Les Sérails de Londres (éd. 1911)/25

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Albin Michel (p. 193-199).

CHAPITRE XXV

Description du séminaire de Madame Dubery ; caractère de cette dame ; ses visiteurs. Dialogue platonique et bizarre ; caractère de Monsieur le comte de P...y ; quelques notions sur les passions de Madame P...y.

Après avoir pris congé de Madame Adams, nous approchâmes de l’équinoxe et nous fîmes voile vers le midi, ou, après avoir touché le port suivant, nous entrâmes dans la baie Dubery, où nous sommes assurés d’être bien ravitaillés et d’y être pourvus des vins et autres liqueurs nécessaires pour poursuivre notre voyage à travers les détroits du King’s-Place.

Madame Dubery est une femme du monde, et quoiqu’elle n’ait jamais lu les lettres de Chersterfield, elle peut découper une pièce avec autant d’adresse et de dextérité que milord lui-même. En effet, aucune femme ne fait les honneurs de la table avec autant de propreté et d’élégance qu’elle. Quoiqu’elle ait reçue une éducation d’école et que ses mœurs furent un peu viciées par de mauvais exemples, et par la lecture des Bijoux indiscrets, ses manières sont si polies qu’elle paroît en quelque sorte une femme de ton ; elle abhorre tout ce qui est vulgaire, et ne se sert jamais d’expressions qui choquent la bienséance ; elle a quelque teinture de la langue française ; elle parle un peu italien ; et, par le secours de ces langues, elle peut accommoder les seigneurs étrangers aussi bien que les sénateurs anglais : c’est, pour cette raison, que les ministres étrangers visitent souvent son séminaire, et y trouvent toute la satisfaction qu’ils désirent. Le comte de B... Monsieur de M..p..n, le baron de ..., M. de D..., le comte de M..., et le comte H... conviennent tous que les traités de cette maison sont dignes du Corps Diplomatique. En un mot, tout le département du Nord vient, suivant l’occasion, y faire sa visite ; et Madame Dubery n’est pas sans les plus grandes espérances que le département méridional suivra bientôt leur exemple.

Il ne faut cependant pas s’imaginer que les visiteurs de Mme Dubery étoient tous des membres du Corps Diplomatique ; non assurément ; nous allons à ce sujet rapporter une anecdote qui, comme nous l’espérons, le prouvera d’une manière satisfaisante.

Le comte P...y ne fut pas plutôt de retour de l’Amérique, qu’il visita les séminaires de Saint-James et de Northumberland. Ne songeant point, pendant ce temps, à son acte de divorce, et oubliant que Monsieur B...d étoit son rival, il alla dans la maison de Madame Dubery qui lui présenta Lucy Williams comme une fille d’une grande bonté, de sentiment et de bon jugement. Voici la conversation qui eut lieu entre eux deux.

Lucy. Milord, à peine êtes-vous de retour de l’Amérique que je me trouve honorée de votre visite. Je me flatte que les fatigues de la campagne n’ont été nullement préjudiciables à votre santé.

Le comte P...y. En aucune manière, Madame. Jaloux de me distinguer pour l’intérêt et la gloire de mon pays, j’ai regardé les périls comme un plaisir satisfaisant pour mon cœur, et chaque difficulté que j’ai surmonté, au lieu d’altérer ma santé, y a ajouté au contraire de nouvelles forces.

Lucy. Vous tenez, milord, le vrai langage d’un héros ; et vous devenez à la fois le défenseur de votre pays et le favori du beau sexe ; car, comme dit le Poète : « Personne ne mérite mieux l’attachement du sexe que le héros. »

Le comte P...y. Je vois que Madame Dubery ne m’a point trompé, et que vous êtes la personne sensible dont elle m’a parlé. J’ai la vanité de croire que je puis distinguer la femme bien élevée, de bon goût et de jugement, quoiqu’elle ne soit point dans la situation la plus brillante, de la pure grisette qui ne respire que la prostitution et la débauche. Vanité à part, je me considère comme un homme de discernement et de sentiment, mais lorsque par une suite de santés portées aux amis de mon pays, je me trouve entraîné dans quelques irrégularités de conduite, et disposé à jouir des embrassades d’une personne de votre sexe, c’est toujours la femme aimable, la compagne sentimentale à laquelle je m’adresse et à laquelle je m’associe.

Lucy. Vous êtes, milord, un homme de bon sens, et vos idées lumineuses vous élèvent bien au-dessus de ces personnes qui se livrent continuellement à la passion sensuelle ; dont la création brute joint en un degré supérieur à celui de l’être raisonnable qui se croit parfait et s’imagine être le maître de l’Univers.

Le comte P...y. Eh bien ! je suis étonné de la justesse et de la profondeur de vos réflexions. Vous possédez l’essence de la logique des écoles. Vous feriez honneur à leur professeur. Je resterois avec vous un siècle, mais malheureusement j’ai un engagement particulier pour une affaire importante avec le lord Georges G... ce qui m’oblige de vous quitter si brusquement.

En disant ces mots, il lui remit un billet de banque de vingt livres sterlings, et lui proposa de poursuivre la conversation à la première occasion.

Le lord ne fut pas plutôt parti que Madame Dubery entra dans l’instant chez Lucy, qui ne pouvoit plus se contenir, se mit à éclater de rire d’une force prodigieuse, et pendant ce tems déployoit le billet de banque.

Ce comte P...y, dit-elle à Madame Dubery, est un être plus ridicule, s’il est possible que le lord H... Il visite notre séminaire dans le dessein d’avoir une conversation sentimentale avec une nonne d’un genre sentimental ; et pour avoir eu le plaisir et la purification puritanique d’entendre un discours moral contre la sensualité, il la complimente d’un billet de banque de vingt livres sterlings.

Madame Dubery lui répliqua : Je suis fort surprise qu’une fille comme vous, qui avez été répandue dans la ville, et qui connaissez les anecdotes et les caractères de la plupart des femmes de votre sphère, ignoriez l’histoire et les infirmités du comte P...y. Le fait est, que quand milord fut au collège, il imita la plupart de ses camarades, et, par la masturbation, s’énerva au point de ne pouvoir jamais remplir les devoirs du mariage ; néanmoins, guidé par les liens de l’intérêt, et par alliance de famille, il épousa une jeune dame très belle, douée de tous les goûts luxurieux de la concupiscence orientale ; car on dit qu’elle descend en ligne directe d’un monarque sublime. Le monde, il est vrai, est très malicieux, ainsi je n’en dirai pas davantage sur ce sujet. — (Lady W...m étoit certainement parfaitement initiée dans tous les mystères du sérail). Quant à cet article, lady P...y fut grandement mécontente, car la nuit nuptiale et les suivantes, lui apprirent que ses espérances et ses souhaits matrimoniaux étoient frustrés. Le lord, de son côté, mortifié au plus haut point de ses essais impotents, se livre pour se procurer un soulagement temporaire, à la boisson, à la table et à toutes sortes de débauches ; mais dans sa folie libertine, il est trompé dans l’opinion imaginaire qu’il se forme de se croire capable de recevoir dans les bras d’une prostituée, cette satisfaction que la délectable lady P...y ne peut pas lui procurer. Mais l’illusion cesse bientôt : car, quoique flatté et animé par sa Laïs, il est convaincu, d’après la plus légère réflexion, que ses pouvoirs sont sans efforts, comme ils le sont véritablement ; d’un autre côté, lorsque la coupe de Bacchus n’a pas opéré sur ses sens, et qu’il reconnoît parfaitement son incapacité de commander dans le champ de Vénus, quoiqu’il soit un général expérimenté par celui de Mars, il attribue alors son impotence à la vertu, et prend le caractère d’un autre Scipion ; mais il fait seulement une vertu de la nécessité, et pour éviter d’exposer son incapacité dans ses essais d’attachement charnel, il devient le panégyriste de la société sentimentale avec le beau sexe. Je suis persuadée que s’il visitoit tous les séminaires de la ville, il ne trouveroit pas, à cet égard, une fille plus en état de remplir son but que vous ; et si vous voulez convenablement jouer votre jeu, vous pourrez, avec lui seul, faire votre fortune. Conservez votre santé, et restez immaculée, sans faire attention à ce qui s’est passé. Je ne puis cependant terminer ce portrait, sans mentionner un trait ou deux qui m’a échappé. Son épouse dont le sang lubrique des Messalines circuloit dans ses veines, étant par ainsi, femme vierge, ne put pas résister aux importunités d’un capitaine des gardes, nommé F...k...ner, un beau jeune homme taillé comme un hercule, âgé de vingt-deux ans, et renommé par ses exploits Cypriens ; il se présenta donc à Madame P...y, et fut aussitôt vainqueur. Leur amour ne fut point un secret ; tout le monde en parla ; le bruit s’en répandit dans les cafés, et parvint bientôt aux oreilles du lord qui, mortifié au vif, et n’ayant point de preuves suffisantes pour établir cette insulte matrimoniale, résolut de sortir du royaume, et d’aller gagner des lauriers militaires pour en couvrir son front outragé. En conséquence, il passa en Amérique, où il obtint la réputation d’un général habile. La mort de sa mère le rappela en Angleterre, d’autant plus, que par son décès, il étoit élevé à la dignité de pair, droit appartenant à sa maison. Il ne fut pas plutôt de ce titre honorable, qu’il intenta un procès d’habitation [contre] Monsieur B...d avec son épouse ; le jugement fut en sa faveur ; et il est maintenant sur le point d’être divorcé par un acte du parlement. Je finis, ce récit, parce que j’entends une voiture s’arrêter à la porte (et regardant par la fenêtre) c’est, dit-elle, son Excellence, Monsieur de M...p...n.