Les Sœurs Vatard/Chapitre XIX

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Charpentier (p. 300-316).


XIX


Pour être bien résolue, Céline était bien résolue. Ses amours avec Cyprien étaient par trop tourmentées, par trop âcres. Les dernières hésitations qu’elle pouvait avoir s’étaient évanouies à la vue d’Anatole qui, pavanant ses grâces, lui fit un accueil plein de courtoises défiances, un matin qu’il la rencontra, se rendant à son atelier.

Elle se soulagea l’âme ce jour-là. Contenue par instants, elle eut par d’autres des explosions de fureur, lorsqu’elle lui narra ses déboires avec le peintre, l’entière déroute d’affection où elle se trouvait.

Anatole se tortillait la moustache, affichant, par calcul, un air affecté et surpris. Sa femme bien l’avait à peu près abandonné. Il avait d’elle d’ailleurs par-dessus la tête. Fainéante comme une couleuvre, elle était d’un mauvais rapport et d’une exigence qui croissait à mesure qu’elle travaillait moins.

Et puis, au fond, il avait une certaine amitié pour Céline ; il la jugeait bonne comme du pain, déliée comme une soie, brave à l’ouvrage, rigoleuse et assouplie. Il ne demandait pas mieux que de renouer avec elle ; il voulait seulement ne pas faire d’avances, simuler des indécisions, ne paraître céder qu’ému par des plaintes, vaincu par une pitié qui le désarmait.

— Eh bien et toi, lui dit Céline, qu’es-tu devenu depuis que nous nous sommes quittés ?

— Je me suis laissé aimer, répondit négligemment Anatole, par une ouvrière en corsets, une femme douce comme un verre de fine et tiède comme un bain-marie ! ah ! chaloupe ! c’en est un morceau de roi ! Mais, du reste, tu as dû la contempler, le jour où je t’ai croisée, un ange qui avait un chapeau neuf, t’as pu la voir ?

Céline prétendit ne l’avoir pas remarquée.

— Ça importe peu d’ailleurs, reprit-il ; il y en a qui ont de la veine et d’autres qui n’en ont pas ! — Voilà tout. — Moi j’en ai eu ; toi, tu es tombée sur un tableau qui te méprisait comme un restant de dîner ! Pourquoi aussi que tu as été fade comme cela ? Fallait le faire mariner dans une saumure d’embêtements, s’il refusait de s’attendrir !

Mais Céline, sans se défendre, lui jetait des regards implorants, puis elle eut une rapide étincelle dans les yeux. Le souvenir de la dernière insulte que Cyprien lui avait infligée, revint en mémoire et la crispa.

Un soir qu’ils étaient couchés, le peintre avait reniflé et fait la grimace. Il regarda Céline d’un air drôle, mais il ne souffla mot. Étonnée, elle exigea une explication ; alors il dit : Tu as donc mangé de l’ail ? ça infecte dans le lit ! — Cette observation l’avait plus cruellement blessée que toutes les ripostes aigres, que tous les mots piquants dont il l’avait souvent cinglée. — Je ne puis pourtant pas faire autrement, s’écria-t-elle ! À la maison on larde les gigots d’échalote et d’ail ; le père les aime ainsi. Je ne peux cependant pas me priver de dîner parce que j’ai rendez-vous avec toi, le soir. Cyprien ne disconvenait point qu’elle n’eût raison de manger du gigot, mais enfin, lui, ne pouvait sentir ces parfums-là. Ce fleur âpre, échauffé par l’haleine et décuplé par la chaleur des couvertures, lui soulevait le cœur. La rancune de Céline se ravivait chaque fois qu’elle songeait à cette nuit. — Anatole considérait, sans y rien comprendre, les feux de colère qui flambaient sur ses pommettes. — Le moment lui sembla venu, il se résolut à battre atout. — Eh bien, la gosse, dit-il, je suis content de t’avoir revue ; je te le répète encore, dépose ton marchand de couleurs et décroche-moi un farlampin qui ait de cela ; il se tapa sur la poitrine, à gauche et, comme il faisait un mouvement pour la quitter, elle lui saisit le bras, ne songeant plus à se faire faire des offres, décidée maintenant à mettre bas toute fierté, à lui proposer carrément de la reprendre. — Il semblait irrésolu, mais cédait peu à peu. — Nous lui jouerons un bon coup ensemble ? finit-elle par dire. — Anatole eut un sourire d’acquiescement. — L’idée d’être désagréable à cet homme qui n’était point de son monde et surtout de se venger des peurs que sa canne plombée lui avait fait subir, quand il poursuivait Céline, lui plaisait fort. — Ils convinrent de se retrouver, dimanche, au concert de la Gaîté. — Céline s’y rendrait avec Cyprien. — À l’entr’acte, elle évoluerait de telle façon qu’il devrait garder les places, ou bien elle le perdrait dans la foule et irait rejoindre Anatole, près de la porte, dans la rue.

Ce projet la fit craquer d’aise.

Alors elle fut charmante pour son peintre. — Il exprimait un désir ? il était de suite exaucé. — Il ne voulait pas sortir ? elle cédait sans mauvaise grâce. — Son linge était compté, chaque fois, soigneusement plié, reprisé sur toutes les coutures. — Lorsque des amis venaient, elle était accueillante et presque silencieuse ; elle s’occupait du thé, souriait, ne balivernait plus. — Cette douceur de caractère, cette soumission, cette accalmie soudaine de paroles et de gestes étonnèrent Cyprien qui eut un nouveau pressentiment. Mais, il eut beau sonder les yeux grands ouverts de sa maîtresse, chercher à saisir dans un pli de visage, dans un mot imprudemment lancé, ses intentions, il ne put rien découvrir. Si franche, si inconsidérée jusqu’alors, Céline devint impénétrable.

Elle insista, dès le vendredi, pour qu’il la menât le dimanche au concert. — Cyprien n’osa lui refuser cette joie qu’elle demandait avec des grâces suppliantes. — Il accepta de l’y conduire et fut tellement touché de la reconnaissance qu’elle lui témoigna, qu’il devint, lui-même, toute attention, toute caresse. Ils pigeonnèrent à qui mieux mieux. L’on eût pu vraiment croire que ces gens-là s’aimaient.

Au jour dit, vers les six heures, le peintre fit monter de chez le rôtisseur d’en bas, une moitié de poulet, des légumes, et il acheta, chez un épicier, des confitures et du vin. Ils dressèrent la table, avec mille singeries ; il la servait avec prévenance et elle desservait gracieusement, portait les plats torchés dans une soupente, minaudait, lui répétait : « Mais verse-moi donc à boire ! dépêchons-nous, pour être bien placés ! » Une nouvelle embellie d’amour semblait s’annoncer. Cyprien avait perdu toute défiance. — À mesure que le repas touchait à sa fin, Céline devenait plus expansive, plus douce. Elle chantonnait, en mesurant la poudre du café, essuyait le filtre, et, accroupie devant le poêle qui bourdonnait, elle souriait à son amant, attendant que l’eau fût chaude pour la verser. Cyprien se sentait des joyeusetés de merle. Les jambes étendues, les reins douillettement posés sur le velours, il avait allumé sa pipe et, soufflant des tourbillons, il admirait le coquet affaissement de Céline dont le corps émergeait comme d’une mare satinée, de ses jupes épandues sur le parquet. — Elle se releva et, avec de jolies mines peureuses, elle s’enveloppa la main d’un mouchoir afin de prendre, sans se brûler, l’anse de la cafetière et elle versa, de haut, dans les tasses. Elle s’était rassise et, en face l’un de l’autre, ils sirotaient doucement, attendant qu’il fût l’heure de quitter leur chambre. Il lui donnait le carafon de cognac, elle lui approchait le sucrier, ils se remerciaient avec des yeux tendres, se prêtaient leurs cigarettes, batifolaient, le cœur à l’aise, souriaient avec des élans qu’ils croyaient perdus.

Cyprien eût de beaucoup préféré rester là, les pieds au chaud, en vareuse, plutôt que d’aller s’enfermer pour voir des pîtres. Les lourds effluves du poêle lui coupaient bras et jambes, il ne bougeait de son fauteuil, amoiqué et ravi. Céline le traita de paresseux et, gentiment, lui prenant les mains, le tirant à elle, elle le fit lever, lui apporta ses bottines, son chapeau, s’attifa, elle-même, se trifouilla avec les doigts les frisons des cheveux, puis elle embrassa l’atelier d’un regard et, passant devant Cyprien, elle l’attendit sur le carré, pendant qu’il fermait la porte.

Elle marchait, dans la rue, silencieuse et un peu sombre. Sa gaieté s’était évanouie. Il s’inquiéta de ce changement, lui demanda si par hasard elle souffrait, mais elle se mit à rire et lui répondit que non.

Quand ils arrivèrent, toutes les places étaient déjà occupées ; ils durent reculer au delà des portes, enfiler un couloir, descendre quelques marches, suivre un corridor, badigeonné de chocolat, de vert-pomme, et tout imprégné des odeurs salines des urinoirs. Ils se heurtèrent, dans ce boyau mal éclairé qui courait derrière la salle, à des échelles fichées par des crampons aux murs. Une grande rumeur bruissait sur leur tête et à leur droite. Ils remontèrent un escalier et longèrent une cloison de verre qui séparait le théâtre d’un café. Une buée ternissait les vitres. Çà et là, des empreintes de mains se dessinaient, des bouts de doigts qui avaient éclairci le carreau et laissaient entrevoir des couples remuant des cartes, faisant claqueter des dés dans un cornet, flûtant des chopes. Des ombres énormes se découpaient derrière ce rideau de vapeur comme derrière un papier huilé, des ombres chinoises. Des joueurs mettaient du blanc à leur queue de billard et le circuit rapide du bras évoquait je ne sais quel étrange écrasement à ce jeu de lumière qui déformait et rendait immense tout mouvement, toute pose ; puis des gestes cassés, des torsions de reins, des penchées de corps, des profils bizarres, des chapeaux exagérés s’estompaient sur ce transparent en de noires ébauches que brouillaient les silhouettes monstrueuses des garçons courant.

Cyprien et Céline appuyèrent sur leur droite et se trouvèrent dans le concert. — Ce coin était plus encombré encore que les places du centre ; ils se replièrent dans le couloir, pour gagner par le souterrain l’autre aile de la salle. — Là, ils finirent par s’installer sur une banquette, le nez sur l’orchestre, voyant les acteurs de côté et de bas en haut, désagréablement rafraîchis par les battants de la porte qui faisaient soufflet.

Céline fut peu satisfaite. Elle était trop près et perdait ainsi ses illusions, puis cet endroit était peu propice à la fuite qu’elle avait projetée. Elle se haussa un peu sur son banc et chercha Anatole. Elle l’aperçut ; ils s’envoyèrent un bonjour et se désignèrent, par un clin d’yeux, la porte. Cyprien n’avait rien vu à cet échange de regards. Il contemplait la salle tandis qu’un turlupin émiettait, dans une sauce rebattue de musique, du patriotisme et de l’amour. Il jugea odieuse cette moitié de cirque avec ses lourds guillochis d’or, ses deux galeries superposées ; l’une teinte en cachou, vernissée et roussie par le feu des gaz, étayée par des colonnes de fonte, drapées jusqu’à mi-corps de velours rouge ; l’autre plus élevée, divisée en des sortes de cages, munies, comme pour enfermer les bêtes, de barreaux peinturlurés de cet horrible vert-bronze, réservé d’ordinaire aux poêles. Le plafond avec ses losanges, ses ramages, ses palmettes qui le faisaient ressembler à ces cachemires de camelotte qu’on fabrique en France, lui donna des nausées.

Il fit d’autant moins attention à Céline qui persistait à jouer de la prunelle, qu’il tentait en vain de se consoler du déboire de couleurs qu’il éprouvait en considérant la scène. Elle ne lui parut ni moins attristante, ni moins minable que le reste. Suffisamment profonde et large, elle était garnie, de chaque côté, de panneaux de fleurs et d’attributs en relief, durement rendus, écrasés encore par d’ignobles masques qui grimaçaient au-dessus. — Le rideau se baissa soudain ; — trois coups frappés sur les planches invitèrent le public à ne pas sortir. Le peintre eut alors comme dernière ressource la vue de ce torchon, avec son acropole de contrebande, son cours d’eau bousillé, ses buissons mal fleuris, son œil ouvert dans un fût de colonne pareil à un calorifère, et, dans cette salle qui exhalait des relents de carton moisi, de quinquets fumeux, de pipes, de savates et de sueur grasse ; dans ce pullulement de gens en chapeaux mous et en casquettes, avachis, vautrés sur leurs bancs, mal éclairés par huit becs de gaz pendant du plafond ainsi que des araignées dont le tuyau de descente serait le fil, la rondelle le corps, et les points de feu, le bout des pattes, une sorte de galapiat avec des verrues sur la margoulette et des yeux louches, se faufilait, glapissant : Demandez la chanson à la mode ! la chanson chantée par M. Auguste ! « le Joli Mexicain, Avril, mes Titres de noblesse. »

Céline ne quittait plus Anatole des yeux. Par extraordinaire, elle semblait inattentive aux balourdises qui se débitaient. Cyprien, qui s’était d’abord diverti à voir des bouches teintes s’ouvrir dans des faces fanées, à entendre chanter faux, à écouter les cris titubants, l’âpre et divin clairon des chanteuses usées, commençait à s’ennuyer prodigieusement. La distraction de Céline le frappa et lui fit espérer qu’elle abrégerait son supplice.

— Ce n’est pas très drôle, murmura-t-il ; mais aussitôt elle affirma, craignant qu’il ne voulût partir, qu’elle s’amusait beaucoup. — C’est curieux, reprit-il, tu n’as pourtant pas l’air réjoui. — Alors, elle se pencha à son oreille et lui dit tout bas, quelques mots, en rougissant.

Il fit : — Ah bien ! Ce ne sera pas long, tu pourras sortir à l’entr’acte.

Elle chercha à se donner une mine satisfaite et à se tortiller, de temps en temps, comme une personne qui s’amuse, mais n’est pas très à son aise.

Cyprien se remit à goûter à une chanson étonnante dont une dame ravageait les strophes aux acclamations de la foule. Céline trouva que l’entr’acte ne venait pas assez vite ; maintenant elle bouillait, elle avait hâte de briser ses liens. L’instant d’hésitation qui l’avait prise, en quittant l’atelier du peintre, était passé. L’histoire de l’ail lui revenait et elle savourait sa vengeance, aspirait au moment de l’accomplir. Elle eut alors un raffinement de cruauté ; elle serra la main de Cyprien, le regarda avec des yeux noyés, de même qu’une femme qui aimerait éperdument un homme et aurait hâte d’être seule avec lui. Le peintre reçut une secousse dans l’échine et il fixa, à son tour, sa maîtresse, avec des lèvres humides et des yeux goulus.

Le chapelet de sottises continuait à s’égrener sur la scène. Des hommes succédaient aux femmes et des femmes aux hommes, et les unes entraient à gauche et les autres à droite. Placés comme ils étaient, Cyprien et Céline assistaient aux misères des costumes, aux défilés des gants défraîchis, des poches éculées, des souliers de porteurs d’eau sous la tenue de bal. Toutes les imperfections, tous les vices des têtes : les yeux éraillés, les joues gravées par la petite vérole, les cicatrices, les bouquets d’herpès aux coins des lèvres, les chairs flasques, les bras canailles, les attaches infamantes des chevilles s’étalaient devant eux, mal dissimulés par la plaque et la sauce des fards, par les bas cotonnés, par les tournures armées de baleines et bardées d’ouate.

L’entr’acte vint, les trombones séchèrent. Céline s’assura par un coup d’œil qu’Anatole n’était plus à son poste. La toile tomba. — Attends-moi, je reviens, dit-elle au peintre qui par discrétion ne la suivit pas. Elle se faufila dans la multitude qu’éjaculaient les portes. Anatole était là.

— Ô nature ! un enlèvement, cria-t-il, en v’là un chic d’aristo que je me donne ! — Céline lui prit le bras et ils descendirent au grand galop, la rue.

Cyprien persistait à regarder la salle. — Deux, trois, cinq personnes, rentrèrent. Toute une ribambelle de fillettes et d’ouvriers franchit bientôt le seuil, des bataillons serrés s’avancèrent enfin. La salle se réemplit. Céline ne revenait pas. Le peintre se tournait sur son siège, se persuadait qu’elle avait rencontré des camarades d’atelier et qu’elle jabotait avec elles dehors. Le spectacle reprenait. L’équipe lamentable des musiciens était assise dans sa baignoire et s’agitait. Cyprien commençait à s’inquiéter. Il eut peur que Céline ne se fût trouvée mal ; il resta, pendant quelques minutes encore, n’y tint plus, sortit, hué par les gens qu’il dérangeait. Il s’enquit auprès des garçons de bureau des ministères qui surveillent à l’entrée, le soir, la distribution des places et des bocks, s’ils n’avaient point vu une femme bâtie et habillée de telle et telle façon. Ils lui rirent au nez. Il s’avoua que sa demande était idiote, que ces gens n’avaient pu remarquer Céline plutôt qu’une autre. Alors il se posta dans la rue, vagabonda sur le trottoir, descendit jusqu’au bal des Mille-Colonnes, regarda chez le pharmacien, ne vit qu’un potard qui somnolait, le nez sous des besicles et sur un livre, s’attarda devant les Îles-Marquises, une abominable turne que Céline prisait, une boutique lugubre avec ses chaînes d’escargots vidés et ses paillasses à huîtres, remonta jusqu’au concert, rentra, trouva leurs places déjà occupées par un autre couple, et, sorti de nouveau, il demeura tout éberlué, sur le trottoir.

Il se sentait assommé comme par un coup de massue. Après avoir appréhendé un malaise subit, il craignait maintenant une rupture brutale. Ses pressentiments se réalisaient donc ! Il s’expliquait alors ce regain de patience et de gentillesse ! Mais cela lui paraissait, malgré tout, invraisemblable. Qu’ils ne pussent s’accorder, rien de plus naturel, qu’en fin de compte, elle eût préféré les caresses d’un salopiaud aux siennes, il n’avait rien à objecter ; mais il eût été plus simple, dans ce cas, de se quitter bons amis. Elle aurait pu lui dire, sans même y mettre des formes : « Écoute, j’en ai assez, je m’en vais. » — Oh ! Je suis bête, finit-il par s’écrier, je l’accuse injustement d’une crasse, et subitement il lui vint l’idée que, s’étant trouvée tout à coup souffrante, elle était rentrée simplement chez lui.

Il regagna sa demeure au plus vite. Il eut un horrible serrement de cœur quand il constata que la serrure était fermée à double tour. L’atelier, lorsqu’il ouvrit sa porte, lui sembla plus enténébré que de coutume, et il éprouva dès le premier pas la sensation glaciale d’une douche. Il alluma sa lampe. La table était encore au milieu de la pièce, près du poêle mourant ; rien n’avait été dérangé, ni les serviettes jetées à la diable sur les meubles, ni les soucoupes où des cendres de cigarettes se fondaient dans le bain de pied des tasses. Une pensée soudaine le poussa dans sa chambre ; il courut à la table de nuit, chercha les pantoufles de Céline. Elles n’y étaient plus. Le doute n’était pas possible. Elle s’était enfuie. Cette insultante façon de rompre sa longe, le jeta dans une rage folle, puis une immense détresse le poigna.

Tant que Céline était restée près de lui, il s’était dit : — Mon Dieu, qu’elle est embêtante ! ah ! comme ce serait un fier débarras, si elle me lâchait ! — Maintenant qu’elle était partie, il avait l’accablement d’un homme qui se voit perdu ! La perspective de rester seul, là, dans cette chambre, ainsi qu’autrefois, l’épouvanta. Il vit surgir devant lui l’inépuisable navrement de ces soirs douloureux où l’on évoque les joies des amours défuntes ; l’angoisse mortelle de ces heures où, lassé par la tâche du jour, l’on n’a plus ni courage ni force ; où l’on dort, aveuli, dans un fauteuil, où l’on a presque honte de se coucher avant la nuit ! La solitude qu’il supportait si fièrement jadis, le fit crier de peur. Il se savait vaincu à l’avance. Il se savait, pendant des mois, obsédé par le regret, incapable de produire, et il songeait aux désolations des efforts qui ratent, aux révoltes, aux abattements qui succèdent à ces luttes où l’on combat sans espoir de vaincre !

Ah ! son orgueil saignait à pleines gouttes ! et cependant, quand il pensait à Céline, il n’avait plus la vision de la femme qui l’avait si indignement trompé, il ne voyait plus en elle que la maîtresse lubrique et douce. Il eut une perception subite des offenses et des cruautés qu’il avait commises ; il se reprocha ses gouailleries, ses caresses hautaines ; il convint qu’il avait eu tort, qu’il aurait dû lui pardonner, en faveur de sa bonne grosse joie, le grotesque de ses paroles et de ses goûts. Il s’attendrissait sur elle, l’aurait pour un peu franchement adorée, puis de même qu’un coup de foudre, le rappel de sa trahison le frappa. Il se souvint de ce cri de Céline qu’elle aimerait mieux être battue que d’être traitée comme une pauvre gnolle, et il regretta pour une minute, de ne pas avoir apaisé cet élancement de l’âme vers des calottes ; puis il redevint plus calme, s’avoua qu’il n’aurait pu consentir pourtant à gifler une femme ; et déshabillé et assis sur son séant, il se remémora les saletés que ses autres maîtresses lui avaient faites.

— Clémence, ah oui ! elle m’a quitté sans même m’écrire ; Suzanne, je n’ai jamais su pourquoi ; Héloïse, parce que je la surveillais ; Eugénie, parce que je ne la surveillais pas ! Et, mélancoliquement il se répétait : — Quand je pense qu’Héloïse, qui était si fière d’avoir été bien élevée, a trouvé moyen de me chiper ma boîte en buis à poudre de riz et que jamais plus, depuis lors, je n’ai reçu de ses nouvelles, je n’ai pas le droit d’en vouloir à Céline, qui, tout en n’ayant pas pour deux sous de tenue, ne m’a du moins rien volé.

Et, accablé par tous ces souvenirs qu’il remuait des liaisons rompues ; ému par tous ces visages qui passaient devant ses yeux, avec leurs sourires sur l’oreiller et les crachats qu’ils lui avaient jetés à la face, en l’abandonnant, il souffla sa lampe.

— Je suis bête, moi aussi, murmura-t-il, je m’étonne. Puisqu’il est entendu que toutes les femmes manquent de savoir-vivre lorsqu’elles nous lâchent, le bon Dieu ne pouvait pourtant pas permettre que Céline, qui était de toutes la plus grossière, se fût montrée à ce moment-là la plus polie. Soyons juste, ça n’aurait pas eu de réalité. Et il ajouta avec un sourire contraint : C’est égal, tout cela n’est pas drôle ; cette fille-là va me faire défaut, — je sens que je vais avoir la nostalgie de sa bêtise. Ah ! crédieu ! je voudrais bien être de deux mois plus vieux !