Les Sérails de Londres (éd. 1911)/00

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Albin Michel (p. 3-9).

AVERTISSEMENT


Cet ouvrage, comme le titre l’indique, n’est point à proprement parler, écrit dans le même genre de l’Arétin, du Portier des Chartreux, de la Fille de joie, et autres de cette espèce : on n’y trouvera aucune expression obscène qui puisse, en quelque sorte, choquer les convenances. En m’exprimant ainsi, je ne prétends point faire l’apologie de ce livre, ni prouver sa moralité ; car on doit bien s’attendre à trouver dans une production de cette nature des aventures piquantes, joyeuses et même gaillardes ; mais l’auteur, en les décrivant, ne s’est point servi de ces mots libres que l’on rencontre dans les livres de ce genre.

Cet ouvrage n’est point tout à fait destiné à exciter les passions, ni à satisfaire la curiosité vicieuse : les scènes qu’il renferme, et qui sont tracées d’après les portraits originaux, peuvent éclairer la partie innocente et ignorante de notre sexe, et la détourner de la route libertine de la vie, en la voyant couverte de tant d’événements dangereux et de situations sinistres et mortelles : il peut également instruire l’autre sexe, faible et sans défense, des pièges que l’on lui tend journellement et dont il ne connaît pas le danger ; lui démasquer l’hypocrite caché, le libertin marié, le prédicateur infâme, le lord méprisable et le débauché superstitieux ; lui faire envisager les moyens de séduction que ces mécréants emploient perpétuellement pour le séduire et le tromper ; enfin les deux sexes y verront des scènes de vice compliqué, qui, en faisant frémir d’horreur, feront chérir davantage la vertu.

La tromperie, la perfidie et les stratagèmes employés formellement par les mères abbesses de ces lieux de libertinage, pour attirer dans leurs sérails les personnes des deux sexes, y sont peints dans leur véritable couleur : c’est un tableau utile mais affligeant de la dépravation de la nature humaine qui démontre jusqu’à quel degré l’infamie peut parvenir dans le cœur d’une jeune personne.

Que le monde réfléchisse sérieusement sur les aventures dont il est fait mention dans cet ouvrage, et si après une telle exposition, il n’en retire pas, dans un sens moral, quelques heureuses conséquences, ce ne sera point la faute de l’auteur.

Quoi qu’il ne soit question dans cet ouvrage, que des sérails de Londres, on peut également faire l’application des scènes et aventures secrètes dont il y est question, aux sérails de France, et à ceux des pays étrangers. Le tableau doit être partout le même.

Nous croyons devoir informer le lecteur que cet ouvrage est écrit par un moine de l’ordre de Saint-François, et il nous paraît nécessaire d’illustrer son caractère, et de donner une petite description du prieuré de Medmenham, le siège de l’esprit, de la plaisanterie, de l’anecdote et de la galanterie, car ce fut dans cet endroit que ces mémoires furent recueillis et écrits, durant un séjour de quelques semaines, par une société de gens de lettres les plus distingués et les plus enjoués de ce siècle.

Un certain gentilhomme qui avait fait le tour de l’Europe, et avait visité la plus grande partie des villes capitales du continent, où il fit des observations judicieuses sur chaque objet intéressant qui se présentait à son imagination particulièrement sur les différents couvents religieux, fondés, pour ainsi dire, en contradiction directe avec la nature et la raison, étant de retour en Angleterre, pensa qu’une institution burlesque sous le nom de Saint-François, montrerait évidemment l’absurdité de ces sociétés séquestrées, et il jugea qu’il conviendrait mieux de substituer à la place des austérités et des abstinences qui y étaient pratiquées, l’enjouement agréable, la franche gaieté et la félicité sociale. Ayant communiqué son idée à plusieurs gentilshommes instruits, d’un caractère vif et badin, et pensant comme lui, ils s’accordèrent ensemble à faire bâtir une petite maison, mais élégante, sur une petite île située au milieu de la Tamise, pas bien éloignée de Hampton ; ce projet fut aussitôt exécuté ; l’habitation était distribuée en un nombre d’appartements convenable qui consistaient en une bibliothèque, une salle de musique et d’instruments, un salon de jeux de cartes et autres pièces, etc. Tout étant ainsi disposé on donna à cette maison le nom de prieuré de Medmenham. Il fut donc résolu d’y venir passer, suivant l’occasion, quelques semaines, dans la saison de l’été ; et là, semblables à un autre Sans-Souci, de donner l’essor à leurs génies. Le contrôle et la gêne étaient bannis de la Société ; excepté les usages établis par les bonnes mœurs et la politesse. Il était permis à chacun de s’amuser, suivant son goût, soit à lire, à écrire, à jouer ou à converser. Cependant ils se trouvaient toujours tous réunis aux heures des repas, et pour qu’ils fussent mieux assaisonnés de l’enjouement, de la plaisanterie et de la gaîté, chaque membre pouvait y introduire une dame d’un caractère vif, badin et agréable. Ils y admettaient aussi d’autres hommes, mais sous la restriction qu’en cette occasion, le maître des cérémonies connaissait parfaitement leur mérite, leur esprit et leur caractère. Après s’être porté quelques santés particulières, il n’y a plus ensuite de gêne pour la circulation du verre. Les dames dans l’intervalle des repas, peuvent choisir entre elles, celles qui leur agréent le plus pour faire leurs parties, et, s’amuser ensemble ou seule, soit à lire, à faire de la musique, à travailler au tambour, etc.

Le sel de ces fêtes est généralement attique, mais on n’y souffre point, sans une peine sévère, indécence ni indélicatesse ; le jeu de mots qui porte agréablement, et d’une manière honnête, le double entendre y est accueilli avec beaucoup d’applaudissements. L’habit de l’ordre de Saint-François est porté très religieusement, tant par les moines réguliers que par les autres visiteurs admis, des deux sexes : ils sont requis de jurer de ne point révéler le secret de l’ordre, qui cependant est plutôt un sujet de forme dont on peut fréquemment se dispenser. La cérémonie de réception se fait dans une chapelle destinée à cet effet, au son d’une cloche qui est accompagnée d’une musique solennelle et plaintive. Le candidat, à son entrée, fait la révérence ; après s’être avancé d’un pas lent vers une table placée à l’extrémité de la chapelle, il fait profession de ses principes, et demande d’être admis en dedans des barrières, le lieu fixé des douze membres juges revêtus de l’habit de l’ordre. Après que la cérémonie d’un candidat est faite, les autres font également leurs professions et exposent leur titre d’admission. Hors les moines juges ayant entendu attentivement les prétentions des compétiteurs, le supérieur procède à recueillir leurs voix, et le candidat qui paraît avoir une majorité en sa faveur est déclaré élu, et en conséquence on lui donne son titre d’admission dans la Société.

Malgré les règles de décence et de décorum qui sont observées dans cette Société, en opposition à ces femelles qui prennent le voile dans les séminaires étrangers, les dames, à leur admission, ne sont point forcées de faire aucun vœu de célibat ; il en est de même des moines ; ces dames se regardant en femmes légitimes des frères tout le temps qu’elles séjournent dans cette maison religieuse. Chaque moine observe très scrupuleusement de ne pas enfreindre la loi de l’union nuptiale de ses autres frères.

Les dames, en particulier, souscrivent au serment du secret ; et, comme il est de leur intérêt réciproque de ne point faire connaître les règles et les cérémonies de cette maison religieuse, il n’y a pas encore eu, depuis la première institution de l’ordre, aucun rapport scandaleux sur leur compte ; ce qui, autrement, aurait pu augmenter le nombre des divorces qui maintenant est si fort en vogue dans ce royaume.

Pour qu’aucune dame ne puisse être surprise, soit par son mari, parent ou connaissance quelconque, elles sont admises en masque, et elles ne se démasquent qu’après que tous les frères les ont passées en revue, afin qu’elles puissent éviter, si elles le jugent convenable, la rencontre de quelque personne fâcheuse. Dans ce cas on n’exige d’elles aucun éclaircissement, mais elles peuvent se retirer sans faire aucune apologie ni confession quelconque à aucun des frères, si ce n’est qu’à leur mari temporaire.

On y admet de temps à autre, les recherches du genre amoureux et platonique, mais, dans ces circonstances, l’entière liberté des discours est permise, pourvu néanmoins qu’elle n’outre passe point le décorum. Alors, si les sujets de la conversation deviennent trop passionnés, les dames employent l’usage de l’éventail, pour ne point montrer la rougeur que produit sur leurs visages de pareils discours : et, fort souvent sous ce prétexte, quelques dames saisissent cette occasion pour faire une retraite temporaire avec leurs amoureux. Le monastère n’est point destitué du secours de la faculté, même des personnes qui professent l’art de la chirurgie aussi bien que celui de l’accouchement et, dans un pareil cas, les dames, si elles le jugent nécessaire, peuvent faire une retraite temporaire du monde, et, à cet égard, augmenter la postérité de la génération présente. Les enfants provenus de cette liaison deviennent les fils et les filles de Saint-François, et sont employés dans les charges et fonctions du séminaire, relativement à leurs différentes capacités, ou au sort que leur assignent leurs parents.

Tels sont, en général, les lois, coutumes et règles de la société des moines de Saint-François, dont la plupart d’entr’eux ont contribué, d’après leurs renseignements, à la production de cet ouvrage.

La première édition de ce curieux ouvrage scandaleux a été donnée à Paris, en l’an IX (1801) chez le libraire Barba, au Palais-Égalité, 4 vol. in-32. Cette édition, illustrée de quatre charmants frontispices, est devenue de la plus grande rareté. C’est, outre l’intérêt de l’ouvrage, une des raisons pour lesquelles nous donnons ici la réédition complète de ce pendant aux Sérails de Paris, petit ouvrage galant devenu aussi classique que recherché par les amateurs et collectionneurs.