Les Rôdeurs de frontières/Chapitre 14

La bibliothèque libre.
Fayard (p. 162-170).


XIV

LA CONDUCTA DE PLATA.


Nous reviendrons, maintenant, à la caravane que nous avons vue quitter le Potrero au lever du soleil et au chef de laquelle Carmela avait semblé si vivement s’intéresser.

Ce chef était un jeune homme de vingt-cinq ans environ, aux traits fins, hardis et distingués ; il portait, avec une suprême élégance, le costume brillant de capitaine de dragons.

Bien qu’appartenant à une des plus nobles et plus anciennes familles du Mexique, don Juan Melendez de Gongora n’avait voulu devoir qu’à lui-même son avancement dans l’armée, prétention extraordinaire dans un pays où l’honneur militaire est considéré presque comme rien, et où seulement les grades supérieurs donnent à ceux qui en sont revêtus une considération qui est plutôt de la part de la population un effet de la crainte que de la sympathie.

Cependant don Juan avait persévéré dans ses idées excentriques, et chaque grade obtenu par lui avait été, non pas la récompense d’un pronunciamiento bien réussi en faveur de tel ou tel ambitieux général, mais celle d’une action d’éclat. Don Juan appartenait à cette classe de véritables Mexicains, qui aiment réellement leur pays et qui, jaloux de son honneur, rêvent pour lui une réhabilitation sinon impossible, du moins bien difficile à atteindre.

La force de la vertu est si grande, même sur les natures les plus atrophiées, que le capitaine don Juan Melendez de Gongora était respecté de tous les hommes qui l’approchaient et avec lesquels le hasard le mettait en rapport, même de ceux qui l’aimaient le moins.

Du reste, la vertu du capitaine n’avait rien d’austère ni d’outré ; c’était un franc militaire, gai, serviable, brave comme son épée et toujours prêt à venir en aide soit du bras, soit de la bourse, à tous ceux, amis ou ennemis, qui avaient recours à lui. Voilà quel était physiquement et moralement l’homme qui commandait la caravane et avait accordé sa protection au moine qui s’avançait à ses côtés.

Ce digne frayle, dont nous avons eu occasion déjà de dire quelques mots, mérite une description particulière.

Au physique c’était un homme d’une cinquantaine d’années, d’une taille presque aussi haute que large, ne ressemblant pas mal à une futaille à laquelle on aurait adapté des pieds, et pourtant doué d’une force et d’une agilité peu communes ; son nez violet, ses lèvres lippues et sa face enluminée lui donnaient une physionomie joviale que deux petits yeux gris et enfoncés, plein de feu et de résolution, rendaient ironique et railleuse.

Au moral, il ne s’éloignait en rien de la généralité des moines mexicains, c’est-à-dire qu’il était ignorant comme une carpe, gourmand, ivrogne, amateur passionné du beau sexe et superstitieux au suprême degré, au demeurant le meilleur compagnon du monde, à sa place dans toutes les sociétés et ayant toujours le mot pour rire.

Quel hasard singulier avait pu l’amener si loin sur la frontière ? C’est ce que nul ne savait et dont nul ne s’occupait, chacun connaissant l’humeur vagabonde des moines mexicains dont la vie se passe à courir continuellement d’un lieu à un autre sans but et sans intérêt la plupart du temps, mais simplement au gré de leur caprice.

À cette époque le Texas ne formait encore, réuni à la province de Cohahuila, qu’un État nommé Texas-et-Cohahuila.

La caravane commandée par le capitaine don Juan Melendez était partie huit jours auparavant de Nacogdoches, pour se rendre à Mexico ; seulement, d’après les instructions qu’il avait reçues, le capitaine avait abandonné la route ordinaire, inondée en ce moment de gavillas (troupes) de bandits de toutes sortes, et avait fait un long détour afin d’éviter certains passages mal famés de la sierra de San-Saba, qu’il lui fallait traverser cependant, mais du côté des grandes prairies, c’est-à-dire à l’endroit où les hauts plateaux, s’abaissant peu à peu, n’offrent plus ces accidents de terrain si redoutables aux voyageurs.

Il fallait que les dix mules que le capitaine escortait fussent chargées d’une marchandise bien précieuse pour que le gouvernement fédéral, vu le peu de troupes qu’il avait dans l’État, se fût résolu à les faire convoyer par quarante dragons commandés par un officier de la réputation de don Juan, dont, dans les circonstances actuelles, la présence aurait sans doute été fort nécessaire, pour ne pas dire indispensable dans l’intérieur de l’État, afin de réprimer les tentatives révolutionnaires et maintenir les habitants dans le devoir.

En effet, ces marchandises étaient fort précieuses ; ces dix mules transportaient trois millions de piastres qui, certes, auraient été une bonne aubaine pour les insurgés si elles étaient tombées entre leurs mains.

Le temps était loin déjà où, sous la domination des vice-rois, le pavillon espagnol arboré en tête d’un convoi de cinquante ou soixante mules chargées d’or, suffisait pour protéger efficacement une conducta de plata et lui faire traverser sans le moindre risque le Mexique dans toute sa largeur, tant était grande la terreur inspirée par le nom seul de l’Espagne.

Maintenant ce n’étaient ni cent, ni soixante mules, mais dix que quarante hommes résolus paraissaient devoir à peine suffire à protéger.

Le gouvernement avait jugé à propos d’user de la plus grande prudence pour expédier cette conducta attendue depuis longtemps à Mexico ; le plus profond silence avait été gardé sur l’heure et le jour du départ et sur la route qu’elle suivrait.

Les ballots avaient été confectionnés de façon à dissimuler le mieux possible le genre de marchandises qu’ils transportaient ; les mules expédiées l’une après l’autre, en plein jour, sous la conduite seule de leur arriero, n’avaient rallié qu’à quinze lieues de la ville l’escorte cantonnée depuis un mois, sous un prétexte plausible, dans un ancien presidio.

Tout avait donc été prévu et calculé avec le plus grand soin et la plus grande intelligence pour faire arriver à bon port cette précieuse marchandise ; les arrieros, les seuls qui connussent la valeur de leur chargement, n’auraient eu garde de parler, puisque le peu qu’ils possédaient répondait de la sûreté de leur fret, et qu’il s’agissait pour eux d’être complétement ruinés s’ils étaient dépouillés en chemin.

La conducta s’avançait dans le meilleur ordre, au bruit des grelots de la nena : les arrieros chantaient gaiement à leurs mules, en les excitant par leur éternel : Arrea, mula ! arrea, linda !

Les banderoles attachées au fer des longues lances des dragons flottaient, agitées par la brise du matin, et le capitaine prêtait insoucieusement l’oreille au babil du moine, tout en jetant par intervalle des regards scrutateurs sur la plaine déserte.

— Allons, allons, fray Antonio, dit-il à son gros compagnon, vous ne devez plus maintenant regretter de vous être mis en route d’aussi bonne heure, la matinée est magnifique, et tout nous présage une heureuse journée.

— Oui, oui, répondit celui-ci en riant ; grâce à Nuestra Señora de la Soledad, honorable capitaine, nous sommes dans les meilleures conditions voulues pour voyager.

— Hé ! je suis content de vous voir d’aussi bonne composition, je craignais que le réveil un peu brusque de ce matin, ne vous eût mis de mauvaise humeur.

— Moi ! Mon Dieu, honorable capitaine, répondit-il avec une feinte humilité, nous autres membres indignes de l’Église, nous devons nous soumettre sans murmurer à toutes les tribulations qu’il plaît au Seigneur de nous envoyer, et puis, la vie est si courte, qu’il vaut mieux n’en voir que le bon côté, afin de ne pas perdre en vains regrets les quelques moments de joie auxquels nous pouvons avoir droit.

— Bravo ! voilà une philosophie que j’aime ; vous êtes un bon compagnon, padre ; j’espère que nous voyagerons longtemps ensemble.

— Cela dépend un peu de vous, señor capitaine.

— De moi ! comment cela ?

— Dam ! c’est suivant la direction que vous vous proposez de suivre.

— Hum ! fit don Juan, de quel côté allez-vous donc, vous, señor padre ?

Cette vieille tactique de répondre à une question par une autre est excellente et réussit presque toujours. Cette fois, le moine fut pris ; mais, suivant l’habitude de ses confrères, sa réponse fut ce qu’elle devait être, c’est-à-dire évasive.

— Oh ! moi, fit-il avec une insouciance affectée, tous les chemins me sont à peu près égaux ; mon habit m’assure, partout où le hasard me pousse, bon visage et bon accueil.

— C’est juste ; j’ai donc lieu de m’étonner de la question que vous m’avez adressée il y a un instant.

— Oh ! cela ne vaut pas la peine qu’on s’en occupe, honorable capitaine. Je serais désolé de vous avoir froissé ; je vous prie donc humblement de m’excuser.

— Vous ne m’avez nullement froissé, señor padre ; je n’ai aucune raison de cacher la route que je me propose de suivre ; cette recua de mules que j’escorte ne m’intéresse nullement ; demain ou après-demain au plus tard je compte m’en séparer.

Le moine ne put retenir un geste d’étonnement.

— Ah ! fit-il en lançant un regard perçant à son interlocuteur.

— Mon Dieu, oui ! continua légèrement le capitaine ; ces braves gens m’ont prié de les accompagner pendant quelques jours, de crainte des gavillas qui infestent les routes ; ils ont, il paraît, des marchandises assez précieuses avec eux, et ils ne se soucieraient pas d’être dépouillés.

— Je comprends ; ce ne serait nullement agréable pour eux.

— N’est-ce pas ? Je n’ai donc pas voulu leur refuser ce petit service qui ne m’occasionnait que peu de dérangement ; mais aussitôt qu’ils se jugeront en sûreté, je les abandonnerai pour m’enfoncer dans la prairie, suivant les instructions que j’ai reçues, car vous savez que les bravos (Indiens sauvages) se remuent.

— Non, je ne le savais pas.

— Eh bien ! alors, je vous l’apprends ; voilà une occasion magnifique qui s’offre à vous, padre Antonio, il ne faut pas la négliger.

— Une occasion magnifique qui s’offre à moi ! fit le moine avec étonnement, quelle occasion, honorable capitaine ?

— Celle de prêcher les infidèles et de leur enseigner les dogmes de notre sainte foi, dit-il avec un sang-froid imperturbable.

À cette proposition ex abrupto le moine fit une grimace épouvantable.

— Au diable l’occasion ! s’écria-t-il en faisant claque ses doigts ; à d’autres sots ! je ne me sens nullement de goût pour le martyre.

— Comme il vous plaira, padre, pourtant vous avez tort.

— C’est possible, honorable capitaine, mais du diable si je vous accompagne auprès de ces païens ; sous deux jours je vous quitte.

— Si tôt que cela ?

— Dam ! je suppose, puisque vous vous rendez dans les prairies, que vous abandonnerez la recua que vous escortez au rancho de San-Jacinto qui est le point extrême des possessions mexicaines sur la frontière du désert.

— C’est probable.

— Eh bien ! moi, je continuerai avec les muletiers : comme alors tous les passages dangereux auront été franchis, je n’aurai plus rien à redouter, et mon voyage se continuera le plus agréablement du monde.

— Ah ! fit le capitaine en lui lançant un regard perçant ; mais il ne put continuer cette conversation qui semblait pour lui fort intéressante, car un cavalier de l’avant-garde arriva à toute bride, s’arrêta devant lui, et, se penchant à son oreille, lui dit quelques mots à voix basse.

Le capitaine jeta un regard investigateur autour de lui, se redressa sur sa selle, et, s’adressant au soldat :

— C’est bien, lui dit-il. Combien sont-ils ?

— Deux, mon capitaine.

— Surveillez-les, sans cependant leur laisser soupçonner qu’ils sont prisonniers ; en arrivant à la halte, je les interrogerai. Rejoignez vos compagnons.

Le soldat s’inclina respectueusement sans répondre, et s’éloigna du même train qu’il était venu.

Le capitaine Melendez avait accoutumé depuis longtemps ses subordonnés à ne pas discuter ses ordres et à lui obéir sans hésiter.

Nous notons ce fait parce qu’il est excessivement rare au Mexique, où la discipline militaire est à peu près nulle et la subordination inconnue.

Don Juan fit resserrer les rangs de l’escorte et ordonna de presser le pas.

Le moine avait vu avec une inquiétude secrète le colloque de l’officier et du soldat, dont il n’avait pu saisir un mot ; lorsque le capitaine, après avoir attentivement surveillé l’exécution des ordres qu’il avait donnés, reprit sa place auprès de lui, le père Antonio essaya de plaisanter sur ce qui venait d’arriver et le nuage de gravité qui soudainement avait assombri le visage de l’officier.

— Oh ! oh ! lui dit-il avec un gros rire, comme vous voilà sombre, capitaine ! Auriez-vous aperçu trois hiboux voler à votre droite ? Les païens prétendent que c’est un mauvais augure.

— Peut-être ! répondit sèchement le capitaine.

Le ton dont cette parole avait été prononcée n’avait rien d’amical ni d’engageant, le moine comprit que toute conversation en ce moment serait impossible ; il se le tint pour dit, se mordit les lèvres et continua à marcher silencieusement à côté de son compagnon.

Une heure plus tard on atteignit le campement ; ni le moine, ni l’officier n’avaient prononcé une parole : seulement, au fur et à mesure qu’ils approchaient de l’endroit désigné pour la halte, chacun d’eux semblait devenir plus inquiet.