Les Ruines de Palmyre et leur récent explorateur

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Les Ruines de Palmyre et leur récent explorateur
Revue des Deux Mondes4e période, tome 142 (p. 374-406).
LES RUINES DE PALMYRE
ET
LEUR RÉCENT EXPLORATEUR


I

La chute de Palmyre est un des faits les plus marquans du IIIe siècle de notre ère : elle date de l’an 273. Arrivée à un moment où les invasions des barbares, les guerres civiles, les persécutions religieuses et le meurtre incessant des princes reviennent, dans les annales du monde romain, avec une sombre uniformité, elle jette un éclat imprévu. Elle frappe l’imagination : car non seulement, dans la réalité, la catastrophe est mémorable, mais il s’y ajoute encore un intérêt de sentiment. Une sympathie rétrospective s’attache à Zénobie qui, après que Palmyre fut devenue la capitale de son royaume, l’entraîna dans sa ruine. Zénobie n’a pas à craindre l’oubli : sa vie est devenue légendaire, son nom est entouré d’une célébrité poétique.

C’est le privilège des femmes quand elles sont mêlées à de grands événemens, soit qu’elles les dominent, soit qu’elles y succombent, d’émouvoir l’attention et souvent de passionner l’histoire. Triomphantes, on les exalte ; abattues, on les plaint et, au besoin, on leur pardonne. A distance, leur caractère et leur beauté exercent encore un charme ; et si éloignées qu’elles soient de nous dans le temps, elles sont comme ces beaux marbres antiques qui restent à nos yeux tout pénétrés de lumière.

C’est ainsi que nous apparaît Zénobie, brillante en dépit de ses malheurs. Elle était mariée à Odeynath, prince de Palmyre, qui jouait alors en Asie un rôle considérable. Pour elle, son origine était illustre : elle descendait des Ptolémées et aimait à rappeler qu’elle était de la race de Cléopâtre. Sa chasteté seule pouvait démentir cette parenté : elle était la plus noble femme de l’Orient et elle en était la plus belle. Son courage et sa hauteur d’esprit étaient d’une héroïne. Néanmoins Trébellius Pollion, en écrivant sa vie, ne la loue qu’à regret. Il lui fait une place dans son histoire des Trente tyrans, et il se plaint d’être obligé d’y introduire une femme. Il s’en excuse sur les malheurs du temps. Mais en dépit de lui-même, il ne peut échapper à la séduction et finit par nous donner de la reine un portrait magnifique.

Cette époque fut extrêmement troublée. L’empereur Valérien, vaincu et fait prisonnier par Sapor Ier, roi de Perse, traînait, au milieu des outrages, les dernières années d’une vie d’abord heureuse ; et cependant son fils Gallien, qui lui avait succédé, se livrait à la débauche et ne faisait rien pour le sauver. Le règne de Gallien a gardé dans l’histoire un caractère odieux. La dignité impériale était abaissée et l’intégrité de l’empire compromise. Ce n’était plus le temps où Rome exerçait son prestige sur les barbares, tantôt en les attirant ou en les transportant sur son territoire, tantôt en les organisant au dehors en qualité d’alliés, d’hôtes ou d’amis. Alors, ces peuples formés au nord en confédérations puissantes et constitués à l’orient en États indépendans, débordaient de toutes parts et forçaient les frontières. Volontiers, Gallien eût laissé les invasions désoler les provinces. Sans autre souci que celui de ses plaisirs, il voyait les séditions militaires lui donner des compétiteurs : l’histoire des Trente tyrans est consacrée à ces princes éphémères, presque tous destinés à une mort violente. Lui, au milieu de ces tragédies, s’en tirait par quelques mots d’un optimisme cynique. Parfois, cependant, il était obligé de prendre les armes. Mais il se contentait de combattre sur le Danube, et, tandis que quelqu’un de ses rivaux défendait les Gaules, il s’en remettait à Odeynath, son légat consulaire, du soin de protéger la Syrie, que les Perses enhardis menaçaient toujours.

Odeynath était un grand homme de guerre. Violent chasseur, il s’était endurci à toutes les fatigues et son audace était extrême. Après la défaite de Valérien, il ne laissa aucun repos à Sapor qui avait pillé la Syrie et se retirait chargé de butin. Il lui enleva ses trésors et ses femmes. A deux reprises, il le poursuivit jusqu’à Ctésiphon, sa capitale, dont on croit même qu’il s’empara. Zénobie, non moins intrépide que son mari, l’accompagnait dans ses chasses et prenait part à ses actions de guerre. Dans un temps où tout le monde se croyait digne d’être empereur, il n’eut point la tentation de le devenir et resta un allié fidèle. Gallien l’en récompensa en lui confiant le commandement de toutes les armées romaines d’Orient et finit par lui décerner les titres d’empereur et d’Auguste. Odeynath les partagea avec Zénobie et avec son fils Hérode, qu’il avait eu d’un premier mariage. Il était donc régulièrement investi des dignités suprêmes et ce serait une erreur de Trébellius Pollion de l’avoir mis au nombre des Trente tyrans. Les historiens qu’on peut appeler contemporains nous font bien connaître ce prince : sa gloire repose sur des faits incontestés. Mais si nous consultions les chroniques postérieures, celles de Georges le Syncelle, de Malaba et de Philostrate le jeune, nous y trouverions sur lui des légendes qui touchent à la fable. Si intéressantes qu’elles soient, nous devons les écarter d’un récit rapide.

Bientôt Odeynath périt assassiné et Hérode avec lui. Le meurtre était si habituel dans les familles princières, que Zénobie fut accusée, mais sans preuve, d’avoir trempé dans la conspiration qui mit fin aux jours de son mari. Cependant, aussitôt qu’il fut mort, elle prétendit lui succéder et se mit à gouverner sous le nom de son fils aîné Whaballath. Pour cela, elle s’autorisait des titres d’impératrice et d’Auguste qui jusque-là ne lui avaient pas été contestés. Gallien, ne l’ayant point reconnue en ces qualités, envoya contre elle une armée qu’elle défit ; et pendant le règne de Claude II, tout occupé à la guerre contre les Goths, elle resta, sans être inquiétée, maîtresse de son royaume. En vain, dans leurs acclamations, les sénateurs de Rome adjuraient-ils l’empereur de les délivrer des Palmyréniens, de Zénobie et d’une autre usurpatrice nommée Victoire, qui battait monnaie dans les Gaules. Loin d’être attaquée, elle put ajouter à ses possessions l’Egypte et une partie de l’Asie Mineure. Elle se montre donc à nous comme la fondatrice d’un royaume qui, d’une part, confinait à la Perse, et, de l’autre, embrassait les pays qui bordent l’extrémité orientale de la Méditerranée. Palmyre était la capitale de ce nouvel État et les richesses y abondaient.

Dans son personnage de reine de l’Orient, Zénobie déployait un faste extrême, se faisant rendre le même culte dont les rois de Perse étaient honorés, imitant en même temps le cérémonial observé à la table des empereurs, buvant dans des vases d’or enrichis de pierreries dont on disait que Cléopâtre s’était servie. Et aussi elle haranguait les troupes. Elle paraissait alors le casque en tête, vêtue d’une robe de pourpre et souvent le bras nu. Et ici vraiment l’historien subit le charme. Non sans complaisance, il nous la dépeint : son teint a la couleur du plumage de l’aigle ; elle a les yeux noirs et d’une vivacité extraordinaire, une animation divine, une grâce incroyable ; ses dents sont si blanches qu’on les prendrait pour des perles. Vaillante, elle va souvent à cheval et peut faire à pied plusieurs milles avec son infanterie. Puis nous la voyons sagement libérale et usant à propos de sévérité et de clémence. Et enfin l’auteur nous la montre lettrée ; à la vérité ne voulant point parler le latin qu’elle n’ignorait pas, mais, en sus des dialectes araméens, sachant l’égyptien en perfection ; ayant lu l’histoire romaine en grec et écrit un abrégé de l’histoire d’Orient. Quel beau portrait ! Assurément, en le traçant ainsi, Trébellius Pollion cédait à la force des choses. Après avoir déclaré que toute pudeur était bannie des âmes, puisque des femmes pouvaient gouverner la république, il s’inclinait devant la réalité. Il ajoutait même à la louange en citant une lettre adressée par Aurélien au Sénat pour justifier son triomphe. L’empereur y insiste sur les vertus politiques de Zénobie et même sur les services qu’elle a rendus. Ce témoignage est décisif et complète l’héroïne.

Désigné par Claude pour lui succéder, Aurélien fut un de ces princes redoutables qui illustrèrent la fin du haut empire. Certes, Rome avait été bien inspirée dans sa politique, lorsque, poursuivant l’idée d’établir autour d’elle l’unité par le droit et étendant les anciens privilèges latins aux peuples conquis, elle avait fait naître des citoyens romains dans les provinces. Celles-ci lui avaient donné ses meilleurs maîtres et lui fournissaient alors ses plus vaillans défenseurs. Les grands empereurs de la seconde moitié du IIIe siècle n’étaient plus des Espagnols, des Africains ou des Orientaux. C’étaient des Dalmates et des Pannoniens, des hommes que la vieille aristocratie eût appelés des demi-barbares. Élevés dans les camps, ces nouveaux venus apportaient en toutes choses une dureté militaire et mettaient au service de l’Etat un esprit de discipline inflexible qui allait facilement jusqu’à la cruauté. Ayant grandi au milieu des combats et des exterminations immenses inséparables alors des victoires remportées sur les Francs, les Alamans et les Goths, ils ne répugnaient pas à voir couler le sang. A leur tour, ils cherchaient à maintenir, avec l’intégrité du territoire, l’unité religieuse qui faisait aussi partie du programme de Rome. Pour la plupart, ils persécutaient les chrétiens, n’admettant pas, comme soldats, qu’on refusât de sacrifier aux enseignes et aux aigles, ces dieux propres des légions. Mais en attendant qu’ils reconnussent que, seul, le christianisme était capable de remplacer les autres religions, l’empire, entre leurs fortes mains, reprenait par momens ses anciennes frontières et, de nouveau, sa figure remplissait le monde. Il était comme les édifices construits à la même époque et qui restent imposans. Car si, au fond, ils portent la trace d’une décadence fatale, les dispositions générales en sont dignes du passé et, tout au moins, l’aspect en est grandiose.

Aurélien, qui devait achever d’abattre les derniers des trente tyrans et rendre à l’autorité impériale ses prérogatives, n’admettait pas que Zénobie revendiquât pour elle les dignités et les droits conférés à son mari. Restaurateur de l’unité romaine, il ne pouvait tolérer que Wahballath prît le titre d’Auguste, que sa mère le conservât et prétendît s’en autoriser pour fonder un État indépendant. Mieux que l’histoire écrite, les monnaies latines et surtout les grecques, nous font assister aux hésitations qui, de la part de la famille d’Odeynath, précédèrent la rupture dont la ruine de Palmyre devait être la conséquence. D’abord Wahballath ne veut point frapper de monnaies. Après trois ans, il se décide à le faire, mais alors il prend simplement les premières qualités dont son père ait été revêtu : celles d’empereur et de général des Romains (269-270). Il considère encore l’empereur de Rome comme son suzerain. Puis il figure d’un côté, sur les différens types monétaires, avec la tête laurée et radiée, tandis que, sur l’autre face, on voit le profil d’Aurélien lauré. Ensuite les têtes des deux personnages sont affrontées, Wahballath portant le diadème et Aurélien la couronne de laurier. Il ne se qualifie pas encore d’Auguste, mais cependant il paraît se poser en collègue. Enfin, pendant la cinquième année de son règne, Wahballath prend son parti : la tête laurée, il paraît seul sur les monnaies comme Auguste ; on est en 271. A partir de ce moment, c’est la révolte, c’est la guerre.

Elle éclate bientôt. Aurélien, après avoir pacifié le centre de l’empire, se tourne vers l’Orient. Avec une rapidité prodigieuse, il reprend sur les Palmyréniens la partie de l’Asie Mineure dont ils s’étaient emparés et les pousse en Syrie. Il ne servit de rien à Zénobie d’avoir contracté des alliances et réuni des troupes nombreuses. Vaincue dans plusieurs combats et dans une grande bataille, elle fit retraite sur Palmyre où, en dépit des Arabes qui le harcelaient, le vainqueur vint l’assiéger. Les murailles étaient défendues par une armée et garnies d’une infinité de balistes. Flavius Vopiscus nous a conservé la lettre par laquelle Aurélien sommait Zénobie de se rendre et la réponse hautaine de la reine. Celle-ci, paraît-il, songeait à partager l’empire avec Victoire. Mais alors elle attendait du secours des Perses, des Sarrasins et des Arméniens. Ces auxiliaires lui firent défaut : la ville fut forcée. Zénobie crut échapper à l’aide d’un dromadaire rapide. Des cavaliers lancés à sa poursuite la firent prisonnière au moment où elle allait passer l’Euphrate. L’empereur l’épargna malgré les cris de l’armée et se contenta de faire mettre à mort ses principaux conseillers : dans le nombre était le rhéteur Longin. Quant à Palmyre, elle fut respectée ; mais presque aussitôt les Palmyréniens révoltés égorgèrent la garnison romaine. Aurélien était déjà en Europe. Il revint en hâte, entra dans la ville, ordonna d’en massacrer tous les habitans et la détruisit (evertit). Zénobie fut réservée pour son triomphe. Flavius Vopiscus nous décrit cette solennité, qui paraît avoir été magnifique. La reine, dit-il, y figurait ornée de pierreries et chargée déchaînes d’or si pesantes, qu’on devait les soutenir autour d’elle. Mais d’autres historiens, Zosime et Zonare, rapportent que, pendant qu’on la conduisait à Rome, elle se laissa mourir et que. de ses enfans, un seul figura dans la pompe triomphale. Sur ce point encore, l’imagination entre en jeu, et la raison peut rester incertaine.

Très justement on désirerait connaître les traits de la reine autrement que par les descriptions qui en sont restées. Mais ici, de nouveau, il faut recourir aux monnaies. Elle y figure tantôt diadémée et tantôt sans ornemens. Les lignes du visage sont pures ; elle porte la chevelure ondulée et cannelée des impératrices d’alors, de Salonine et de Sévérina. Un buste du Musée Chiaramonti, à Rome, est considéré comme étant son portrait. Mais il n’a aucun caractère. La coiffure, en partie restaurée, n’est point à la mode du temps. Le visage est sans beauté et d’une expression triviale. Je pense que l’attribution donnée à ce buste vient de ce que l’épaule droite découverte indique que le personnage avait le bras nu. Zénobie quelquefois paraissait ainsi ; mais ce n’était pas pour elle un privilège.

Les monumens de Palmyre ne furent pas irrémédiablement détruits. Aurélien lui-même pourvut, en partie du moins, à leur conservation. Après que ses soldats eurent massacré la plupart des habitans, l’empereur commanda que l’on épargnât ceux qui restaient, disant qu’ils devaient être corrigés par la vue de tant de supplices. Et il ajouta : « Je veux qu’on rétablisse dans son ancienne beauté le temple du Soleil pillé par le porte-aigle de la troisième légion, par le porte enseigne, les draconaires, et par ceux qui sonnent du cor et du clairon. Vous avez 300 livres d’or et 1,800 livres d’argent provenant du trésor de Zénobie et des biens des Palmyréniens. Faites servir ces richesses à l’ornement du temple : vous ferez une chose agréable au dieu et à moi-même. » En effet, il s’agissait d’une divinité pour laquelle Aurélien avait, dès son enfance, une dévotion particulière et à laquelle il se croyait redevable de ses victoires.

La situation commerciale et stratégique de Palmyre était trop avantageuse pour que la ville fût abandonnée. Quelques empereurs y ont laissé des traces. Mais, avec Zénobie, finit l’histoire et la légende de Palmyre.


II

Palmyre était située dans une oasis au milieu du désert de Syrie. Ce lieu, en langue araméenne, se nommait Tadmor, le pays des palmes, nom qu’il conserve encore et dont Palmyre n’est que la traduction grecque. Au témoignage de l’historien Flavius Josèphe, la ville aurait été fondée par Salomon, et c’est d’ailleurs ce que dit le livre des Paralipomènes, dont l’autorité paraît aujourd’hui contestée. Quoi qu’il en soit, dès la plus haute antiquité, Tadmor, avec ses eaux, servait de station aux caravanes et d’entrepôt aux marchandises qui circulaient entre la Mésopotamie et la Phénicie. Plusieurs routes s’y croisaient, celles qui venaient des pays qui furent plus tard la Syrie supérieure et la Cœlé-Syrie, et celles qui partaient de différentes cités riveraines de l’Euphrate, depuis Sura jusqu’à Babylone. Sans doute Salomon aurait eu intérêt à occuper cette position et à la fortifier. On devait percevoir un droit considérable sur le transit qui s’y opérait. On comprend aussi que Nabuchodonosor II, dans ses campagnes contre l’Égypte et la Judée, n’ait pas voulu laisser derrière lui une place ennemie et que, pour assurer sa route, il se soit emparé de Tadmor et qu’il l’ait détruite. Il aurait renversé ses murailles, sans doute puissantes et construites, à la manière phénicienne, avec de grands blocs de pierre que les carrières voisines avaient fournies. Peut-être en retrouverait-on les vestiges sous l’enceinte plus récente dont les restes existent encore. Mais, à tout prendre, il paraît certain que, dans ces temps reculés, l’oasis n’a jamais cessé d’avoir population et richesse.

Cependant, malgré son importance, il est peu de pays dont il soit moins parlé dans l’histoire. Après le passage très bref et contesté des Paralipomènes, il faut, ce semble, aller jusqu’à Pline l’Ancien pour trouver un texte où il soit fait mention de Palmyre. C’est, dit l’auteur latin, une ville célèbre par sa situation, la richesse de son sol et ses eaux agréables. Entourée de sable et ainsi séparée du reste de la terre, elle est indépendante entre les grands empires des Romains et des Parthes, dont elle attire immédiatement l’attention en cas de guerre. Elle est éloignée de la côte syrienne la plus proche de 203 000 pas, et de Damas de 176 000. Telle était, au commencement de notre ère, l’idée que l’on avait de Palmyre : c’était une sorte d’île heureuse au milieu du désert et une position stratégique ; c’était une ville libre. Mais, dans les siècles précédens, elle avait fait partie du royaume des Séleucides. L’action d’Alexandre ne s’était qu’imparfaitement étendue sur la partie de la Syrie qui confine à la péninsule arabique. Le conquérant macédonien, en se dirigeant sur la Mésopotamie, n’avait pas pris la route de Palmyre ; il était allé, plus au nord, traverser l’Euphrate à Thapsacus. Il voulait remonter vers Ninive, où il pensait combattre de nouveau Darius ; son objectif n’était pas Babylone. On sait que, lorsqu’il y fut venu à son retour de l’Inde, il avait formé le dessein de conquérir tout le désert qui sépare la Chaldée de la Cœlé-Syrie, depuis Thapsacus jusqu’à la mer Rouge. Cette vaste contrée était alors, comme aujourd’hui, parcourue par des tribus arabes qui y gênaient le commerce. Alexandre projetait d’obliger ces nomades à une vie sédentaire et de fonder au milieu d’eux des colonies et des villes. Dans ces conditions les marchandises qui, de l’Inde et de l’Arabie, arrivaient à Babylone par le golfe Persique, eussent trouvé un débouché facile en Syrie et surtout en Égypte. Sans doute Palmyre, comme d’autres endroits pourvus d’eau, devait servir à la réalisation de cette pensée. Peut-être aussi, avec sa ceinture de sables, était-elle alors à peu près indépendante. Mais, après la mort d’Alexandre, les Séleucides, dont les États s’étendaient depuis la Méditerranée jusqu’à la Bactriane, avaient aussitôt senti le besoin d’unir entre elles les différentes parties de leur empire. Ils ouvrirent donc, dans un intérêt séparé, les communications projetées et s’assurèrent, à cet effet, la possession de la partie septentrionale du désert. Ils y créèrent des postes fortifiés et des centres de population. Tadmor devint Palmyre ; et ce n’est pas la seule ville d’alors dont il reste des traces. La route qui la relie à Damas est couverte de débris indiquant qu’il y eût là, jadis, des lieux habités. Les établissemens macédoniens se multiplièrent et, si l’œuvre d’Alexandre ne s’acheva pas dans son entier, du moins le mouvement imprimé par lui s’étendit à la Syrie et aux régions voisines. La langue grecque devint l’idiome commun à ces contrées, et. elle constitua entre elles un lien puissant et cette unité née de l’expansion de la civilisation grecque qui se nomme l’hellénisme.

Tout paraît démontrer que la Palmyrène a participé très anciennement à cette transformation, et plusieurs preuves de ce fait nous sont données par l’épigraphie. L’habitude d’enregistrer toute sorte d’actes officiels et privés était très ancienne dans cette partie de l’Orient et principalement en Syrie et en Mésopotamie. A Palmyre, située sur les confins des deux pays, il y a beaucoup d’inscriptions. Presque toujours elles sont bilingues : grecques et araméennes ; mais le grec vient en tête. D’ailleurs les habitans avaient coutume de joindre un nom grec à leur nom sémitique. Enfin, et il ne faut pas l’oublier, à Palmyre, à l’heure même de sa ruine, le grec était la langue d’Etat. Et si, dans des vues politiques, Zénobie avait voulu que ses fils apprissent le latin, elle-même n’en faisait point usage. Elle parlait le grec, était entourée de Grecs et comptait parmi ses conseillers le rhéteur Longin. Celui-ci était, à ce que l’on croit, Syrien de naissance. Mais, après avoir étudié à Alexandrie et enseigné à Athènes, il n’avait pas cru déchoir en venant dans la capitale du nouveau royaume. Il y apportait, tout au moins, son patriotisme littéraire, et il paya de sa vie l’influence qu’il exerçait, dit-on, sur la reine. Peut-être faut-il voir dans la révolte de Zénobie un effort de l’hellénisme pour se séparer de l’Occident latin. Dans sa tentative, l’idée d’un empire grec serait en puissance.

Quoi qu’il en soit, le rayonnement du génie hellénique devait, en même temps que dans les lettres, se manifester dans les arts. De ceux-ci, l’architecture avait naturellement le plus d’importance, tant à raison de son objet même, que des services qu’elle était appelée à rendre. Jusqu’alors on avait surtout élevé des temples ; et malgré de grands travaux d’ensemble tels que la reconstruction du Pirée et celle de Rhodes, le problème déjà posé et qui consistait à bâtir des villes sur un plan systématique n’était pas défini. Les architectes d’Alexandre lui donnèrent une solution. Dinocrate fit oublier ses devanciers Hippodame et Méton. Réalisant une conception à la fois pratique et grandiose, il fit d’Alexandrie d’Egypte une œuvre d’art admirable. Mais Antioche surtout servit de modèle aux villes de Syrie. Elle présentait des dispositions caractéristiques et, ce semble, souvent répétées. D’abord la circulation y était assurée et protégée contre le soleil par des portiques couverts auxquels aboutissaient les voies de communication secondaires. Puis, placés et groupés suivant les convenants politiques, religieuses et esthétiques, venaient les palais, les temples, les théâtres, les agoras, les thermes et les nymphées, tous en rapport avec la civilisation asiatique, mais ordonnés conformément aux idées de régularité et d’harmonie propres à la Grèce. Les murailles elles-mêmes étaient telles qu’elles suffisaient à illustrer l’architecte qui les avait bâties. Les maisons et les tombeaux témoignaient d’un art qui n’avait pas eu de précédent.

Ces détails ne sont pas inutiles. Les dispositions dont je viens de donner une idée se retrouvent à Palmyre ; et bien qu’elles ne permettent pas d’assigner une date précise à la construction de la ville, elles sont cependant de nature à jeter quelque lumière sur ses origines. L’épigraphie peut aussi nous servir à les éclairer.. Les inscriptions sont toujours datées de l’ère des Séleucides, soit de l’an 312 avant Jésus-Christ ; elles nous offrent donc une chronologie certaine. Et s’il n’y en a, jusqu’ici, qu’une seule qui soit antérieure à notre ère, il en est un grand nombre du Ier et du IIe siècle. Les dernières, celles du IIIe siècle, vont jusqu’à la chute de Palmyre. A partir de là elles s’arrêtent. Dans le nombre, les. unes sont gravées sur des colonnes ou sur les consoles qui tiennent à leur fût ; d’autres se lisent sur des bases, sur des piédestaux, sur des autels ; d’autres encore au frontispice des monumens funéraires. Généralement, l’architecture sur laquelle elles figurent est d’un beau style. Et comme il y en a plusieurs sur de superbes tombeaux du Ier siècle, on peut en conclure qu’il y avait alors à Palmyre une sorte de splendeur architectonique. Le travail des temps antérieurs n’y avait pas peu contribué. Par son plan, tout au moins, la ville est macédonienne. On verra que ses édifices sont de caractère hellénique. Il est donc permis de penser qu’elle était plus ancienne qu’on ne le croit d’ordinaire et qu’elle tenait de plus près au règne des rois syriens.

L’épigraphie nous renseigne encore sur des faits qui intéressent grandement notre sujet. Un des plus importans est le séjour que fit Adrien à Palmyre en l’année 129. À cette occasion, une statue fut élevée à un certain Agrippa qui avait distribué de l’huile aux soldats, aux habitans et aux étrangers, et avait restauré à ses frais le temple de Baal Schamin. Le temple existe encore, et la dédicace de la figure est écrite sur une des colonnes de son frontispice. Mais au passage d’Adrien s’attache un souvenir de plus de conséquence : la ville prit alors le nom d’Adrianè. L’empereur l’aurait restaurée, ou plutôt aurait été considéré comme son second fondateur ; et cela est confirmé par Etienne de Byzance. Tout en admettant que la flatterie entre pour beaucoup dans cet hommage, néanmoins une étude attentive des ruines de Palmyre pourra nous apprendre un jour dans quelle mesure Adrien avait pourvu à cette réfection et y avait porté le goût romain. Ce qu’on doit remarquer c’est qu’il y a, sur les principaux édifices, un grand nombre d’inscriptions immédiatement postérieures au voyage de l’empereur. C’est ainsi que l’on voit deux Palmyréniens contribuer à l’embellissement de la cité. On leur a dressé des statues. L’un avait fait don de sept colonnes avec leurs ornemens et leurs balustrades de bronze ; était-ce une restauration ? L’autre avait érigé, en l’honneur de deux divinités indigènes, six colonnes avec leur architrave et leur enduit coloré. La colonne semble avoir été l’élément architectonique préféré des Palmyréniens. Quelques-unes étaient isolées et avaient un caractère de consécration.

C’est une question de savoir à quelle époque Palmyre reçut le titre de colonie romaine. La Syrie avait été érigée en province dès l’an 64 avant Jésus-Christ. La Palmyrène faisait partie de la Syro-Phénicie ; mais nous apprenons qu’en 114 la qualification de ses magistrats était grecque et non pas latine. Le fait, en lui-même, n’est pas indifférent ; il montre ce que pouvait être le pays quand Adrien le visita : il était autonome. Il est probable que ce fût sous Septime-Sévère qu’il fut admis au droit italique, et cela sans doute après que Caracalla eut été associé à l’empire. En tout cas on sait qu’à partir de ces princes et de leurs successeurs, non seulement la qualité de citoyen fut accordée à un grand nombre de personnages de marque, mais encore que des Orientaux furent admis dans le sénat de Rome et honorés des titres de consul et de consulaire. Et c’est aussi à dater de ce moment qu’on voit les Palmyréniens adopter l’usage, attesté par les inscriptions, de faire précéder leur double nom grec et araméen d’un nom latin : celui de l’empereur qui les avait faits citoyens romains. Septimius indiquait que telle famille devait ses droits à Septime-Sévère ; Julius Aurelius, à Caracalla ou à Elagabal. Odeynath et Zénobie étaient des Septimiens.

Il n’est pas indispensable de s’arrêter aux inscriptions religieuses et funéraires. Elles sont, cependant, intéressantes, car les premières permettent de reconstituer le Panthéon syro-arabe, et les prières et invocations qu’elles portent nous donnent l’idée des divinités locales et du culte qu’on leur rendait. « Au dieu miséricordieux ! A celui dont le nom est béni dans l’éternité ! » C’est au Soleil que l’on s’adressait ainsi ; et on ne le nommait pas plus qu’on ne le représentait dans les temples. Les légendes inscrites sur les tombeaux témoignent du respect que l’on avait pour les morts et des soins pieux dont on entourait leur mémoire. Mais nous devons plutôt nous occuper des images honorifiques. Nous en avons déjà rencontré quelques-unes. Elles sont très nombreuses, et les textes épigraphiques qui les accompagnent viennent éclairer l’histoire. Il y a quantité de bustes placés sur les édifices publics, et aussi dans l’intérieur des sépultures de famille. Les statues ont encore plus d’importance. Plusieurs ont été érigées par le sénat et par le peuple ou par des particuliers à des citoyens investis de hautes dignités et de délégations impériales. L’hommage qui leur est rendu est accompagné de leur généalogie et surtout de l’énumération de leurs titres. Par là nous apprenons quelle était l’organisation politique de la cité. Les plus importantes de ces images sont celles que l’on consacrait aux princes. Ici l’épigraphie, aidée de la numismatique, débrouille l’histoire de la dynastie des Odeynath. Ils sont dits illustres sénateurs, consulaires, princes de Palmyre. Nous avons l’inscription d’une statue d’Odeynath II, l’époux de Zénobie ; elle lui fut dédiée quelque années après sa mort. Il y a le titre de Roi des rois, mais non d’Auguste. Une figure de Zénobie (en araméen Batzebinah) lui faisait pendant. Sur le socle, la reine est qualifiée de pieuse et de juste. Ces deux représentations, probablement iconiques, ont été érigées par deux Septimiens, Zabda, général en chef, et Zabbaï, général de Palmyre, en 271 ; c’était deux ans avant la destruction de la ville et de l’État Palmyrénien, au moment de la rupture avec Rome. A partir de cette époque, il n’y a plus, je crois, d’inscriptions datées. Elles sont quelquefois en latin, comme celle qui a trait à Dioclétien. Mais elles ne rentrent pas dans notre sujet.

Ces données, quoique très sommaires, seront utiles à ceux qui voudront comprendre les ruines de Palmyre et la vie qui animait cette grande cité. En réalité, placée sur les confins de deux puissans empires, elle jouissait, avant d’être devenue la capitale d’un royaume, d’une sorte d’indépendance. Elle avait un prince, un sénat et des assemblées populaires. Les citoyens y formaient différentes tribus. L’empereur y nommait des représentans de son autorité choisis parmi les habitans du pays. Odeynath avait reçu le commandement des armées romaines de l’Orient, mais il y avait aussi des troupes et des généraux indigènes. Le commerce était considérable ; les chefs de caravane étaient des personnages importans, auxquels on érigeait aussi des statues. Des magistrats spéciaux veillaient sur les marchés. Les arts et les lettres étaient en honneur dans la métropole des colonies du désert. Une tolérance religieuse absolue semble avoir régné à Palmyre. Il y avait certainement des juifs à demeure dans la ville, puisqu’on y voit encore le tombeau d’une famille israélite. Le christianisme s’y introduisit si facilement, qu’on ne sait à quelle date. Au milieu des persécutions, les chrétiens n’eurent jamais à y souffrir.

Il est évident que Palmyre alla toujours en déclinant à partir du IIIe siècle. La restauration qu’en fit Aurélien après l’avoir renversée, les constructions qu’y élevèrent Dioclétien et Justinien à de grands intervalles de temps, ne lui rendirent pas sa prospérité passée ; sa population avait été anéantie et son esprit avait disparu. On sait qu’elle fut visitée au XIIe siècle par le rabbin Benjamin de Tudèle, et au XIIIe siècle par un Arabe : Aboulféda. Puis ses ruines ont été oubliées jusqu’à la fin du XVIIe siècle, où elles furent comme découvertes par des négocians anglais qui résidaient à Alep. Enfin, en 1751, elles furent étudiées par un autre Anglais, nommé Wood, qui les a dessinées et décrites dans un très bel ouvrage. Wood resta quinze jours à Palmyre, et malgré le voyage postérieur de Cassas, son livre conserve de la valeur. Il contient des gravures nombreuses : un panorama et un plan de la ville et quelques monumens que l’auteur a pu reconnaître ; et ces planches ont encore du mérite[1].

C’est à Rome que Wood avait eu l’idée de son voyage ; et c’est aussi à Rome que le projet d’une exploration nouvelle devait être conçu.


III

Les pensionnaires architectes de l’Académie de France à Rome doivent, pour leur dernier envoi, restaurer un monument antique. La tâche consiste à étudier un édifice dans ses restes et à déduire de son état actuel les dispositions et les formes qu’il offrait au moment où il a été construit : les dessins sont accompagnés d’un mémoire. C’est une idée de Colbert : inspirée, peut-être, de la lettre de Raphaël à Léon X, elle est certainement une de celles qui ont le plus servi l’école française. A tout prendre, il s’agit d’un exercice par lequel l’esprit d’observation, la sagacité et l’imagination d’un jeune artiste sont mis en jeu en même temps que son talent. La restauration est une œuvre qui marque dans nos annales. Les travaux de cet ordre exécutés à la villa Médicis attirent l’attention des artistes et des savans, et dans les expositions universelles, ils sont très appréciés et obtiennent les plus hautes récompenses.

Trouver le sujet d’une restauration devient de plus en plus difficile si l’on veut attacher son nom à quelque chose de nouveau. A vrai dire, l’inédit en ce genre n’est pas nécessaire. M. Chedanne, en restituant à Rome même le Panthéon et en résolvant d’une manière nouvelle et définitive les problèmes que présentaient la date et la construction de l’édifice, l’a suffisamment prouvé. Mais il ne faut pas entraver l’essor d’une généreuse ambition. M. Emile Bertone, vers la fin de sa pension, devant faire un choix à son tour se décida pour Palmyre. Sans doute, en prenant cette détermination, il fut influencé par l’ouvrage de Wood. En effet, en voyant le plan de la ville antique tel qu’il nous est donné, on est frappé des vides énormes qui s’y trouvent. Comment penser que, dans l’amas des ruines, il ne reste de reconnaissable qu’un long portique et que deux temples ! Il y avait là, certainement, bien des lacunes à combler. Et puis quel était, en réalité, le caractère de cette architecture ? Etait-elle semblable à celle de Balbeck, qui est mieux connue ? Mais les gravures de Wood semblaient indiquer un style plus nerveux. La constatation de ce fait, pour qui connaît le mouvement des études architectoniques depuis le commencement du siècle, a beaucoup d’importance. Nos maîtres, après s’être occupés, de préférence, des dispositions générales qu’offrent les monumens antiques, ont cherché à fixer la physionomie particulière de chacun d’eux et à en établir ainsi la date et la perfection relative. Duban et ses amis, on ne saurait trop leur en faire honneur, furent les premiers à dégager ces conditions délicates, et ils imprimèrent à l’école une direction dans laquelle elle s’avance encore. A leur suite et dans leur esprit, M. Bertone, aussi, a voulu faire une œuvre. Passionné pour son art, infatigable au travail, dessinant avec précision et finesse, il réunissait toutes les qualités qui assurent le succès. Il arrêta donc ses vues sur Palmyre. Mais aller jusque-là est une chose difficile et non sans danger. Le déplacement et le séjour sont dispendieux. Or le budget de l’Académie ne prévoit que 800 francs pour le voyage de l’architecte hors de l’Italie et une faible somme pour les fouilles. Le directeur des Beaux-Arts prévenu accorda, sur ses ressources très modiques, une subvention de 1 000 francs. Mais cela était loin de suffire. M. Bertone n’hésita point : il vendit tout ce qu’il possédait pour réaliser son projet. En rentrant en France, il ne retrouvera plus la maisonnette, le petit jardin, les souvenirs de famille que son père lui avait laissés. Il en a fait le sacrifice. Je l’offenserais en insistant sur le mérite d’une telle action ; elle honore sa vie. Mais à ce prix, son voyage devenait possible et il oubliait tout le reste. Il était heureux ; il pouvait partir.

C’était une grande responsabilité pour le directeur de l’Académie d’autoriser une exploration aussi lointaine, de laisser le jeune artiste s’exposer, sous un ciel brûlant, aux hasards d’un long voyage dans le désert. Palmyre est à 350 kilomètres de Damas. M. Bertone ne pouvait partir seul. Mais, de ce côté aussi, il avait fait le nécessaire. Un peintre syrien, M. Mourani, et un aide éprouvé, M. Vizzavona, tous deux alors à Borne, consentaient à l’accompagner. Ils lui ont été fidèles et je les en remercie de tout mon cœur. Mais comment exprimer nos sentimens à M. Billot et à M. Cambon, nos ambassadeurs, qui, de Rome et de Constantinople, avec une sollicitude infatigable, assurèrent à notre voyageur la sécurité et la possibilité d’exécuter ses travaux. Qu’ils reçoivent ici le témoignage de notre profonde reconnaissance. Au mois d’avril 1895, M. Bertone partit d’enthousiasme, sans même attendre la lettre vizirielle indispensable ; il ne la trouva qu’à Damas.

Je le vois encore quittant l’Académie, plein d’impatience, ayant le regard d’un homme devenu étranger à ce qui l’entoure, attiré par l’inconnu dont il pressentait les merveilles, ému et ne voulant pas s’attendrir, agité, ayant déjà quitté terre et déjà prêt à tout. Il me quitta en hâte : Adieu ! ! Adieu, mon ami, adieu !


IV

C’est toujours une affaire compliquée de partir en caravane. Les prévisions auxquelles le voyageur doit satisfaire pour assurer sa marche sont nombreuses et veulent qu’on y porte une extrême attention. Et combien ne se multiplient-elles pas quand il faut pourvoir aux préparatifs spéciaux que nécessite un travail comme celui que le jeune architecte allait entreprendre !

Son premier soin fut de faire construire des échelles pouvant se greffer les unes sur les autres et atteindre à une hauteur considérable. Assemblées, elles étaient très solides et arrivaient, en s’appuyant les unes sur les autres par le sommet, à former une sorte de pyramide rendue rigide par des traverses qui assuraient leur écart. Elles étaient posées sur des roues basses et au moyen de câbles on les faisait mouvoir sur des planchers. C’étaient, avec des dimensions très grandes et plus de résistance, ces échelles doubles chez nous faciles à établir. Mais à Damas, ce fut un long travail, et il fallut, après qu’elles eurent été préparées, s’assurer de la possibilité de les monter et de les démonter, de les dresser et de les mettre en mouvement. Il y eut des répétitions. Chacune de ces échelles avait 7 mètres debout, et quand elles étaient réunies par quatre de chaque côté, et posées sur leurs rouleaux, elles s’élevaient, en tenant compte de leur inclinaison, à 24m, 60. Alors il ne fallait pas moins de 20 à 25 personnes pour les manœuvrer. Tout ceci étant bien réglé, on dut, pour les besoins du transport, trouver des animaux de bât et de trait et en même temps recruter des conducteurs : chose délicate dans un pays où, malgré la plus grande application à choisir, il n’est que trop facile de se tromper.

La petite caravane se mit en marche. Elle se composait, en comptant nos voyageurs, d’une vingtaine de personnes : soldats, chameliers et serviteurs. Ces hommes conduisaient ou escortaient 8 chameaux dont 5 exclusivement affectés à porter les échelles, les pièces de bois, les planchers et les cordages. Sur les autres, on avait réparti des outres qui devaient contenir 45 litres d’eau chacune, puis des caisses renfermant des provisions. De plus, il y avait 12 chevaux, 4 pour les soldats, 4 destinés à traîner une voiture et 4 chargés des instrumens d’arpentage et de photographie. On emportait aussi quelques armes et des munitions, du papier en abondance, et une petite pharmacie de campagne venant de l’Académie.

Tous les voyages dans le désert se ressemblent. Les heures de marche s’estiment à la montre et au sablier. On s’arrête au coucher du soleil ; on dresse les tentes, on allume le feu, on prend son repas, on monte la garde. A minuit, on repart pour se reposer au milieu du jour. La route que l’on suit de Damas pour aller à Palmyre n’est ni celle que la table de Peutinger indique, ni celle de l’itinéraire d’Antonin. Elle est plus directe et jalonnée, à grands intervalles, par des ruines presque ensevelies sous le sable. Les unes sont antiques, les autres appartiennent au moyen âge ; on ne les a jamais bien reconnues. Mais il y a les stations où l’on s’arrête et dont deux sont très sûrement identifiées à des postes antiques : c’est Djéroud, l’ancienne Géroda, où réside aujourd’hui l’aga Mohammed, le surveillant du désert ; et c’est Quariétain, autrefois Nezala, un ancien camp romain où il y a un puits. Ensuite viennent Kassel-Her avec sa tour, et Aïn-Buïda dont le nom indique une source. A partir de là il n’y a plus d’eau jusqu’à Palmyre.

Le désert aussi a été souvent décrit. Mais quand on a une responsabilité sérieuse et qu’on est possédé d’une idée, on n’est pas toujours disposé à goûter le pittoresque. Cela ne vient que plus tard, quand l’esprit s’est calmé. Maintenant il faut marcher. La chaleur est forte et on apprend à la connaître. Et puis il y a les incidens inévitables : les chameaux qui refusent d’avancer, que l’on décharge et dont il faut augmenter le nombre ; les outres où il devait y avoir de l’eau et qu’on trouve vides ; les hommes qui craignent tout à coup d’aller plus loin, parce que les tribus sont peut-être en guerre. C’est enfin tout ce qui vous attend dans un monde nouveau, au milieu de gens dont la protection n’est pas sûre et qui, quoi qu’on fasse, en qualité d’amis vous rançonnent un peu comme feraient des ennemis.

Enfin, le septième jour, on arrive en vue de Palmyre : on découvre la ville à l’improviste au détour de la route encaissée en cet endroit, dans un pâté de collines. Cette petite chaîne dérive vaguement de l’Anti-Liban et lève ici la tête. La voie est bordée de grands et superbes tombeaux. A gauche, on aperçoit les restes d’un aqueduc gigantesque. Tout près, on peut se détourner du chemin et monter sur une éminence. De là, on embrasse le panorama des ruines. Elles apparaissent alors avec leur enceinte très marquée et souvent très haute ; et dans l’intérieur, on voit un nombre infini de colonnes debout, les unes indiquant des directions, les autres formant des groupes. Le périmètre presque ovale se développe du sud-est au nord-ouest. De ce côté la ville s’appuie au premier contrefort du massif d’où sort le voyageur ; elle s’y élève et y pose son acropole. Plus haut, en dehors des murs, est un fort bâti par les Turcs. A l’extrémité opposée, dans la plaine, c’est la masse énorme du temple du Soleil et plus loin les jardins.

M. Bertone a rendu compte de ce premier aspect dans une grande perspective qu’il exposait naguère à l’Ecole des Beaux-Arts et qui figurera certainement à un prochain Salon. Cette vue est caractéristique. Le ciel bleu foncé se dégrade à l’horizon. Les dunes, la ville, le désert sont inondés d’une lumière intense et mate. Au bout de la ville, les jardins d’un vert terni s’éteignent obscurs. Mais ce qui domine sur la terre, c’est un ton immuable, le jaune d’or pâli particulier au désert, couleur où le sable et le soleil se mêlent et que tachent seulement par petites places des ombres d’un violet très fin.

Les anciens, et particulièrement au IIe siècle le géographe Ptolémée, ont parlé des belles eaux de Palmyre. Il semble qu’il s’agisse d’une sorte de rivière. Mais elle a disparu et on chercherait en vain son lit desséché. Il n’y a plus maintenant que deux sources d’eau sulfureuse. Au pied du tertre où le voyageur est placé, la principale de ces sources sort de terre. Elle forme un ruisseau d’un mètre et demi de largeur, coule vers le sud et se perd après avoir donné la vie aux jardins. Il y a, plus loin, une autre fontaine moins importante ; à elles deux, elles font l’oasis. Voilà, je crois, la première impression ressentie par notre voyageur. Ce qu’il en dit est conforme à ce qu’il a exprimé dans sa remarquable aquarelle.

Pour arriver à Palmyre, il faut descendre. On reprend le grand chemin bordé de tombeaux : il conduit à une porte flanquée de deux tours rondes. C’est la véritable entrée pour ceux qui viennent de Damas. Mais en la franchissant on serait dans une partie déserte et surtout encombrée de débris : grand embarras pour la marche ! On s’engage donc à droite le long de la muraille, et on en suit la paroi jusqu’à une large ouverture par où l’on débouche devant le temple du Soleil. C’est dans son enceinte que vit tout ce qui est aujourd’hui Palmyre, ses habitans et ce qu’ils possèdent. Le milieu est occupé par l’ancien sanctuaire du Dieu. À l’entour, dans le péribole enveloppé de murs énormes, est le village avec ses maisons très petites. Cet enclos est un refuge. Le soir, on y rentre comme dans l’arche : les hommes, les chameaux en nombre, les ânes et quelques chevaux. La volaille y fourmille. La nuit, on s’y enferme de crainte des Bédouins pillards.

Nos explorateurs, cependant, sont logés au dehors, à l’ombre et sous la protection de la maison du cheik. Celui-ci a grand air : c’est la majesté naturelle aux Orientaux, mêlée pourtant à quelque chose d’à peine sensible que porte avec soi un homme qui a beaucoup vu. Le cheik dont M. Bertone doit être l’hôte a couru le monde : il a fait séjour à Paris. Ici, il est maire, et maire important. Mais il ne commande pas seul : il y a un mudir, sorte de sous-préfet, et un commandant de la force armée composée de quatre soldats. Puis, il y a un autre cheik et un autre mudir pour les salines de l’État qui sont dans le voisinage. Ceux-ci disposent de dix soldats circassiens. Voilà bien des autorités. Cependant, après des tiraillemens inévitables, M. Bertone a vécu en parfaite intelligence avec elles, et il ne peut que s’en louer.

Je ne dirais rien de la petite habitation du voyageur si elle ne devait pas lui servir d’atelier en même temps que de logis. Il n’est pas indifférent de savoir dans quelles conditions le jeune artiste travaillait par une chaleur de 40 à 50 degrés ; il ne pouvait guère s’en défendre. Après être resté dans les ruines à partir de l’aube, vers huit ou neuf heures, il en était chassé par le soleil : il fallait rentrer. Mais, à l’ombre, la température ambiante le poursuivait. D’ailleurs, sa demeure était peu confortable. Elle occupait un terrain en forme de carré long ayant à l’une de ses extrémités deux chambres jumelles pour ses compagnons et à l’autre une pièce plus grande pour lui-même. Ces constructions basses étaient couvertes en terrasse. Entre deux, une cour où l’on remisait les échelles. Dans l’intérieur, pas de meubles. On couchait sur la terre, roulé dans des tapis. On mettait au net les croquis et les notes sur des caisses qui servaient d’armoires et de tables à écrire. Cela devait durer près de six mois.

Cette maison, cependant, suffit à tout : il s’y fit en dessins et en calculs un travail énorme. En réalité, elle était assez bien placée pour se reconnaître tout d’abord au milieu des ruines. Sans doute celles-ci ne se présentaient pas dans l’ordre savamment gradué suivant lequel se développait la ville antique, surtout pour ceux qui venaient de Damas. Mais on était près du temple du Soleil, qui est encore le centre de la vie palmyrénienne. Tout y aboutit et de là on rayonne en tout sens.

En ce lieu, si je ne me trompe, l’impression que l’on apporte du dehors persiste. La diversité des aspects y ajoute. Au milieu d’amoncellemens confus, on aperçoit toujours quantité de colonnes. Les entablemens, les frontons, les coupoles et les arcades qu’elles portaient se sont écroulés en partie. Entières ou brisées, elles restent avec leur élégance corinthienne, comme ferait une belle forêt dévastée. C’est surtout aux colonnes que nous avons affaire. Leur décor de feuillage témoigne d’un art accompli ; les inscriptions qu’elles portent sont des documens précieux ; par la manière dont elles sont rangées, elles font comprendre l’ordonnance des édifices.

Le temple du Soleil domine les autres constructions par sa masse. Tout y est colossal, et, sur un plan très simple, l’architecture y déploie une prodigalité inouïe. L’aire occupée par le sanctuaire et par son péribole est carrée et n’a pas moins de 227 mètres de côté. C’est un espace plus grand que la place de la Concorde, et son mur d’enceinte a encore, par endroits, 21 mètres de hauteur. Les colonnes du portique intérieur qui s’appuie à ses parois ont plus de 14 mètres. Elles étaient au nombre de 474, répondant à une rangée de pilastres interrompue seulement par la porte d’entrée : 158 sont encore debout, ainsi que 226 de ces pilastres engagés. On remarque aussi les niches qui décorent la partie supérieure du mur et dont chacune est décorée de deux colonnettes. Mais le sanctuaire appelle l’attention par des proportions extraordinaires. Il est au milieu de la cour. Son plan est un rectangle allongé, et il est entouré d’un portique en partie conserve. Ici les colonnes ont plus de 16 mètres d’élévation. C’est parmi ces prodigieux débris que les Arabes ont bâti leurs demeures ; la mosquée occupe une partie de l’immense cella.

Quand on quitte le temple, on en traverse le vestibule, sorte d’avant-corps porté par huit colonnes, et, après avoir descendu l’escalier de son soubassement, on se retrouve sur la place où est la maison du cheik avec celle de M. Bertone. De là, en se dirigeant vers l’angle nord-est de l’enceinte sacrée, on arrive en face d’un grand arc de triomphe. Ses trois arcades sont intactes et s’ouvrent sur une voie monumentale bordée à droite et à gauche de portiques soutenus par des colonnes dont un nombre considérable est encore debout. Cette large avenue va jusqu’à l’extrémité de la ville et rejoint, par un coude, la porte que nous appelons la porte de Damas. Elle a plus de 1 100 mètres et partage Palmyre dans presque toute son étendue. Elle en est comme l’axe, et nous pouvons considérer successivement les ruines qui apparaissent sur chacun de ses côtés.

Si donc on part de l’arc de triomphe et si l’on prend à gauche, on voit d’abord les restes d’un édifice en bordure sur la place ; c’était probablement le sénat ou quelque autre lieu de réunion publique. Ensuite, et réunis en un groupe, viennent les débris de deux monumens superbes. C’est d’abord un théâtre dont le mur de fond et la scène, parallèles à la rue centrale, existent encore. En avant et sur un plan demi-circulaire se développe la partie réservée aux spectateurs avec ses gradins ; elle est très visible, ainsi que la double colonnade qui l’enveloppe. Au fond de cet hémicycle se trouve un passage qui, se retournant vers le couchant, rejoint l’autre construction : un palais magnifique. Selon toute vraisemblance, c’était le palais royal, la demeure d’Odeynath et de Zénobie. Comme le théâtre, il s’étend vers la rue maîtresse et y aboutit. A distance, et toujours en allant à l’ouest, une sorte de galerie paraît limiter, de ce côté, l’enceinte du palais ; et en avant de cet ensemble, un vestibule orné de dix-huit colonnes s’étend le long de la grande avenue et y prend ses accès. Puis la ville proprement dite commence avec ses habitations privées et remplit l’espace compris entre le long portique et les remparts.

La partie de droite n’est pas moins riche. Mais avant de la parcourir, il faut se mettre en règle avec un quartier non desservi par la voie principale, mais, ce semble, par un tronçon qui s’y rattachait et conduisait à une porte orientale qui eût été celle de Babylone. Ce quartier était à l’est du temple du Soleil. En allant donc dans cette direction, on rencontre un édifice carré, marché couvert ou caserne, et plus loin une colonne gigantesque qui portait peut-être une statue. Le reste du terrain est occupé par des rues qui toutes se dirigent vers le temple en parlant des fortifications.

Si maintenant on revient sur ses pas et si l’on examine les décombres qui sont à droite de la grande artère, on est aussitôt frappé par une masse énorme de débris ; et, en les étudiant, on constate que ce sont les restes de thermes construits sur un plan d’une extrême élégance. Ils faisaient face au théâtre. On trouve ensuite un bâtiment carré qui a pu être une bibliothèque et l’un de ces lieux destinés aux réunions des lettrés qu’on nommait un musée. Plus loin, vers le nord, avec quatre colonnes en façade, se présente un temple relativement petit. Il est bien orienté, et une inscription, que nous avons citée, le fait connaître : c’est le temple de Baal-Schamin, dieu vénéré dans ces contrées. Enfin, plus loin encore, une basilique chrétienne, et des édifices de différentes formes. De ce côté aussi, toutes les rues sont tournées vers le long portique ; elles y débouchent en face des rues qui s’ouvrent du côté opposé. Enfin, à l’extrémité septentrionale de la ville, derrière un grand tombeau qui sert de perspective à la colonnade avant qu’elle descende vers la porte de Damas, on trouve, sur la pente qui monte à l’acropole, une belle villa et ensuite les restes de ce que l’on nomme le palais de Dioclétien, mais qui semble plutôt un château d’eau ou un nymphée.

Les ruines de Palmyre, dans leur ensemble, ont un relief extraordinaire. Les monumens s’y accusent par de puissans vestiges ; les tremblemens de terre et la main des hommes n’ont pas eu complètement raison de leur solidité. En même temps, comme il ne s’est rien bâti dans le voisinage, la ville antique n’a pas été exploitée comme une carrière pour en tirer de la pierre ou du marbre ; la destruction n’y a pas été organisée. On dirait même que les habitans ont respecté ses débris. Mais, en réalité, comme leurs maisons ne sont que de poussière délayée dans de l’eau, ils n’ont eu que faire des matériaux qui gisaient ou se dressaient autour d’eux. Grâce à cette rare fortune, les ruines se sont conservées dans leur étrange énormité.

Au fond, le colossal répondait aux aspirations du génie oriental. L’Egypte qui, selon les anciens, faisait partie de l’Asie avait donné de ce goût des exemples prodigieux. L’Assyrie, avec ses palais et ses tours à étages, avait construit dans des dimensions surprenantes. Les Grecs firent cette concession aux Asiatiques d’abandonner les règles de mesure d’après lesquelles ils avaient fait des chefs-d’œuvre, pour élever des édifices immenses auxquels, à force d’art, ils étaient l’aspect du démesuré. Pour cela, au temps d’Alexandre, ils s’étaient servis des ordonnances corinthiennes, jusque-là peu employées chez eux. Ayant reconnu que c’étaient celles qui se prêtaient le mieux à être grandies, ils les avaient développées avec une sorte de passion. A vrai dire, l’idée de s’emparer des plus grands espaces possibles pour y faire régner l’ombre et la fraîcheur justifiait ces entreprises hardies de l’architecture sur une atmosphère en feu. Alors tout devait être dans des rapports formels et dans une harmonie sensible. Et en effet, si le temple du Soleil est colossal, les autres édifices sont également de proportions très grandes. Les colonnes du portique ont 12 mètres de hauteur. La double colonnade du théâtre a 20 mètres sous l’architrave. Le palais n’est pas de moindre importance. Rien de pareil à cet ensemble bouleversé. Mais ces hauts débris d’œuvres détruites, ces immenses ossatures n’attristent point le regard. L’ordre corinthien, employé presque uniquement à Palmyre, a empreint ce qui en reste d’une majestueuse élégance. Plus que les autres ordres, celui-ci emprunte à la nature. Avec ses chapiteaux décorés d’acanthe, avec ses entablemens ornés et qu’on dirait fleuris, il garde, dans la destruction, quelque chose de sa gracieuse origine. Sa végétation délicate ne se flétrit pas : il est toujours vivant. Ses formes nous sont si familières que nous les restaurons par la pensée.

Quoique de loin, on peut se figurer quelle était l’impression du voyageur en arrivant de Damas à Palmyre. Après avoir suivi le chemin bordé de riches tombeaux qui conduisait à la ville, après avoir laissé à sa gauche l’aqueduc et franchi la porte défendue par deux tours, il entrait aussitôt dans la voie des portiques. La circulation s’y faisait par une chaussée principale destinée aux cavaliers, aux caravanes, aux bêtes de bât et de trait et à leurs conducteurs, et par deux allées latérales réservées aux piétons. Dans son ensemble, elle était couverte : la lumière y arrivait par un ordre en attique qui, posé sur l’ordre inférieur, restait à jour. A l’endroit où la voie tournait pour se diriger sur l’arc de triomphe, s’élevait le grand tombeau avec ses cinq étages et par derrière le château d’eau et l’acropole. Puis, en poursuivant sa route, et en regardant par les arcades qui variaient à intervalles égaux l’architecture à plate-bande des portiques, l’œil plongeait à droite et à gauche dans des rues régulières, se reposait un instant sur des maisons peintes à l’angle desquelles coulaient des fontaines. Bientôt on arrivait à un pavillon qui coupait, sans l’interrompre, l’avenue monumentale. Il s’ouvrait de quatre côtés, était soutenu par quatre groupes de quatre colonnes posant sur des piédestaux et laissant entre elles un vide occupé par une statue. Cet ensemble était couronné par un dôme porté lui-même par des colonnettes à jour.

A partir de là, entre le pavillon et l’arc de triomphe, était la ville royale. On y apercevait d’abord le palais, et la restauration que M. Bertone en prépare présentera un intérêt très vif. Elle fera voir par quelles dispositions l’architecture grecque arrivait à répondre aux besoins de faste extérieur et de clôture qu’avait un prince asiatique. Et ce que le voyageur entrevoyait au passage, — noblesse de l’ordonnance, finesse de l’ornementation, couleur pourprée des matériaux, colorations décoratives, — était de nature à le frapper. Surprenans aussi étaient les thermes et le théâtre placés face à face, le théâtre surtout, dont les entrées percées à droite et à gauche du mur de fond correspondaient à la colonnade qui entourait les gradins. Au milieu, la loge royale était mise en communication avec le palais par le passage dont nous avons parlé. Cette partie de Palmyre était pleine de mouvement. Entre les représentations, le théâtre était vide ou servait à des assemblées ; mais les thermes, à toute heure, étaient remplis d’une foule bruyante ; tandis qu’à côté, dans le musée, on entendait les déclamations et les controverses des rhéteurs et des savans. Des auditeurs s’y rendaient et parfois on pouvait en voir sortir Longin ou Nicomaque allant chez la reine qui les faisait appeler. Enfin, dans tous les espaces laissés libres par les communications ouvertes entre la voie publique et les monumens voisins, des boutiques plus riches qu’ailleurs tentaient le regard et retenaient le passant. Le cadre formé par tant de colonnes peintes n’était pas moins captivant. Ce qu’on ne pouvait manquer d’y remarquer, c’est que souvent elles étaient ornées d’une console portant une statue ou un buste votifs. Les portiques étaient ainsi des galeries où les images des citoyens ayant bien mérité de leur pays, étaient exposées et formaient un véritable panthéon. Le temple du Soleil devait mettre le comble à l’admiration de l’étranger. J’ai parlé de ses dimensions extraordinaires. L’ordre corinthien y régnait, si ce n’est autour de la cella où l’on voyait aux angles un double pilastre ionique et deux colonnes ioniques appliquées par paires au milieu de ses petits côtés. Mais le péristyle était purement corinthien et offrait cette particularité que le feuillage des chapiteaux était en métal rapporté et certainement doré.

Les temples de Syrie étaient d’une extrême richesse. Lucien, dans son petit livre de la Déesse syrienne, décrit le sanctuaire d’Hiérapolis ou Bambyce, et nous donne ainsi l’idée de ce que pouvait être intérieurement celui de Palmyre. Il fournit sur ses dispositions et ses aménagemens des indications que M. Bertone se promet de mettre à profit dans sa restauration. Dans la cella figurait sans doute le trône d’or du Soleil, trône vide parce que le soleil est visible au ciel, et en même temps les statues de divinités que leurs images rendent toujours présentes. En ce lieu aussi devait être le trésor rempli d’objets précieux venus jusque de l’Inde qui fut pillé par les porte-enseigne d’Aurélien. En dehors, dans la cour sacrée, s’élevaient en foule les autels, les ex-voto, les monumens de consécration et de reconnaissance, dons des voyageurs et des pèlerins.

Quant à la décoration architectonique, elle devait être superbe. À Hiérapolis, l’or brillait de toutes parts ; il étincelait aux portes et aux voûtes. A Palmyre, les chapiteaux dorés demandaient des rappels d’or dans d’autres parties de l’ordonnance. Et si l’on songe que cette architecture était peinte, comme on en trouve partout la preuve, on peut imaginer que, sous la chaude lumière du jour, le temple dans son ensemble présentait un aspect magnifique. Le spectacle s’animait et s’enrichissait encore et la polychromie devenait vivante quand, sur la place qui s’étendait devant l’édifice, se pressait, avec les habitans, toute la population flottante que des causes diverses amenaient dans la ville : les Arabes drapés de laine blanche, les Perses coiffés de la tiare carrée et portant de larges pantalons flottans, les Mésopotamiens serrés dans de riches étoffes, les Syriens habillés de rouge, et les Grecs et les Romains… Mais c’est l’heure des dévotions officielles, et le spectacle devient splendide. La reine sort du palais et se rend au temple. Elle est vêtue de cette pourpre de l’Inde, à côté de laquelle la pourpre des empereurs est comme de la cendre. A l’ombre du parasol, elle traverse la foule agenouillée ; ses yeux brillent d’un feu surnaturel. Entourée de ses fils et de ses généraux, accompagnée des sénateurs et des chevaliers, suivie de ses lettrés enveloppés du petit manteau hellénique, elle s’avance ; des gardes, couverts d’armures de cuivre et d’acier, lui ouvrent un passage. Elle monte les degrés, et sur le seuil du sanctuaire, avant qu’elle se prosterne devant le maître du ciel, les prêtres lui rendent le culte qu’elle vient rendre au Dieu.


V

Je n’ai pas la prétention de faire de Palmyre une restitution écrite : les mots sont insuffisans pour rendre les idées plastiques. Il faut attendre l’exposition des dessins et la publication de l’ouvrage que M. E. Bertone ne peut manquer de faire : monographie complète d’une ville frappée de mort à l’apogée de sa prospérité et qui sous ce rapport n’est pas sans analogie avec Pompéi. Elle présente, au point de vue de l’art hellénistique, un intérêt de premier ordre. Ce qu’il en reste suffit pour attester la puissance et le goût d’un temps que nous ne connaissions que par des documens imparfaits. Elle est en ruines ; mais le sol a conservé la trace de ses dispositions essentielles. D’après ce que j’ai essayé de faire comprendre, Palmyre a été bâtie sur le plan des villes gréco-asiatiques fondées par Alexandre et par ses successeurs. Le portique qui la traverse fait songer aux constructions semblables qui existaient à Alexandrie et à Antioche. Chose très particulière, elle avait un quartier royal, comme les capitales des États monarchiques. Ses édifices, de proportions très vastes, avaient peut-être devancé l’apparition des grands monumens romains.

Dans le domaine de l’architecture classique, on croit pouvoir reconnaître la décadence de l’art à différens signes. On la constate, par exemple, lorsque la multiplicité des ornemens, en chargeant certains membres des ordonnances, semble en étouffer les formes et en effacer le rôle ; cette complication engendre la monotonie en faisant disparaître les repos qui doivent exister entre les parties ornées. C’est aussi un indice, lorsque, pour obtenir plus d’effet, on arrondit les frises, on attache des demi-colonnes à des pilastres, on interrompt les lignes verticales des colonnes par des consoles destinées à porter des statues et des bustes. Tout cela est assez barbare en Occident et y date en effet d’un moment où l’art s’abaissait : et tout cela, ou peu s’en faut, se trouve à Palmyre. Mais ici, il faut faire la part des dates et de l’exécution. Ces modifications apportées aux formes primitives sont contemporaines de l’hellénisme et viennent de lui. Les Latins, avec leurs théories fermées, en ont souvent usé, vis-à-vis des Grecs, avec un pédantisme un peu dur. Ils n’admettaient guère la liberté que ceux-ci se réservaient toujours, et la variété qu’ils aimaient à introduire dans leurs ouvrages. Et quand ils adoptaient ce qu’ils regardaient comme téméraire, c’était tardivement et par la force des choses. Mais lorsque plus de trois cents ans avant notre ère, des architectes comme Dinocrate, comme Cléomène de Naucratis et les autres maîtres qui conçurent et bâtirent Alexandrie et plus tard Antioche et les villes syriennes, se mirent à l’œuvre, ils déployèrent un art vivant et original et firent fleurir une nouvelle architecture. Celle-ci répondait à des nécessités matérielles et aussi à des besoins d’esprit. De là tant d’édifices sans précédens. C’étaient bien là des créations de toutes pièces et non de ces inventions dans lesquelles, par pauvreté d’imagination, on s’efforce d’assembler des élémens qui s’excluent. Ces hommes travaillaient de génie. Leurs productions très ornées étaient en harmonie avec la riche culture intellectuelle qui se développait alors dans les pays hellénisés. Et si c’était une décadence, elle avait sa raison et émanait toutefois d’une civilisation éclatante. Au fond, l’architecture n’était pas indigne des lettres, de la philosophie et des sciences qui brillaient dans les écoles d’Alexandrie. Mais deux ou trois cents ans après, lorsque ses formes devenues banales furent portées en pays latin, ou se virent reproduites, à une époque assez basse, par des artistes dépourvus de sentiment et qui n’avaient qu’une technique imparfaite, la décadence devint manifeste. Seulement la faute en était en partie au temps et à l’ouvrier.

On aurait tort, à mon sens, de trop rapprocher la construction de Palmyre de l’époque où la ville a été ruinée. Elle datait des siècles précédens : c’était une œuvre grecque. Malgré les particularités que nous avons relevées, la proportion des ordonnances est très pure, les ornemens, parfois de goût oriental, sont traités dans un style excellent. Les feuillages ont le caractère aigu, offrent les plans tranchés du corinthien épineux dont on voit des exemples à Athènes et à Rome. Ce n’est pas la mollesse de l’acanthe romaine que l’on trouve au temple de Balbek, rebâti par Antonin. Si j’en juge par quelques fragmens, le travail est entièrement fait de ciseau ; la statuaire semble avoir été traitée de même. C’est un art d’une grande fermeté, vraiment lapidaire et monumental. Les matériaux employés par les artistes et tirés des carrières voisines, réclamaient ce mode d’interprétation : ce sont des calcaires extrêmement durs et qui présentent souvent de petits trous. On les enduisait de stuc teinté qui revotait les formes d’un épiderme polychrome. Les couleurs dont on se servait étaient au nombre de quatre : le rouge, le jaune, le vert, et le bleu turquoise. Les pierres elles-mêmes étaient d’un ton assez soutenu : généralement, elles étaient jaunes ; celles du palais, plus fines que les autres, sont d’un rose pourpré.

A l’aide de ce qui précède et après les détails que nous avons donnés, nous pouvons faire la part des découvertes dont l’honneur revient à M. Bertone. Pour cela, nous n’avons qu’à considérer d’abord le plan de Palmyre tel que Wood l’a dressé en 1751 et aussi celui de Cassas daté de 1798. Il était naturel que notre jeune explorateur accomplit, pendant un long séjour, ce que ses devanciers n’avaient pas fait au passage ; et je crois qu’il n’a rien négligé. Armé d’instrumens très sûrs, il a relevé en ingénieur autant qu’en architecte la surface de la ville et ce qui s’y trouve encore debout. Aussi, le premier, a-t-il délimité, au milieu des débris qui encombraient la place, l’édifice que nous avons appelé le sénat, puis le théâtre méconnu par Wood et le palais de Zénobie. Le premier aussi, il a distingué les thermes, le musée, les villas du dehors et signalé, près de la porte de Damas, un autre grand bâtiment dont je n’ai rien dit de peur de fatiguer le lecteur et qui était une caserne ou un caravansérail.

A cela ne se borne pas l’œuvre de M. Bertone : il a dessiné, avec le même soin qu’il apportait aux monumens, les constructions privées. Il les a étudiées rue par rue et maison par maison. On connaissait déjà plusieurs tombeaux. Mais le premier encore, notre architecte, après les avoir tous mesurés, se trouve à même de nous présenter dans sa totalité la nécropole de Palmyre si riche en admirables exemples. En somme, il a déterminé le caractère de l’architecture palmyrénienne et il en a noté la polychromie ; et si l’on pense qu’il est important de bien connaître cet art, M. Bertone en fournit le moyen avec ses dessins et ses aquarelles et surtout avec les nombreux moulages qu’il a rapportés. Cependant ce n’est pas tout et je suis persuadé que la science épigraphique lui sera redevable, car il a estampé et copié beaucoup d’inscriptions dont plusieurs sont probablement inédites. Quelle somme de travail ! Quelle précieuse et quelle ample moisson !


VI

M. Bertone et ses compagnons ne se donnaient pas de repos et n’avaient guère de distractions. Mais plus ils étaient absorbés par la tâche qu’ils voulaient accomplir et plus les moindres incidens qui se produisaient autour d’eux prenaient d’importance. Cependant, c’était peu de chose. Lorsqu’ils allaient travailler loin de la maison, ils emportaient leur nourriture et, à l’heure du repas, ils entraient dans un tombeau. Ils y allumaient du feu et y faisaient cuire quelque morceau de chameau ou de chèvre. Or un jour, occupés qu’ils étaient de ces soins, ils furent visités par un serpent de la pire espèce, qui, après avoir tâté de ce qui était à sa convenance, se retira les laissant tout émus. Un autre jour, au moment où ils s’approchaient d’un trou d’ombre, un loup en sortit et s’enfuit en hurlant. Une autre fois, ils furent distraits de l’étude d’une ruine par l’irruption d’une femme arabe dont la tente était proche, et qui, en les accablant d’injures, commençait à les lapider. Un soldat dut intervenir. Le jardin du cheik, à l’extrémité de l’oasis, avait aussi la visite des explorateurs. Il était planté de palmiers, de grenadiers et de figuiers. Mais les deux sources qui venaient s’y perdre ne l’empêchaient pas d’être brûlé par le soleil. Les arbres se chargeaient de fruits, bientôt desséchés. On n’y découvrait rien. Des moutons y vivaient paisibles, oubliant les chacals et les loups qui souvent franchissaient l’enclos.

Au milieu des ruines, la vie naturelle s’exerce avec toute son énergie. Là où la végétation est possible, elle monte sur les débris. les recouvre et les pare avec un art imprévu. Les aigles et les milans tournoient dans le ciel et s’abattent sur des vols de ramiers et de perdrix réfugiés à l’abri des grands murs. Depuis les serpens chasseurs que les toucas dévorent, jusqu’à l’insecte qui boit le sang et qu’on écrase, chaque animal y fait sa proie et y accomplit son sort. L’homme y retourne à ses instincts.

En sortant de la ville du côté de l’orient et en remontant un peu, on entre dans le domaine des bêtes féroces. A cet endroit le pays est un territoire de chasse ; c’est là, sans doute, qu’Odeynath et que Zénobie s’étaient endurcis à la fatigue et rendus indifférens au danger. Dans les replis des collines, les léopards pullulent. Plus loin, il y a une source où les lions viennent boire. On les voit quelquefois, mais ils n’attaquent point. Auprès, les gazelles vivent en troupes toujours fuyantes. Il n’y a que des points perdus dans l’immensité. Des caravanes passent. Un soir on aperçoit un camp de nomades : le lendemain il a disparu. Les tribus sont souvent en guerre les unes avec les autres. On apprend qu’une razzia vient d’être faite ; on a enlevé cent chameaux avec leur charge, plusieurs hommes ont été tués. Ailleurs un cavalier a été trouvé mort de soif. Les nouvelles et les bruits se répandent : il y a les on-dit du désert. Sur le sol tout s’efface, mais partout la parole humaine vole.

Assis au liane de la d’une dans l’ombre violette et rose, le voyageur étend son regard sur la plaine et sur le ciel également sans fin. Le vent règne sur la mer de sable et agite comme l’eau cet élément mobile. Il le plisse, il le roule et le soulève. Il lui donne des formes : ce sont des cônes ou des tours rondes qu’il construit avec une admirable perfection. Rien n’égale le fini de ces figures matérielles, œuvres d’une force invisible ; rien ne dépasse en rigueur leur mystérieuse géométrie.

Cependant à la surface de la terre, l’air ondule et tremble. Vers midi, à peine peut-on supporter le rayonnement de la lumière et de la chaleur. Les souvenirs reviennent comme un mirage et la mélancolie des choses mortes saisit l’âme. Palmyre est là baignant dans une atmosphère de fournaise. À cette heure, les ruines flambent comme étendues sur un bûcher ardent et le soleil qui les embrase semble faire, chaque jour, à la ville de Zénobie d’éclatantes funérailles.


VII

Après neuf mois d’absence dont cinq et demi ont été consacrés ù Palmyre, M. Bortone est revenu à Rome. Je m’attendais à lui trouver un peu d’exaltation ; je constatai qu’il était singulièrement calme et apaisé. J’avais beaucoup redouté pour lui les hasards du retour. Les gens au milieu desquels il vivait avaient remarqué qu’il attachait une grande importance à ses papiers ; une tentative avait été faite pour les lui soustraire. En même temps on pensait bien qu’il avait de l’argent et il pouvait se faire qu’il fût arrêté par les Arabes du désert avant d’arriver à Damas. Heureusement il n’en fut rien. Cependant son escorte l’avait abandonné parce que, de ce côté, les tribus étaient en guerre. Puis les chameaux avaient pris peur et s’étaient enfuis au loin. On les avait repris, non sans qu’ils eussent terriblement secoué les caisses contenant les moulages, les négatifs photographiques et quelques débris tirés des ruines ; tout cela s’était trouvé fort endommagé. Enfin après huit jours de voyage et d’appréhensions, M. Bertone rentrait à Damas ; il était sain et sauf.

Au moment où, pendant son séjour à Palmyre, il était si loin de tout secours, les passions religieuses qui produisent en Turquie des effets si terribles commençaient à s’émouvoir. La bonne fortune a voulu qu’il échappât à ce danger. Il l’a dû certainement aux ordres venus de Constantinople, mais aussi à son courage et à sa prudence. Notre consul à Damas, M. Guillois, a rendu le témoignage le plus honorable de notre voyageur ; en réalité, il a toujours été respecté. Le jeune Effendi, — c’est ainsi qu’on nommait M. Bertone, — était reconnu comme un chef. Près de lui, ses compagnons ne couraient aucun risque ; c’était avec lui que l’on traitait. Chose à noter ! son extérieur est des plus délicats ; c’était donc par la volonté et par la contenance qu’il imposait. Du reste, il n’a cessé de se louer du concours qu’il a rencontré de toutes parts. Il semble que l’on ait été touché de l’abnégation absolue avec laquelle il affrontait une vie de privations et de dangers. Avec M. Saint-René Taillandier, qui l’accueillit si bien à Beyrouth, avec M. Guillois et M. Bertrand qui veillaient sur lui de Damas, il met au premier rang des personnes qui lui sont venues en aide M. Baudouy, inspecteur divisionnaire des revenus de la Dette ottomane, et administrateur des salines situées à quelque distance de l’oasis. Il a reçu de ce distingué compatriote de signalés services. Il a contracté envers tous des obligations qu’il n’oubliera jamais.

Aussitôt revenu à Damas, M. Bertone s’empressa d’aller visiter Balbek. Il put en comparer les monumens à ceux qu’il venait d’étudier. Il vit leurs différences et leurs points de conformité ; car, ici comme là-bas, il s’agit d’art gréco-syrien. Mais à Balbek une part importante doit être faite à l’influence romaine.

A mon sens, l’intérêt qu’offre ce genre de parallèle est très grand. Il s’accroît quand la comparaison s’étend à des œuvres créées dans d’autres milieux. La pression exercée sur les provinces par le génie de Rome et l’action réflexe des peuples conquis sur la métropole ont été considérables. On remarque dans la littérature latine les traces qu’y a laissées le goût espagnol, africain et gaulois. Cela n’est ignoré de personne. On constate également les modifications sensibles que l’esprit provincial faisait subir, notamment, à l’architecture. En Occident, nous avons des édifices gallo-romains, hispano-romains, africano-romains inspirés des chefs-d’œuvre qu’on admirait à Rome. En Orient, l’art hellénistique, antérieur à l’apparition de ces modèles, est resté indépendant. Il a vu quelques-unes de ses formes caractéristiques pénétrer dans la capitale ; néanmoins, sur le tard, il n’a pas été exempt des importations latines. Ç’a été une pénétration réciproque. J’ai souvent souhaité que des architectes, amoureux des recherches théoriques, entreprissent un parallèle des divers modes au moyen desquels l’architecture classique s’était adaptée au sentiment esthétique des principales régions du monde ancien. Le point de départ de ce travail serait une étude sur l’architecture romaine, ou plutôt gréco-romaine, dont la formation n’a jamais été suffisamment établie. Le tableau pourrait s’étendre jusqu’à la fin du IIIe siècle. Rien qu’à ce point de vue, M. Bertone a déjà rendu un grand service à son art. Il en a fixé une phase mémorable et fourni un élément essentiel à l’œuvre dont je viens d’indiquer l’objet. Mais il est allé chercher ses documens sur place.

Et maintenant dira-t-on que le prix de Rome ne fait que des artistes sédentaires et qu’on s’endort à la Villa Médicis ? Mais d’abord une disposition, inscrite depuis quelques années au règlement de l’Académie de France, permet aux architectes d’aller chercher où bon leur semble le sujet de leur restauration. Ils n’ont pas manqué de répondre à cette invitation. Dernièrement, l’un d’entre eux, pour restituer l’Acropole de Pergame, a consacré à en étudier les ruines tout un hiver qui s’est trouvé des plus rigoureux. Dans ces conditions, il a préparé des dessins qui ont été, j’en suis sûr, admirés au Salon. On y a vu des monumens qui ont préparé l’introduction de l’architecture grecque à Rome, en face d’autres monumens élevés sous le règne de Trajan. Ce bel ensemble n’aura pas manqué de mettre en lumière le nom de M. Pontremoli.

J’ai dit ce que M. Bertone a fait à son tour. Il a étudié l’art gréco-syrien dans un pays qui, ayant plus longtemps que d’autres conservé son autonomie, nous montre cet art avec son caractère original. L’explorateur a bien conduit son travail et il l’a exécuté sans compter. Il n’a songé qu’à se faire honneur et à honorer son pays. Mais, il faut le dire, cela ne s’est pas fait sans peine. Dans de pareilles entreprises, il faut s’attendre à souffrir. Il le savait en partant, le jeune enthousiaste. Renseigné à Beyrouth, il n’ignorait pas que le voyage qu’il allait accomplir eût coûté, s’il se fût agi d’une mission donnée par l’Etat, une somme considérable. Il comprenait très bien qu’il ne s’en tirerait, avec le peu de ressources dont il disposait, qu’en s’imposant des privations infinies. En effet, ses compagnons et lui, forts de leur jeunesse, ont vécu, pendant leur long séjour à Palmyre, en épargnant sur le nécessaire. Quand ils suivaient les routes qui les amenaient sur les confins du désert ou les rapatriaient, ils prenaient les dernières places. En allant à Beyrouth et en revenant en Italie, ils restaient sur le pont du bateau… Je n’insiste pas : on voit assez ce qui leur a manqué.


Mais tant de constance et de talent n’aura pas été dépensé en pure perte. Sans doute, il était à craindre qu’on ne se rendit pas compte, au premier moment, de ce que vaut un travail aussi considérable. Heureusement inspirée, l’administration des Beaux-Arts en a reconnu le mérite. Grâce à son concours, la restauration de Palmyre pourra paraître. Nous la verrons partiellement aux prochains Salons et, dans son ensemble, à l’Exposition de 1900. Ainsi, le monde des artistes et des savans aura part à la riche contribution qu’une œuvre pareille apporte à l’architecture et à son histoire.


EUGENE GUILLAUME.

  1. Voir indépendamment des auteurs qui ont été cités : D. Von Sallet. Die Fürsten von Palmyra, Berlin, 1866. — Marquis de Vogué, de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Syrie Centrale, Inscriptions sémitiques 1868-1877. — Lebas et Waddington. Palmyrène. Voyage archéologique. Grèce et Asie Mineure, 1870.