Les Rôdeurs de frontières/Chapitre 15

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Fayard (p. 171-182).


XV

LA HALTE.


Le soleil avait presque entièrement disparu à l’horizon, au moment où la caravane arriva à la halte.

Cet endroit, situé au sommet d’une colline assez escarpée, avait été choisi avec cette sagacité qui distingue les arrieros texiens ou mexicains ; toute surprise était impossible, et les arbres séculaires qui garnissaient la crête de la colline pouvaient, en cas d’attaque, offrir de sûrs abris contre les balles.

Les mules furent déchargées, mais, contrairement à l’usage consacré en pareil cas, les ballots, au lieu de servir de parapet ou de retranchement au camp, furent empilés et placés hors de l’atteinte des maraudeurs que le hasard ou la cupidité pourraient, lorsque les ténèbres seraient épaisses, attirer de ce côté.

Sept à huit grands brasiers furent allumés en cercle, afin d’éloigner les bêtes fauves ; les mules reçurent leur ration de maïs sur des mantas ou couvertures étendues à terre ; puis aussitôt qu’on eût posté les sentinelles autour du camp, les soldats et les arrieros s’occupèrent activement des apprêts d’un maigre souper, que les fatigues de la journée leur rendaient nécessaire.

Le capitaine don Juan et le moine, retirés un peu à l’écart auprès d’un feu allumé à leur intention, commencèrent à fumer des cigarettes de maïs, tandis que l’assistente[1] de l’officier préparait en toute hâte le repas de son chef, repas, nous devons en convenir aussi simple que celui des autres membres de la caravane, mais que la faim avait le privilége de rendre, non-seulement appétissant, mais encore presque succulent, bien qu’il ne se composât que de quelques varas (aunes) de tocino ou viande séchée au soleil, et de quatre ou cinq galettes de biscuit.

Le capitaine eut bientôt terminé son souper. Il se leva ; et comme la nuit était complètement venue, il alla visiter les sentinelles afin de s’assurer que tout était en ordre. Lorsqu’il reprit sa place auprès du feu, le padre Antonio, étendu les pieds à la flamme, et enveloppé avec soin dans un épais zarapé, dormait ou du moins semblait dormir à poings fermés.

Don Juan l’examina un instant avec une expression de haine et de mépris impossible à rendre, hocha la tête à deux ou trois reprises d’un air rêveur et commanda à son assistente, qui debout à quelques pas de lui attendait ses ordres, que les deux prisonniers fussent amenés en sa présence.

Ces prisonniers avaient été jusqu’à ce moment tenus à l’écart : bien que traités avec considération il leur avait été cependant facile de s’apercevoir qu’ils étaient étroitement gardés et surveillés avec le plus grand soin ; pourtant, soit par insouciance, soit pour toute autre cause, ils n’avaient pas paru se douter qu’on les retînt captifs, car on leur avait laissé leurs armes, et à voir leurs formes musculeuses et leurs traits énergiques, bien que tous deux eussent atteint la moitié de la vie, il était à supposer que, le moment arrivé où ils prétendraient recouvrer leur liberté, ils seraient hommes à essayer de la reconquérir par la force.

Ils suivirent sans faire d’observations le domestique du capitaine et bientôt ils se trouvèrent devant lui.

La nuit était sombre, cependant les flammes du brasier répandaient une lueur assez vive pour éclairer le visage des nouveaux venus.

En les apercevant, don Juan fit un geste de surprise, alors un des prisonniers mit vivement un doigt sur sa bouclie pour lui recommander la prudence et d’un coup d’œil il lui désigna le moine étendu auprès d’eux.

Le capitaine comprit cet avertissement muet auquel il répondit par un léger signe de tête et affectant la plus grande insouciance :

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il en tordant négligemment une cigarette entre ses doigts.

— Des chasseurs, répondit un des prisonniers sans hésiter.

— On vous a rencontrés il y a quelques heures arrêtés sur le bord de la rivière.

— C’est vrai !

— Que faisiez-vous là ?

Le prisonnier jeta un regard investigateur autour de lui, puis reportant les yeux sur son interlocuteur :

— Avant de répondre davantage à vos questions, dit-il, je désirerais à mon tour vous en adresser une.

— Laquelle ?

— De quel droit m’interrogez-vous ?

— Regardez autour de vous, répondit légèrement le capitaine.

— Oui, je vous comprends, du droit de la force, n’est-ce pas ? malheureusement je ne le reconnais pas, moi, ce droit. Je suis un chasseur libre, ne reconnaissant d’autre loi que ma volonté, d’autre maître que moi-même.

— Oh ! oh ! votre langage est fier, compagnon.

— C’est celui d’un homme accoutumé à ne plier devant aucun pouvoir arbitraire ; vous avez abusé, pour vous emparer de moi, non pas de votre force, car vos soldats m’auraient tué avant de me contraindre à les suivre si telle n’avait pas été mon intention, mais de la facilité avec laquelle je me suis confié à eux ; je proteste donc devant vous et je vous réclame ma mise en liberté immédiate.

— Vos paroles hautaines ne m’en imposent aucunement, et si c’était mon bon plaisir de vous contraindre à parler, je saurais vous y obliger au moyen de certains arguments irrésistibles que je possède.

— Oui, fit amèrement le prisonnier, les Mexicains se souviennent des Espagnols leurs ancêtres, ils savent au besoin faire intervenir la torture ; eh bien ! essayez, capitaine, qui vous en empêche ? J’espère que mes cheveux grisonnants ne faibliront pas devant votre jeune moustache.

— Laissons cela, s’écria le capitaine d’un ton de mauvaise humeur ; si je vous laissais libre de partir, serait-ce un ennemi ou un ami que je délivrerais ?

— Ni l’un ni l’autre.

— Heim ! que voulez-vous dire ?

— Ma réponse cependant est bien claire.

— Pourtant je ne la comprends pas.

— En deux mots je vous l’expliquerai.

— Parlez.

— Placés tous deux dans des positions diamétralement opposées, le hasard s’est plu aujourd’hui à nous réunir ; si maintenant nous nous quittons, nous n’emporterons avec nous aucun sentiment de haine de notre rencontre, puisque ni vous ni moi n’aurons eu à nous plaindre l’un de l’autre, et que probablement nous ne nous reverrons jamais.

— Hum ! pourtant il est évident que lorsque mes soldats vous ont rencontrés, vous attendiez quelqu’un sur cette route.

— Qui vous fait supposer cela ?

— Dame ! vous êtes chasseurs, m’avez-vous dit : je ne vois pas le gibier que vous pouviez chasser sur le bord de cette route.

Le prisonnier se mit à rire.

— Qui sait ! reprit-il en appuyant avec intention sur ses paroles, un gibier peut-être plus précieux que vous ne le supposez et dont vous voudriez avoir votre part.

Le moine fit un léger mouvement, et ouvrit les yeux comme s’il se réveillait.

— Tiens, dit-il en s’adressant au capitaine et en étouffant un bâillement, vous ne dormez pas, señor don Juan ?

— Pas encore, répondit celui-ci, j’interroge les deux hommes que mon avant-garde a arrêtés il y a quelques heures.

— Ah ! fit le moine en jetant un regard dédaigneux sur les inconnus, ces pauvres diables ne me semblent guère à craindre.

— Vous croyez ?

— Je ne sais pas, mais qu’avez-vous à redouter de ces deux hommes ?

— Eh ! ce sont peut-être des espions.

Fray Antonio prit un air paterne.

— Des espions, dit-il, craignez-vous donc une embuscade ?

— Dans les circonstances où nous nous trouvons, cette supposition n’aurait rien de bien improbable, je crois.

— Bah ! dans un pays comme celui-ci et avec l’escorte dont vous disposez, cela serait extraordinaire ; du reste ces deux hommes se sont laissé prendre sans résistance, à ce que j’ai entendu dire, lorsqu’il leur aurait été si facile de s’échapper.

— C’est vrai.

— Ils n’avaient donc aucune intention mauvaise, cela est évident ; si j’étais que de vous je les laisserais tranquillement aller où bon leur semblerait.

— C’est votre avis ?

— Ma foi oui.

— Vous paraissez vous intéresser beaucoup à ces deux inconnus.

— Moi, pas le moins du monde, je vous dis ce qui est juste, voilà tout ; maintenant vous agirez à votre guise, je m’en lave les mains.

— Vous pouvez avoir raison, cependant je ne rendrai pas la liberté à ces individus avant qu’ils ne m’aient fait connaître le nom de la personne qu’ils attendaient.

— Est-ce qu’ils attendaient quelqu’un ?

— Du moins ils le disent.

— C’est vrai, capitaine, reprit le prisonnier qui seul jusque-là avait parlé, mais bien que nous sussions votre venue, ce n’était pas vous que nous attendions.

— Qui donc était-ce, alors ?

— Vous voulez absolument le savoir ?

— Certes !

— Alors, répondez, fray Antonio, dit en ricanant le prisonnier, car vous seul pouvez révéler le nom que nous demande le señor capitaine.

— Moi ! s’écria le moine en bondissant de colère et en devenant pâle comme un cadavre.

— Ah ! ah ! fit le capitaine en se tournant vers lui, ceci commence à devenir intéressant.

C’était un assez singulier spectacle que celui que présentaient ces quatre hommes debout face à face autour de ce brasier dont les flammes éclairaient leurs visages de reflets fantastiques.

Le capitaine fumait nonchalamment sa cigarette en fixant d’un air railleur le moine, sur le visage duquel la peur et l’impudence se livraient un combat dont il était facile de suivre toutes les péripéties ; les deux chasseurs, les mains croisées sur l’extrémité du canon de leurs longs rifles, souriaient sournoisement et semblaient jouir intérieurement de l’embarras de l’homme qu’ils venaient de mettre si brusquement et si brutalement en scène.

— Ne faites donc pas tant l’étonné, padre Antonio, dit enfin le prisonnier, vous savez bien que c’est vous que nous attendions.

— Moi ! reprit le moine d’une voix étranglée, ce misérable est fou, sur mon âme !

— Je ne suis pas fou, padre, et je vous dispense des épithètes dont il vous plaît de me gratifier, répondit sèchement le prisonnier.

— Voyons, exécutez-vous, dit brutalement celui qui jusque-là était demeuré silencieux. Je ne me soucie pas de danser au bout d’une corde pour votre bon plaisir.

— Ce qui arrivera inévitablement, observa paisiblement le capitaine, si vous ne vous décidez pas, caballeros, à me donner une explication claire et catégorique de votre conduite.

— Hein ! vous voyez, señor frayle, reprit le prisonnier ; la position devient délicate pour nous : voyons, faites bien les choses.

— Oh ! s’écria le moine avec rage, je suis tombé dans un horrible guet-apens.

— Assez, fit le capitaine d’une voix tonnante ; cette comédie n’a déjà que trop duré, padre Antonio. Ce n’est pas vous qui êtes tombé dans un horrible guet-apens, c’est au contraire moi que vous y vouliez entraîner ; je vous connais de longue date, et j’ai sur les projets que vous machiniez les détails les plus circonstanciés. C’est un jeu dangereux que celui que vous jouiez depuis si longtemps ; on ne peut servir à la fois Dieu et le diable sans qu’à la fin tout ne se découvre ; seulement, j’ai voulu vous mettre face à face avec ces braves gens afin de vous confondre et de faire tomber le masque hypocrite dont vous vous couvrez.

À cette rude apostrophe le moine demeura un instant interdit, courbé sous l’évidence des reproches qui lui étaient adressés ; enfin, il releva la tête, et se tournant vers le capitaine :

— De quoi suis-je accusé ? dit-il d’un ton hautain.

Don Juan sourit avec mépris.

— Vous êtes accusé, répondit-il, d’avoir voulu faire tomber la conducta que je commande dans une embuscade tendue par vous et où, en ce moment, nous attendent vos dignes acolytes pour nous dévaliser et nous massacrer. Que répondrez-vous à cela ?

— Rien, dit-il sèchement.

— Vous avez raison, car vos dénégations ne seraient pas acceptées ; seulement, maintenant que vous êtes convaincu par votre propre aveu, vous ne m’échapperez pas sans que je vous laisse de notre rencontre un éternel souvenir.

— Prenez garde à ce que vous allez faire, señor capitaine, j’appartiens à l’Église ; cette robe me fait inviolable.

Un sourire railleur contracta les lèvres du capitaine.

— Qu’à cela ne tienne, dit-il d’une voix ironique, on vous l’ôtera.

La plupart des soldats et des arrieros, éveillés par les éclats de voix du moine et de l’officier, s’étaient peu à peu rapprochés et suivaient attentivement la discussion.

Le capitaine désigna le moine du doigt, et s’adressant aux soldats :

— Enlevez la robe qui recouvre cet homme, dit-il, attachez-le à un catalpa, et appliquez-lui deux cents coups de chicote.

— Misérables ! s’écria le moine hors de lui, celui de vous qui osera me toucher, je le maudis : pour avoir porté la main sur un ministre des autels, il sera éternellement damné.

Les soldats s’arrêtèrent avec frayeur devant cet anathème, que leur ignorance et leur stupide superstition leur enlevaient le courage de braver.

Le moine se croisa les bras et interpellant l’officier d’un air de triomphe :

— Malheureux insensé, dit-il, je pourrais te punir de ton audace, mais je te pardonne. Dieu se chargera de ma vengeance ; c’est lui qui te châtiera lorsque ton heure aura sonné. Adieu ! allons, faites-moi place, vous autres.

Les dragons, confondus et craintifs, s’écartèrent lentement et en hésitant devant lui ; le capitaine, forcé d’avouer son impuissance, serrait les poings en jetant autour de lui des regards de colère.

Le moine avait presque traversé les rangs des soldats lorsqu’il se sentit tout à coup retenir par le bras ; il se retourna dans l’intention évidente de réprimander sévèrement l’individu assez audacieux pour oser le toucher, mais l’expression de son visage changea soudain en reconnaissant celui qui l’arrêtait et le regardait d’un air narquois, car il n’était autre que le prisonnier inconnu, cause première de l’insulte qui lui avait été faite.

— Un instant, señor padre, dit le chasseur ; je comprends que ces braves gens qui sont catholiques redoutent votre malédiction, et n’osent porter la main sur vous de peur des flammes éternelles ; mais moi, c’est différent, je suis hérétique, comme vous le savez, je ne risque donc rien en vous débarrassant de votre robe, et si vous me le permettez, je vais vous rendre ce petit service.

— Oh ! fit le moine en grinçant des dents, je te tuerai, John, je te tuerai, misérable !

— Bah ! bah ! gens menacés vivent longtemps, reprit John en le contraignant de se dépouiller de la robe de moine qui le couvrait.

— Là ! continua-t-il, maintenant, mes braves, vous pouvez en toute sûreté exécuter les ordres de votre capitaine : cet homme n’est plus pour vous que le premier venu.

L’action hardie du chasseur avait subitement rompu le charme qui enchaînait les soldats. Dès que la robe redoutée ne couvrit plus les épaules du moine, n’écoutant plus ni prières ni menaces, ils s’emparèrent du condamné, l’attachèrent malgré ses cris, solidement à un catalpa et lui administrèrent consciencieusement les deux cents coups de chicote décrétés par le capitaine, tandis que les chasseurs assistaient à l’exécution, comptant sournoisement les coups et riant à gorge déployée aux contorsions du misérable que la douleur faisait se tordre comme un serpent.

Au cent vingt-huitième coup, le moine se tut : le système nerveux complétement bouleversé le rendait insensible ; cependant il n’était pas évanoui, ses dents étaient serrées, une écume blanchâtre s’échappait de ses lèvres crispées ; il regardait fixement devant lui sans rien voir, ne donnant d’autres preuves d’existence que les profonds soupirs qui, par intervalles, soulevaient sa puissante poitrine.

Lorsque l’exécution fut terminée et qu’on le détacha, il tomba comme une masse et demeura inerte sur le sol.

On lui remit sa robe et on le laissa là, sans plus s’occuper de ce qu’il deviendrait.

Les deux chasseurs s’étaient éloignés après avoir causé quelques instants à voix basse avec le capitaine.

Le reste de la nuit s’écoula sans incident.

Quelques minutes avant le lever du soleil, les soldats et les arrieros s’éveillèrent afin de charger les mules et de tout préparer pour lever le camp et continuer le voyage, puis le signal du départ fut donné.

— Mais, s’écria tout à coup le capitaine, où donc est le moine, nous ne pouvons cependant pas l’abandonner ainsi ; couchez-le sur une mule, et au premier rancho que nous rencontrerons, nous le laisserons.

Les soldats se hâtèrent d’obéir et de chercher le Padre Antonio, mais toutes les recherches furent inutiles : il avait disparu sans laisser de traces de sa fuite.

Don Juan fronça les sourcils à cette nouvelle, mais après un instant de réflexion, il secoua insoucieusement la tête.

— Tant mieux, dit-il, il nous aurait embarrassés en route.

La conducta se mit en marche et reprit son voyage.


  1. Domestique.