Les Sérails de Londres (éd. 1911)/19

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Albin Michel (p. 147-155).

CHAPITRE XIX

Notre dernière visite et notre adieu à Charlotte Hayes. Histoire d’une Laïs célèbre. Aventure de trois sœurs. Les amours de Nelly Elliot : sa connoissance avec M. D...n ; sa liaison avec un joueur ; changement de sa fortune.

Nous avons laissé sancta Charlotta dans les bras du comte… célébrant particulièrement les cérémonies de Vénus. Ne voulant point troubler son repos, nous allons prendre congé d’elle, d’autant plus qu’à cette époque elle se retira du monde, c’est-à-dire qu’elle se démit de son abbaye. Cette dame par ses ruses à tromper les jeunes filles innocentes, et par sa fertile imagination à tirer avantage des charmes de ces victimes confiantes, avoit réalisé plus de vingt mille livres sterlings ; elle résolut donc de se retirer du commerce.

Nous allons maintenant rendre notre visite à un Dame dans Newman-Street, pas bien éloigné de Middlesex-Hospital.

La dame en question est Mise Nelly Elliot, autrement Mme Hamilton (nom adopté pour des raisons dont nous rendrons compte dans la suite). Miss Nelly est la fille d’un officier de marque dans l’armée ; elle et deux autres de ses sœurs plus âgées qu’elle, reçurent une éducation conforme à leur rang ; elles passèrent leur jeunesse à Chelsea où les deux sœurs de Nelly brillèrent dans les assemblées les plus distinguées de l’endroit ; ces deux sœurs étoient belles et éclatantes ; grandes et pleines de grâces ; et comme elles s’habilloient suivant le ton de leur état, elles avoient un grand nombre de soupirants et d’admirateurs. Mais lorsqu’il fut question de leur fortune, il y eut alors un doute constant.

Les Demoiselles Elliot sont des filles adroites… Mais il n’y a point d’argent disoit l’un… Diable, elles n’en ont point, observoit l’autre ! Quelles prétentions ont-elles donc pour épouser ? dans ce cas, elles doivent changer de plan et chercher un établissement ; les hommes maintenant ne sont plus attrapés par les palpitations séduisantes d’une belle gorge, ni le fichu de gaze à moitié fermé… Vous savez, Jacques, que nous pouvons avoir d’aussi belles personnes dans la ville pour une guinée ; et la variété est ma devise. — Vous avez raison Will, comme les Demoiselles Elliot n’ont point de fortune, je vais proposer à l’une d’elles de l’entretenir… Parbleu, je m’adressai à l’autre, reprit Jacques.

Le sort des deux belles sœurs fut donc ainsi déterminé.

Il n’étoit point alors question de Nelly l’héroïne de cette histoire ; elle n’avoit jamais paru dans les assemblées, et à peine à l’église ; en voici la raison. La sœur aînée, pendant l’absence de leur père, qui étoit en voyage, étoit chargée de la dépense de la maison ; elle employoit presque tout l’argent à l’embellissement de sa chère personne ; mais comme il lui étoit nécessaire d’avoir une compagne, elle permettoit à sa seconde sœur de l’accompagner en public, mais dans un habillement inférieur au sien, portant en grande partie ceux que sa sœur aînée rejettoit. Que devenoit alors la pauvre Nelly ? elle restoit seule à la maison. Sa garde-robe n’étoit pas choisie ; elle consistoit dans la troisième et dernière édition des robes et autres ajustements que sa sœur aînée dédaignoit de porter, et que la seconde lui repassoit ensuite. Ainsi cette malheureuse fille mortifiée et méprisée, avoit médité, pendant quelque temps, le projet de s’échapper, et elle n’attendoit qu’une occasion favorable pour s’en aller d’une manière décente ; ses sœurs alors devinrent si extrêmement bourrues et tyranniques envers elle, ce qui étoit en partie occasionné par la méchanceté naturelle de leur caractère, et par le mauvais succès des agaceries de leurs charmes qu’elles avoient montrés en public, pendant près de deux ans, sans produire d’autre effet que l’offre d’être entretenues, qu’elle résolut de ne pas différer plus long-tems à s’échapper du logis. Un soir, que ses sœurs étoient allées au Ranelagh, elle se para des meilleures guenilles de sa sœur aînée ; elle s’ajusta du mieux possible, depuis la tête jusqu’aux pieds, et ensuite partit à la sourdine. Elle se rendit donc à la maison d’une domestique, qui autrefois avoit servi chez eux, et avoit épousé un ouvrier honnête. Cette personne avoit souvent plaint la triste situation de Nelly, et désiroit qu’il fût en son pouvoir d’apporter quelques adoucissements à ses souffrances. Elle reçut donc Nelly avec les marques du plus sincère attachement, et lui offrit généreusement un asile, où elle demeura quelques semaines. Il y avoit dans la même maison une autre locataire qui passoit pour une femme modeste ; on avoit cependant quelques raisons de soupçonner qu’elle étoit entretenue par un gentilhomme qui venoit la voir souvent, et qui passoit pour un parent.

Nelly alla un soir avec cette dame à Marybone Gardens, où elles furent jointes aussi-tôt par le parent supposé et un autre gentilhomme. Ce dernier rendit son hommage à Nelly ; lui dit mille choses honnêtes ; lui fit même quelques ouvertures indirectes d’un genre amoureux. Nelly ne fut point du tout mécontente de ses compliments ; de retour à la maison, elle demanda à la Dame qui étoit ce gentilhomme ; elle lui apprit qu’il étoit un homme très riche et très généreux avec les femmes. Cette information la satisfit beaucoup et chassa la mélancolie à laquelle elle se livroit depuis quelques jours, et qui étoit occasionnée par l’avenir malheureux de sa situation qui s’offroit perpétuellement à son imagination, et par l’observation de cette dame, qui lui répétoit sans cesse qu’il étoit temps pour elle de penser à chercher un autre logement.

Le lendemain, les deux gentilhommes vinrent rendre une visite à Nelly, et l’engagèrent d’être de la partie qu’ils venoient de former avec son aimable voisine ; rien ne pouvoit lui donner plus de satisfaction, d’autant qu’il étoit question d’aller le soir au Vauxhall ; elle s’habilla donc et on partit. Dans le cours d’un tête à tête que Nelly eut avec son admirateur, il lui dit :

Qu’il se flattoit de n’être point coupable envers elle d’aucun tort, en ayant pris la liberté d’arrêter aujourd’hui, pour elle, un logement dans le quartier le plus aéré de la ville, et qu’il la supplioit de vouloir bien en prendre demain possession.

À ce coup inattendu, Nelly fut frappée d’étonnement, et promit, sans hésitation, de s’y rendre. Cette démarche une fois prise, elle avoit pour ainsi dire ratifié tous les préliminaires des souhaits amoureux de son adorateur.

La nuit se passa avec beaucoup de gaieté. Le vin de Champagne fut distribué avec profusion ; les esprits de Nelly étoient animés au-delà de l’expression : cette scène agréable dura jusqu’à trois heures passées du matin ; alors, comme il fut reconnu que les dames ne pouvoient plus rentrer chez elles, et que la matinée étoit une des plus agréables que l’on eût vu, on prononça, d’un général accord, que dormir seroit pécher ; on résolut donc d’aller à Windsor : on fit venir deux chaises de poste. Nelly tomba nécessairement au lot de M. D...n, comme son associé, et il ne manqua pas, pendant la route, de cultiver avec elle une connoissance plus intime ; en un mot, tout avoit répondu à ses souhaits, hors la finale du roman ; une retraite convenable sembloit manquer pour compléter le bonheur de M. D...n.

On n’eut pas plutôt mis pied à terre à Windsor et ordonné le déjeûner, que M. D...n, qui connoissoit parfaitement l’endroit, conduisit son amoureuse dans un agréable cabinet de verdure à l’extrémité du jardin, qui paroissoit consacré à l’amour et au bonheur.

Nous les y laisserons pendant quelques temps occupés de leurs dévotions à la déesse de Cypris, qui, des deux côtés, furent très ferventes. Le déjeûner ayant été annoncé, ils revinrent ; les rougeurs de Nelly indiquèrent trop clairement le bouleversement de ses sens, l’agitation de son cœur et l’influence de la modestie ; pendant le déjeûner on ne tint aucun propos qui put la déconcerter, la conversation ne roula que sur les observations usées de la beauté du temps, et sur la destination future de l’endroit où ils dîneroient.

À leur retour à la ville, M. D...n conduisit Nelly dans son nouveau logement ; il lui fit présent d’une bourse remplie d’or pour s’acheter ce dont elle avoit besoin, et il lui dit qu’il lui donneroit chaque semaine cinq guinées pour son entretien.

Nelly resta dans cette situation pendant près de trois mois ; elle s’étoit, pendant ce temps, procuré une belle garde-robe, des bijoux de toutes espèces, et avoit, par son économie, amassé cinquante guinées. Malgré le mauvais traitement qu’elle avoit reçu de sa sœur aînée, elle pensa qu’il étoit juste de lui envoyer, en retour des guenilles et autres choses qu’elle lui avoit prises, une pièce de soie, de la dentelle et autres ajustements.

M. D...n fatigué, à cette époque, des caresses répétées de Nelly, la quitta, et lui donna un billet de banque, sans s’informer de la situation de ses affaires et si elle avoit besoin d’une plus forte somme. Nelly fut grandement affligée de cette désertion ; elle se consola cependant en pensant que n’étant point grosse, elle étoit placée au-dessus du besoin, car son miroir flatteur lui disoit que sa jolie personne devoit lui procurer un nombre considérable d’adorateurs.

Dans cette opinion, elle fréquenta tous les endroits publics, et mit tout en œuvre pour s’assurer un autre amoureux qui, au moins, pût l’entretenir aussi élégamment que M. D...n. Elle fit la connoissance de M. S...n, qui passoit pour un homme de fortune ; il l’étoit certainement en un sens du mot, car il comptoit entièrement sur la Déesse aveugle pour son entretien : il figuroit dans le monde sur le ton de plus de mille livres sterlings par an ; mais sa fortune étoit extraite de deux os cubiques, vulgairement appelés dés. Ces dés étoient quelquefois si insensibles, qu’ils devenoient sourds à toutes ses supplications, ses vœux, ses serments, et que cette expression critique, « sept est le principal, » l’a souvent renvoyé chez lui sans le sou.

Cependant lorsque la chance du bonheur lui étoit favorable, il n’y avoit pas d’homme plus généreux que lui. Nelly se trouva, dans un même temps, tout à la fois en possession de sept cent livres sterlings, d’une belle vaisselle d’argent, et de plusieurs bijoux d’un prix considérable ; mais, hélas ! cette Élysée disparut bientôt ; la scène changea et ne présenta plus qu’une vie triste et affreuse ; des rochers et des montagnes inaccessibles formoient la route à travers laquelle Nelly devoit alors passer ; sans métaphore, en une semaine tout l’argent, les bijoux, la vaisselle furent transportés sur la table du hasard, et S...n ne fut plus maître d’un shelling : l’ameublement de la malheureuse Nelly prit bientôt la même route ; sa garde-robe suivit, et pour compléter la catastrophe, S...n fut, peu de temps après, mis en prison, à la poursuite de son traiteur qui avoit obtenu contre lui une sentence du Tribunal de Justice.

Malgré les infortunes de S...n, Nelly avoit toujours du penchant pour lui, comme s’il eût été fortuné ; elle ne l’abandonna pas dans sa détresse ; et, quoiqu’elle se trouva dans la situation la plus affligeante au point de rechercher la compagnie du premier venu pour vivre, néanmoins elle partagea avec lui les dépouilles de ses charmes, et le soutint pendant quelques mois dans sa prison, non pas splendidement, mais du moins d’une manière décente. À la fin, hélas ! ses différentes amours attestèrent en elle une maladie qui la força d’avoir recours aux grands remèdes.