Les Sélections sociales/01
CHAPITRE PREMIER
Portée sociale du darwinisme. — Darwin, en formulant le principe de la lutte pour l’existence et de la sélection, n’a pas seulement révolutionné la biologie et la philosophie naturelle : il a transformé la science politique. La possession de ce principe a permis de saisir les lois de la vie et de la mort des nations, qui avaient échappé à la spéculation des philosophes.
Ce puissant génie a donné une force immense aux conceptions de Lamarck et de Spencer, en découvrant le mécanisme qui fait évoluer le monde organique, et qui des protistes les plus infimes a tiré les êtres les plus parfaits, jusqu’à l’homme, ce dieu mortel en qui l’univers arrive à la connaissance de lui-même. On peut dire que le transformisme et la sociologie étaient avant Darwin comme la statue de Pygmalion ou comme des corps prêts à vivre, mais où ne circulait pas encore la vie. L’évolution a pris le caractère d’une vérité évidente le jour seulement où l’on a pu comprendre comment elle s’accomplissait, et la conquête du principe de la sélection a suffi pour rallier presque tous les esprits aux doctrines évolutionnistes.
L’idée de Darwin a trouvé dans les sciences biologiques ses applications les plus immédiates et les plus retentissantes, et on a confondu bientôt avec le transformisme le darwinisme qui est seulement la théorie de la sélection. Le sélectionnisme n’intervient cependant que pour résoudre un certain nombre de questions capitales du transformisme et ne se confond pas avec lui. Toutes les questions relatives à la production première des variations avantageuses ou nuisibles ne sont point. de son ressort.
Le domaine du sélectionnisme en botanique et en zoologie n’est donc pas illimité ; il s’étend au contraire sans limites en sociologie. Cette proposition, inattendue de plus d’un lecteur, n’est pas un paradoxe en sociologie, ou pour employer l’expression plus ancienne et meilleure d’Aristote, dans la science politique, l’évolution est presque tout entière le fait de la sélection. Si cette vérité n’a pas encore pris le degré d’évidence qu’elle devrait avoir, c’est parce que les preuves sont entre les mains des anthropologistes et que les sociologistes les ignorent.
Il ne paraîtra pas inutile sans doute de résumer, en quelques pages d’introduction, les données essentielles sans lesquelles le rôle de la sélection dans l’évolution sociale est peu intelligible pour les personnes étrangères aux sciences, c’est-à-dire pour presque toutes celles qui s’occupent de questions historiques ou politiques. On ne peut cependant comprendre le jeu des sélections sociales, c’est-à-dire le fonctionnement des ressorts intimes de la vie des peuples, si l’on ignore ou si l’on a perdu de vue la nature et le rôle de la race, les caractères physiques et psychiques des races principales, les règles de l’hérédité physiologique et psychologique chez l’homme, ses effets sur les individus normaux ou en variation et sur les métis. Nous étudierons donc tour à tour : la race et les types, les méthodes de l’analyse ethnique et les lois de stratification, les lois de l’hérédité et la sélection.
La race. — Quelque population que l’on étudie, on peut être sûr qu’elle n’est point pure, et que tous les individus portent dans leurs veines, en proportions très variables, le sang de races fort diverses. J’ai montré autrefois que chacun de nous tirait son origine, à la vingtième génération, de plus d’un million d’ancêtres, et n’héritait de chacun que pour moins d’un millionnième (Études sur l’évolution du droit de succession. Théorie biologique du droit de succession. Revue générale du droit, 1885, p. 238, tirage à part, p. 36). Si l’on remonte à l’époque de J.-C., le nombre devient formidable : 18.014.583.333.333.333. Si l’on veut aller plus loin, la quantité impossible des ancêtres de chacun de nous qui auraient dù vivre simultanément à la première époque du fer, environ 1500 ans avant J.-C., s’exprime par un nombre qui ne dit plus rien à l’esprit : deux nonillions, soit en chiffres :
Encore cette époque est d’hier : pour remonter au temps de la constitution des principales races européennes, vers les débuts de la pierre polie, il faudrait calculer la trente millième puissance de 2. On couvrirait de chiffres l’entière surface du globe pour exprimer le nombre de même nature correspondant à la première époque interglaciaire.
Ces nombres fantastiques et absurdes prouvent deux choses importantes : 1° l’impossibilité théorique de la pureté absolue de race, car il suffit d’un seul croisement accidentel chez la population la mieux séquestrée pour introduire à l’état de dilution aussi infini qu’on voudra le sang de toutes les races. étrangères ; 2° la quantité prodigieuse de croisements consanguins qui a dû intervenir, car le nombre théorique des ascendants montre par son absurdité combien souvent les mêmes individus doivent figurer dans le tableau généalogique.
Il faut remarquer, toutefois, que les croisements isolés et accidentels n’ont pas une portée sérieuse la dilution du sang étranger réduit bien vite l’influence héréditaire perturbatrice à une valeur d’ordre infinitésimal, dont la considération n’est plus que théorique. D’autre part la répétition des mêmes ascendants dans les diverses branches ancestrales assure à ces individus une influence héréditaire cumulée, qui, par suite, a une valeur prépondérante. Cette répétition nécessaire montre aussi avec quelle intensité la sélection s’est exercée ; le nombre réel des familles à chaque génération est prodigieusement inférieur au nombre calculé, d’autant plus que l’on s’enfonce davantage dans la nuit des temps préhistoriques.
Excepté donc au point de vue de l’atavisme, le mélange en proportions fort inégales, avec prédominance extrême d’un élément, peut être pratiquement assimilé à la pureté de sang. Ainsi un seizième de sang étranger est déjà peu de chose, un centième ne comptera guère. Il y a donc malgré tout des individus chez qui le sang d’une race domine assez pour qu’il soit pratiquement possible de les traiter comme ses représentants purs. De même, dans une région, les représentants d’une race déterminée peuvent être en telle proportion que les autres individus puissent être négligés : on dit alors, par tolérance, que cette population est pure. On procède ainsi comme en chimie, où les produits employés sont réputés purs quand ils ne contiennent qu’une quantité infiniment petite de matières étrangères.
Ce qui permet de reconnaitre la race, c’est la présence des caractères physiques, physiologiques et psychiques qui en constituent le type. A l’aide des documents historiques, figurés, et surtout des débris osseux, on peut reconstituer le type moyen d’une race avant qu’elle ait été mise en contact avec les autres éléments qui ont contribué à former la population. Il convient de dire que les pièces osseuses recueillies dans les sépultures ou ailleurs sont les meilleurs témoignages, les moins suspects d’imagination ou d’invention, les seuls d’ailleurs qui permettent de remonter plus haut que les temps historiques.
Les tribus pré- ou protohistoriques, plus pures que les populations d’aujourd’hui, ne l’étaient déjà pas d’une manière absolue, et c’est l’affaire des anthropologistes de débrouiller à l’aide de données morphologiques les types des races les plus lointaines. Les très anciens types sont d’ailleurs fort accusés, plus que ceux des races actuelles. On pourrait s’en étonner, car, après tout, les hommes d’il y a dix mille ans ou davantage étaient plus voisins des formes originelles, au moins dans le temps. Il serait tout naturel que les divergences fussent moins prononcées. Les résultats de le science sont cependant tout opposés : on ne trouve pas dans les couches quaternaires, ni dans les stations néolithiques, dans les sépultures ou dans les grottes les formes intermédiaires que supposent des races en voie de formation. Au lieu de formes indécises, avec tendance à la constitution de types différenciés, représentés d’abord par quelques individus, puis par des groupes, avec élimination croissante des intermédiaires, on trouve des types très nets, représentés par des individus très semblables entre eux, et les formes mixtes apparaissent tardivement, isolément, par l’effet évident des croisements. C’est ce qui nous autorise aujourd’hui à regarder comme métisses les formes intermédiaires que nous rencontrons dans les populations vivantes ; rien ne permet de considérer ces formes comme le résidu de formes primitives non différenciées. Ce fait est très important, mais d’une explication difficile peut-être les races se sont-elles formes par variations brusques, peut-être les populations au sein desquelles s’est faite leur différenciation. nous ont-elles échappé jusqu’ici. Il est possible que le coin de l’Europe exploré d’une manière sérieuse ait reçu toutes ses races du dehors, également possible qu’il faille expliquer l’origine de ces races par des phénomènes de transilience. La doctrine des variations lentes, du natura non facit saltum, était intimement liée à la théorie, aujourd’hui réfutée par l’expérimentation, de l’hérédité des qualités acquises sous l’influence des milieux ou par l’exercice. Beaucoup de darwiniens, à la suite des recherches de Galton et de Bateson, sont disposés à admettre que des variations étendues puissent se produire du premier coup, et même chez de nombreux individus à la fois, dont s’empare aussitôt la sélection.
Ce qui constitue la race, c’est la réunion de certains caractères tranchés, et héréditaires. L’hérédité différencie la race dla simple variété, forme accidentelle et non héréditaire. Au sein de l’espèce, il y a donc des variétés individuelles et des races. Qui dit race, suppose descendance, et le malheur de la terminologie conduit, de par les lois très précises de l’hérédité, au bizarre résultat suivant : quand dans une famille un frère reproduit un type bien accusé, il est clair que ce cas d’atavisme suppose descendance, et qu’il se rattache à cette race, tandis que ses frères, chez qui l’atavisme reste latent, peuvent ne présenter aucun de ces caractères. Aussi vaut-il mieux, dans la plupart des cas, éviter le terme race quand il s’agit d’un individu celui de type est alors préférable. Il s’applique avec moins d’inconvénients à une population qui présente un certain type avec une certaine fixité.
Au congrès d’archéologie et d’anthropologie préhistoriques tenu à Moscou en 1892, M. Topinard a critiqué l’emploi du terme race d’une manière un peu trop absolue. Qui dit race suppose assurément continuité d’individus ayant le même type, et cette continuité ne se rencontre pas en pratique : il n’y a point une famille où il n’y ait eu, à une époque quelconque, un ou des individus discordants, issus d’une autre souche. Il ne faut pas être absolu, la pureté relative et la continuité approximative ont une valeur pratique suffisante. Quand il ne s’agit pas d’une population trop mélangée, la critique de M. Topinard peut être considérée comme d’un intérêt seulement théorique. Elle aboutirait d’ailleurs à faire disparaître la notion même de race. Il ne faut pas oublier que celle-ci est d’ordre zoologique : or jamais zoologiste n’a eu la prétention d’exiger que dans la lignée d’un individu il ne se trouvât aucun sujet de race étrangère. Cette idée de pureté absolue est toute métaphysique, et un naturaliste ne l’aurait jamais formulée, car elle répond à une impossibilité pratique.
Il ne faut pas d’ailleurs se dissimuler que dans nos régions le mélange est presque partout, dans les plaines et dans les villes, arrivé à un degré qui justifie tous les scrupules ; mais cela peut se traduire autrement que ne l’a fait M. Topinard. Il faut dire : il y a une infinité d’individus qui n’appartiennent plus à aucune race, à force d’appartenir à plusieurs, et dont le sang est souillé d’une manière définitive. A la notion de race, il faut, en d’autres termes, opposer celle d’individu hors race, de paria zoologique.
Emplois abusifs du mot race. — Il est bien entendu que dans l’état actuel de la science on ne doit jamais parler de race latine, race germanique, race slave. Ces expressions fautives, qui ont joué un si grand rôle dans la politique de nos pères, avaient pour origine une confusion tout à fait puérile faite par les linguistes entre la communauté d’origine des peuples et celle des langues. On croyait alors que chaque groupe de population avait emporté la langue du pays de ses ancêtres et l’avait conservée en la modifiant seulement suivant son génie propre. L’arbre généalogique et les affinités des peuples pouvaient être, d’après cette conception, facilement retrouvés par l’étude des rapports et de la filiation des langues. La découverte de l’homme quaternaire et de la prodigieuse ancienneté des races a fait évanouir tout ce système fondé sur le récit de la dispersion. Il est presque humiliant pour un anthropologiste d’avoir à relever encore aujourd’hui cette erreur, mais il est indispensable de le faire, car elle est restée dans l’esprit de toute la génération qui a cinquante ans, et je ne suis point sûr qu’elle ne soit pas entretenue par les cartes ethnographiques surannées des atlas mis entre les mains de la jeunesse. Les cartes de l’Atlas Schrader et de l’Atlas Vidal-Lablache sont en progrès, mais il est impossible à un anthropologiste de les regarder sans rire, tant elles mêlent gauchement les notions surannées et les plus récentes.
Une race est l’ensemble des individus possédant en commun un certain type héréditaire. La notion de race est d’ordre zoologique, rien que zoologique. L’analogie des langues ne préjuge donc en rien l’analogie des races. Le français est parlé par les nègres de Haïti, par les métis indiens du Canada, par les Auvergnats, les Savoyards et les Vosgiens brachycéphales, par des dolichocéphales blonds dans le Nord de la France et des dolichocéphales bruns dans le Midi. L’unité de langage n’empêche pas la différence absolue de race entre ces populations de type dissemblable. De même les Belges, les Italiens, les Espagnols, qui parlent des langues sœurs et dérivées du latin n’ont aucune parenté de race. Il y a au contraire identité de race entre les brachycéphales de France désignés plus haut, les Badois, les Piémontais, les Suisses, les Bavarois, les Albanais, les Polonais, et ces populations parlent cinq ou six langues différentes.
Il n’y a guère de population qui n’ait changé plusieurs fois de langage. En Gaule on parlait avant l’invasion gauloise des idiomes inconnus. Puis est venu le gaulois. Puis on a parlé latin cependant, depuis l’époque néolithique jusqu’au Moyen-Age, le fonds de population n’a guère varié, les maîtres seuls ont changé. On parle aujourd’hui le français, et depuis qu’on le parle il s’est produit dans la population un renouvellement à peu près complet, perceptible par les méthodes anthropométriques, mais que les linguistes et les historiens n’auraient même pas soupçonné.
Il n’y a de commun entre les nations dites latines qu’une communauté de culture romaine dont elles ont hérité avec la langue, et qui est un lien intellectuel d’une singulière puissance. Nous ne sommes que les fils spirituels des Latins, mais cette filiation a sa portée.
Il n’est pas indifférent, en effet, que des éléments de race distincte aient été réunis pendant des siècles en un même état, soumis tout au moins à des institutions, à des mœurs, à des idées uniformes. Des liens de parenté s’établissent entre familles de races diverses, il se forme certains composés plus ou moins stables, mais définis, mais différents de ceux qui se constituent dans l’état voisin avec les mêmes éléments autrement groupés. Nous savons déjà que dans une même famille on peut trouver les types de plusieurs races. Toute cette chimie des croisements sera étudiée plus tard. Métis et sujets de race pure, et de toutes races, vivent soumis aux mêmes influences mésologiques, aux mêmes causes de sélection. De là une tendance à la convergence, par la conservation exclusive. des individus de toute race dont le type psychique se rapproche d’une certaine moyenne. Ainsi se forment les nations et les caractères nationaux, et les événements historiques ont beau morceler les groupes ainsi constitués, il reste toujours un peu d’attraction entre les parties disjointes, et une antipathie. particulière pour les groupes sociaux d’autre origine. Des gens de race très différente arrivent ainsi à se sentir plus solidaires entre eux qu’avec leurs congénères étrangers, évolués dans un groupement différent. C’est un peu à cet ordre de faits que correspond la notion de race des diplomates et des linguistes. Il faudrait lui trouver un autre nom, car ce mode de groupement, à la fois naturel et factice, est à peu près l’opposé de ce que les zoologistes appellent race ; il y a antagonisme de la race et de cela. Peuple, nation, nationalité sont des termes également impropres ; ils ont, comme celui de race, un sens exact, préexistant, qu’il n’est pas permis de détourner de sa valeur primitive, sous peine de confusion. J’ai proposé ethne ou ethnie, vocables dont le premier est plus correct, le second plus facile à prononcer.
Races de l’Europe. — Si l’on ne s’éloigne pas de l’Europe et de ses environs, ou des pays occupés entièrement par des descendants d’Européens, l’état actuel de l’anthropologie permet de se rendre un compte suffisant des races qui entrent dans la composition de chaque population.
Il est moins difficile de décrire ces races que de les nommer. Sur le premier point, tous les anthropologistes qui ont pris part au grand mouvement de recherches de ces dix dernières années sont d’accord. Sur le second règne la plus grande confusion ; chacun, sûr d’être entendu par les spécialistes, emploie un vocabulaire différent, résidu de ses habitudes de langage antérieures. Ce profond dédain de la terminologie rend notre science inaccessible au public instruit. Zoologiste avant tout, je m’en tiens à la terminologie linnéenne, et aux dénominations vieilles d’un siècle et demi, qui ont la priorité sur les formules nouvelles, en vertu des conventions sur la nomenclature. Cette pratique a l’avantage de supprimer les erreurs qui résultent de l’emploi d’un nom de peuple pour désigner un type, souvent en minorité dans ce peuple, et de donner à la discussion le même caractère scientifique et en dehors des passions humaines que si l’être discuté appartenait à la famille des antilopes ou à celle des palmiers. N’oublions jamais que l’homme n’est pas un être à part, mais simplement un primate.
On a beaucoup discuté aussi la question de savoir s’il faut dire espèces humaines ou races humaines. Les anciens anthropologistes, et Quatrefages en particulier, ont discuté avec passion cette question de terminologie. C’était un reste des grandes luttes entre biblistes et rationalistes, monogénistes et polygénistes. Toute cette scolastique est maintenant du passé, le darwinisme a mis tout le monde d’accord. Que l’on place le point de différenciation plus ou moins loin dans le passé, que l’on attribue même certaines ressemblances actuelles à des convergences, il faut toujours admettre un ancêtre commun. Pour être différentes, et issues au besoin d’espèces différentes, les espèces humaines n’en représentent pas moins les branches d’un même tronc ; toutes sont en perpétuel devenir, et les races sont des espèces en voie de formation, les genres des espèces très différenciées, isolées par groupes de leurs parentes. dont l’évolution se fait dans un autre sens.
J’emploierai souvent le mot d’espèce plutôt que celui de race, au moins pour désigner la forme pure et abstraite. II faut, en effet, reconnaitre que les différences morphologiques caractéristiques des races ou espèces principales sont vraiment égales ou supérieures à celles qui existent entre les espèces les plus distinctes de canidés, de félidés, etc. Dans mes recherches sur l’amplitude de variation des espèces et sur les intervalles interspécifiques, poursuivies surtout sur les coléoptères, j’ai constaté après examen de centaines de mille individus, que l’écart moyen se trouvait inférieur à celui de l’H. Europæus et de l’H. Afer, à plus forte raison à celui de l’H. Europæus et de l’H. Alpinus. Si l’on veut être logique, il faut quand on étudie l’homme considéré comme animal, parler de ses espèces plutôt que de ses races, si l’on vise ses groupes majeurs. Tout travail autrement compris ou n’employant pas la nomenclature linnéenne peut être intéressant, comme l’est souvent un travail d’amateur, mais il ne saurait être regardé comme rigoureusement scientifique ; il est une œuvre de médecin, d’archéologue, d’érudit ou de savant quelconque, peut-être de théologien, mais à coup sûr pas de zoologiste.
Quelques mots sur une objection faite autrefois à la théorie de la multiplicité des espèces humaines, celle de l’universelle fécondité des hommes entre eux. On verra plus loin que cette prétendue fécondité sans limites n’existe pas : c’était une conception a priori qui n’est plus soutenue par un seul biologiste contemporain. Le criterium de fécondité, d’autre part, n’est que secondaire. La fécondité, légèrement atténuée entre individus consanguins, dont les éléments sexuels comportent les mêmes défauts, les mêmes lacunes, devient maxima entre individus non consanguins, le plus analogues qu’il soit possible, diminue avec l’analogie et finit par aboutir à zéro quand la différence morphologique devient assez grande pour que le rythme évolutif des éléments sexuels soit différent. Cette différence peut exister déjà entre deux espèces très voisines, elle peut au contraire faire encore défaut entre espèces de genre différent, et même de famille différente.
Ces questions seront étudiées plus loin avec soin, mais il convenait de ne pas les passer sous silence au moment d’aborder l’énumération et la description des principales formes du genre Homo qui habitent les pays civilisés de l’Occident. Les deux éléments fondamentaux des populations actuelles sont H. Europæus L. et H. Alpinus L.
H. Europæus. — Albus, sanguineus, torosus, pilis flavescentibus prolixis ; oculis cæruleis ; levis, argutus, inventor ; tegitur vestimentis arctis ; regitur ritibus (Linné, Systema naturæ). Taille moyenne masculine adulte voisine de 1.70, moindre dans l’antiquité, plus grande en Scandinavie et dans quelques États de l’Union. Indice céphalique moyen du vivant 72 à 76, du crâne sec 70 à 74, en voie d’élévation par élargissement de la partie antérieure du crâne. Conformation générale longiligne.
« Le dolichocéphale a de grands besoins et travaille sans cesse à les satisfaire. Il s’entend mieux à gagner qu’à conserver les richesses, les accumule et les perd avec facilité. Aventureux par tempérament, il ose tout, et son audace lui assure d’incomparables succès. Il se bat pour se battre, mais jamais sans arrière-pensée de profit. Toute terre est sienne, et le globe entier est sa patrie. Son intelligence est de tous les degrés, et varie suivant l’individu de la lourdeur au génie. Il n’est rien qu’il n’ose penser ou vouloir, et vouloir, pour lui, c’est exécuter sur-le-champ. Il est logique quand il convient, et ne se paye jamais de mots. Le progrès est son besoin le plus intense. En religion il est protestant ; en politique il ne demande à l’État que le respect de son activité, et cherche plutôt à s’élever qu’à déprimer les autres. Il voit, et de très loin, ses intérêts personnels, et aussi ceux de sa nation et de sa race, qu’il prépare hardiment aux plus hautes destinées. » (Lapouge, Dépopulation de la France, R. d’Anthrop., 1887, p. 79).
H. Europæus a pour centre de son aire de dispersion la Mer du Nord. A peu près pur dans les Îles Britanniques, il forme encore l’élément dominant de la population dans la Belgique maritime, en Hollande, dans les régions de l’Allemagne voisines de la Mer du Nord et de la Baltique, en Scandinavie. On le retrouve pur en Islande et il prédomine largement aux États-Unis, au Canada, en Australasie, par suite de migrations récentes. En France, en Allemagne surtout, il entre comme élément secondaire, mais encore important, dans les populations des plaines : au-dessus de 100 m. il devient rare. Hors de ces régions, H. Europæus est maintenant rare en Europe ; on ne l’y rencontre guère en groupes homogènes, mais seulement sous des formes mélangées, et souvent quand il se retrouve pur, c’est à l’état sporadique chez des familles croisées où s’est produit un cas d’atavisme.
H. Europæus avait autrefois une aire de dispersion plus étendue. Elle couvrait toute l’Europe, le N. de l’Afrique, l’Asie Mineure. Certaines tribus, les Aryas, ont poussé jusqu’en Perse et dans l’Inde, plusieurs siècles avant notre ère. D’autres occupaient en même temps la Sibérie et prenaient contact avec la Chine vers le iie siècle av. J.-C.
L’origine de H. Europæus est due à l’influence mésologique des régions où l’espèce s’est constituée. La région couverte par la Mer du Nord, le soubassement de l’Archipel Britannique et de la Scandinavie, des terres aujourd’hui submergées par l’Océan ont été son berceau. Toutes ces contrées ont été en mouvement à plusieurs reprises pendant et peut-être depuis l’époque quaternaire ; c’est un point autrefois contesté, mais sur lequel les géologues se sont mis d’accord à la suite des recherches de ces dernières années. Le lymphatisme des tissus, la dépigmentation de la peau, des poils et de l’iris, accusent l’influence d’un milieu maritime, saturé d’eau, dépourvu de lumière, sans chaleurs estivales, sans froidures hivernales. Ce milieu parait avoir agi par influence directe, en modifiant jusqu’aux cellules sexuelles, et par sélection, en éliminant les sujets normaux, moins aptes à s’accommoder de la brume. éternelle. L’évolution se continue encore dans les régions maritimes de l’Ecosse et de la Scandinavie, l’albinisme s’accuse et la taille s’élève. La race s’altère et périt dès qu’elle se trouve dans un milieu différent, ou trop éloigné de son centre primitif. Sa grande extension d’autrefois parait avoir correspondu à des conditions climatériques favorables, qui ont disparu par le déplacement de la zone sèche et chaude vers le Nord.
Le squelette quaternaire de Chancelade, époque du mammouth, a beaucoup d’analogie avec H. Europæus, ainsi que certains squelettes de Solutré, qui peuvent être de la même époque ou un peu plus récents. Il n’est plus permis, en tout cas, de regarder le type dominant de l’époque néolithique comme étranger à H. Europæus. Il n’en diffère que par la taille, caractère dont l’évolution n’est pas encore terminée de nos jours chez cette espèce. Il n’avait été rattaché à une race méditerranéenne hypothétique que par suite des préjugés d’autrefois : on croyait les races actuelles venues d’Asie, et la race blonde en dernier lieu. La science positive a jeté bas cet échafaudage, œuvre d’imaginations trop vives travaillant sur les données de la Bible et sur des matériaux littéraires incomplets.
Les peintures et les inscriptions égyptiennes montrent le type de l’H. Europæus chez les envahisseurs du delta, du xve au xe siècle, et permettent de le soupçonner dès le xxxe. Libyens, Étrusques, Grecs, Gaulois, Germains, Slaves, Goths, les grands peuples historiques sont à peu près entièrement compɔsés de représentants purs de l’H. Europæus. De même les anciens Thraces, les Scythes, les Perses, les Arméniens, les Indo-Aryens comprenaient une majorité d’individus de cette espèce, au moins dans la classe libre et parmi les chefs.
H. Europæus a pour synonymes race indo-germaine, race européenne ou indo-européenne, du moins chez les écrivains récents, race dolichocéphale blonde, race aryenne, race kymrique, race galatique. Il parait, en effet, avoir joué le rôle principal, sinon exclusif, chez les peuples qui ont créé et propagé les langues et la civilisation dites indo-germaines, indo-européennes et aryennes. Répondant à M. Salomon Reinach, j’ai combattu avec énergie l’emploi de ces termes équivoques (Science, 4 August 1893 ; Languages, 29 December 1893 ; l’Anthropologie, 1893, p. 379).
Le nombre des individus est relativement élevé : H. Europæus habite des régions à population très dense. Je crois qu’on peut l’évaluer à trente millions en Europe, vingt en Amérique, et il tend à un accroissement rapide. Le nombre des métis très rapprochés du type est égal ou un peu supérieur.
Les caractères forts, c’est-à-dire ceux que H. Europæus impose facilement à ses métis, sont nombreux mais secondaires. Le métis hérite de lui plutôt la barbe que les sourcils ou les cheveux, plutôt la couleur des yeux que celle des poils, plutôt la conformation allongée de la face et du nez que la dolichocéphalie du crâne, plutôt la forme du crâne antérieur que celle du crâne postérieur ; plutôt la longueur des jambes que celle des bras, et plutôt la conformation des reins que celle de la poitrine. A très petite dose, le sang de H. Europæus se trahit encore chez ses descendants par une teinte un peu claire de la barbe, de l’iris, ou même de la chevelure chez l’enfant. La dolichocéphalie, au contraire, peut disparaître du premier coup. Le point faible est la partie postérieure du crâne : à partir de ce centre, chaque partie a d’autant plus de chances de transmettre ses caractères qu’elle est plus éloignée dans la limite, bien entendu, de chaque ordre de caractères. De même l’intelligence est plus facilement transmise que la hardiesse. Ce sont les caractères les plus spécifiques et les plus récemment acquis qui se transmettent le mieux dans l’ordre physique.
H. Alpinus. Parvus, agilis, timidus (Linné, Systema naturæ). Taille moyenne masculine adulte : 1.60 à 1.65. Indice céphalique moyen du vivant 85 à 86, du crâne sec 84 à 85. Conformation générale trapue, bréviligne. Coloration brune ou moyenne de la peau, des cheveux, de l’iris et de la barbe, celle-ci souvent plus claire que les cheveux.
« Le brachycéphale est frugal, laborieux, au moins économe. Il est remarquablement prudent et ne laisse rien à l’incertain. Sans manquer de courage, il n’a point de goûts belliqueux. Il a l’amour de la terre et celui du sol natal. Rarement nul, il atteint plus rarement au talent. Le cercle de ses visées est très restreint, et il travaille avec patience à les réaliser. Il est très méfiant, mais facile à piper avec des mots, sous lesquels sa logique exacte ne prend point la peine de rechercher des choses ; il est l’homme de la tradition, et de ce qu’il appelle le bon sens. Le progrès ne lui apparaît pas nécessaire, il s’en méfie, il veut rester comme tout le monde. Il adore l’uniformité. En religion, il est volontiers catholique ; en politique, il n’a qu’un espoir, la protection de l’État, et qu’une tendance, niveler tout ce qui dépasse, sans éprouver le besoin de s’élever lui-même. Il voit très clairement son intérêt personnel, au moins dans un temps limité ; il voit aussi et favorise les intérêts de sa famille et de ceux qui l’entourent, mais les frontières de la patrie sont souvent trop grandes pour sa vue. Chez ses métis, l’esprit d’égoïsme est renforcé par l’individualisme énergique du dolichocéphale, le sentiment de la famille et de la race se neutralise et s’atténue ; combiné avec une cupidité plus forte, il aboutit à tous les vices reprochés à nos bourgeois, et enfin à l’élimination par l’excès du self-restraint (Lapouge, Dépopulation de la France, p. 79).
A l’époque où l’on suppléait volontiers par des hypothèses à l’insuffisance des documents, on supposait que le brachycéphale était venu, — lui aussi, — d’Asie. Il aurait apporté la civilisation en Europe vers la fin de l’époque de la pierre polie. On pensait qu’il avait formé à partir de cette époque un substratum ethnique sur lequel se serait déposée une couche d’éléments gaulois et germains, dont la disparition montrerait aujourd’hui le vieux fonds à nu. La vérité est que H. Alpinus est rare dans les sépultures antérieures au Moyen Age. Aux âges de la pierre, on sent la présence d’un élément à crâne très court dont on possède quelques rares échantillons. Une petite quantité de métis présente l’indice céphalique de H. Alpinus, mais avec des formes différentes. Ces métis sont en proportion relative un peu plus forte à l’époque du cuivre, où l’élément Europæus est diminué par l’effet des grandes migrations et des lointaines conquêtes qu’il entreprend alors. L’indice moyen de quelques séries se relève jusqu’à 80 et au delà. L’élément Europæus se reconstitue, l’indice baisse et reste bas jusqu’au Moyen-Age. L’examen attentif des crânes brachycéphales préhistoriques ou anciens montre qu’ils ont surtout en commun avec H. Alpinus le caractère de la brachycéphalie, mais il y en a bien peu qui présentent l’ensemble des caractères. Une des formes habituelles est une variante de H. contractus, d’autres répondent à des formes hybrides d’Acrogonus qui se produisent encore aujourd’hui par le hasard des croisements.
H. Alpinus ne parait pas d’ailleurs, être lui-même autre chose qu’un hybride d’Acrogonus, mais un hybride réussi et fixé. Tandis que H. Europæus parait une véritable espèce, issue de la variation et de la sélection, H. Alpinus est probablement le résultat d’un croisement, et peut-être de croisements multiples. D’une part il se comporte comme métis, au point de vue morphologique et psychologique, de l’autre il parait se disloquer aujourd’hui et revenir à la forme Acrogonus. Il faut, en outre, décomposer H. Alpinus en une série de variétés, et chacune parait le résultat d’un croisement différent, dont un terme est toujours Acrogonus, mais dont l’autre varie : H. Europæus, H. contractus, etc.
A l’exception de l’Espagne, de l’Italie méridionale et des îles de l’Europe, H. Alpinus se trouve répandu de l’Atlantique à la mer Caspienne et à l’Euphrate. Excepté en Pologne et sur quelques points de la région voisine, il ne domine pas dans les plaines elles sont le domaine de H. Europæus et des métis. Au-dessus de 200 mètres, il prédomine, et se rencontre à peu près seul au delà de l’altitude de 500 mètres. Sa forteresse centrale est le massif alpin, mais il n’y prédomine que depuis le Moyen-Age, et on ne l’y trouve pas plus qu’ailleurs dans les sépultures préhistoriques. La carte de sa répartition dans l’Europe occidentale et centrale coïncide à peu près avec la carte hypsométrique, mais s’il occupe les lieux élevés, et seulement les lieux élevés, c’est parce que H. Europæus dédaigne les régions pauvres et inégales. Cette raison n’est pas la seule, mais elle est la principale. H. Alpinus se multiplie dans les plaines quand l’usure sociale est avancée, quand H. Europæus est en voie d’extinction. Ainsi les plaines de la Pologne, la vallée du Pô, les bas plateaux et quelques vallées de la France. Malgré l’aire d’extension immense qu’il possède, H. Alpinus ne parait pas représenté par un nombre d’individus de race pure ou à peu près pure supérieur à cinquante ou soixante millions. C’est que la population est très peu dense partout où la place lui a été abandonnée : mille hectares de montagnes ne peuvent nourrir autant d’habitants que cent hectares de bonnes plaines.
La très grande majorité des populations de l’Europe, les péninsules italique et hispanique exceptées, se compose de métis à tous les degrés de H. Alpinus et H. Europæus. Les métis voisins du premier type sont de beaucoup les plus nombreux. Le caractère fort de l’Alpinus, qu’il tient lui-même de l’Acrogonus, est l’élargissement de la partie postérieure du crâne, avec un aplatissement plus ou moins marqué de la même partie. Ce caractère est accusé chez lui dès le troisième mois de la vie fœtale, et correspond à une conformation primitive du cerveau toute différente de celle que présente l’embryon de H. Europæus. Le premier résultat du croisement d’une race quelconque avec l’Alpinus est donc le raccourcissement de la longueur, l’exagération de la largeur du cerveau et du crâne ; l’indice céphalique, l’indice endocéphalique et l’indice cérébral sont ainsi relevés du premier coup dans des proportions sans rapport avec la quantité de sang alpin introduite. H. Alpinus a pour synonyme Celto-Slave et Touranien. Ces deux vocables remontent aux temps primitifs de l’anthropologie. Broca avait trouvé, à la suite de ses premières recherches, que la population de la Celtique de César était brachycéphale, tandis que les dolichocéphales blonds sont nombreux dans le Nord de la Gaule. Il en avait conclu à un peuple Celte, brachycéphale, issu du croisement d’une première invasion gauloise dolichocéphale et d’indigènes brachycéphales. On a opposé ces Celtes à un second ban de Gaulois, dit Galate, dolichocéphale et blond. Cette opposition a pour correspondante en Angleterre celle des Celtes du premier ban et des Kymris, analogues aux Galates : c’est pourquoi on appelle quelquefois Kymri l’H. Europæus. D’autre part, Broca ayant trouvé la même brachycéphalie dans la région occidentale de la Russie, pays où l’on parle slave, la désignation de celto-slaves fut appliquée à toutes ces populations pour accuser leur analogie.
Tout ce système, construit sur des bases hypothétiques, est maintenant abandonné. κελται, Celtæ, n’est pas autre chose que Γαλαται, Galatæ : il n’y a qu’une différence dialectale, et il devait y avoir chez les Celtes de nombreux dialectes, qui ont en outre subi dans la durée des siècles le sort commun des langues, c’est-à-dire de nombreuses variations phonétiques. Peut-être aussi la première forme n’est-elle qu’une erreur d’audition ou de transcription, — nous en faisons bien d’autres en rédigeant nos cartes de l’Afrique ou des régions nouvelles de l’Asie, — ou même une transformation due aux lois phonétiques de la langue d’un peuple qui a servi de premier intermédiaire. Gallus, et aussi Gaël sont des formes réduites de la forme pleine Galata. Les tombes gauloises, en Gaule, en Germanie, dans les Alpes n’ont guère donné de brachycéphales, on y trouve en abondance H. Europæus. De même c’est H. Europæus que l’on trouve dans les anciennes sépultures slaves ; le Slave historique était un congénère des Germains, des Gaulois et des Grecs, qui n’a rien de commun avec H. Alpinus ni avec les Slaves de nos jours. Dans les Îles Britanniques, les débris des peuples celtiques sont dolichocéphales, comme ceux des peuples kymriques et comme les Anglo-Saxons. Dans les sépultures anciennes des Celtes de l’Angleterre, nous ne trouvons pas trace de H. Alpinus. Il n’existe aucune série de crânes qui permette de soutenir la fréquence de cet H. Alpinus dans la Celtique de César avant et sous la domination romaine. Les rares crânes gaulois de la Celtique que nous possédons sont de beaux échantillons de H. Europæus. Nous savons déjà que la théorie brachycéphale autrefois admise avait surtout pour raison d’être la nécessité d’expliquer la présence actuelle d’innombrables brachycéphales dans le centre de la France : avec la connaissance que nous avons aujourd’hui de la puissance des sélections sociales et du sens dans lequel elles s’exercent, nous n’avons aucun besoin de cette hypothèse à laquelle les exhumations de ces vingt dernières années n’ont apporté l’appui d’aucun fait.
Le synonyme Touranien a une origine encore plus hypothétique. Les Aryas avaient pour adversaires en Bactriane les Touraniens. Les Aryas étant H. Europæus, les Touraniens devaient équivaloir à H. Alpinus. Le raisonnement est au moins boiteux. Je ne vois pas pourquoi les Touraniens n’auraient pas été de la même race que les Aryas, ou d’une race quelconque. Il y a eu, par contre, une opinion qui regardait, en dépit des indications précises des documents zends et sanscrits, les Aryens comme brachycéphales ; elle se rattachait à la théorie de l’origine asiatique des brachycéphales, considérés comme importateurs de la civilisation. Ces brachycéphales ne pouvaient être que des Aryens, donc Aryen = brachycéphale H. Alpinus. Aujourd’hui c’est du N.-O. de l’Europe que l’on fait sortir les dolichocéphales blonds, assimilés aux Aryens, et on admet que la civilisation et les langues aryennes se sont répandues en rayonnant du centre et du N.-O. de l’Europe avec les invasions blondes. On cherche en Occident les antécédents de la civilisation égéenne, mycénienne ou proto — grecque, et on commence même à y chercher ceux des civilisations égyptienne et chaldéenne.
Tout ce que je viens d’exposer n’a plus qu’un intérêt historique pour les spécialistes : il n’en est pas de même pour le public qui se débat en vain dans ce dédale. Les découvertes ont marché avec une telle rapidité que les diverses phases successives de chaque question sont arrivées à peu près en même temps aux oreilles des savants étrangers à ces spécialités fort ardues quant au public ordinaire, il s’abstient de chercher à comprendre.
On emploie enfin comme synonyme de H. Alpinus le terme brachycéphale. Il est impropre : H. Alpinus n’est pas caractérisé seulement par sa brachycéphalie, et il existe d’autres races brachycéphales que lui ; les Acrogonus, pour ne pas sortir de France, sont encore plus brachycéphales.
En pratique, il est parfois impossible d’employer les dénominations linnéennes, la forme de la phrase ne s’y prête pas toujours. Je me servirai au besoin des vocables que je viens de condamner, mais le lecteur est averti de leur valeur synonymique.
H. Contractus ; Acrogonus ; Méditerranéens, etc. — J’ai distingué et décrit dans mes mémoires sur les Crânes préhistoriques du Larzac, sur l’Origine des Ombro-Latins, sur les Pygmées néolithiques de Soubès, une petite race très curieuse, dont l’indice du crâne sec est environ 77 ou 78, et qui présente la particularité d’avoir la face et le crâne en discordance, comme si l’on avait appuyé à la fois sur le milieu du visage et sur la région occipitale jusqu’à produire un rapprochement compensé par la voussure du front et par l’approfondissement exagéré des fosses temporales : de là le nom de H. contractus. Je renvoie au mémoire sur les Pygmées (Bulletin de la Soc. scient. et méd. de l’Ouest, 1895, p. 10) pour la description de ce type et de ses rapports avec les Pygmées africains et asiatiques d’un côté, de l’autre les Ombro-Latins. H. contractus a été trouvé dans les grottes de la fin de l’époque néolithique, dans celles de l’époque du cuivre et dans quelques autres sépultures très anciennes de la région des Cévennes. Je l’ai rencontré aussi dans la plupart des nécropoles du midi de la France antérieures à la conquête, dans des tombes gallo-romaines, et j’en ai vu des échantillons provenant de tombes mérovingiennes. La plupart des sujets connus sont féminins, et j’ai cru un instant avoir trouvé la preuve d’un remarquable dimorphisme sexuel chez les Goths, parce que j’avais méconnu d’abord la nature exacte du type rencontré dans les tombes Wisigothiques associé au type germain. Cette association se rencontre aussi bien dans les tombes franques du Nord et dans les ossuaires troglodytiques de l’époque du cuivre. Elle s’explique par de fréquentes unions entre femmes du type H. contractus, et guerriers de pure race européenne arrivés dans le pays sans femmes de leur race, ou qui pratiquaient une large polygamie. H. contractus me parait avoir joué un rôle important dans l’ethnogénie de nos populations. Il semble avoir donné naissance à la forme principale et typique de H. Alpinus par croisement avec Acrogonus. Il a représenté à l’époque gallo-romaine un élément important, que l’on confond trop souvent avec l’élément romain : le type romain n’est lui-même qu’une forme adoucie de H. contractus, ancêtre probable des Ombro-Latins. Sa présence dans les tombes mérovingiennes contribue à relever l’indice nasal et l’indice céphalique, et à abaisser la capacité moyenne. Cette présence fausse déjà les moyennes de certaines séries dès l’époque du cuivre, et encore plus à l’époque gauloise.
Je n’ai encore trouvé qu’un seul crâne typique de H. contractus postérieur au Moyen-Age, et cette forme parait avoir entièrement conflué dans H. Alpinus. La race subsiste dans l’Italie moyenne, avec une légère correction de la face, qui cesse de présenter le prognathisme sous-nasal caractéristique de l’H. contractus primitif.
J’ai créé le nom d’Acrogonus pour désigner un genre ou sous-genre qui a pour caractéristiques principales l’élargissement de la partie postérieure du crâne, le relèvement des bosses pariétales et la chute à peu près verticale du profil sousobéliaque. La norma verticalis est trapézoïdale, le plus petit des côtés inégaux en avant, la norma lateralis montre un front souvent droit, une ligne ascendante jusqu’à l’obélion, une chute verticale, comme si la partie postérieure d’un crâne brachycéphale avait été enlevée d’un coup de sabre. La brachycéphalie est extrême, en moyenne 90. Cette conformation très singulière du crâne est associée à des caractères non moins singuliers du reste du squelette et des parties molles. Il a existé probablement plusieurs espèces d’Acrogonus, et j’en possède dans ma collection des formes très tranchées.
L’apparition des Acrogonus remonte au quaternaire, si l’on doit regarder, avec Hamy, les crânes de la carrière Hélie à Grenelle comme pléistocènes : cette opinion est fort contestée. A l’époque néolithique, ce type est représenté (grotte sépulcrale de Sainsat, Ariège ; dolmens de la Lozère) par quelques échantillons caractérisés et quelques métis. Il a été trouvé un de ses dérivés à l’Argar. La nécropole de Castelnau m’a fourni aussi quelques curieux échantillons, à frontal déformé. La race micrognathus a été trouvée à Sallèles — Cabardès (collection Cartailhac).
La forme Acrogonus cebennicus se rencontre fréquemment dans la région montagneuse de l’Hérault, du Gard et de l’Ardèche, elle constitue un élément important de la population de la Lozère et de l’Aveyron, et j’ai pu, au cours des mensurations prises pour dresser la carte anthropologique par cantons de toute cette région, en étudier un grand nombre d’échantillons purs ou presque purs. Cette forme se retrouve dans les Alpes, en particulier dans les Alpes Grises. Elle tend à se multiplier beaucoup, et je n’estime pas à moins d’un million ses représentants actuels.
Broca désignait sous le nom de Méditerranéens les petits dolichocéphales bruns répandus sur toutes les côtes du bassin occidental de la Méditerranée, dans les îles, en Espagne, dans l’Italie méridionale et le Nord de l’Afrique. Il leur rattachait les populations néolithiques, dolichocéphales et de petite taille. Ce groupe est en réalité fort complexe et exigerait une révision sévère. Les néolithiques étaient probablement de couleur claire, comme H. Europæus. Dans le Midi de la France, les seules. populations actuelles qu’on puisse leur attribuer comme descendants m’ont fourni, à mon grand étonnement, la coloration la plus claire observée jusqu’ici dans ces régions. D’autre part, les anciens habitants de l’Afrique du Nord étaient encore en majorité blonds à l’époque romaine. Les petits bruns dolichocéphales n’abondent que là où le croisement avec un peu de sang nègre est probable. J’ai recueilli moi-même un crâne de négresse dans la nécropole de Castelnau, et le sujet portait une couronne de cuivre du type de l’Argar. Ce cas n’est pas isolé, et le nègre parait avoir habité autrefois la côte méridionale de la Méditerranée, d’où il était sans doute importé comme esclave.
Le type méditerranéen, dolichocéphale brun, doit donc être pris tel qu’il est actuellement, sans trop se demander s’il représente les résidus de l’espèce au détriment de laquelle s’est développé H. Europæus, s’il est le produit d’un développement parallèle, ou s’il est résulté d’un croisement avec H. Afer. Il présente d’ailleurs une variété de formes et de tailles qui ne permet guère de le regarder comme homogène, même en tenant compte de la variabilité, et de la tendance constante à la production de formes et d’espèces nouvelles. Le type méditerranéen, tant en Europe que dans l’Amérique espagnole et dans le N. de l’Afrique, est représenté par une trentaine de millions. d’individus plus ou moins purs. Il est rare dans l’Europe centrale et septentrionale, excepté dans les pays où se trouvent des colonies de Morisques ou de Juifs espagnols, et dans les villes cosmopolites.
Mélés aux méditerranéens, on rencontre en Espagne et dans l’Afrique du Nord quelques représentants de la race de Cro-Magnon, H. spelæus. Quant à H. Neanderthalensis, il n’a pas été trouvé un seul échantillon de cette espèce éteinte dans les couches supérieures au pléistocène moyen. Les crânes à orbites saillantes présentés à plusieurs reprises comme des cas d’atavisme s’interprètent même parfaitement sans cette hypothèse : il ne faut oublier ni la puissance de la variation, toujours actuelle, ni l’influence de la musculature sur le développement de la région sourcilière. Je possède dans ma collection et j’ai étudié avec soin, à maintes reprises, le plus bel échantillon connu de ces crânes néanderthaloïdes, provenant de la nécropole de Restinclières, le seul qui associe la forme des orbites à l’aspect général du crâne de H. Neanderthalensis, mais la ressemblance me parait toute fortuite, et cette opinion s’affermit par chaque examen.
Il existe enfin une série de formes rares sur lesquelles il n’y a pas lieu d’insister. Elles n’ont d’intérêt que pour le spécialiste désireux d’étudier la tendance à la variation et les limites de la variabilité. Ce sont des variétés de collection, quelquefois répandues sur une certaine superficie, mais qui ne constituent dans la population de l’Europe qu’une minorité tout à fait négligeable.
Il n’est peut-être pas inutile d’insister sur ce fait que dans les espèces et les races les variations individuelles comportent une certaine amplitude. Le monde réel n’est pas le monde des métaphysiciens, le monde de l’absolu. Le type est une fiction, comme en droit la personne ou le patrimoine, mais tandis que le jurisconsulte développe ses fictions dans un monde de convention, le naturaliste est obligé de subordonner les siennes à la réalité ; les catégories qu’il crée pour venir en aide à l’infirmité de son cerveau ne doivent jamais lui faire illusion.
Méthodes d’analyse ethnique. — J’ai montré ailleurs (De l’inégalité parmi les hommes, R. d’Anthr. 1888, 25) que chaque nation était formée de strates superposés, constitués d’éléments identiques, mélangés dans des proportions qui varient de la base au sommet, les éléments anthropologiques supérieurs existant en plus grande quantité dans les strates supérieurs. Non seulement la composition morphologique des classes d’une même population est différente, mais elle varie aussi dans le temps.
Il semblerait qu’en prenant à deux époques lointaines la composition d’un peuple, on dùt retrouver le même système de stratification conservé dans ses détails par l’hérédité ; l’observation montre qu’il n’en est pas ainsi. D’une manière générale les éléments sont bien classés dans le même ordre de densité, mais les proportions varient dans chaque couche suivant les époques. En écartant l’hypothèse d’une immigration ou d’une émigration, si l’on étudie un peuple en progrès, les couches supérieures vont en s’enrichissant d’éléments supérieurs ; si le peuple est en décadence, l’uniformité tend à s’établir, et les éléments supérieurs tendent à disparaître partout. Quand j’ai formulé pour la première fois, il y a dix ans, ces propositions qui tendaient à faire des couches sociales des entités morphologiques et non plus de simples catégories politiques, elles ont inspiré au public beaucoup de réserve, car les preuves n’étaient pas suffisantes. Ce n’est pas que l’instabilité de l’indice céphalique dans un même pays fût méconnue, mais on n’en saisissait pas la cause, et comme il est toujours plus simple d’invoquer le hasard que de découvrir une loi, on tendait à regarder l’indice comme un caractère inconstant. À ce moment l’école du Museum, l’école de l’anthropologie prospective, en gros et d’intuition faisait de sérieux progrès. Le seul élève de Quatrefages qui résistât à sa dangereuse influence et fit de l’anthropologie métrique avait abandonné cette science pour l’ethnographie. Parmi les élèves de Broca, les adeptes de l’anthropologie métrique, le découragement avait saisi quelques-uns des meilleurs. M. Cartailhac avait jeté le compas et plus d’un l’avait suivi. Des deux côtés on était las de voir les chiffres se contredire. Seul, Durand de Gros avait soupçonné la cause de ces contradictions apparentes, mais il avait reçu l’accueil de Cassandre.
Les études poursuivies depuis par les spécialistes ont apporté tant de faits nouveaux à l’appui de la thèse qu’elle est passée presque sans discussion au nombre des idées courantes. On ne se rend pas toutefois assez compte, en dehors des spécialistes, de l’étendue et de la portée de ces variations dans la composition des couches sociales. Je vais essayer de faire comprendre par quels moyens on arrive à faire en quelque sorte l’analyse d’une population soit en bloc, soit classe par classe, et comment on saisit par des procédés mathématiques la différence de composition de deux couches d’une même population, ou de son ensemble à deux époques différentes. Je me bornerai à préciser par quelques exemples. On en trouvera d’autres au cours de l’ouvrage, à mesure que j’exposerai les résultats acquis. Les lecteurs désireux de documents les trouveront en abondance dans le livre magistral d’O. Ammon : Die natürliche Auslese beim Menschen (Iena, Fischer, 1893). Je m’attacherai surtout ici à l’exposition élémentaire des méthodes d’analyse.
Ces procédés sont de nature diverse, les uns du domaine de la statistique courante, le pourcentage, les moyennes, etc., les autres plus particulièrement propres à l’anthropologie, destinés à mettre en évidence certains caractères morphologiques qui jouissent de propriétés spéciales. Je m’occuperai surtout de ces derniers, et de la sériation en particulier.
Caractéristiques. — Les caractéristiques de la race blonde étant la coloration claire des cheveux et de l’iris, et la haute taille, c’est à la couleur et à la taille que la statistique doit s’adresser pour isoler les éléments blonds. La caractéristique des brachycéphales étant la brachycéphalie même, c’est à l’aide de l’indice céphalique que leur proportion sera le mieux évaluée.
Tout le monde comprend ce que l’on doit entendre par cheveux clairs ou foncés, taille haute ou petite. Il n’y a qu’une question de limites conventionnelles, faciles à poser quant à la taille, mais plus difficiles quant à la couleur, qui n’est pas susceptible de mesures numériques et comporte une appréciation individuelle très délicate. On répute sujets de petite taille ceux au-dessous de 1.60, de grande taille ceux de 1.70 et au-dessus. La taille féminine est de 0m.12 inférieure à la taille masculine.
La détermination de l’indice céphalique est d’ordre plus technique. Si l’on prend à l’aide du compas d’épaisseur la longueur maxima du crâne, sur le vivant ou sur le squelette, à partir du relief intersourcilier nommée glabelle par les anthropologistes, puis la largeur maxima, et si l’on divise la largeur par la longueur, on obtient un quotient qui varie entre 0.62 et 0.98, chiffres extrêmes obtenus sur des crânes normaux, exception faite de quelques sujets isolés. Ce quotient, multiplié par 100 pour éliminer le 0 et la virgule, est l’indice céphalique. L’indice céphalique du vivant s’appelle parfois céphalométrique et diffère de l’autre d’une quantité qui peut atteindre deux unités chez les dolichocéphales pour se réduire à néant chez les brachycéphales extrêmes. Le vivant est un peu moins dolichocéphale ou un peu plus brachycéphale, parce que l’épaisseur des tissus, même supposée égale partout, majorant d’une quantité égale deux diamètres inégaux fausse leur rapport d’une manière nécessaire. Le problème des relations entre les deux indices a été résolu mathématiquement par Ammon.
On obtient l’indice céphalique d’un lot de crânes en divisant la somme des largeurs par celle des longueurs. C’est l’indice moyen. Il est bon de savoir que les anthropologistes tirent des mesures de la tête divers autres indices à dénomination spéciale, celui de Ihering par exemple, qui parfois sont par négligence appelés aussi céphaliques.
Le sujet ou le groupe est brachycéphale quand l’indice est 85 ou au-dessus, sous-brachycéphale de 80 inclus à 85, mésaticéphale de 75 inclus à 80, sous-dolichocéphale de 70 inclus à 75, dolichocéphale au-dessous de 70. Les limites ont beaucoup varié autrefois, chaque spécialiste les fixant à sa guise et l’accord n’est pas encore parfait : il vaut mieux indiquer chaque indice en chiffres. Souvent aussi l’on emploie par abus les termes de dolichocéphale pour sous-dolichocéphale et de brachycéphale pour sous-brachycéphale, c’est un reste du temps où l’on n’avait pas créé les subdivisions quinaires. Souvent enfin on prend les termes dans un sens relatif : ainsi quand on oppose la dolichocéphalie des Anglais et des Américains, qui sont mésaticéphales à 78 environ, à la brachycéphalie des Français, qui sont sous-brachycéphales à 83. Ces difficultés de nomenclature n’en sont pas pour les spécialistes, mais elles sont des pièges dangereux pour ceux qui ne sont pas initiés. Elles exposent aux plus plaisantes confusions, à la découverte de nouveautés ou d’objections fausses les débutants et les littérateurs.
Sériation. — Quand on a les indices céphaliques d’un ou plusieurs lots, on peut les sérier. Cette opération permet de voir la proportion des brachys et des dolichos, les tendances des sujets à caractères mélangés, et de faire des comparaisons. Sérier, c’est écrire dans une colonne la série des indices, et en face de chaque nombre celui des individus de chaque lot affectés de cet indice. On voit de suite comment se massent les majorités. La sériation parle encore bien mieux aux yeux quand on la traduit en graphique. On porte sur du papier quadrillé tous les indices sur une ligne horizontale, et prenant au-dessus autant de carrés qu’il y a de sujets affectés de l’indice, on fait passer une ligne en zigzag. On peut voir à titre d’exemples les nombreux graphiques de l’ouvrage précité d’Ammon. On peut aussi employer la méthode des surfaces proportionnelles, ou toute autre usitée en statistique.
Comme exemple de sériations, et pour montrer la manière de les interpréter, je réunis dans un même tableau les séries suivantes 1° Montpelliérains vivants, nés dans la ville de Montpellier de parents qui y sont également nés ; 2° Montpelliérains du xviiie siècle, classes réunies ; 3° les mêmes, classe inférieure ; 4° les mêmes, classe supérieure (ces trois séries sont étudiées dans la Revue d’Anthropologie du 15 novembre 1889 et dans l’Anthropologie de janvier-février 1891) ; 5° paysans actuels de N. D. de Londres (Hérault) ; 6° seigneurs du même lieu du xvie au xviiie siècle (Voir l’Anthropologie, mai-juin 1892).
La seule inspection de ce tableau montre que :
1° La population de Montpellier compte plus de brachys et moins de dolichos qu’autrefois. La différence légère entre les indices du crâne sec et de la tête vivante exagère un peu cette différence, mais d’un degré au plus. En réalité les brachys tendent partout depuis les temps préhistoriques à éliminer les dolichos. La loi se manifesterait avec une plus grande brutalité si l’on mettait en ligne une série de Montpelliérains vivants prise au hasard, comprenant des immigrants et des fils d’immigrés.
2° Les classes supérieures dans l’ancienne société montpelliéraine étaient relativement dolichocéphales en comparaison des classes inférieures, celles-ci comprenant seules des indices au-dessus de 80. L’écart est plus grand qu’entre deux lots d’Italiens et d’Allemands, d’Anglais ou de Russes. Même différence entre les paysans de Notre-Dame-de-Londres et leurs anciens seigneurs. C’est la grande loi de la plus forte richesse des classes supérieures en éléments dolichos et des classes inférieures en brachys.
3° Les classes supérieures de l’ancienne société montpelliéraine montrent une plus grande richesse en éléments méditerranéens que toutes les autres catégories, et la noblesse territoriale est plus riche en éléments dolicho-blonds. Les premiers se révèlent par une dolichocéphalie plus accusée. Ces deux phénomènes se rencontrent normalement dans tous les cas semblables.
Dans un seul tableau nous pouvons ainsi saisir la différence de composition d’une même population suivant les couches sociales et le temps, et les affinités des différents types morphologiques avec certaines conditions sociales. C’est avec de nombreux documents de ce genre que l’anthropologie de classe s’est constituée.
Sériation quinaire. — Les sériations précédentes sont au module 1, c’est-à-dire d’unité en unité. Ce système est le plus employé pour la plupart des indices : céphalique, vertical, facial, nasal. En outre on l’emploie aussi pour la taille : voir, par exemple, les sériations de taille par cantons dans mes Matériaux pour la géographie anthropologique de l’Hérault (Bull. de la Soc. languedocienne de Géographie, 1894, fasc. 3 et 4). La sériation au module 5 est également très employée, surtout pour l’indice céphalique, parce qu’elle marche de pair avec la nomenclature quinaire. Voici le même tableau réduit à ce module :
Le gros bataillon des Montpelliérains actuels est sous-brachycéphale, celui des anciens était mésaticéphale. Le dernier chiffre fort de l’ancienne aristocratie municipale coïncide avec le premier chiffre fort des modernes citadins. Les séries 4 et 6 marchent à peu près ensemble : grands seigneurs terriens et patriciens de la ville, ceux-ci un peu plus riches en éléments très dolichocéphales. De même les citadins et les paysans de Notre-Dame-de-Londres, ceux-ci avec une proportion plus forte de brachycéphales.
Pourcentage. — Si l’on remarque le nombre total des individus dont se composaient les lots étudiés, on voit que les trois premiers sont forts et les trois autres faibles. La comparaison serait plus saisissante entre lots d’égale importance numérique. Comme cela n’est pas pratiquement possible, on y remédie en faisant des pourcentages. On calcule combien pour cent des sujets sont dolichos, mésatis, etc. Voici le tableau sous cette troisième forme :
Ce procédé donne les résultats les plus saisissants, mais il a besoin d’être employé avec réserve quand il s’agit de comparer de toutes petites séries, et surtout de les comparer à de grandes : il peut faire perdre de vue l’insuffisance réelle du nombre de sujets dont on prétend tirer argument. Une grosse série est presque toujours plus concluante et plus à l’abri des jeux du hasard ; très forte, elle donne une certitude complète. La méthode des sériations quinaires est très en faveur auprès des Italiens et des Allemands, mais ils ne tiennent pas toujours assez compte de l’inconvénient que je signale.
Le procédé du pourcentage est à peu près le seul applicable à la couleur. On peut en voir de nombreuses applications dans mes Matériaux, dans l’ouvrage précité d’Ammon, dans son mémoire sur la sélection naturelle publié en français dans l’Anthropologie (Nov. déc. 1892), etc. Voici un exemple tiré des recherches du docteur Gelpke sur les yeux des écoliers de Karlsruhe (Die Augen der Elementarschuler, Laupp, Tubingen, 1891). Il s’agit de déterminer la proportion d’yeux bleus. Je complète le tableau à l’aide des lycéens et des conscrits de la même capitale, examinés par Ammon.
Ce tableau est intéressant en ce qu’il prouve la superposition de deux éléments dolichocéphales dans la population aisée de Karlsruhe. Dans cette ville la proportion des dolichos augmente de la base au sommet comme Ammon l’a établi, mais ce grand observateur a cherché à tort, je crois, à expliquer le nombre d’yeux bleus plus grand chez les conscrits que chez les lycéens par la seule dissociation des caractères du type blond. Il s’explique mieux par la présence chez les urbains, et surtout dans les classes supérieures, d’un peu de sang méditerranéen, et j’en ai trouvé les traces incontestables sur la belle série de crânes de Karlsruhe que je tiens de M. Ammon lui-même. Le type dolichocéphale brun agit comme élément perturbateur dans les statistiques où l’on cherche à établir une corrélation entre la dolichocéphalie et la couleur, mais on aurait pu s’attendre à ne pas trouver cet obstacle à Karlsruhe (Lapouge, Crânes modernes de Karlsruhe, Anthropologie, 1892, 738-739).
Le procédé du pourcentage est très fréquemment employé pour utiliser des données étrangères à la morphologie. Un naturaliste illustre, de Candolle, s’en est servi pour montrer l’inégalité d’aptitudes aux sciences des diverses couches sociales. C’est un des plus curieux chapitres de son Histoire des sciences et des savants des deux derniers siècles (2° éd., Genève, Georg, 1884). La proportion de savants produite par les différentes classes est fort inégale. En tenant compte du nombre immense des individus dans la classe inférieure, de leur nombre très restreint dans la classe supérieure, et de toutes les autres conditions statistiques, M. de Candolle arrive aux résultats suivants :
Cl. sup. | Cl. moy. | Cl. inf. | |
Centièmes de la population totale. | 0.9 | 9.0 | 90.0 |
Centièmes de la production des savants. | 41.0 | 52.0 | 7.0 |
Ainsi la première classe produit 45 1/2 fois plus, la seconde 5 fois plus, la troisième 13 fois moins de savants qu’elles ne devraient en fournir s’il n’existait pas d’inégalité de valeur. Si l’intervalle entre les deux premières classes est considérable, entre les deux dernières il est énorme. Il ne faut, en effet, que 8 personnes de la seconde classe pour équivaloir à une de la première, tandis qu’il en faut 75 de la troisième pour une de la seconde, et 600 pour une de la première.
Pour la France prise à part, les résultats sont moins inégaux :
Cl. sup. | Cl. moy. | Cl. inf. | |
Centièmes de la population totale. | 0.58 | 11.6 | 87.9 |
Centièmes de la production des savants. | 35.00 | 42.0 | 23.0 |
La classe supérieure produit environ 20 fois autant que la moyenne, 200 fois autant que la troisième ; la classe moyenne 10 fois autant que la classe inférieure. A ce point de vue 200 individus de la troisième classe équivalent à 20 de la seconde et 1 de la première.
Je renvoie à l’ouvrage de Candolle les personnes qui désireraient vérifier la manière dont il a établi les chiffres fondamentaux de son calcul. Je me contente de lui emprunter un autre tableau, qui n’a point d’intérêt au point de vue des méthodes d’analyse, car les chiffres sont bruts, mais qui complète les précédents au point de vue documentaire. C’est la répartition par classes d’origine des membres de l’Académie des Sciences de Paris au xviiie et au xixe siècles.
| XVIIIe | XIXe | Moyenne |
Classe supérieure. | 46 | 28 | 35 |
Classe moyenne. | 33 | 47 | 42 |
Classe inférieure. | 21 | 25 | 23 |
Or, depuis le siècle dernier la classe supérieure a un peu diminué en nombre, la classe moyenne a triplé ou quadruplé, la classe inférieure a légèrement augmenté. Si l’on compare, en tenant compte de ces variations, les chiffres afférents aux deux siècles, on constate que les classes extrêmes ont varié à peu près proportionnellement au nombre des individus. Le changement de milieu a produit en haut une sélection énergique, les mieux adaptés au milieu nouveau ont surtout perpétué la classe, et l’effet des croisements s’est trouvé longtemps compensé. Pour les classes inférieures, le drainage qui recrute à leurs dépens la bourgeoisie actuelle est une cause de perte que compensent la diffusion de l’instruction et la plus grande facilité d’arriver. De là l’état stationnaire des classes extrêmes. La classe moyenne, c’est-à-dire la bourgeoisie moins ce que l’on a appelé la noblesse républicaine, a augmenté seulement d’un quart sa force productive. Le nombre des individus ayant quadruplé, la bourgeoisie actuelle peut être regardée comme de deux bons tiers inférieure à celle du siècle dernier au point de vue des services scientifiques rendus à l’humanité.
Ce serait une décadence rapide si la bourgeoisie actuelle. descendait de l’ancienne, mais elle représente surtout les sujets enrichis des classes inférieures, et nous savons par l’exemple des Montpelliérains l’étendue des progrès faits par les éléments brachycéphales dans leur mouvement social ascensionnel.
Moyennes. — La méthode des moyennes, si employée en anthropologie générale, a moins d’importance dans les recherches qui nous occupent. Elle n’est guère employée que pour utiliser des séries trop petites pour permettre des sériations concluantes, ou pour comparer des résultats généraux. Les moyennes que l’on compare ne sont pas d’ordinaire autre chose que les indices moyens, tels que nous avons vu plus haut la manière de les calculer. Ces moyennes ont une éloquence plus concise que les sériations, mais par la synthèse comme par l’analyse on arrive aux mêmes résultats.
Voici les indices céphaliques moyens des séries étudiées plus haut :
Montpellierains vivants | 81.60 |
—du XVIIIe siècle | 77.77 |
—cimetière commun | 78.31 |
—aristocratie | 74.70 |
Seigneurs de Londres | 76.00 |
Paysans | 82.17 |
Hérédité. — L’hérédité est une de ces forces modernes dont tout le monde parle, mais que peu de personnes comprennent. Ses lois qui dominent tout, qui sont partout et presque tout dans le monde biologique, ces lois échappent si bien par la complexité de leur action qu’elles sont encore fréquemment méconnues. Il semble à beaucoup de gens que l’hérédité soit une puissance fantasque, intervenant par-ci par-là, et se manifestant par des tours paradoxaux. De là à la nier, il n’y a qu’un pas facile à franchir pour les esprits légers.
Non seulement la masse indifférente des hommes réputés instruits révoque en doute l’existence générale de l’hérédité et regarde comme des coups de hasard les répétitions les plus évidentes de telles et telles anomalies d’organisation, mais parmi les médecins, les zootechniciens et les horticulteurs, il règne beaucoup d’incertitude sur le mode et la limite d’action de l’hérédité.
L’étude des résultats les plus récents de la biologie est de nature à faire disparaître à peu près toute difficulté de l’esprit des derniers. Quant aux premiers, il serait téméraire d’espérer leur ouvrir à tous les yeux. Il y a des hommes très intelligents, doués même d’un grand talent, dans l’esprit desquels il est impossible de faire entrer l’idée d’ordre dans le monde. Ce sont des survivants brillants d’un type intellectuel qui a dominé dans l’antiquité classique, mais qui ne peut point plier à la discipline rigoureuse de la science, à la précision minutieuse des procédés, à l’évaluation constante des phénomènes en chiffres, et à l’indifférence stoïque en face de l’écroulement des théories.
L’étendue de l’hérédité est pourtant aussi universelle et sa force aussi irrésistible que celles de la pesanteur. Quand elle paraît subir des exceptions, l’hérédité n’est pas plus en défaut que la pesanteur quand le ballon s’élève dans l’air et le liège à la surface de l’eau. Le ballon s’élève par l’effet de la pesanteur plus grande et de la fluidité de l’air qui vient se placer en dessous et qui le soulève. De même le liège soulevé par l’eau n’en est pas moins pesant ; il est seulement moins lourd que le milieu dans lequel il est plongé. Le mouvement d’élévation qu’il subit est une conséquence de la pesanteur, et celui qui prendrait texte de ce phénomène pour argumenter contre la généralité de l’attraction terrestre montrerait un singulier défaut de jugement et d’observation. J’ai entendu cependant un vieux jurisconsulte invoquer cette dérogation apparente pour déprécier les lois naturelles et leur opposer le caractère plus absolu des lois humaines, émanées de la pensée législatrice. Il n’est pas plus raisonnable de procéder de la même façon à l’égard de l’hérédité, mais le défaut de jugement blesse moins parce que l’observation est plus difficile, ou tout au moins d’une facilité moins enfantine que celle de la pesanteur. Pour constater l’une il faut se donner la peine. de voir, tandis que pour constater l’autre il suffit de négliger un instant l’équilibre.
Dans la recherche des manifestations de l’hérédité, il ne faut pas envisager toujours l’individu dans son entier. C’est une méthode trop commode, mais décevante. Il est indispensable de le considérer comme une société d’unités biologiques douées d’une vie propre, subissant chacune pour son compte l’influence héréditaire. Ces unités sont d’ailleurs d’un ordre infiniment petit. Dans l’état actuel de la science, la cellule a perdu sa place d’unité absolue. On sait qu’elle est tout un monde. Il faut d’ores et déjà aller jusqu’à la plastidule, l’unité indéterminée de l’ordre le plus inférieur, sans se croire obligé d’adopter avec ce terme commode la théorie plastidulaire formulée par Haeckel.
Mécanisme de l’hérédité. — « En biologie, l’hérédité directe a pour cause la nature même du phénomène de la reproduction, qui se réduit en dernière analyse à une division suivie de reconstitution. Les Allemands donnent ainsi de la reproduction une définition excellente, malgré sa forme un peu alambiquée, quand ils la définissent : un phénomène d’accroissement de l’organisme au delà de la sphère de son individualité, et qui se laisse ramener à la séparation d’une partie du corps qui se transforme en un individu semblable à l’individu producteur. Cette définition, seule admise aujourd’hui, est à retenir parce qu’elle renferme deux données directement applicables aux sciences sociales : 1° Le produit est la continuation physique du producteur ; 2° ce caractère ne lui fait pas perdre son individualité. Nous définirons, nous, le produit une partie isolée et reconstituée des reproducteurs ».
Si je reproduis ces lignes d’un travail déjà ancien (Revue générale du droit, 1885, p. 218) c’est pour montrer qu’avant Weismann, dont le célèbre mémoire (Die Continuitaet des Keimplasmas, Iena, 1895) n’avait pas encore paru, le fait de la continuité de la personne matérielle était déjà si bien acquis que je pouvais asseoir sur cette base une théorie de la continuité de la personne juridique. Certes il était un peu puéril d’essayer de légitimer par cette démonstration des fictions. aussi arbitraires que la continuité de la personne et l’hérédité des biens, mais, mal débarrassé de l’éducation de l’Ecole je prenais encore au sérieux les jeux d’esprit de la scolastique. juridique ; je m’efforçais seulement de couler quelque chose de solide dans les formes vides et vagues et de donner au droit une base concrète. La tentative dura peu, ce fut de ma part le dernier essai de conciliation avant de divorcer avec la métaphysique sous toutes ses formes. Dans le monde juridique elle produisit une impression singulière : on ne comprenait pas encore assez le besoin de ramener le droit à des apparences moins factices. Elle m’a valu l’étonnement indigné de deux éminents jurisconsultes de l’ancienne École, qui ont été mes maitres, l’un à Poitiers, l’autre à Paris, et qui avaient apparemment fondé sur mon orthodoxie de meilleures espérances (De Vareilles, Principes fondamentaur du droit, Paris, Cotillon, 1889, p. 179 ; Beudant, Le droit individuel contre l’État, Paris, Rousseau, 1891, p. 224). Dans le monde biologique, cette profanation de la science ne m’a pas été pardonnée davantage : le jour évidemment n’est pas encore venu où ces diverses branches de la connaissance humaine entreront en contact intime.
La théorie de l’hérédité biologique, exposée dans ce malencontreux mémoire à l’appui de l’hérédité juridique, conserve sa valeur malgré les années. Des découvertes incessantes ont permis de pénétrer plus avant dans la connaissance des phénomènes de la fécondation, le rôle des anses a été reconnu depuis, la démonstration de la non-hérédité des caractères acquis a donné une valeur plus grande à l’isolement prématuré des éléments sexuels, mais la théorie que je vais exposer n’est en somme que celle de mon mémoire de 1885, de mon travail sur l’Hérédité dans la Rev. d’Anthropologie de 1885 (p. 512), de mon cours sur l’hérédité de 1837-1888, de mon mémoire sur La théorie plastidulaire et les lois mécaniques de l’hérédité (Bull. de la Soc. des Sciences naturelles de Montpellier, 1888, janvier, p. 4) et de mon travail sur Les lois de l’hérédité (Lyon, 1890). Cette théorie, basée sur celles de Naegeli et de Strassburger, diffère peu de la nouvelle théorie par laquelle Weismann a remplacé sa première doctrine trop intransigeante, et représente assez exactement l’opinion commune de l’heure actuelle.
Le phénomène de l’hérédité est essentiellement expliqué par ce fait que, dans la reproduction sexuelle, — la seule dont j’aie à m’occuper ici, — le produit est le résultat de la fusion. de deux parcelles des producteurs. L’élément mâle ou spermatozoïde est composé d’un noyau et d’une petite quantité de protoplasme, l’élément femelle est composé de même, mais la quantité de protoplasme dont il dispose est beaucoup plus considérable. Le spermatozoïde n’est pas une cellule, mais une fraction de cellule, résultant de la division répétée d’une cellule normale nommée spermatogonie. L’œuf est une véritable cellule, mais qui a besoin de se décompléter avant la fécondation.
Les spermatogonies proviennent par prolifération normale d’autres cellules de même nature, qui toutes se rattachent à un petit groupe de cellules isolées et spécialisées à cet effet dès les premiers temps de l’évolution embryonnaire du mâle. Cet isolement est plus ou moins hâtif suivant les espèces, mais date surtout de l’époque antérieure à la différenciation des cellules embryonnaires. Ce groupe de cellules constitue une réserve de matériaux constituée aussi près que possible de l’origine du nouvel organisme, et emmagasinant une partie du capital héréditaire transmis.
Les ovules proviennent également de semblables amas cellulaires, mis en réserve dès l’origine du sujet féminin. Si l’on prend un œuf à son premier stade évolutif, il ne diffère en rien d’essentiel d’une cellule normale. De même, il subit à un certain moment un travail karyokinétique, ou de division, mais le résultat est différent. Tandis que la cellule normale se divise en deux cellules semblables, le dédoublement de l’ovule n’aboutit qu’à l’élimination d’une très petite partie de lui-même, et se répète deux fois.
La cellule normale consiste essentiellement en une masse, d’ordinaire microscopique, de protoplasme, dans laquelle on distingue un noyau. Ce noyau contient lui-même une matière granuleuse, nommée chromatine à cause de sa coloration plus foncée, qui s’organise en un filament quand la cellule tend à se diviser. Le filament se rompt en un nombre pair de bâtonnets, identiques dans les cellules de toute nature composant l’organisme des êtres d’une même espèce. Ces bâtonnets (chromosomes) se courbent en anses ou en U, disposés face à face dans un même plan, comme les danseurs d’un quadrille. C’est ce qu’on appelle la plaque chromatique. Cette plaque se dédouble, par clivage de chaque anse, et les groupes de chromosomes s’éloignent l’un de l’autre. Les bâtonnets se ressoudent, la masse nucléaire s’étrangle entre les deux groupes, puis la séparation se fait, et au lieu d’un noyau, il y en a deux, dont les chromosomes ne vont pas tarder à se résoudre en granulations. La cellule s’étrangle à son tour et se coupe entre les deux noyaux. Il se forme ainsi, par dédoublements successifs, deux cellules et ces petites cellules à peine achevées sont déjà presque aussi grandes que la cellule primitive, car elles se nourrissent par imbibition pendant la période de division même. C’est par ce processus que se construit l’édifice de l’organisme pendant la période embryonnaire et celle de la croissance, et que se réparent les brèches durant les périodes ultérieures de la vie, par proliférations successives.
L’œuf commence par se diviser ainsi, mais en deux parties très inégales, le véritable œuf gardant presque tout le protoplasma ; le globule polaire, produit d’expulsion, en entraîne fort peu. Aussitôt le globule polaire détaché, le noyau de l’œuf, au lieu de retourner à l’état normal, ou de dédoubler ses chromosomes pour se préparer à une nouvelle prolifération, se divise simplement, et l’une des parties est expulsée avec un peu de protoplasme. C’est un second globule polaire, qui emporte seulement un demi-noyau, la moitié d’un nombre réglementaire de chromosomes deux si le nombre, dans l’espèce, est normalement de quatre. Le noyau de la cellule ne contient lui non plus que deux chromosomes, et il ne reconstitueral pas par dédoublement le nombre voulu, il attendra qu’un spermatozoïde vienne le compléter.
Le spermatozoïde ne comporte aussi qu’un demi-noyau, à deux chromosomes au lieu de quatre, à huit chromosomes. au lieu de seize, suivant l’espèce. C’est que le spermatocyte dont il dérive a subi également deux divisions successives, la dernière prématurée. Il y a symétrie parfaite, sauf que les quatre spermatozoïdes du même spermatocyte paraissent avoir une valeur égale, tandis que les globules polaires, le premier qui se dédouble d’ordinaire en deux éléments à demi-noyaux, et le second, sont ou paraissent perdus.
Ces phénomènes n’ont été découverts que dans ces dernières années, et il est certain que l’analyse des détails ira beaucoup plus loin. En 1885 on ne connaissait, et depuis dix ans seulement, que le processus de la combinaison des noyaux, et l’on entrevoyait à peine la possibilité d’analyser les structures de ceux-ci.
Quand les deux éléments sexuels se trouvent mis en présence, le spermatozoïde s’introduit dans l’ovule, le demi-noyau male marche à la rencontre du demi-noyau femelle, et il n’y a plus qu’un noyau complet dans une cellule complète, la fécondation est opérée. Les anses ne se fusionnent pas, mais au contraire le phénomène normal de division de la cellule commence aussitôt : les chromosomes se placent dans un même plan, la plaque ainsi formée se dédouble, un double noyau se trouve ainsi constitué, puis une double cellule, et la prolifération continue indéfiniment, la nutrition rendant incessamment à chaque cellule ce qu’elle perd par sa division. Ainsi une cellule quelconque du sujet adulte contiendra toujours moitié chromosomes paternels, moitié chromosomes maternels.
Tandis qu’une partie des cellules prolifère ainsi indéfiniment, et construit le corps, quelques cellules s’isolent comme il a été dit plus haut et forment la réserve destinée à la constitution des ovules et des spermatozoïdes à venir. Il se fait donc ainsi une séparation entre éléments destinés à la différenciation et à la mort, — individu, et éléments qui ne se différencient pas et sont appelés à l’immortalité matérielle par génération, — cellules sexuelles incluses dans l’individu.
Les rapports entre parents en ligne directe ne sont done. pas des rapports de cause à effet comme certains biologistes le pensaient encore il y a vingt ans, mais constituent une continuité matérielle.
L’individu est ainsi une construction latérale, une tige poussée sur le rhizome invisible et immortel de l’espèce. C’est ce que j’exprimais dans mon mémoire de 1885 en ces termes : « Tous les descendants d’un même individu peuvent être considérés comme des démembrements successifs d’un même tout, avec des alliages étrangers de plus en plus prépondérants ».
Cela explique très bien l’hérédité des caractères spécifiques et de race, mais que dire des caractères acquis ?
On n’avait guère songé, avant 1885, à distinguer entre l’hérédité des caractères normaux et celle des caractères acquis, et ces derniers bénéficiaient dans l’opinion de la certitude établie que les premiers s’héritaient.
Dans un mémoire célèbre, publié quelques mois après le mien (Die Continuitaet des Keimplasmas, Iena, 1885), Weismann expose avec une grande force les raisons qui devaient faire rejeter toute espèce d’hérédité des caractères acquis. La première était que la cause même de l’hérédité, la transmission de substance mise en réserve avant la formation du corps, ne permettait pas d’admettre que les modifications subies depuis par ce corps fussent susceptibles de passer aux descendants. Ceux-ci dérivent, en effet, du plasma germinatif et non du plasma somatique, des cellules de réserve, et non de cellules du corps. La seconde était une série d’explications très logiques des principaux cas admis d’hérédité des caractères acquis, sans recourir à l’hypothèse d’une semblable hérédité.
Dès cette époque, tout le monde était d’accord pour expliquer l’hérédité par la transmission des particules matérielles contenues dans le spermatozoïde et dans l’œuf, et même pour admettre la théorie de la continuité du plasma, mais chacun apportait à sa manière de comprendre la continuité des correctifs différents, et Weismann fut loin d’être écouté comme il le méritait. Je dois reconnaitre pour ma part, que j’ai lu seulement son mémoire après la cessation de mes recherches sur l’hérédité, qui prirent fin en 1889.
La doctrine que j’ai développée en trois leçons à mon cours de 1886-1887, et pendant toute l’année 1887-1888 consistait en une tentative de conciliation entre deux choses également certaines à mes yeux le fondement de l’hérédité dans la continuité matérielle, et la transmissibilité des caractères acquis, ou de certains caractères acquis.
Je considérais comme héréditaires les conséquences de l’action : 1° du milieu sur l’ovule, le spermatozoïde et l’embryon à ses premières phases ; 2° du même sur les cellules reproductrices pendant la vie entière ; 3° des virus et vaccins agissant sur l’organisme et les cellules reproductrices à la fois ; 4° des leucomaïnes et autres sécrétions cellulaires de l’organisme sur les cellules reproductrices ; j’admettais enfin : 5° une faculté possible chez les cellules reproductrices d’enregistrer certaines modifications somatiques dans des cas exceptionnels.
La première proposition est si naturelle que Weismann même l’avait admise, comme il admit d’ailleurs également la seconde dans ses publications ultérieures ; la troisième me paraissait nécessaire pour expliquer certains phénomènes d’hérédité pathologique ; la quatrième était une adaptation aux nouvelles données scientifiques de la Pangenèse de Darwin ; la cinquième était subordonnée à une vérification de la réalité des faits.
La plupart des biologistes ont cherché à concilier par des moyens analogues la théorie de la continuité et celle de la transmissibilité des caractères acquis. La plupart sont arrivés à un très grand scepticisme quant aux caractères d’origine traumatique ou tous autres compris dans la cinquième proposition ; je crois pour ma part qu’il faut laisser la porte entr’ouverte, mais on verra plus loin sous quelles réserves. Weismann de son côté a fait des concessions capitales dans la magistrale exposition de la théorie de l’hérédité que renferme son dernier livre (Das Keimplasma, Iena, 1892). En somme la discussion ne roule plus que sur des détails et on peut considérer comme un fait désormais acquis la connaissance du mécanisme de l’hérédité.
J’aurai l’occasion, dans les chapitres suivants, de revenir sur la question des caractères acquis. Pour le reste, je renverrai mes lecteurs aux plus récents ouvrages d’embryologie, spécialement à l’Embryologie générale de Roule ( Paris, Reinwald, 1893). La Revue philosophique a publié aussi deux mémoires excellents de spécialistes bien connus, M. Delage (La nouvelle théorie de l’hérédité de Weismann, 1893, t. I, p. 561) et Kohler (Pourquoi ressemblons-nous à nos parents, 1893, t. I, p. 337) ; ces deux mémoires sont ce que je connais de plus clair sur la question du mécanisme de l’hérédité.
Lois de l’hérédité. — Dans une monographie spéciale (Les Lois de l’hérédité, Lyon, 1890), qui résume mes dernières leçons de 1887, j’ai formulé ainsi les six lois majeures de la fonction héréditaire :
1° L’hérédité est exercée par chaque plastidule de l’ascendant sur chaque plastidule du descendant ;
2° Chaque plastidule exerce et subit l’hérédité pour son propre compte ;
3° La puissance héréditaire varie de plastidule à plastidule, et dans le temps chez la même plastidule ;
4° L’hérédité s’exerce à l’infini ;
5° La somme d’hérédité supportée par chaque individu se rapporte théoriquement par quart : au père, à la mère, aux ancêtres paternels, aux ancêtres maternels (loi de Galton) ;
6° Le polygone des forces suffit à représenter théoriquement toutes les combinaisons possibles de transmission héréditaire. Ces lois sont la simple expression synthétique des faits observés, et indépendantes de toute théorie particulière de l’hérédité.
1re Loi. — La puissance héréditaire n’agit pas en masse, de l’humérus ou du foie de l’ascendant à l’humérus ou au foie du descendant. Elle s’exerce de chaque plastidule de l’humérus ou de tout autre organe à chaque plastidule du cerveau, de tous les muscles, de toutes les artères, de tous les os, y compris l’humérus. Seulement, son action retentit d’une manière différente sur les parties homologues et sur les parties hétérologues. De même, en effet, que toute action exercée sur le nerf optique se traduit par une perception lumineuse et sur le nerf auditif par une perception acoustique, de même aussi chaque plastidule ne saurait être modifiée, sous l’influence. d’une force héréditaire, que conformément à sa nature.
Nous pénétrons ainsi ce paradoxe curieux de la psychologie morbide en vertu duquel un faible d’esprit peut donner le jour soit à un dément, soit à un homme de génie. Aux tableaux nosographiques montrant l’enchaînement de la goutte, de l’asthme et du diabète, hérédité unique frappant des organes divers, font pendant les tableaux dressés par les aliénistes et les ponérologistes. La ponérologie, que ses adeptes désignent assez peu correctement sous la rubrique d’anthropologie criminelle, nous fait voir l’enchevêtrement continuel dans les familles de dégénérés malfaisants d’une infinité de malformations intellectuelles et morales : folie, alcoolisme, débauche génitale, penchant au vol et au meurtre.
Cette formule aide aussi à comprendre le phénomène si singulier de l’hérédité latente. Elle éclaire le mode de production des cas d’atavisme où toute la force ancestrale existant dans les diverses plastidules d’un géniteur en trop faible quantité pour être appréciable, parait se transporter ou se condenser dans un groupe défini de plastidules, dans une région limitée du corps où elle acquiert l’énergie voulue pour se révéler.
Cela vient de ce que, réfugiée et concentrée sur ce point de résistance minima, la force infinitésimale disséminée dans chaque plastidule du parent a trouvé le terrain libre.
La formule de cette loi n’est pas une simple expression des phénomènes en ce qui concerne la transmission des caractères acquis, si celle-ci existe, et en tout cas des modifications résultant de la production de toxines chez les auteurs ; elle est en même temps l’énoncé de la cause de transmission, l’action exercée sur le plasma germinatif étant répercutée sur les générations suivantes. Dans le cas de caractères qui ne sont pas nouveaux, elle n’est que l’expression des phénomènes visibles, la cause est que la force héréditaire résidant dans le plasma se manifeste sur des points différents aux générations différentes, suivant que tombe le locus minoris resistentiæ. Cette observation s’applique aux lois suivantes, qui sont également énonciatives, et non explicatives.
2e Loi. — Elle donne la raison des localisations héréditaires. Dans les races les plus pures et avec des progéniteurs offrant un minimum de différenciation, les effets de la loi sont déjà faciles à constater pour un œil attentif. Le produit est une mosaïque, un mélange, jamais une combinaison. Nous verrons plus loin que l’équilibration parfaite, dans une même plastidule, des influences du père et de la mère n’aurait même pas pour conséquence la neutralisation absolue de la plastidule, attendu que les atavismes interviendraient alors et occuperaient tout le champ libre.
Un exemple très simple montrera la gradation du morcellement. Avec un lapin de pure race noire et une lapine de pure race blanche, on obtient d’abord des animaux pies, à grandes plaques d’un blanc pur et d’un noir pur. Les produits de la première génération donneront des lapins plus finement tachetés, et de proche en proche on arrive au lapin gris d’apparence homogène. Or si l’on coupe les poils et si l’on examine chacun à la loupe, on constate surtout la présence de poils tout noirs et de poils tout blancs, une minorité de poils bicolores, et quelques poils uniformément grisâtres. En somme, la plupart des cellules piligènes sont restées fidèles à l’hérédité unilatérale, seulement la dissémination s’est accentuée en partant d’une localisation par grandes masses pour aboutir à une sorte de pulvérisation.
Il s’est passé, par le fait, une chose analogue à ce que nous voyons quand nous cherchons à mêler de la poudre de charbon et du plâtre. Au début, on ne découvre que de larges zones claires coupées par d’autres larges zones obscures, mais à la longue le pulvérin fond ses deux tons extrêmes en une teinte mixte cendrée, et il faut avoir recours à un instrument grossissant pour détruire l’illusion, c’est-à-dire reconnaitre que l’on a toujours devant soi des parcelles parfaitement noires et des parcelles parfaitement blanches.
La seconde loi trouve ses applications les plus importantes dans le cas d’hybridation et de métissage ; la variation désordonnée, la disjonction des caractères, l’affolement, l’incohérence mises en relief par les travaux de Naudin, de Gaertner, de Darwin et de beaucoup d’autres sont les résultats nécessaires de l’autonomie héréditaire des unités biologiques. L’extinction spontanée des suites hybrides est une autre application de la loi. J’ai montré dans mes études sur l’Hérédité dans la science politique, (R. d’Anth., 1888, 187) et sur les Lois de l’hérédité (p. 27) que beaucoup d’unions stériles en apparence sont en réalité suivies de fécondations qui n’aboutissent point. Loin d’être mystérieuse, l’infertilité des divers croisements ou de leurs produits définitifs est pour ainsi dire la plus naturelle des choses. Si l’on songe que l’édifice organique se construit par une prolifération de cellules et que la postérité de chacune tend à une spécialisation progressive, on comprendra qu’il suffit d’une différence très minime dans la vitesse d’évolution de tels ou tels éléments voisins pour que le mouvement. d’ensemble soit empêché. A ce point, l’embryon périt.
3e Loi. — La variabilité de la puissance héréditaire est un fait des plus certains, mais jusqu’ici des moins éclaircis. Cette variation est soumise à des lois, il n’en faut pas douter, mais nous les soupçonnons à peine. C’est dans cette direction que les spécialistes trouveront le plus de découvertes à faire. Au point de vue du présent travail, nous n’avons pas à nous occuper de cette loi.
4e Loi. — La persistance de l’hérédité à l’infini se manifeste par les phénomènes bien connus de l’atavisme. L’atavisme est la réapparition de caractères totaux ou partiels d’un ancêtre plus ou moins éloigné, caractères qui n’ont pas été apparents chez les intermédiaires. Ainsi l’apparition d’un sujet blond dans une famille brune, celle des barres bleues chez les pigeons les plus éloignés du type primitif de la Columba livia, celle de doigts latéraux chez le cheval. Il ne faut pas cependant regarder toutes les variations comme des cas d’atavisme, comme certaines personnes le font trop souvent.
L’intensité des souvenirs ancestraux les plus éloignés est établie par un phénomène bien connu, qui laisse derrière lui ces divers exemples au point de les faire considérer comme tout simples. Il n’est pas possible, en effet, d’interpréter l’embryogénie autrement que comme une récapitulation de la phylogénie, c’est-à-dire de l’évolution ancestrale, abrégée d’ailleurs et qui comporte de grandes déviations acquises chez certains groupes. C’est naturellement l’influence la plus récente qui finit par avoir le dernier mot, de sorte que le produit définitif de l’œuf humain n’est pas un ver, non plus un stégocéphale, mais un homme. Toutefois les influences antérieures primordiales ne s’en font pas moins sentir, puisque avant d’avoir son organisation de primate, de mammifère, de vertébré, de ver, chacun de nous a été pendant quelques heures ou quelques minutes une simple bulle à deux feuillets, que dis-je ! une simple cellule à noyau incomplet ! Ce caractère récapitulatif de l’évolution embryonnaire est quelquefois déguisé dans certains détails par les adaptations propres à un groupe zoologique déterminé, mais il est d’une évidence saisissante quant à l’ensemble. Devant des faits aussi prodigieux et aussi établis, nous ne devons pas nous étonner qu’à dix ou vingt générations de distance reparaissent des caractères longtemps perdus dont l’apparition nous renseigne sur un passé oublié.
5e Loi. — La division de l’influence héréditaire entre les ancêtres dans les branches paternelle et maternelle se fait par une infinité de dichotomies successives. J’ai publié autrefois, dans ma Théorie biologique du droit de succession (p. 36), le tableau de la quantité d’hérédité existant entre deux générations données. Il résulte de ce barème que si l’influence du père a une valeur moyenne de 1/4 et celle de la mère également, celle d’un ancêtre au 20° degré tombe au-dessous de 1/1.000.000.
Nous comprenons ainsi facilement la rareté et le peu d’étendue des manifestations ataviques très éloignées. Il faut pour qu’elles se produisent sur une large échelle, que l’influence atavique l’emporte dans une cellule dès un état peu avancé de l’évolution embryonnaire et que cette cellule doive produire une partie importante et assez indépendante de l’organisme. Ce cas n’est guère possible que si les influences plus rapprochées se neutralisent réciproquement ou si quelque circonstance les supprime. On connaît l’exemple célèbre du prépuce des Juifs, que l’on retranche à chaque génération depuis des milliers d’années, et qui se reproduit toujours. Les esprits superficiels, dont j’ai eu déjà occasion de parler, ont même pris texte de ce fait pour argumenter contre l’hérédité, qui ne se décide pas à faire des Juifs sans prépuce. La raison du phénomène est pourtant bien simple, même sans discuter la transmissibilité du traumatisme : le père du petit Juif n’exerce aucune action héréditaire, la mère exerce, et pour cause, une influence tout aussi nulle. L’atavisme reste et suffit à maintenir la conformation des lointains ancêtres. L’opération répétée pendant mille générations ne saurait rien y changer, et ce cas bien connu est une des preuves les plus évidentes de la ténacité de l’atavisme que l’on puisse citer aux personnes étrangères à la biologie.
6e Loi. — Cette loi est surtout une formule géométrique permettant de calculer le sens et la portée probable de l’hérédité pour un caractère donné chez un individu dont on connaît d’une manière suffisante les auteurs à plusieurs générations. Le schema a en outre l’avantage de permettre de comprendre une infinité de cas paradoxaux, par exemple celui dont je viens de parler. La convergence, l’opposition des forces héréditaires, la neutralisation ou l’absence d’une ou de plusieurs expliquent avec facilité toutes les exceptions que paraît comporter l’action de l’hérédité, et qui sont seulement des applications mal interprétées. Le lecteur pourra, en faisant lui-même une série de figures, se rendre par ses yeux un compte facile de tous ces cas particuliers. Ces expressions graphiques se résument algébriquement dans la formule suivante qui donne toutes les combinaisons possibles, et dans laquelle α, ß, γ représentent les angles formés par les lignes représentatives des forces :
La sixième loi est un peu plus qu’une expression géométrique. Il ne faut pas oublier qu’en définitive toutes ces questions. d’hérédité se réduisent à des questions de stéréochimie et de mécanique chimique. Les différences du protoplasme, matière d’une prodigieuse complexité, comportant une infinité de formules stéréochimiques, consistent dans la présence dans la molécule d’un nombre différent de groupes d’atomes, diversement orientés, et dont les atomes eux-mêmes comportent des groupements différents. La résultante dynamique des plasmas d’origine différente est donc celle d’un véritable groupement de forces.
Sélection. — Les lois de l’hérédité sont les mêmes dans toute l’étendue du monde organique. C’est une des découvertes les plus inattendues et les plus suggestives de la biologie que l’identité des phénomènes de la reproduction dans toute l’échelle animale et chez les plantes, depuis l’homme jusqu’aux végétaux les plus rudimentaires. Entre ces phénomènes et ceux de l’hérédité, il existe une corrélation continue, ou plutôt le point de vue seul change, et les faits constituent un ensemble. unique. C’est pourquoi tout ce que nous pouvons constater en matière d’hérédité chez une plante ou chez un animal quelconque a presque autant de certitude de se réaliser chez l’homme, et l’évolution spécifique de celui-ci est dominée par les sélections comme celle de toutes les espèces du monde organique.
La sélection, comme son nom l’indique, est un triage. Quand dans une portée de jeunes chiens on en choisit un ou deux, on fait de la sélection. On laisse vivre et multiplier les plus beaux, les plus robustes, on supprime les autres. On fait de la sélection systématique, si dans le but d’avoir des moutons mieux en laine on réserve à chaque génération les individus les plus favorisés, livrant à la boucherie les sujets pourvus d’une toison moins belle.
La nature fait comme les éleveurs, elle supprime dans chaque espèce un grand nombre d’individus par des causes diverses, et ce sont les plus aptes qui ont le plus de chance de résister aux hasards malheureux et de perpétuer l’espèce. Les perdrix font chaque année, et pendant plusieurs années, plusieurs petits. L’espèce décuplerait en deux ou trois ans si les individus faibles, imprudents, n’étaient pas exterminés par les chasseurs et les animaux de proie, ou détruits par l’hiver et la maladie. Il ne survit que les plus robustes, les plus sauvages, et le nombre ne varie d’une manière appréciable que si les moyens de destruction viennent eux-mêmes à changer. L’équilibre se rétablit encore assez vite. Quand on introduit. dans un canton des fusils à plus longue portée, les individus exceptionnellement farouches échappent d’abord seuls, et let gibier paraît diminuer, mais la postérité de ces sujets farouches multiplie peu à peu, et à mesure que la sauvagerie devient plus fermement héréditaire, le nombre des individus qui survivent et multiplient va en augmentant. C’est ainsi que dans certains pays nouveaux les oiseaux se laissaient d’abord prendre à la main par l’homme, et que le fusil le plus perfectionné ne parvient pas à les détruire aujourd’hui.
Le nombre des individus détruits est infiniment grand par rapport à celui des individus conservés. Chez les poissons c’est par milliers et souvent par millions que se compte la ponte annuelle d’une seule femelle. Le maintien de l’équilibre numérique nous montre que de ce chiffre énorme d’œufs et d’alevins survit un seul couple de reproducteurs. Chez les vertébrés supérieurs la lutte pour l’existence est moins dure ; certaines espèces, le rat par exemple, ne se maintiennent cependant que par leur grande fécondité. Un couple donne une centaine de petits au moins, s’il n’intervient aucune catastrophe prématurée : il n’en survit guère que deux ou trois.
Il est évident que cette grande destruction d’individus est réglée par les circonstances du milieu, et que les mieux adaptés ont le plus de chances d’être au nombre des survivants. Les caractères d’adaptation se conservent par hérédité et s’accentuent par sélection, les moins doués succombant à chaque génération. C’est par là que Darwin a expliqué la transformation des espèces, les individus affectés pour une cause quelconque de variations avantageuses tendant à laisser une postérité plus nombreuse et à supplanter les autres.
Il est clair d’ailleurs que ces variations avantageuses pour l’individu peuvent ne pas toujours constituer un progrès zoologique : une déchéance, une régression peuvent au contraire rendre la vie plus commode et plus sûre. Les crustacés parasites en sont un exemple célèbre. Leur organisation est tellement rudimentaire qu’on les prendrait pour des êtres très inférieurs si leur origine n’était pas révélée par l’embryogénie.
L’homme est soumis comme les autres êtres à la sélection. Elle a cessé depuis longtemps d’être aussi simple pour lui que pour les êtres inférieurs. Son intelligence, son industrie le mettent hors de pair dans la lutte avec la plupart des animaux. La lutte de l’homme contre l’homme par la guerre n’a pas cessé, mais elle a pris un caractère social, et de l’état de société en général est née pour l’homme une série de causes de sélection sociale. Cette sélection, qui est le privilège de notre espèce, est le facteur fondamental de son évolution historique.