes prit cette main froide. Les doigts du blessé se crispèrent comme pour prolonger cette étreinte, puis elle sentit une détente dans la tension des muscles. — Mercedes ! murmura le blessé. — Elle rougit ; son regard ému suivit le mouvement de ses lèvres esquissant encore le nom qu’elles ne pouvaient prononcer.

Était-ce la fin ? Ils le crurent. Carmen, inclinée au pied du lit, détourna la tête. Une larme de Mercedes vint tomber brûlante sur la main de Fernand, qui tressaillit. Sa respiration, moins oppressée, devint plus égale, ses traits contractés reprirent leur expression. Itza, courbée sur lui, se releva et murmura quelques mots en indien.

En réponse au regard interrogateur de George, Mercedes dit : — Suivant elle, la crise diminue, elle a été terrible, et une autre peut suivre. Elle insiste pour que je ne le quitte pas. Veuillez prévenir les domestiques qui nous ont accompagnés. — Restée seule avec sa sœur et Itza, Mercedes entama à demi-voix avec cette dernière une conversation qui se prolongea jusqu’au retour de George. — Pour le moment, lui dit-elle, ma présence et celle d’Itza suffisent. Je vous ferai appeler si nous avons besoin de vous. — Carmen comprit et sortit avec George Willis.

L’heure des réticences était passée. George raconta donc à dona Carmen tout ce qui était arrivé depuis leur dernière visite. Au lieu des reproches qu’il attendait, la jeune fille lui témoigna en mots touchans la part qu’elle prenait à son chagrin et la tristesse qu’elle éprouvait à la pensée que sa sœur et elle étaient la cause involontaire de ce malheur. Pourtant elle espérait. Dieu entendrait leurs prières ardentes pour le pauvre blessé et n’ajouterait pas cette nouvelle douleur aux autres. Puis elle expliqua à George que quelques heures auparavant l’Indienne était venue au palais du gouverneur ; elle leur avait fait un récit rapide de ce qui s’était passé. Ce qu’elles avaient compris, c’est que Fernand se mourait et qu’il fallait que Mercedes vînt de suite.

Tout en causant ainsi, ils arrivèrent à la Cour du Nain. George n’y était pas retourné depuis l’accident, il éprouvait une répugnance insurmontable à revoir l’endroit où s’était passé ce drame. Maintenant, avec dona Carmen près de lui, cette impression se dissipait et une curiosité vague lui succédait. Tous deux ils pénétrèrent dans la cour qu’entouraient de trois côtés les hautes murailles en ruines. Il indiqua du doigt à sa compagne l’angle où la façade éboulée avait permis à l’Indienne de gravir le monticule, et il lui retraça la scène dont il avait été le témoin. La statue mutilée du nain se dressait sur son socle : à ses pieds le trou béant, les dalles descellées et brisées attestaient la violence de l’explosion. George expliqua à sa compagne pourquoi Fernand et lui croyaient que c’était bien là l’endroit indiqué par le plan mystérieux. S’étaient-ils trompés ? Tout le faisait croire ; on n’apercevait qu’un amas de pierres et de galets broyés, mais George ne se tenait pas pour battu. Fernand sauvé, il se remettrait à l’œuvre, et il finirait bien par réussir. Tout ce que le temps, la patience et la volonté pouvaient accomplir, ils le feraient. Mais Fernand vivrait-il ? Carmen écoutait en silence ces mots entrecoupés, ces phrases inachevées que l’émotion arrachait à son compagnon. Ni elle ni lui ne voyaient à quelques pas d’eux l’Indienne qui les observait. Lorsqu’ils revinrent près de Fernand, Mercedes veillait seule à son chevet. Il reposait doucement, la main dans celle de la jeune fille, et un accablement profond succédait à l’agitation de la fièvre.

Pendant plus d’une semaine ils flottèrent ainsi entre la crainte et l’espérance. Chaque matin les deux sœurs venaient s’installer auprès du malade, qu’elles ne quittaient que le soir. La nuit, George et Itza veillaient ; c’étaient les heures difficiles. Aussitôt Mercedes partie, le blessé devenait plus agité, plus fiévreux. Il murmurait des mots incohérens, mais le nom de Mercedes revenait sans cesse sur ses lèvres. Sa présence ramenait le calme et dissipait les rêves qui troublaient son sommeil. Prévenu par George, le curé Carillo passait chaque jour une heure ou deux au Palais du Nain. Il attribuait l’accident survenu aux recherches archéologiques des jeunes gens et voyait là une raison nouvelle de croire à la fatale influence de ces ruines maudites. Don Rodriguez, de retour à Mérida, était aussi un visiteur assidu. Il devina promptement le secret de l’influence que dona Mercedes exerçait sur Fernand et n’en parut ni surpris ni affligé. Sa franche cordialité accrut encore l’estime en laquelle le tenait George Willis, dont il partageait quelquefois les veilles auprès du blessé.

Un jour vint enfin où le mal fut vaincu. Le regard de Fernand perdit sa fixité effrayante, la mémoire lui revint, et avec elle le sentiment de la réalité. Il était seul alors avec Mercedes ; assise près du lit, elle semblait plongée dans une rêverie profonde. Son visage pâli trahissait la fatigue et les émotions des jours précédens. Lasse et triste, elle suivait une pensée qui l’entraînait au loin et sur ses lèvres charmantes errait un sourire mélancolique. Fernand la contemplait, c’était bien elle. Mainte fois déjà il avait cru l’entrevoir dans un rêve, mais à ce rêve en succédaient d’autres, cauchemars bizarres, apparitions fiévreuses, qui se multipliaient autour de lui. Cette fois il se souvenait, il voyait. Ces murs, cette pièce, ces objets qui l’entouraient, il les reconnaissait. Rêves, cauchemars, visions disparaissaient ; elle était là. — Dona Mercedes, murmura-t-il. — Elle se tourna vers lui ; pour la première fois il l’appelait ainsi. — Dona Mercedes, reprit-il, vous ici ? — D’un geste gracieux, elle appuya son doigt sur ses lèvres pour lui imposer silence. — Et George où est-il ? — Je vais l’appeler. — Quelques instans après, George et Carmen étaient près de lui. Il les reconnut tous deux, les salua d’un sourire ému et reconnaissant, puis, fatigué, il obéit comme un enfant à Mercedes et s’endormit en lui tenant la main.

A partir de ce moment, la guérison fit des progrès rapides ; Fernand parlait peu, et, toujours docile aux injonctions de Mercedes, il se taisait sur sa demande, satisfait de sa promesse de rester auprès de lui. George eut là quelques jours de satisfaction complète. Fernand était sauvé, et chaque matin ramenait les deux sœurs au Palais du Nain. Pendant que Mercedes et Itza veillaient près du convalescent, lui, passait de longues heures avec dona Carmen. Ensemble ils surveillaient les fouilles qu’il faisait continuer, sans succès jusqu’ici. Ensemble ils se promenaient sur la terrasse ; l’heure du repas les ramenait près de Fernand, ils y restaient peu, il ne fallait pas l’agiter. Dans l’après-midi, assis à l’ombre des ruines, ils causaient. Dona Carmen lui faisait raconter sa vie, elle lui parlait d’elle, de sa sœur, de leur enfance à la Nouvelle-Orléans, de ces mois d’angoisse passés à Mexico. Ils contemplaient le paysage grandiose qui se déroulait devant eux, les vieilles ruines qui surgissaient de la forêt comme des cimes blanches sur une mer de verdure. Au soleil couchant, leurs grandes ombres s’allongeaient en formes fantastiques. Ces palais muets pleins de mystères, ce grand calme de la nature des tropiques, cette végétation lentement envahissante qui recouvrait la ville endormie d’un sommeil éternel parlaient à l’imagination de dona Carmen. Elle se plaisait à évoquer les souvenirs du passé, à relever par la pensée ces murailles détruites, à rappeler à la vie les générations disparues dont les pas avaient foulé ces dalles usées, et à demander aux légendes de ce peuple mort le secret de sa destinée. Puis venaient l’heure du départ, les recommandations de Mercedes, les assurances de se retrouver le lendemain. George accompagnait les deux sœurs jusqu’à leur demeure, pendant qu’Itza restait avec Fernand. Le soir, il entretenait son cousin des incidens de la journée ; il lui parlait de dona Mercedes. Fernand l’écoutait sans se lasser jamais, heureux d’entendre prononcer le nom de celle qu’il aimait.

Mercedes avait insisté auprès des jeunes gens pour les faire renoncer au projet de poursuivre leurs recherches. Elle ne se pardonnait pas le malheur qui avait failli coûter la vie à Fernand et elle se sentait prise d’une sorte de crainte superstitieuse qu’avivait encore le curé Carillo. Toutefois elle n’avait rien pu obtenir ; l’insuccès des fouilles dirigées par George ne semblait pas ébranler sa confiance. Carmen avait raconté à sa sœur sa conversation avec George et Fernand et les détails, bien vagues pourtant, qu’elle leur avait communiqués. Elle la pressait de les compléter ; pouvait-elle douter d’eux maintenant, et elle-même, Carmen, devait-elle être tenue dans l’ignorance de ce qui la touchait de si près ? George et Fernand la priaient aussi. — Mercedes hésitait, un incident fit cesser son irrésolution.

Fernand commençait à se lever. Un matin, Mercedes et Carmen le trouvèrent assis sur la terrasse ; la fièvre avait entièrement disparu. George et Carmen projetaient depuis quelques jours une excursion dans la forêt, Itza devait les accompagner. Plusieurs fois George avait entretenu Carmen de l’idée d’interroger l’Indienne. Carmen était plus à même que personne de le faire, elle parlait et comprenait le maya, et Itza lui était tout particulièrement attachée. Pour cela, il fallait, sous un prétexte quelconque, s’assurer quelques heures de solitude avec elle et tenter un effort décisif. Ce projet souriait à dona Carmen, et ils s’étaient promis de saisir la première occasion. Dona Mercedes ne fit pas d’opposition à l’excursion annoncée, et Fernand se dit que l’absence de ses compagnons retiendrait Mercedes près de lui.

La convalescence a des heures charmantes. Fernand se sentait heureux ; les forces lui revenaient, il ressaisissait la vie. Le ciel bleu, les chants joyeux des oiseaux, les mille bruits de la forêt et, plus que tout, la présence de Mercedes, éveillaient en lui des sensations d’une douceur infinie. Son regard errait sur l’horizon lointain baigné dans la lumière, sur la ligne bleuâtre de la mer, sur les molles ondulations des grands arbres dont les cimes se découpaient en masses vertes, puis il revenait se poser sur la jeune fille assise à ses côtés. Il admirait ce front pur, ces cheveux dont le poids semblait courber la tête charmante inclinée sur son ouvrage, ces doigts agiles, cette petite main qui, appuyée sur son front, avait dans les heures d’angoisses fait succéder aux ardeurs de la fièvre une fraîcheur et un calme inconnus. Il l’aimait. Comme la vie serait belle s’il pouvait la garder là, près de lui, toujours !

Elle leva la tête. On eût dit qu’un instinct secret lui faisait deviner ses pensées ; un sourire triste éclaira son visage. Avec un geste plein d’une résignation muette elle reprit son ouvrage.

— Dona Mercedes, dit Fernand, il m’a semblé comprendre d’après votre conversation d’hier avec le curé Carillo que vous songiez peut-être à quitter Uxmal.

— Oui, bientôt. Ma résolution est prise ; nous nous retirerons, Carmen et moi, dans le couvent dont je vous ai parlé. Vous savez à la suite de quelles circonstances j’avais ajourné ce projet. J’ai eu tort de lui préférer un espoir chimérique et qui vous a coûté si cher. Croyez bien, ajouta-t-elle d’une voix émue, que je n’oublierai jamais votre dévoûment. Nos prières et nos vœux vous suivront partout.

Fernand pâlit. Ces quelques mots l’arrachaient à son rêve et le ramenaient à la dure réalité. Son horizon, jusqu’à ce jour limité au lendemain, s’agrandissait en s’assombrissant. Il entrevit tout à coup, dans un avenir prochain, le départ des deux sœurs, sa santé revenue, et, avec elle, la vie active, mais la vie sans Mercedes. Il lui sembla qu’un rayon dévorant du soleil des tropiques anéantissait en un instant cette riche végétation qui les entourait, et qu’une plaine aride et brûlée s’ouvrait devant lui. Il y marchait seul... et elle ?.. agenouillée à l’ombre d’un cloître, elle prierait pour lui, mais il ne la verrait plus, il n’entendrait plus sa voix. Était-ce la peine de vivre ? — Mercedes l’observait avec anxiété, elle regrettait d’avoir parlé ; dans son état de faiblesse, toute secousse était à redouter. De son côté, Fernand sentait que l’heure était décisive et faisait à ses forces renaissantes un énergique appel.

Après un instant de silence, il reprit d’une voix grave : — Mercedes... je vous en supplie... renoncez à ce départ... je vous aime. Un regard désespéré fut son unique réponse. — Mercedes... voulez-vous être ma femme ? — C’est impossible. — Impossible... oui... si vous ne m’aimez pas... si vous sentez que vous ne m’aimerez jamais...

Elle détourna la tête. Craignait-elle qu’il ne lût la vérité dans ses yeux qui ne savaient pas mentir ?

— Je ne puis ni ne dois aimer personne... que Dieu... — Mercedes, ajouta Fernand avec un accent passionné, il s’agit de ma vie, de mon bonheur... Parlez... — Vous le voulez, dit-elle d’une voix vibrante... eh bien... celle à qui vous offrez votre amour, à qui vous demandez d’être votre femme... moi enfin... je suis la fille de Francis Warde. — Debout devant lui, tremblante d’émotion, Mercedes le regardait. — Fernand tressaillit en entendant sortir de ses lèvres ce nom, abhorré des hommes du sud. Francis Warde, dont la trahison avait consommé la ruine de Charleston, celui qui avait vendu son honneur et sa ville natale, Francis Warde était le père de Mercedes. Il s’expliquait enfin son silence, l’isolement dans lequel elle vivait, sa résolution de se retirer, sa sœur et elle, dans un couvent. Il connaissait la triste histoire de cet officier confédéré, héroïque jusqu’à la dernière heure et ternissant par une incompréhensible défaillance un nom respecté même de ses ennemis. Fernand se leva lentement, son regard se croisa avec celui de la jeune fille, dans lequel respirait un défi hautain, protestation suprême de l’orgueil humilié. — Mercedes Warde, je vous aime... voulez-vous consentir à être ma femme ? — Une expression d’angoisse contracta son visage. — Oh ! mon Dieu, dit-elle, vous ne savez donc pas ?.. et elle éclata en sanglots. — Mercedes, je sais tout... Vous n’avez rien à m’apprendre. Écoutez-moi seulement... Votre père n’est pas coupable. Tout me le dit, mon amour pour vous, ma foi en vous. Mercedes Warde n’est pas la fille d’un traître. Ne me croyez pas aveuglé par la passion, j’aime... et l’amour vrai n’est pas un piège tendu à notre crédulité... J’aime, et il me semble que Dieu daigne soulever pour moi un coin de ce voile mystérieux qui nous cache l’avenir. — Elle l’ écoutait avec une émotion indicible ; ses yeux chargés de pleurs levés sur lui semblaient l’implorer et le remercier. — Vous aussi... vous le croyez innocent ? — Oui... et la preuve de son innocence, elle est ici... Où ? reprit-il, répondant au geste de Mercedes, je l’ignore encore, mais elle existe. Ce plan que vous m’avez remis, c’est lui qui l’a tracé ; ces initiales sont les siennes. Dites-moi tout ce que vous savez, et, ajouta-t-il d’une voix émue, qui sait si je ne vous rendrai pas l’honneur de votre père, à vous... qui m’avez sauvé la vie.

Mercedes l’écoutait comme transfigurée. Il croyait... avec elle et comme elle. Il parlait avec un tel accent de conviction. Comment eût-elle douté, elle qui malgré tous n’avait jamais douté ? Puis ce secret dont elle portait seule le poids, que sa sœur même ignorait... il le connaissait, lui, et, le sachant, il voulait... et son regard se troublait, elle rougissait. Par un effort puissant, elle chercha à écarter ce souvenir. Plus tard... seule avec elle-même, elle y reviendrait. Mais en ce moment...

Fernand lisait-il dans son cœur ? — Mercedes, parlez... il s’agit de votre père.

— Vous savez dans quelles circonstances nous quittâmes Charleston pour Mexico. Je passai là des mois d’angoisse en deuil de notre mère. Un jour, je reçus avis du consulat de France qu’une lettre avait été déposée à la chancellerie. L’enveloppe froissée, l’adresse à demi effacée, indiquaient qu’elle avait dû faire un trajet long et difficile. Je l’ouvris. Elle était de mon père, écrite au crayon, et contenait le papier que je vous ai montré...

— Et la lettre ? dit Fernand.

— Elle était de quelques lignes seulement. Je les sais par cœur : « Conservez soigneusement le papier que je vous adresse par une voie que je crois sûre. Je cours de grands risques. Si je réussis, je vous écrirai d’Angleterre. Quoi qu’il arrive, gardez ceci, il y va de mon honneur. »

Je fis de vains efforts pour savoir qui avait remis cette lettre, on ne se souvenait pas, et le messager ne reparut plus. J’obéis aux ordres de mon père et mis ce papier en lieu de sûreté. La guerre terminée, j’écrivis à notre homme d’affaires pour le supplier de me donner des nouvelles. Sa réponse courte, embarrassée, me fit mal. Il me disait que l’impression générale était que le capitaine Warde avait péri. Les chefs du sud lui avaient confié des papiers importans qui n’étaient pas parvenus à leur destination et on en était sans nouvelle aucune, malgré la levée du blocus des côtes et le rétablissement des communications. Je me décidai à partir pour Charleston. Une famille amie, émigrée comme nous, y retournait et m’offrit sa protection. A peine arrivés, eux, si bons, si bienveillans jusque-là, me témoignèrent tout à coup une froideur, une pitié dédaigneuse que je ne m’expliquai pas. Je vis quelques anciens amis et compagnons d’armes de mon père, bien peu... tant avaient péri ! Partout je trouvai le même accueil. Je m’adressai enfin à notre homme d’affaires. Lui me plaignit et m’apprit... ce que l’on me cachait. Mon père s’était offert pour une mission périlleuse. Habile officier de marine, il connaissait la côte et ses approches. On lui avait remis une somme considérable et des papiers importans à destination de Londres. Il s’était embarqué dans une chaloupe pontée, manœuvrée par trois hommes déterminés et choisis par lui. Il avait réussi à forcer le blocus, on le savait par un des matelots, nommé Harris, qui, revenu à Charleston, y avait passé quelques jours et était reparti depuis. J’appris aussi que par un singulier hasard ce même matelot faisait partie de l’équipage qui m’avait ramenée. Malheureusement je ne pus réussir à le retrouver. D’après son récit, confirmé par une enquête officielle, mon père avait relevé et noté les défenses du port, les obstacles accumulés dans les passes. Poursuivi par les croiseurs du nord, aussitôt qu’il eut gagné le large il réussit à se dérober à la faveur de la nuit. Après plusieurs jours de navigation, il atterrit sur un point inconnu, débarqua les papiers qui lui étaient confiés et donna ordre à ses hommes de rallier la Nouvelle-Orléans. Il leur traça la route à suivre, ajoutant que, quant à lui, il aviserait à gagner l’Angleterre. Depuis, on ne reçut aucune nouvelle... Les fonds ne furent pas remis à Londres. Plus tard enfin... quand la flotte fédérale eut pris Charleston, l’amiral ennemi déclara qu’elle avait franchi les passes, évité les obstacles et les torpilles semées sur sa route à l’aide d’indications fournies... par le capitaine Warde.

Mercedes s’arrêta, brisée par l’émotion. Fernand ne perdait pas une de ses paroles.

— La lettre dont vous m’avez parlé était-elle datée, portait-elle une indication quelconque ?

— Aucune. Au bas il n’y avait que les initiales de mon père.

— Dona Carmen ne sait rien de tout ceci ?

— Rien encore. Elle le saura bientôt. Carmen était si jeune que je crus bien faire en lui cachant la vérité. Je quittai Charleston et revins à Mexico. Ma tante mourut... elle aussi... peu après, et je songeai à nous retirer dans un couvent. Quel autre refuge pouvait s’ouvrir aux filles du capitaine Warde ? Et pourtant... je le croyais, je le savais innocent. Vivait-il encore ? Ce papier mystérieux, cette lettre qu’il m’avait fait tenir, ces mots : « Il y va de mon honneur,» hantaient et troublaient mon esprit. Ma mère était née à Mérida. C’était à la Nouvelle-Orléans qu’elle avait vu, aimé, épousé mon père. Dans la première année de leur mariage, tous deux avaient passé quelques mois ici. Je me souvins que, dans mon enfance, mon père me racontait des histoires qui me charmaient ; il y était souvent question des ruines d’Uxmal, situées au milieu de vastes forêts appartenant à ma mère. Il les avait parcourues, explorées dans tous les sens, et malgré ses nombreux voyages il avait conservé de ce site étrange un souvenir ineffaçable. Parfois il disait en riant que, quand viendrait pour lui l’heure du repos, il aimerait vivre dans cette solitude. De retour à Mexico, j’étudiai ce papier qu’il nous avait fait tenir ; je cherchai sur les cartes la route qu’il avait dû suivre pour éviter les croiseurs ennemis. J’avais noté avec soin le récit fait par le matelot. Mon père n’avait pu atterrir qu’à Cuba ou sur la côte du Yucatan. Il la connaissait et pouvait de là gagner l’Angleterre. Plus j’y réfléchissais, et plus je me confirmais dans cette pensée. Si je ne me trompais pas, le plan qui m’avait été remis devait être celui d’une de ces ruines. En tout cas, je trouverais peut-être à Mérida quelques indices de son passage. J’y vins avec Carmen. On ignorait notre nom ; seul, le curé Carillo reçut mes confidences. Je questionnai sans succès, puis je me retirai à Uxmal, triste, découragée, mais retenue par je ne sais quel instinct secret. Il me semblait qu’ici ma vie devait changer... qu’un jour viendrait...

— Et ce jour est venu, acheva Fernand. N’en doutez pas, Mercedes, c’est Dieu qui vous a conduite ici, c’est lui qui m’y a amené. Est-ce pour mon bonheur ?.. Je ne sais, vous me le direz plus tard. En ce moment, je n’ai qu’une pensée, et ce que vous me dites dissipe mes derniers doutes. Ce papier mystérieux est le plan de ce palais. Les chiffres écrits au verso sont l’indication détaillée des sommes confiées à votre père. Il les a cachées ici, les sachant protégées par la frayeur que ces ruines inspirent aux Indiens. Ces lettres U. M. M. D. signifient : Uxmal. Memorandum Money Deposited. C’est d’ici qu’il vous aura écrit et qu’il a dû chercher à gagner la côte en évitant Mérida et Sisal, où il courait risque d’être reconnu. Campêche est à cent milles dans l’ouest. C’est de là qu’il vous a expédié cette lettre. Comment a-t-il pu, sans aide, sans secours, franchir cette distance à travers les forêts ? Je l’ignore. Quant à cet Harris dont vous parlez, je le connais et je m’explique maintenant la haine qu’il vous porte. Il croit votre père criminel. Il croit qu’il a détourné les fonds confiés à sa loyauté et vendu à l’ennemi le secret des passes de Charleston. Songez que lorsqu’il s’est séparé de lui il le laissait en sûreté, libre de poursuivre sa route sous pavillon neutre et qu’il ne s’explique pas le silence qui s’est fait depuis. Votre père s’est-il embarqué à Campêche ? Capturé par des croiseurs, a-t-on saisi sur lui les notes qui ont facilité à l’ennemi l’entrée de Charleston ? Je ne sais... Je le crois mort... mais innocent... j’en suis sûr.

Avec quelle anxiété elle l’ écoutait ! Absorbé dans la même pensée qu’elle, il lui révélait ce qu’elle avait vainement cherché. Avec quelle netteté il traçait l’itinéraire suivi ; ces chiffres inconnus, ces lettres mystérieuses qui l’avaient tant préoccupée, il les expliquait et en faisait jaillir une preuve irrécusable en faveur de son père. Une lueur brillante éclairait cette tragique histoire, et c’était lui encore, lui Fernand, qui dissipait enfin les dernières ombres. — Oui, c’est bien cela, dit-elle. Mais comment avez-vous pu deviner...

— Je vous aime, Mercedes. — Elle se tut.

George et Carmen les rejoignaient, Carmen silencieuse et grave ; quant à George, son flegme habituel l’avait abandonné. Il échangeait avec dona Carmen des regards d’intelligence, il se levait, s’asseyait, ne pouvait rester en place. — Dona Carmen, dit-il, parlez, le temps presse.

Elle fit part alors de la pensée qui leur était venue et de son récent entretien avec Itza. Lui rappelant le dévoûment de Fernand, qui avait risqué sa vie pour la sauver, elle l’avait adjurée de leur dire si elle savait quelque chose. Vaincue par les pressantes prières de Carmen, Itza leur avait raconté qu’un étranger, un blanc, était débarqué, trois ans avant, dans une anse près d’Uxmal. Il paraissait familier avec les localités, et elle l’avait vu avec surprise s’engager dans un souterrain dont elle croyait connaître seule l’existence et qui aboutissait au Palais du Nain. Il portait avec lui une valise. Plus tard, elle le vit descendant du monticule, mais il ne tenait plus rien à la main. Il l’avait observée avec défiance d’abord, puis s’était adressé à elle en langue maya qu’il parlait imparfaitement. Elle réussit pourtant à comprendre qu’il désirait gagner le port de Campêche et lui demandait de le guider. Elle accepta. Leur voyage dura huit jours ; l’étranger était affaibli, malade et les fièvres le prirent. Arrivé à Campêche, il était épuisé ; elle lui fit donner l’hospitalité chez des Indiens qu’elle connaissait, et le soigna avec dévoûment, car il était bon. Le voyage l’avait tellement éprouvé que les fièvres l’achevèrent ; il mourut. Avant sa mort, il confia une lettre à Itza en lui faisant promettre de la remettre à un capitaine de navire, son compatriote, qui venait quelquefois le voir à la nuit. Les Indiens inquiets prévinrent alors le consul des États-Unis. Une enquête eut lieu ; on trouva sur lui un papier que le consul garda et auquel il paraissait attacher une grande importance, car il expédia une goélette pour le communiquer à l’amiral américain qui bloquait Charleston. Itza ne parla pas du dépôt qui lui était confié. Quelques jours après, le capitaine revint. Elle lui remit la lettre et ne le revit plus. Interrogée comment elle avait retrouvé l’étranger sur le monticule, elle dit qu’il existait une issue près de la statue du nain et qu’elle la leur indiquerait. George reprit et acheva ce récit. Itza avait tenu parole. Il s’était rendu avec elle dans une des salles en ruines du Palais et là, dans un angle recouvert par des débris, elle lui avait montré la sortie du souterrain. Il se proposait de l’explorer, ses matelots étaient prévenus, il allait les rejoindre et mettre sur-le-champ son projet à exécution. Vainement les jeunes filles l’engagèrent à attendre au lendemain, George s’y refusa. Fernand voulait l’accompagner ; un regard suppliant de Mercedes le retint. — Allez, dit-elle enfin à George, je resterai près de lui.

Deux heures d’anxiété s’écoulèrent. Fernand, silencieux, observait Mercedes. Elle priait. Enfin Carmen parut, pâle d’émotion. George la suivait. Ses vêtemens déchirés, souillés de poussière, ses mains meurtries disaient assez ses efforts. Il tenait une valise qu’il posa sur la table.

— Ouvrez, Mercedes, dit Fernand.

D’une main tremblante elle pressa le ressort rouillé et du sac ouvert retira des liasses de papiers. C’étaient des banknotes d’Angleterre, 149,000 livres sterling confiées à la probité du capitaine Warde et que restituaient enfin les ruines d’Uxmal. Mercedes regardait ce trésor. Il avait coûté la vie à son père, il lui rendait l’honneur.

— Et maintenant... Mercedes ? dit Fernand. — Elle leva lentement les yeux sur lui.

— Oh, oui ! maintenant... et toujours.


VII.

Sur les bords du lac de Côme, en face de Bellaggio mollement couchée dans son nid de verdure, se dresse, capricieuse et coquette, une de ces villas italiennes qui font rêver les poètes et soupirer les amoureux. Un beau soleil d’automne inonde les jardins en pente et se joue dans les pampres jaunissans. Assises sur une terrasse d’où la vue domine ces beaux sites si merveilleusement décrits par Manzoni, deux jeunes femmes causent. Près d’elles et quelque peu distrait par leur conversation un homme, jeune encore, décachette une lettre qu’un domestique vient de lui remettre.

— Qui vous écrit, Fernand ?

— George Willis.

— Ah ! reprend la plus jeune des deux avec une indifférence affectée ; il nous avise probablement de son prochain départ pour les antipodes. — Erreur, Carmen, George ne partirait pas ainsi sans nous voir, mais écoutez, curieuses.


« Naples, le 6 octobre 1868.

« Mon cher Fernand,

« Cette lettre me devancera de quelques heures. Dans ma précédente, je te parlais de ma visite pour le printemps, mais vous êtes près, le printemps est loin, et l’hiver m’effraie. Depuis notre séparation à la Nouvelle-Orléans j’aspire au moment de me retrouver près de vous. Vrai, il m’a fallu du courage pour ne pas vous accompagner, mais vous étiez heureux, et je me serais senti importun. Depuis, j’ai visité l’Espagne, le Portugal, Alger. De retour à Marseille, je suis allé à Gênes, où, pour mon malheur, j’ai lié connaissance avec un touriste allemand qui roulait derrière ses lunettes des yeux comme je n’en ai jamais vu et qui, avec l’accent tudesque que tu connais, soupirait vingt fois par jour : Voir Naples et mourir. J’ai cédé, j’ai vu Naples et j’ai failli en mourir, des lièvres s’entend. Mon médecin, qui me voit guéri et n’espère plus une rechute, m’engage à changer d’air, mais ma vraie maladie, vois-tu, c’est l’ennui.

« Oui, mon cher Fernand, je la connais, cette laide et sotte chose qui s’appelle l’ennui. Elle ne me quitte plus depuis le jour où je vous ai dit adieu à bord du Louisiana. Mon Allemand m’ennuie ; le pire est qu’il ne s’en doute pas. Cet être-là s’est accroché à moi comme une sangsue et il m’accompagnerait jusqu’à la porte de ta villa que cela ne m’étonnerait pas. Promets-moi de ne pas le laisser entrer, ou, s’il entre, de le mettre dehors.

« Croirais-tu que je regrette Uxmal, le Palais du Nain, le bon curé Carillo si heureux de votre bonheur, la taciturne Itza, don Rodriguez si chevaleresque et si dévoué, grâce au concours duquel nous avons pu retrouver Harris et réhabiliter la mémoire du capitaine Warde. Vous, me comprendrez peut-être, Mercedes et toi ; quant à dona Carmen, je n’y compte guère. A propos d’elle, j’ai fait route de Marseille à Gênes avec une famille italienne. Il y avait là une jeune fille charmante qui m’a entrepris sur nos voyages. Elle m’a tant questionné, tant dérouté par ses demandes imprévues qui n’attendaient pas mes réponses, que je me suis cru auprès de ta belle-sœur. Les Italiennes manquent de suite dans les idées... »

Fernand et Mercedes partirent d’un joyeux éclat de rire pendant que Carmen murmurait à demi-voix :

— George Willis se repentira de son impertinence.

Fernand continua : « Plus tard, à Rome, j’errais sous les voûtes de Saint-Pierre. Dans le demi-jour mystérieux j’aperçus une jeune femme agenouillée ; elle leva la tête au bruit de mes pas. Ses beaux yeux mouillés de larmes me rappelèrent ceux de dona Carmen un jour où je la suppliais de se fier à moi et lui offrais une amitié et un dévoûment à toute épreuve. Elle l’a probablement oublié.

« Assez de bavardages ; à bientôt, à demain peut-être, si je puis m’échapper sans que mon Allemand me voie. Ce sera difficile ; mais pour revenir auprès de vous, je suis capable de tout.

« A toi de cœur.

« GEORGE WILLIS. »

Il tint parole. Le lendemain il descendait de voiture, seul, à la porte de la villa. Son Allemand l’attendait à Castellamare. Venu chez Fernand pour y passer un mois George s’y trouvait encore au printemps au grand étonnement de dona Carmen, qui prédisait chaque semaine son prochain départ. Mercedes répondait par un sourire d’incrédulité et regardait Fernand d’un air malicieux. George réussit-il enfin à résoudre le problème de son ennui ? S’aperçut-il un jour qu’il était éperdument amoureux ? Peut-être. Quoi qu’il en soit le bruit court de Côme à Bellaggio que la charmante dona Carmen est fiancée, et George Willis étonne par ses prodigalités les bateliers du lac quand ils font allusion à son prochain mariage.

Uxmal est désert. L’herbe croît dans la Cour du Nain, et la forêt enserre de sa formidable étreinte les grands palais muets dont les épaisses murailles chargées de hiéroglyphes, de bas-reliefs et d’idoles, semblent défier les efforts du temps. Les siècles seuls en auront raison. Ces derniers vestiges d’un peuple inconnu et d’une civilisation éteinte disparaîtront-ils à leur tour sans livrer leur secret ? La science un jour nous dira-t-elle quelles mains les ont élevés, quelles races les ont habités ? Une Indienne erre encore parmi ces débris. Souvent elle s’assied au pied d’une statue noircie et mutilée, et passe de longues heures à rêver. Vainement George et Fernand lui ont fait don d’une maison à Mérida. Les ruines l’attirent. Quand la nuit vient, elle se réfugie dans un coin de la pièce où l’on porta Fernand blessé, elle s’étend sur un lit de feuilles sèches, et des larmes silencieuses coulent sur ses joues bronzées. A qui pense-t-elle ? A cet étranger qui faillit donner sa vie pour elle, qui sauva la sienne, et reçut d’elle un trésor en échange ? Ce trésor, le seul vrai, le seul désirable ici-bas, l’amour d’une femme aimée, Fernand le possède, et quand Mercedes sourit à ses côtés, il ne sait pas qu’Itza se souvient et pleure dans les ruines d’Uxmal.


C. DE VARIGNY.

  1. Voyez la Revue du 1*"" décembre.