Les Sérails de Londres (éd. 1911)/21

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Albin Michel (p. 163-169).

CHAPITRE XXI

Histoire de Mme Br..dl..y ; son mariage ; son début au théâtre ; ses liaisons avec les lords M...h et B....b ; elle fait une alliance avec le duc de D....t ; raison de leur rupture. Histoire de l’aimable Charlotte S...rs ; tricherie de son tuteur, et les effets de sa condescendance.

La première des femmes moitié entretenues qui se trouvent inscrites sur la liste de Nelly, et qui fréquentent ses rendez-vous joyeux, s’appelle Mme Br.dl.y. Cette dame est grande, gentille, blonde, ayant de beaux yeux bleus ; avant sa dernière maladie, elle étoit généralement reconnue pour une beauté rare ; cependant à mesure que sa santé se rétablit, ses charmes se renouvellent ; elle fit dans sa jeunesse une alliance folle, sans consulter son cœur ou son jugement. Le mariage avoit tant d’attraits à ses yeux, qu’elle oublia de fixer son attention sur le choix d’un mari, et qu’elle épousa M. Tweedledum. Cependant, quoique la musique ait des charmes pour adoucir le cœur sauvage, elle n’avoit point de pouvoirs suffisants pour enchanter une jeune personne plus qu’Angélique. M. Tweedledum bourdonnoit sans aucun motif et son épouse pensoit que ses notes se disputoient, et étoient hors de ton. Mme Br.dl.y découvrit bientôt que ce mariage d’enfantillage n’étoit en aucune manière consonnant à sa façon de penser ; ses idées étoient raffinées ; ses notions brillantes, et son caractère directement opposé au vulgaire. M. Tweedledum, au contraire, ne se trouvoit heureux que dans les tripots, s’associant avec les bas acteurs, et sur tout avec les petits artistes : comment pouvoit-on donc s’attendre qu’ils vécussent long-temps ensemble sur un pied amical ? la vérité est que Mme Br.dl.y avoit pris un dégoût si complet pour son cher époux, qu’elle n’attendoit qu’une occasion favorable pour jeter les filets du mariage. Il étoit cependant prudent, avant d’en venir à une pareille démarche, d’établir un plan pour son entretien futur ; elle avoit du goût pour le théâtre, et chantoit agréablement ; elle s’imagina que ses talents lui obtiendroient au moins des appointements suffisants pour la maintenir dans une aisance honnête ; elle s’adressa en conséquence à feu M. Foote qui, soit qu’il fut prévenu en sa faveur par l’agrément de sa personne, ou par ses capacités théâtrales, ce qui paroît le plus probable, l’engagea à des conditions avantageuses, et la fit premièrement débuter dans l’opéra du Gueux, par le rôle de Lucy : soit qu’elle fut intimidée de paraître pour la première fois, devant une assemblée aussi brillante et aussi nombreuse, soit qu’elle craignit la censure de la critique sévère, elle ne s’acquitta point de son rôle aussi bien qu’il auroit été à désirer ; néanmoins elle chanta les airs avec beaucoup de goût, et fut généralement applaudie. Si ce début ne la fit pas regarder d’abord comme une actrice parfaite, il lui attira l’attention des spectateurs, car, en peu de jours, elle reçut des propositions d’un nombre considérable d’adorateurs de ses charmes. Les lords M...h et B...ke se trouvèrent rivaux en cette occasion ; et si l’on doit ajouter foi à la trompette de la Renommée, elle ne fut insensible ni à l’un, ni à l’autre ; mais ces amours ne furent que passagers ; elle succéda bientôt à Nancy Par..ons dans les bras du duc de D....t, et elle ne resta pas long-tems avec lui.

Foote, vers la fin de la saison, lui fit la cour ; mais elle refusa ses hommages, dans la crainte d’amener au monde un enfant avec une jambe de bois ; la conséquence fut que frappée des talents des acteurs de la troupe dans laquelle elle étoit engagée, elle ne voulut plus, dans la suite, reparaître sur le théâtre.

Une variété d’amants se présentèrent alors à elle, et dans cette époque, elle fit la connoissance de Mme Hamilton. Ce fut dans sa maison qu’elle vit l’architecte M.... La franchise de sa conduite, l’agrément de sa figure, sa taille d’hercule et sa générosité plaidoient fortement en sa faveur dans le cœur de Mme Br.dl.y : aussi écouta-t-elle les propositions d’un homme pour qui elle avoit déjà le plus grand penchant ; en un mot, peu de jours après, elle consentit de vivre avec lui, et lui promit de ne jamais écouter les promesses d’un autre tant qu’il se comporteroit à son égard de la même manière à laquelle elle avoit les plus grandes raisons de s’attendre. Depuis ce moment, cet attachement a toujours subsisté ; et il y a tout lieu de croire que sa fidélité est égale à la tendresse qu’il a pour elle.

L’aimable Charlotte S...rs peut convenablement paroître ensuite sur la liste de Nelly. Si son bon sens égaloit sa beauté, elle seroit le modèle parfait de l’excellence, mais le nature semble en quelque degré répandre ses dons, afin de faire aller de pair le genre humain. Dans notre sexe, généralement parlant, la force d’Hercule est rarement accompagnée de la sagesse de Salomon, ou de la philosophie de Socrate. Xantippe avoit certainement quelques charmes secrets, ou autrement la providence étoit bien cruelle de la former si grondeuse, et de ne pas, en quelque sorte, contrebalancer ce défaut presqu’insupportable. Socrate négligea peut-être le devoir de famille… Il visita certainement les Laïs les plus célèbres d’Athènes, et cela suffit pour rendre toute femme grondeuse de voir un mari s’égarer, et négliger ses charmes réels ou imaginaires. Mais pourquoi cette digression ? il y a plus de sept ans que je n’ai lu Tristram Shandy, il fut l’auteur le plus à la mode qui ait jamais écrit, mais semblablement à toutes les autres nouveautés, la lecture de Shandy a passé de mode comme celle de la Bible, ou bien comme plusieurs séminaires de Saint-James, de Marybone ou de Piccadilly. Je ne crois pas cependant avoir attrapé la contagion épisodique, c’est pourquoi je vais encore entretenir le lecteur de l’aimable Charlotte S....rs, jusqu’à ce qu’il en soit fatigué.

Miss Charlotte S....rs étoit la fille d’un gentilhomme de campagne, qui mourut lorsqu’elle étoit dans son enfance. Sa mère avoit payé sa dette à la nature quelques années auparavant. On lui donna un tuteur qui, sous le manteau de la religion, s’étoit si bien insinué dans les bonnes grâces de Miss Charlotte, qu’elle le regardoit comme un saint. Quant à M. Rawl..ns, (ainsi s’appeloit son tuteur) une jeune sainte étoit tout ce qu’il adoroit ; il avoit dissipé la plus grande partie de sa fortune qui étoit très considérable ; mais comme ses extravagances furent commises dans la capitale, et comme il n’avoit point engagé son bien, quoiqu’il eut emprunté, pendant sa minorité, des sommes considérables, à des intérêts très usuraires, en en faisant la rente, ses folies étoient ignorées dans le voisinage de M. S...rs. Il ne fut pas plutôt devenu le tuteur de Miss Charlotte S...rs, qu’il remboursa avec sa fortune la rente de ses extravagances, et qu’il la tint constamment dans la plus parfaite ignorance au sujet de l’état de ses affaires. Cependant comme elle approchoit de sa majorité, il jugea convenable de gagner doublement, Miss S....rs croyoit aveuglément tout ce que M. R...s lui disoit :

Il est temps, lui déclara-t-il un jour, de vous révéler les dernières paroles de votre père ; les derniers mots qu’il prononça avec énergie furent : Servez non seulement de père à ma fille, mais devenez son époux, personne n’est plus digne de la posséder que vous.

Elle ajouta foi à cette assertion, et comme elle n’avoit point de prédilection pour aucun autre homme, innocemment ou plutôt par enfantillage, elle consentit à lui donner sa main. M. R...s l’ayant donc amené à ses fins, crut qu’il n’y avoit plus de difficulté à terminer promptement cette affaire ; en conséquence, il saisit un moment où elle n’étoit point sur ses gardes, et, se jettant à ses pieds, il lui déclara que :

Sa passion pour elle étoit si grande, qu’il ne pouvoit plus long-temps vivre sans elle, et qu’il vouloit en ce moment l’épouser. — Mais que dira le monde, allez-vous me répliquer, ma chère Charlotte ? — Il dira malicieusement que j’ai pris avantage de votre jeunesse et de votre inexpérience pour me rendre le maître de votre aimable personne et de votre fortune : pensez à ce que je sens dans un pareil embarras. Considérez-moi donc comme votre tuteur, votre ami sincère, et comme votre époux le plus tendre, et alors refusez-moi, si vous le pouvez, les droits que je demande.

En disant ces mots, il l’accabloit de baisers. Miss Charlotte, ainsi surprise, n’eut pas la force de résister, et elle céda à sa passion brutale sans connoître la faute dont elle se rendoit coupable.

Ils vécurent deux ans sur ce pied clandestin. Au bout de ce temps M. R...s fut emporté par une fièvre putride. Comme il étoit mort sans tester, son frère prit possession de son bien, et s’empara par conséquent des fragmens de la fortune de Miss Charlotte S...rs que le défunt s’étoit approprié long-temps auparavant.

Quelle route devoit prendre cette innocente et confiante fille qui se trouvoit ainsi jetée dans le monde sans amis, sans connoissance et sans argent ; elle devint bientôt la proie de Mme Pendergast, qui, avant qu’elle fût entretenue par le lord C..sf..t, tira un parti avantageux de sa personne ; elle étoit toujours avec le lord lorsqu’elle rendit ses visites à Nelly Elliot. Malgré que cette dame soit une compagnie très agréable et très amusante, nous allons pour le moment prendre congé d’elle.