Les Sérails de Londres (éd. 1911)/09

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Albin Michel (p. 68-75).

CHAPITRE IX

Quelques notions sur le séminaire de Mme Mitchell. Devise extraordinaire sur la porte de son couvent, et l’effet qu’elle produit. Histoire de Miss Emilie C.lth.st. Lord L...s en devient amoureux. Son valet de chambre entreprend de la lui procurer ; ses stratagèmes et sa réussite. Elle devient la maîtresse du lord L...s qui raffole de ses charmes. Description de sa personne : son accident à la comédie ; sa conduite exemplaire dans sa communauté.

Nous avons rendu une assez longue visite à Charlotte, et avons parlé assez avantageusement de son couvent : nous allons maintenant donner quelques notions sur celui de sa voisine.

Mme Mitchell qui demeuroit à côté de Charlotte, fut probablement la première abbesse qui, pour s’attirer des chalans, en leur recommandant la bonté de ses marchandises, mit une devise latine au-dessus de sa porte : sur une plaque de cuivre étoit inscrit :

In Medio Tulissimus.

La nouveauté de la pensée lui attira un nombre prodigieux de pratiques ; elle ne manquoit pas de leur procurer les meilleures marchandises, et de leur prouver la vérité de sa devise. Elle avoit parmi ses nonnes, Miss Emilie C...lth..st. Comme cette dame a fait, et fait toujours beaucoup de bruit dans le monde, nous allons donner quelques notions sur sa personne et sa vie.

Son père tient un magasin considérable dans Piccadilly ; elle étoit un jour dans la boutique, lorsque le comte de L...n y vint pour acheter différentes marchandises : le lord fut grandement frappé des charmes d’Émilie. De retour chez lui, il pensa aux moyens de la posséder ; il informa son valet de chambre, qui étoit son confident et son mercure, de l’impression que cette jeune personne avoit faite sur lui ; il lui promit une récompense considérable s’il pouvoit la lui procurer : l’appas étoit très séduisant ; il lui répondit qu’il alloit tout employer pour l’accomplissement de ses souhaits ; il commença son attaque par lui adresser une lettre dans laquelle il lui marquoit : « Qu’il avoit souvent contemplé ses charmes avec ravissement ; qu’il s’étoit flatté de pouvoir vaincre sa passion, mais qu’il s’appercevoit qu’il lui étoit impossible de lui cacher plus long-tems son amour ; qu’il se jettoit à ses pieds, et imploroit sa miséricorde ; que son destin étoit entre ses mains, et qu’il la conjuroit de décider, à son gré, de son sort ; qu’il préféroit la mort à une vie de tourments perpétuels, que la belle main de l’aimable Émilie pouvoit seule adoucir. » La jeune personne lut cette épître avec émotion ; d’un côté, sa vanité étoit en quelque sorte satisfaite d’avoir fait la conquête d’un beau jeune homme qu’elle savoit venir dans le magasin de son père ; de l’autre part, sa pitié et sa compassion la portoit à plaindre son tourment : elle consulta donc une dame en qui elle avoit confiance, pour savoir comment elle devoit agir dans une pareille circonstance. Le valet de chambre du lord L...n n’étoit pas à mépriser ; il étoit le grand favori de son maître ; rien ne se faisoit dans la maison que par ses ordres ; il dirigeoit tout, et même milord, par dessus le marché. Comme milord avoit beaucoup de crédit à la cour, Émilie ne doutoit point qu’il ne procura un fort bon emploi à son valet de chambre : dans tous les événements, elle seroit bien mariée, et c’étoit la principale chose qu’elle désiroit depuis long-tems. Elle lui fit, en conséquence, une réponse qui, quoique équivoque, lui donnoit assez d’espérance pour poursuivre cette affaire avec succès, ce qu’il ne manqua d’exécuter ; il introduisit auprès d’elle une femme qu’il faisoit passer pour sa sœur, et qu’Émilie regardoit déjà comme la sienne propre ; elle lui ouvrit donc les secrets de son cœur, qui furent aussitôt rapportés au frère supposé. Il lui proposa d’aller à la comédie ; et comme la sœur, en apparence, devoit être de la partie, Emilie ne vit point de danger d’accepter la proposition. Chacun fut très-satisfait du spectacle jusqu’à la conclusion du drame, lorsque malheureusement, ou plutôt heureusement pour le valet de chambre de milord, la pluie tomba avec une force si prodigieuse, qu’il lui fut impossible d’avoir une voiture : il falloit cependant prendre une résolution ; son avis fut de se rendre dans une taverne voisine et d’y souper jusqu’à ce que la pluie cessa, où que l’on put se procurer une voiture. Emilie frémit d’abord au nom de taverne, mais elle n’eut plus de scrupule lorsque sa compagne lui représenta, qu’en pareille circonstance, sa délicatesse étoit hors de saison, surtout, étant en leur compagnie. On fit venir une bouteille de vin de Madère, et, en attendant que le souper fut prêt, on but à la ronde. Le valet de chambre n’avoit pas oublié de préparer son hameçon, ni d’introduire une bouteille de vin de Champagne bien renforcé d’eau-de-vie. La soirée étoit très humide, et, comme on sortoit d’un endroit extrêmement chaud, un autre verre de vin ne pouvoit point faire de mal, telle étoit la doctrine du valet de chambre ; et du second, on passa au troisième, et ainsi de suite. Pendant ce temps, les yeux d’Émilie étoient plus animés que jamais ; cette agréable boisson ajoutoit à ses charmes et à sa gaieté.

Le souper achevé, il pleuvoit toujours, et point de voiture. Le temps parut alors favorable pour le grand coup du valet de chambre. Il avoit apporté avec lui de l’opium, qu’il infusa adroitement dans un verre de vin, et qu’Émilie but. L’effet n’en fut pas long, car Morphée s’empara aussitôt de ses sens. Émilie étant ainsi livrée au sommeil, le valet de chambre et la sœur prétendue se retirèrent, lorsque milord, qui attendoit dans une chambre voisine l’issu de l’affaire, entra, et se livra sans beaucoup de difficultés à ses désirs brûlants. Émilie s’éveilla, et s’apperçut trop sensiblement de sa situation : elle connoissoit milord ; elle vit qu’elle étoit perdue. Milord s’efforça de l’appaiser ; il lui dit que sa passion pour elle étoit si forte qu’il n’étoit plus le maître de sa raison ; qu’il l’adoroit, l’idolatroit ; qu’il lui donnoit carte blanche sur les conditions qu’elle lui imposeroit pour vivre avec lui : une voiture, une maison élégante, cinq cent livres sterlings, etc., étoient des tentations auxquelles peu de femmes ne résistent pas. Ces propositions plaidèrent tellement en sa faveur, qu’elle s’abandonna donc entièrement à sa discrétion. Il la mit aussi-tôt en possession de ce qu’il lui avoit promis. Mais, hélas ! la satiété des complaisances répétées du même objet, fort souvent nous ennuie. Après la révolution de plusieurs mois, milord s’apperçut que sa passion étoit bien diminuée ; sous le prétexte de la jalousie, il lui chercha donc une querelle qui rompit leur liaison.

Une jeune personne âgée tout au plus de vingt ans, et ayant les charmes d’Émilie, a rarement la prudence suffisante pour profiter du présent, et amasser pour l’avenir. Imaginez-vous une taille majestueuse, une figure aimable et remplie de grâces, les traits les plus réguliers, les yeux les plus séduisants, des lèvres qui appellent le baiser, une belle bouche ornée de deux rangées d’ivoire qui, par leur régularité et leur blancheur, enchantent la vue : imaginez-vous, dis-je, une telle personne, et ne vous étonnez pas si le miroir fidèle d’Émilie lui disoit qu’elle avoit de justes prétentions à la conquête universelle ; que si milord l’avoit adoré, les autres devoient par conséquent rendre hommage à ses charmes ! avec de pareils sentiments, pouvoit-elle se former l’idée d’un besoin avenir ; mais les vicissitudes de cette vie sont si extraordinaires, et si peu attendues, qu’elle se trouva, en peu de temps, dans cette situation. Elle se vit contrainte, pour vivre, de vendre ses bijoux, ses bagues, ses diamants et la plus grande partie de ses ajustements ; elle ne trouva plus d’admirateurs ; elle se trouva enfin forcée de se soumettre à ces moyens infâmes, auxquelles la nécessité contraint souvent le sexe ; enfin Mme Mitchell, ayant appris sa situation, l’invita à venir demeurer chez elle, et la persuada qu’elle y seroit regardée comme une amie. Émilie avoit parut avec éclat dans le grand monde, et elle étoit appelée le Phaéton femelle, par rapport à un accident qui lui arriva au spectacle : un jour qu’elle se trouvoit au théâtre de Hay-Market, la hauteur de son chapeau n’étant pas calculé à celles des girandoles, le feu y prit avec tant de violence, que cet accident lui seroit devenu funeste, ainsi qu’aux dames qui étoient dans la même loge, et qui craignoient le même événement pour leurs têtes, si M. Gl....n ne fût venu galamment à son secours, et n’eût éteint le feu. Il préserva, au risque de sa personne, les charmes et les ajustemens d’Émilie de la proie des flammes, elle se rendit ensuite dans King’s-Place.

Émilie est en une si haute estime pour sa beauté et la douceur de son caractère, qu’elle peut exiger la somme qu’elle désire, elle a refusé plus d’une fois un billet de banque de vingt livres sterlings, parce qu’elle n’aimoit point les personnes qui les lui offroient. Un certain Juif très riche, qui étoit très passionné de la chaire chrétienne, lui proposa de l’entretenir et de l’établir très avantageusement, mais comme elle avoit la plus grande aversion pour la circoncision, elle rejetta sa demande. Un certain lieutenant de marine, qui n’est pas très délicat dans ses attachements pour le sexe, et qui avoit déjà vendu sa femme à un riche baronet, offrit à Émilie de l’épouser ; mais soit qu’elle soupçonnât que sa première femme étoit encore vivante, soit qu’elle craignit qu’il eût l’intention de la traiter comme sa première épouse, elle refusa le mariage, quoique la personne du capitaine lui convint beaucoup. En général, Émilie est une fille de joie, mais elle n’en a point les sentiments ; elle peut servir d’exemple aux sœurs de la communauté, et leur inspirer de la dignité dans l’exercice de leur profession.