Les Sables mouvants/Texte entier

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 1-407).

LES SABLES MOUVANTS


CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

DU MÊME AUTEUR
Format in-18.
comment s’en vont les reines 
 1 vol.
princesses de science 
 1 —
les dames du palais 
 1 —
le métier de roi 
 1 —
un coin du voile 
 1 —

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.

Copyright, 1913, by Calmann-Lévy.



2712-12. — Coulommiers. Imp. Paul BRODARD. — 1-13.
COLETTE YVER

LES
SABLES MOUVANTS
logo calmann lévy, un C et un L entourés d'une ligne et des fioritures.

PARIS


CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS


3, RUE AUBER, 3


Il a été tiré de cet ouvrage
quinze exemplaires sur papier de hollande,
tous numérotés.
À LA MÉMOIRE
D’AUGUSTE HUZARD

LES SABLES MOUVANTS


PREMIÈRE PARTIE

I

Je viens vous souhaiter la bonne année en passant, mes amis, dit Addeghem, l’omnipotent critique d’art, en pénétrant dans l’atelier du ménage Fontœuvre.

Et aussitôt, comme il s’avançait, essoufflé des cinq étages et majestueux de sa redoutable autorité, la charmante Fontœuvre quitta son chevalet, courut à lui, devançant à peine son mari qui, précipitamment, posait sa pipe et son journal pour s’empresser près du vieil homme.

— Oh ! cher maître, comme c’est gentil, comme c’est gentil !

Jenny Fontœuvre, menue, brune et jolie, avec sa vivacité d’oiseau, son gracieux talent, son courage, faisait l’admiration du critique. Serrée dans sa blouse blanche d’artiste, elle lui venait au coude ; il la regardait bénévolement, en lui tenant les deux mains ; puis il dit, de sa grosse voix de Flamand, enrouée par quarante ans de brasseries et de criailleries artistiques :

— Hein ! Fontœuvre, vous permettez que je l’embrasse, votre femme, pour le premier janvier ?

En même temps, il mettait deux baisers sonores sur les joues maigriotes de la jeune femme.

— Mais regardez-la donc, continuait-il, on dirait une petite pensionnaire en sarrau ! Elle paraît vingt ans !

— Oh ! oh ! mon cher maître, et ma grande fille de dix ans, et François, et Marcelle ? Je suis une vieille maman, au contraire, avec mes trois enfants.

Le mari riait en considérant Jenny, « sa chère Jenny », comme il disait toujours, plus épris, racontait-on, de cette courageuse compagne après douze années d’union qu’au premier mois de la lune de miel. C’était un joyeux garçon, méridional, à l’air bourgeois, et qui déclarait lui-même, quand il se voyait devant une glace avec son poil noir épais, son sourire bonhomme, son embonpoint précoce, ses yeux vifs de Toulousain : « J’ai la tête d’un chef de gare. » Il professait le dessin dans trois pensionnats de Neuilly, où son extérieur pacifique plaisait aux dames directrices. Entre temps, il faisait agréablement le paysage, la nature morte, la copie de tableaux, ou le portrait. Ne s’attribuant d’ailleurs aucun génie, quand il parlait de son art, il ne disait généralement pas autre chose que « le boulot ».

À ce moment, Addeghem qui se frayait un chemin vers le feu, à travers le désordre de l’atelier, aperçut contre la baie vitrée la silhouette d’une vieille dame assise. Il salua.

— C’est maman, s’écria Jenny Fontœuvre, c’est maman.

— Oui, dit le gendre à son tour, ma belle-mère est venue de Saintes nous conduire pour les fêtes notre fille aînée, Hélène, qu’elle élève là-bas.

Le critique s’inclina de nouveau, offrit ses hommages. Plus menue encore que sa fille, tout émaciée dans sa robe provinciale, la grand’mère avait quelque chose d’exquis dans la finesse, et cette noblesse de visage des vieilles femmes qui ont beaucoup pleuré.

— Voilà qui est bien, se crut obligé à dire le critique vous vous êtes réunis pour ce jour de l’an ; c’est tout à fait traditionnel, c’est délicieux, Ah ! les anciens usages, la famille ! la famille !

Il se montait l’imagination, s’émouvait presque, lui, vieux bohème égoïste et sceptique. Mais la petite Fontœuvre se mit à rire.

— Oh ! moi, la tradition, je m’en fiche. Le jour de l’an ou un autre, c’est tout pareil. Pour ma part, je ne souhaite la bonne année à personne.

Le visage de madame Trousseline s’attrista. Elle ne protesta pas, mais c’était comme si le Passé eût été offensé dans ce cœur de vieille femme, aux propos étourdis de la femme artiste.

— Vous permettez ? demandait Addeghem en prenant un tabouret près du feu de coke auquel il présentait sa bottine ; j’ai attrapé un sacré coup de froid en passant le pont des Arts…

Fontœuvre comprit alors la vérité le grand homme, vieux garçon, en peine de son après-midi de premier janvier, et apercevant leur maison quai Malaquais, était venu se chauffer chez eux. Or, Addeghem ne se prodiguait pas ; et, de plus, il faisait ou défaisait à son gré la fortune d’un artiste. La petite Fontœuvre, avec son sens pratique aiguisé, entrevit rapidement tout le parti qu’on pouvait tirer de cette visite et de cet abandon.

Il faut prendre une tasse de thé, dit-elle gentiment, en se penchant vers le vieillard. Et comme il acceptait d’enthousiasme, tout disposé à savourer ce bien-être familial qu’il était venu inconsciemment chercher ici, Jenny Fontœuvre, avec une prestesse de petite fille, gagna la porte, disparut en appelant, d’un signe, sa mère.

Toutes deux par un corridor obscur se rendirent à la cuisine.

Brigitte, la vieille cuisinière, — un ancien modèle déformé que l’excellent Fontœuvre avait recueilli jadis par charité, — achevait la vaisselle. Elle essuyait « mesdemoiselles les assiettes », comme elle disait dans sa manie devenue agaçante de personnifier tous les objets, de leur donner un sexe ou un âge arbitraire. Madame Fontœuvre, tout en enlevant sa blouse, s’adressait à sa mère.

— Il n’y a pas à hésiter, il faut retenir Addeghem à dîner. Le bonhomme peut nous être utile excessivement ; un article de lui dans le Figaro, et l’on est lancé du coup. C’est une chance de l’avoir à sa table. L’ennui, c’est que…

Puis se retournant vers la cuisinière :

— Brigitte, vite du thé.

— Ah ! bougonna la vieille femme, voilà que « monsieur mon fourneau » est éteint maintenant ; il va falloir allumer le gaz.

— L’ennui, continua Jenny Fontœuvre, c’est que je ne suis guère en fonds. J’avais pensé à un vol-au-vent et à une volaille truffée qu’on trouverait rue du Bac ; seulement, voilà… nous en avons eu déjà une pour la Noël, et le rôtisseur a envoyé sa facture hier.

Madame Trousseline, sur le seuil de la cuisine, suppliait des yeux sa fille afin qu’elle ne parlât pas ainsi devant une servante. Mais la jeune femme, comprenant, reprit :

— Oh ! cela ne fait rien, Brigitte sait bien…

Et elle récapitula :

— Voyons : un potage jardinière, le vol-au-vent, la poularde ; Brigitte réussit merveilleusement les croquettes de pommes de terre…

— Les pommes de terre, dit Brigitte en promenant une allumette sur la rampe à gaz qui crépita, il n’y en a plus.

— Ah ! ma pauvre maman, s’écria Jenny Fontœuvre en se tournant vers madame Trousseline, ce n’est pas rose, la vie ! Tiens, veux-tu que je te dise ? Il me reste aujourd’hui un louis dans la maison ; et c’est pour les étrennes de la concierge qui jetterait mes lettres au feu si je ne lui faisais pas cette largesse. Je sais bien que Pierre touchera son mois de leçons à Neuilly vers le quatre ou le cinq. Mais c’est ce dîner d’aujourd’hui… Et le vin, Brigitte, où en sommes-nous, du vin ?

— Madame, il reste une demie de champagne depuis le réveillon. Quant aux bouteilles de bourgogne, ces jeunes filles ont toutes filé. Monsieur Nugues et monsieur Vaupalier s’en sont mêlés, l’autre jour.

— En vérité, Jenny, je ne te comprends pas, murmura tristement madame Trousseline ; vous êtes deux à travailler, et je vois que tu as des dettes partout, au point de ne pouvoir obtenir, chez tes fournisseurs, cinq jours de nouveau crédit !

Jenny Fontœuvre était devenue sérieuse, désolée même. Des larmes montèrent à ses yeux, ses jolis yeux rieurs, fendus en amande, sous les larges bandeaux plats de ses cheveux.

— Nous ne sommes pourtant pas des bohèmes, dit-elle en réprimant une grosse envie de pleurer. Regarde, je mets cette robe depuis un an, toujours la même. J’avais une femme de chambre, je l’ai renvoyée, et c’est cette pauvre Brigitte qui fait tout dans la maison. Souvent nous buvons de l’eau, je t’assure. Seulement, la peinture ne se vend plus. Mes toiles s’entassent dans l’atelier. C’est très bien de travailler, mais quand c’est pour le roi de Prusse, ça n’enrichit pas.

— Dans ces conditions-là, mon enfant, on n’invite pas les grands hommes pour leur servir des poulets truffés et du champagne. On se donne. une loi et l’on vit selon ses ressources.

— Mais, comprends donc, maman : ce dîner, cette mise de fonds que je fais aujourd’hui, c’est un placement sûr, à intérêts énormes. Addeghem me fera connaître. Il ira criant partout : « Avez-vous vu les fleurs de la petite Fontœuvre des merveilles ! C’est interprété ! Il y a là un sens des valeurs !… » Je doublerai mes prix, on s’arrachera mes toiles, et Pierre aura de la vogue. Mon dîner d’aujourd’hui ? mais il me sera remboursé mille fois avant un an. Les succès, vois-tu, chez nous, sont en raison directe des réceptions.

— Ce n’est pas avec de tels principes, à base de désordre, que tu as été élevée, ma fille, dit la vieille dame qui s’éloigna en soupirant.

Restée seule avec Brigitte qui préparait les tasses pour le thé, Jenny Fontœuvre lui demanda :

— Ma petite Brigitte, vous seriez vraiment gentille de m’avancer cinquante francs. La bonne femme se redressa, essuya ses mains dans un torchon propre et fit semblant d’hésiter un moment, pour la forme. En réalité, un contentement indéniable éclatait sur son large visage couperosé. Elle attendait cette démarche ; elle la désirait, grillant d’obliger ses maîtres, ce qui était aujourd’hui la suprême satisfaction de sa vanité peuple, cette vanité qu’avait exaltée jadis dans les ateliers célèbres sa réputation de belle fille superbement plantée. Elle savait d’ailleurs ne rien perdre, étant comblée par les Fontœuvre dès que ceux-ci vendaient une toile.

— Comme madame voudra, déclara-t-elle enfin, noblement.

— Brigitte, vous n’êtes pas une domestique ordinaire, murmura madame Fontœuvre, émue aux larmes.

— Monsieur et madame, c’est tout pour moi, répondit-elle, encore beaucoup plus attendrie que sa maîtresse.

Dès lors, tout souci ôté, Jenny Fontœuvre recouvra sa gaieté d’oiseau et revint à l’atelier, où son mari et Addeghem passaient la revue des toiles.

L’atelier, énorme, prenait jour sur une cour du quai Malaquais. C’était le gros morceau du logement, le sacrifice, la folie qui coûtait aux Fontœuvre cinq cents francs à chaque terme, alors que le reste de l’appartement se composait de petites pièces sombres, basses, étriquées, où, l’hiver, la lampe brûlait souvent du matin au soir. Des taches tendres, rose clair, bleu céleste, plaquaient la muraille au-dessus du linteau des portes. C’étaient des panneaux de fleurs peints par Jenny Fontœuvre-Trousseline à vingt ans. Des faisceaux de toiles accotés contre le mur, montraient la trame et le châssis. Sur un piano long, la série bien connue des Tanagras s’alignait gracieusement. Dans un angle, un moulage des colonnes du Parthénon, lumineuses en leur blancheur de plâtre, donnait à la pièce un air grandiose. Partout ailleurs, c’était la cohue des paravents, des chevalets, des petites tables, des sièges hétéroclites, et, ouatant le tout d’un air de demi-luxe, un tapis persan, tout neuf, s’allongeait sous les pieds, sentant encore l’odeur du bazar oriental. Justement, comme Jenny Fontœuvre entrait, son mari exhibait devant le critique un portrait qu’elle achevait de sa petite Marcelle. Anxieuse, elle épia la physionomie de son juge : Addeghem se reculait, clignait de l’œil, penchait la tête.

À la fin, il laissa tomber ce satisfecit :

— C’est délicat. C’est très délicat.

— C’est ma petite fille, dit Jenny Fontœuvre ; je la crois assez ressemblante.

Et elle appela :

— Marcelle ! viens tout de suite !

Cependant, Addeghem s’attardait à des détails, à de petits conseils. Pour que toute cette chair rose chantât sur le fond orangé, il manquait une tache vive ; oui, par exemple un ruban dans les cheveux. Hé ! pourquoi pas un ruban cerise, hardi, éclatant, révolutionnaire ?

Il riait, le nez contre la toile, cherchait chicane à des tonalités, aux ombres de la chevelure, aux modelés du cou, lorsqu’une portière se souleva comme sous la patte de velours d’un chat ; une enfant de huit ans s’arrêta dans ce cadre, froide, méfiante, le sourcil froncé ; elle avait les traits du portrait, mais ce qu’elle possédait par surcroît, l’ardeur cachée de la vie, une passion, un emportement, une personnalité d’exception, tout ce qui n’était pas dans l’image, le grand critique ne le discerna pas, non plus que la mère artiste. On se contenta de comparer les couleurs. Quand on l’eut bien regardée, la mère la renvoya. Mais à cet ordre, elle grimpa sur un fauteuil Louis XIII, et s’assit les membres raides, comme en bois.

— Cher maître, dit alors Jenny Fontœuvre, vous dînez avec nous ?

Addeghem d’abord refusa. Non, non ; il était venu leur faire cette courte visite parce qu’il les aimait beaucoup l’un et l’autre. Certainement, il les aimait beaucoup ; il trouvait gentil leur petit ménage presque bourgeois, si uni dans le travail, si exemplaire au milieu des scandales de leur monde. Mais il n’allait pas troubler, en vieux gêneur, leur réunion familiale du nouvel an. Et voilà que de nouveau il s’attendrissait. Ses yeux, fatigués et rougis par les nuits de café, devenaient humides, il secouait les boucles grises de ses cheveux. Jenny Fontœuvre alors fit signe à son mari.

— Si, si, nous vous gardons, cher maître, dit Fontœuvre qui comprit.

— Vous nous ferez tant de plaisir ! supplia la charmante femme en lui prenant les mains.

À la fin, il dit oui. À ce moment, Brigitte apportait le guéridon à thé. Elle avait une telle coquetterie de propreté, qu’avec ses cinquante-quatre ans, la nature de ses ouvrages quotidiens, le contact du fourneau, des fritures, des eaux grasses, elle reprenait une sorte d’élégance rien que de nouer, à sa taille encore belle, un tablier blanc. Elle qui avait promené jadis, par les ateliers fameux, ses pieds nus de nymphe, des pieds nacrés au talon rose, y marchait aujourd’hui humblement, chaussée de galoches, en bonne vieille femme heureuse de servir les autres.

On abreuva le grand homme de la tisane bouillante. Ses soixante ans se réchauffaient à ces petits soins. Pendant qu’il buvait, madame Fontœuvre glissa à l’oreille de Brigitte :

— Tâchez d’avoir une langouste ; maman se chargera de la mayonnaise.

La question du service l’inquiétait ; elle faisait semblant de goûter au thé, de croquer un biscuit ; elle répondait sans entendre au critique bavard qui lui parlait d’une exposition de la rue Laffitte. Soudain, une idée lui traversa l’esprit : monsieur et madame Dodelaud, les antiquaires d’en bas, qui raffolaient de Marcelle, ne refuseraient pas de prêter pour la soirée leur jeune femme de chambre. Elle s’approcha du fauteuil où s’était campée la petite fille et lui parla bas.

— Cours vite, ma petite Marcelle, raconte tout à cette bonne madame Dodelaud ; dis-lui qu’elle me rendrait bien service en m’envoyant Mariette…

Mais la fillette impassible déclara :

— Non, ça m’ennuie.

— Il le faut, je t’assure, Marcelle ; c’est très important. Tu me tirerais d’embarras. Puis madame Dodelaud t’aime tant ! Elle te promènera dans son magasin ; tu verras les saintes vierges en bois, les commodes avec leurs bêtes de cuivre, et les robes d’argent des dames d’autrefois. Tu diras aux Dodelaud que, s’ils peuvent se passer de Mariette tout de suite, elle mettrait le couvert ; même ils pourraient me faire apporter une boîte d’argenterie.

— Non, je n’irai pas.

Comme une idole inexorable, elle était nichée au fond de son fauteuil ; elle ne faisait aucun éclat, aucun geste. Sa petite face têtue bougeait à peine dans son mouvement obstiné de refus.

— Dis pourquoi, au moins !

— C’est pas la peine, puisque je ne veux pas y aller.

Jenny Fontœuvre, exaspérée, se redressa, vaincue.

— Je ne peux pourtant pas la fouetter comme on le faisait autrefois ! murmura-t-elle entre ses dents.

Et elle courut à la salle à manger pour charger du message le petit François qui avait neuf ans.

On sonna. Brigitte, qui s’en allait aux commissions, ouvrit. C’était Nugues, le paysagiste, un petit homme fluet, tout en cheveux roux, serré dans un complet de velours bleu. Quand il entrait, on ne voyait que ses boucles rousses, sa longue barbe acajou, tandis qu’une forte odeur d’absinthe et de pipe se répandait dans la pièce. Aujourd’hui, il apportait un bouquet de violettes à madame Fontœuvre et il l’embrassa.

— Que vous êtes sot d’avoir dépensé vingt sous pour moi ! dit la jeune femme. Vous auriez mieux fait de vous payer une choucroute, mon pauvre Nugues.

Maintenant, il embrassait Fontœuvre à gros baisers sonnants, et il murmurait :

— Ta femme qui croit qu’en un jour comme celui-ci, on a un pareil bouquet de violettes pour vingt sous !

Mais les Fontœuvre, ravis de pouvoir obliger un ami, s’empressaient de le présenter à Addeghem. C’était Nugues, un garçon de très grand talent ; tout le monde connaissait de lui ces jolis paysages faits de taches multicolores : Addeghem hochait la tête. Oui, en effet, il croyait avoir vu ; c’était très distingué, très mystérieux. En fin de compte, il s’embrouilla. On comprit qu’il parlait d’un autre. Nugues, mortifié, mordait sa moustache rouge. C’était un pauvre diable qui logeait dans un garni et travaillait à tour de rôle dans les ateliers des camarades, lorsqu’il n’était pas à peindre au bord de l’eau à Meudon ou à Nogent. Royalement, il se faisait nourrir par les amis, n’ayant jamais voulu s’abaisser à crayonner pour deux louis un dessin industriel, et, quoique d’une petite inspiration, demeurait un peintre inspiré que grandissait sa foi dans son art.

Soudain, comme Jenny Fontœuvre allumait elle-même les lampes, trottinant, glissant sa menue personne parmi les petites tables, Addeghem demanda négligemment :

— Avez-vous quelquefois entendu parler d’Houchemagne, Nicolas Houchemagne ?

Et comme ni les Fontœuvre, ni le paysagiste ne connaissaient ce nom, il précisa :

— Un jeune qui a un mérite inouï. C’est Vaugon-Denis, le marchand de tableaux, qui me l’a présenté. Vaugon-Denis prépare en ce moment, rue Laffitte, une exposition assez singulière des œuvres de cet Houchemagne, qui a représenté les êtres surhumains, les différents génies de toutes les théogonies antiques et modernes. Il y a un Centaure tout à fait impressionnant, et aussi, dit-ont, un Ange chrétien. Comprenez-vous cela, un artiste du vingtième siècle qui peint des anges comme Fra Angelico ?

Nugues fit une grimace. Par politesse, Fontœuvre dessina un geste évasif. Jenny déclara :

— Oui, c’est drôle, des anges !

— Un gentil garçon, un très gentil garçon, continua le grand homme, et qui a déjà sa légende. C’est un fils de paysans. Il a appris à peindre chez un ornemaniste, n’a jamais franchi le seuil des Beaux-Arts, s’est fait lui-même, quoi ! — et avec cela, beau comme un Titien. Je suis un vieil idiot, j’aurais dû vous l’amener ce soir, il vous aurait beaucoup plu.

— Mais, cher maître, dit Fontœuvre pour faire sa cour, il n’est peut-être pas encore trop tard. Nous serions enchantés de le connaître.

— Eh bien ! c’est une idée ! fit en toute simplicité Addeghem ; envoyez-lui donc un bleu pour le prier à dîner ce soir. Puisqu’il y en a pour moi, il y en aura bien pour lui, n’est-ce pas, madame Fontœuvre ? ajouta-t-il avec son sans-gêne d’homme adulé qui sait flatter les gens en se mettant à l’aise chez eux.

Ce qu’il n’avouait pas, c’est que Vaugon-Denis lui avait montré le Centaure d’Houchemagne, et qu’il en avait une envie, un désir frénétique de vieil amateur passionné, et qu’il voulait se le faire offrir à force de bienveillance excessive pour le jeune homme que le marchand de tableaux luit avait recommandé. Il le protégeait ostensiblement. Il le prônait partout, chez les bourgeois pour lui procurer des commandes, chez les artistes pour lui recruter des disciples. Il fallait qu’on pût dire un jour : « C’est Addeghem qui a fait Houchemagne. » Il fallait surtout qu’Addeghem eût le Centaure.

Et, pour que ce fût plus gentil, il rédigea lui-même l’invitation sur le papier gris perle de Jenny Fontœuvre. Le jeune homme habitait rue de Vaugirard ; il sortait peu. Le pneumatique avait toutes chances de le toucher d’ici huit heures du soir. Ce fut Pierre Fontœuvre qui courut à la poste. Sur le seuil, comme il partait, sa femme le retint.

— Téléphone donc chez Bouchy pour commander quatre douzaines de petits fours glacés en papillotes.

— Mais… interrompit le peintre, le visage effaré.

— Tranquillise-toi, mon gros, dit-elle en lui souriant, j’ai tout ce qu’il faut…

— Tu es un trésor, conclut-il, en lui baisant la bouche derrière la porte.

Juste à ce moment, quelqu’un s’arrêtait sur le palier, et les Fontœuvre, en apercevant une longue silhouette flexible, dans la pénombre, s’écrièrent ensemble :

— Tiens ! Nelly Darche !

Cette mince personne au lorgnon de cristal, à la voix grave, à la taille d’un mètre soixante-quinze, c’était, en effet, mademoiselle Darche, la jeune impressionniste déjà célèbre. Ancienne camarade d’atelier de Jenny Fontœuvre, qu’elle méprisait pour sa peinture mais estimait pour son caractère, elle lui témoignait de l’amitié ; et, comme elle était souvent reçue chez les Fontœuvre, elle avait coutume, au premier janvier, d’apporter des marrons glacés à Marcelle.

— Excusez mon mari et venez vite, ma chérie, lui dit Jenny en la prenant par le bras. Nous avons Addeghem ; vous allez faire connaissance.

— Il a éreinté mon dernier salon, fit l’élégante fille.

— Raison de plus ; il n’osera plus recommencer s’il vous connaît.

Dans l’atelier, où Addeghem était demeuré avec Nugues dans un muet tête-à-tête, les présentations se renouvelèrent. La grande Darche et la petite Fontœuvre riaient maintenant aux hyperboles grandiloquentes dont usait le critique pour louer le talent de la nouvelle venue. Ah ! certes, elle avait de l’invention et de l’originalité comme on n’en trouvait pas du côté des hommes. Elle était une pure fille de Manet.

— Mais non, monsieur, se récria la jeune artiste, l’arrêtant là ; je ne me réclame pas du tout de Manet, je ne me réclame que de moi-même.

C’était une orgueilleuse au franc-parler qui n’avait peur de personne.

— Pardon, fit Addeghem, comparez avec l’Olympia votre Tunisienne du dernier Salon ; je m’en souviens fort bien ; c’était exactement la même inspiration, et aussi, dans les chairs, malgré la différence de tonalités, le même parti pris.

— Si l’on imitait toujours quelqu’un, reprit hardiment Nelly Darche, que deviendrait l’évolution de l’Art ? Nous peindrions encore comme monsieur Ingres. Moi, je ne copie que mon modèle, et mon œil est le seul maître de mon interprétation.

— Monsieur Ingres, monsieur Ingres… Mais tout de même, mademoiselle, sans parlez de votre talent qui est hors de pair, savez-vous que beaucoup d’évolutionnistes modernes gagneraient à regarder un peu plus les tableaux de monsieur Ingres ?

— Il savait dessiner, prononça enfin Nugues, mais ce n’était pas un artiste.

— Oh ! fit Jenny Fontœuvre.

— Jeunesse ! jeunesse ! déclama gaiement Addeghem, qui ne redoutait rien tant, au fond, que de passer pour rétrograde.

Là-dessus, l’adroite Fontœuvre inquiète du ton que prenait la conversation, l’orienta sur une vieille amie commune, mademoiselle Angeloup, la doyenne des femmes peintres, qui tenait encore sa palette d’une main si ferme. Nelly Darche et madame Fontœuvre plaisantèrent ses cheveux coupés court, ses faux-cols d’homme. Une femme avait-elle besoin de se singulariser parce qu’elle était artiste ? Mais Addeghem la défendit.

— Vous en parlez bien à votre aise, jeunes femmes d’aujourd’hui, qui avez trouvé la voie toute faite, un atelier à votre disposition aux Beaux-Arts, un Salon pour vos œuvres et une opinion publique favorable. Il y a cinquante ans, quand la petite Angeloup escortée de son père, s’en allait copier les Velasquez au Louvre, elle était bafouée par les rapins, qui ne voyaient en elle que le ridicule d’une jeune fille timide, empiétant sur leurs privilèges. Alors, elle a voulu cesser d’être une jeune fille timide ; elle a rasé ses magnifiques cheveux, elle a supprimé de sa toilette toute grâce féminine et elle les a regardés en face, les rapins, en leur disant qu’elle était un homme comme eux. C’était très crâne. Et vous, mesdames, vous ne dites pas que si vous pouvez aujourd’hui conserver tout votre charme, c’est un peu à la mise baroque de cette aïeule que vous le devez.

Et tout le monde rit, quand précisément, sur cette phrase du grand homme, Juliette Angeloup ouvrit la porte. Tous la connaissait ici. On l’entoura.

— Nous parlions de vous ! Justement nous parlions de vous !

Son valet de chambre était derrière elle, chargé d’énormes paquets. Elle faisait sa tournée d’étrennes. C’était la part des petits Fontœuvre. qu’elle apportait. On appela les enfants pendant qu’elle déballait elle-même les jouets. Marcelle avait les yeux luisants de désir devant cette fée Carabosse ; en effet, cette vieille artiste qui caressait et léchait ses tableautins avec des brosses de soie pour arriver à une peinture jolie, unie et comme sucrée, qui ne produisait que des images tendres, fraîches, éthérées, ressemblait à une sorcière avec son embonpoint, sa taille courte et ses cheveux en brosse, drus, secs, hérissés sous un chapeau d’amazone. Et elle avait des gestes onctueux pour délier les ficelles ; elle sortait du papier une poupée mécanique, une automobile véritable :

— Voilà pour la petite, et voilà pour le petit. François, le garçonnet mièvre et blanc qui portait encore, six mois auparavant, ses boucles flottantes, caressait la machine de ses doigts effilés. Marcelle, brutale, avait empaumé la poupée, et sa grande sœur Hélène, très sage, très sérieuse pour ses dix ans, lui faisait des remontrances. Alors Jenny Fontœuvre remercia ; c’était trop, ils étaient comblés ! D’un mot la vieille femme la fit taire. Une idée vint à Jenny Fontœuvre : retenir à dîner mademoiselle Angeloup avec Addeghem. On parlait d’une liaison qu’ils auraient eue jadis. Ce n’était pas exact. À la vérité, elle en avait eu bien d’autres ; cette laideur avait été aimée pour sa bonté, pour son esprit, et pour quelque chose d’indéfini et d’excessivement charmeur qui attirait toujours la sympathie, quelquefois l’amour. Et tout le monde la savait la mère de la jeune comtesse Oliviera, qui n’avait pas vingt-cinq ans.

— Ah ! certes oui, que j’accepte ! s’écria-t-elle lorsque Jenny Fontœuvre eut formulé son invitation. Dîner avec vous, mes enfants, passer en famille ma soirée de premier de l’an, au lieu d’aller moisir toute seule dans mon trou, puis-je hésiter ? Ma petite Fontœuvre, tu es gentille, il faut que je t’embrasse.

Alors, elle ôta son chapeau, se mit à l’aise ; et, après avoir renvoyé le valet de chambre en lui faisant dire qu’elle ne rentrerait qu’à onze heures, elle alla demander une cigarette à son vieil ami Addeghem. Aussitôt, tout le monde fuma, sauf Jenny Fontœuvre qu’un lambeau de respect pour les convenances mondaines, datant de son éducation provinciale et sévère, avait toujours retenue devant la cigarette. Peu à peu le tapage s’enfla dans l’atelier. Sous les colonnes du Parthénon les trois enfants jouaient, et l’on entendait le ronflement sourd de la petite auto sur le plancher. Entre Addeghem, Nugues et mademoiselle Darche, une querelle artistique s’élevait. Jenny Fontœuvre et mademoiselle Angeloup s’y mêlaient. Lorsque Fontœuvre rentra, un nuage de fumée obscurcissait les lampes, et le bruit des voix était tel qu’il dominait le roulement des jouets mécaniques.

— Tu sais, lui dit sa femme à voix basse, Angeloup dîne.

— Et bien ! reprit-il sur le même ton, il faut garder aussi Nelly Darche.

— Et moi ? dit carrément Nugues, qui les avait entendus, est-ce qu’on me laissera m’en aller coucher sans souper ?

Tous riaient. On ne lui répondit même pas. Jenny Fontœuvre, alors, fit signe au petit François et l’entraîna vers la cuisine.

Le cliquetis des casseroles annonçait le retour de Brigitte. Elle commençait à perdre la tête au milieu des apprêts du dîner ; elle exhiba les commissions : le petit garçon s’amusait des antennes de la langouste. Madame Fontœuvre demanda :

— La poularde sera-t-elle belle, Brigitte ?

— Oh ! madame, un morceau d’empereur ; oui, on peut le dire, une véritable mère poularde ; elle arrivera ici à huit heures tapant, sur deux pattes à pantalon blanc.

— C’est que, Brigitte, nous allons être onze à table.

Brigitte s’exclama :

— Onze !

Les bras lui tombèrent. Madame compta : outre monsieur Addeghem, elle avait été forcée de prier mademoiselle Angeloup, mademoiselle Darche, monsieur Nugues et encore un autre monsieur.

La cuisinière se désola. Jamais on n’aurait assez de vin, et les cinquante francs étaient épuisés. Elle en avait encore mis de sa poche.

— Pour dix ou douze francs, soupira Jenny Fontœuvre, on aurait eu un très beau pâté de foie gras…

— Que madame ne s’inquiète pas, dit Brigitte, j’en fais mon affaire, du pâté, et aussi du vin, si François se charge des cinq étages.

Après un nouvel élan de reconnaissance vers Brigitte, Jenny Fontœuvre s’en alla chercher sa mère pour lui confier le soin de la mayonnaise. En passant, elle donna un coup d’œil au couvert qu’organisait la jeune femme de chambre de madame Dodelaud. Elle fit ajouter quatre assiettes et enfin gagna le petit cabinet où l’on dressait le lit de madame Trousseline à chacun de ses voyages à Paris.

— Maman, es-tu là ?

Une veilleuse crépitait sur la table, et à cette faible lueur, les pieds sur une chaufferette, serrée dans un châle, la vieille dame frileuse, assise dans un fauteuil, égrenait son chapelet. Son pâle visage reflétait la lumière de la flamme jaune qui flottait sur l’eau.

— Maman, comment ! tu restes à te morfondre ici, quand nous sommes tous dans l’atelier ! Viens donc, tu verras, nos amis sont très gentils.

— J’irai, mon enfant, dès que j’aurai fini mon chapelet.

— Ah ! oui, ton chapelet, fit la jeune femme avec sa condescendance d’artiste peu dévote. C’est égal, ce n’est pas d’une gaieté folle, ici, et cette lampe sépulcrale n’a rien de réjouissant.

— Je ne m’ennuie pas, ma chérie, je suis avec mes souvenirs, avec mes morts.

À l’imagination vive de Jenny Fontœuvre, ces simples mots évoquèrent des figures disparues : son père, le commandant Trousseline, son grand frère ; une sœur de dix-huit ans, et les bons vieux grands-parents ; tous peuplaient la petite chambre, invisiblement, y mettaient une tiédeur mystérieuse. Attendrie, la jeune femme s’agenouilla devant sa mère, caressa les mains ivoirines et délicates où les rhumatismes douloureux faisaient saillir les jointures.

— Chère maman, viens donc avec nous ; tu es très décorative, tu sais ; tu es si jolie, si fine ! Nos amis t’aimeront beaucoup. Seulement, il faut que je te prévienne de la qualité de nos invités en faveur desquels tu seras forcée à beaucoup d’indulgence. Je veux dire que ce ne sera pas le cas d’exhiber tes grands principes, parce que nous avons ce soir la vieille Angeloup, qui a eu nombreux amants dans sa jeunesse et même après. Et aussi Nelly Darche, une fille aux pensées très hardies et qui ne se fait pas scrupule d’aimer un beau garçon quand ça lui chante. Oh ! c’est une honnête femme ; mais je lui ai connu jusqu’ici deux ou trois liaisons. Quant à Nugues, il est anarchiste, naturellement, mais c’est un si brave type ! Pour Addeghem, c’est un vieux viveur…

Ayant ainsi mis sa mère en garde contre les bévues possibles, madame Fontœuvre s’avisa tout à coup que la vieille femme, scandalisée par ce tableau de mœurs, allait se récrier. Mais non ; madame Trousseline se taisait. Un silence se fit dans la chambre mi-obscure. Toujours agenouillée, un sourire errant aux lèvres, la petite Fontœuvre revoyait les idylles successives de la grande Darche ; d’abord, à l’École, c’avait été un élève architecte. Maintenant, c’était un jeune médecin qui aurait voulu l’épouser, alors qu’elle aimait mieux vivre de son métier. Mais le plus plaisant pour Jenny Fontœuvre, c’était qu’un homme se fût jamais épris de cette affreuse mère Angeloup… Soudain, une goutte tiède tomba sur son poignet ; elle leva les yeux et vit le pâle visage inondé de larmes. Alors elle couvrit sa mère de baisers, lui demandant ce qu’il y avait, quelle peine elle lui avait causée.

— Ma pauvre enfant, dit madame Trousseline, dans quel milieu es-tu venue créer une famille ! Autour de toi les ignominies s’accumulent ; tu n’en as même pas le dégoût. Tu accordes ton amitié sans t’inquiéter d’abord si tu dois ton estime : ou plutôt, une trop facile tolérance te conduit à ne tenir compte ni du bien, ni du mal.

— Ah ! le bien et le mal ! fit la jeune femme agacée, on ne sait jamais où ça commence, où ça finit.

— Si, on le sait, Jenny ; il y a des lois bien précises, et je te les ai apprises autrefois, comme mes parents me les avaient apprises à moi-même. Nous autres, nous marchions sur un terrain ferme où nous sentions que tous nos morts avaient passé avant nous. C’était comme la route qui conduit chez nous à la campagne, et que nous voyons s’allonger si droite, si facile, piétinée, durcie par tous les gens du pays qui cheminent là depuis des siècles. On ne s’égare pas sur ces routes-là, ma fille. Mais toi, toi qui as été élevée, pourtant, dans ces principes certains, stricts, bien déterminés, qui, jusqu’à vingt ans, est restée dans ces vieux chemins de la tradition où l’on ne risque pas de se perdre, dès que tu as mis le pied sur ces sables mouvants de la vie parisienne, tu as brisé tous les liens qui t’attachaient au Passé, et je te trouve sans direction, sans une seule idée morale assurée. Oh ! je crois pouvoir certifier la pureté de ta vie à toi ; tu ne l’enliseras jamais dans cette boue. L’impulsion que tu as reçue te dirige encore malgré toi ; mais tes petits, François, Marcelle, qui te restent confiés, sur quelle base solide fondes-tu leur loi morale ? Quelles certitudes leur donnes-tu ? Que leur enseignes-tu, en un mot ?

— Le fait est, répondit Jenny Fontœuvre, devenue très triste que ce n’est guère facile d’élever des enfants. On se demande de quel droit les punir. Ils ont leur volonté eux aussi, qui vaut bien la nôtre, parfois. Et puis, je crois que je les aime trop, mes pauvres mioches.

— Je les aime trop, moi aussi, dit amèrement la grand’mère en s’essuyant les yeux.

Mais Jenny Fontœuvre ne pouvait supporter la vue de ces larmes. Elle prit de force le bras de madame Trousseline et entraîna sa mère vers l’atelier en disant que la gaieté qui régnait là-bas aurait vite fait de noyer ses inquiétudes.

En effet, quand elles entrèrent, enlacées, le rire perlé de Nelly Darche, le rire puissant d’Addeghem, celui du joyeux Fontœuvre résonnaient dans l’énorme pièce, en faisaient un cénacle de fête. C’était Juliette Angeloup qui excitait cette joie ; elle avait pris à partie Nugues, le pointilliste :

— Oui, mon garçon, je dis que vous êtes des farceurs, vous et tous ceux qui ont inventé de mettre de la physique dans des tableaux, et d’y faire de la décomposition de la lumière. Dé-compo-si-tion ! Ah ! c’est bien le mot, mais décomposition du goût, de la simplicité et du bon sens. La nature aussi a ses procédés, mais comme elle se garde de les faire paraître, comme elle les dissimule, comme elle fabrique sa cuisine à l’insu de nos yeux pour leur réserver une jouissance reposante ! Quand elle fait monter des fleuves une buée bleue pour estomper les collines lointaines, est-ce qu’elle vous montre sa chimie ? et quand elle fait une rose, est-ce qu’elle accumule les taches pour que cette fleur vibre, pour qu’elle soit une lumière ? et quand elle fait une belle femme, bon sang ! et qu’elle inonde d’un rayon de soleil sa chair blonde, est-ce qu’elle lui donne pour cela la petite vérole ?

Nugues ne riait pas ; il était tout crispé.

— L’artiste n’est pas un photographe, disait-il, en tapant du pied. Sa grandeur n’est pas de reproduire servilement, mais de créer. Je veux, moi, avec mes multiples couleurs, refaire tout seul, en petit, ce que la nature fait en grand ; si le procédé éclate, tant pis ; je veux que mes toiles bougent quand on les regarde, je veux que ça remue, que ça frémisse, que ça vive, nom d’un chien ! La beauté de l’œuvre d’art n’est pas dans le contentement bête de qui la contemple, mais dans l’effort créateur de qui l’a mise au monde.

— Nugues a raison, appuya Nelly Darche en assurant son lorgnon, le peintre ne doit pas s’occuper de la satisfaction du spectateur, mais de la seule volupté que lui procure l’arrangement des couleurs. Ainsi, on me reproche la crudité de mes tableaux. Qu’est-ce que cela peut me faire ? Le voisinage d’un chou et d’une orange me transporte ; j’habille une femme d’une draperie aubergine et je lui mets un voile bleu de ciel ; tant mieux si ça hurle, tant mieux si ça fouette l’œil : alors, c’est la joie, c’est la fête.

La vieille Angeloup suffoquait.

— Hein ! Addeghem, vous les entendez ? Ah ! Je me vois encore le prédire à ce pauvre Manet : « Mon ami, vous êtes le Jean-Jacques d’un quatre-vingt-treize de l’Art qui finira dans la folie. » Voyons, Addeghem, pontife, manitou, donnez de la voix, arrêtez ces jeunes gens sur la pente, sauvez l’Art français de la déchéance.

— Que voulez-vous ! dit-il après une hésitation ; que puis-je contre ce courant de modernisme ? Puis, ils sont respectables, ces jeunes ; ils ont des idées, beaucoup d’idées… Au fait, pourquoi l’Art resterait-il emprisonné éternellement dans les mêmes lois ?

— Alors, pour favoriser malgré tout l’innovation, vous consentez à voir peindre de la laideur ? demanda la vieille Angeloup.

— Hé ! hé ! ma chère, répondit Addeghem, rien n’est quelquefois plus beau que le laid.

Elle souffla avec mépris une grosse bouffée de fumée, et ne répliqua plus.

— Nugues, interrogea Jenny Fontœuvre, est-ce vrai que l’État a payé dix-huit cents francs l’Effet de soleil sur la Seine, de Vaupalier ?

Alors, tout le monde parla du prix des toiles. La conversation devint générale, et, secrètement, plus passionnée encore que lorsque c’était des manières de peindre qu’on discutait. Addeghem lui-même prêta l’oreille à ce froissement de billets. de banque qui semblait être dans l’air. On citait les tarifs de tel ou tel camarade. Nugues, avec des larmes dans les yeux, racontait que son plus chic paysage, Notre-Dame vue du Pont de la Tournelle, une petite toile qu’il aimait bien, où toutes les couleurs de la pierre étaient notées à ce point qu’on sentait un coup de vent souffler sous les arcs-boutants de l’abside, eh bien ! il avait dû la donner pour deux louis ! Addeghem établissait des règles. Entre les prix de famine et les prix excessifs, il devrait y avoir des chiffres moyens. Et de nouveau, Jenny Fontœuvre, Nelly Darche, Juliette Angeloup faisaient des évaluations.

Il était sept heures. La petite bonne des Dodelaud entr’ouvrit la porte de l’atelier sans bruit ; personne n’entendit entrer Nicolas Houchemagne. Soudain, Addeghem, qui était adossé au marbre de la cheminée, fit un grand geste :

— Le voilà ! le voilà !

On se retourna. Un homme d’environ vingt-huit ans, d’une très haute taille, la barbe en pointe courte et frisée, souriait, hésitait, n’avançait pas, cherchant à deviner, dans tout ce groupe, la maîtresse de la maison. Addeghem alla le prendre par le bras :

— Madame Fontœuvre, déclama-t-il avec emphase, et vous tous, beaux sires et dames de la palette ici assemblés, je vous présente Nicolas Houchemagne, le Léonard du vingtième siècle. Il avait dit « Léonard » sans penser, pour le plaisir d’une phrase ronflante. Maintenant, il nommait tous les convives, faisait les honneurs du logis, et il cherchait madame Trousseline ; mais silencieusement, tout à l’heure, au plein de la causerie, elle s’était éclipsée pour la mayonnaise. Jenny Fontœuvre s’empressait près du favori d’Addeghem, lui disait des choses charmantes.

— Ce cher maître nous a rendus si curieux de vous ! Il paraît que vous avez des idées si étonnantes, que l’exposition que vous préparez est si magistrale !

Lui souriait toujours, plus accablé que touché par ce flot de louanges qu’il prenait fort bien pour de la monnaie courante. Jenny s’était préparée à mettre à l’aise ce fils du peuple que le petit apparat de son dîner allait déconcerter, peut-être. Mais voici qu’il ne paraissait nullement timide. Il n’avait encore rien dit ; il avait seulement salué avec simplicité, et tout le monde se taisait, on était interdit. La vieille Angeloup examinait le nouveau venu. Nelly Darche le comparait à Nugues, à Pierre Fontœuvre, au vieil Addeghem.

— Je suis confus, prononça-t-il enfin ; on est beaucoup trop bon.

— Mon cher, dit Addeghem, j’ai eu l’idée de vous faire venir ici ; vous êtes dans un milieu de vrais artistes. Tous, vous vous comprendrez.

Et le critique lui refaisait l’histoire de chacun. Cette petite Fontœuvre, c’était un peintre délicieux ; il verrait d’elle, tout à l’heure, un étonnant portrait de fillette. Et Fontœuvre, quelle sûreté dans le dessin ! et Nugues, quelle sincérité ! et Darche, quelles colorations ! et sa vieille amie Angeloup, quelle distinction !

— Mais je n’ignore personne ici, fit Houchemagne finement, je connais mes salons.

Et comme, par un bienfaisant hasard, il se rappelait fort à propos une panthère, signée Fontœuvre, qui était, l’an passé au Grand Palais, il fit les compliments d’usage. Dès lors, Pierre Fontœuvre l’adopta. Ils furent amis. L’éloge prononcé par le peintre inconnu avait inondé de vanité ce gros garçon ; i l’entraîna dans un coin de l’atelier pour lui montrer quelques études. Nugues suivit. Addeghem disait tout bas à ces dames :

— Hein ! est-il beau ! N’est-ce pas le François Premier du Titien ? Voyez son profil, la fente de l’œil un peu bridé, la finesse de la ligne du nez, et jusqu’au sourire royal. Je vous dis, un physique d’empereur ! Et avec cela…

Il prit un ton plus confidentiel, et, le dos de la main sur la bouche :

— Et avec cela, raconte-t-on, une Sainte-Vierge… Oui, mes enfants, c’est positif, paraît-il. Jamais une heure de noce. Rien. Le travail dans la pureté absolue de la vie. Qu’est-ce que vous dites de cela ?

Juliette Angeloup hochait la tête gravement ; puis, jetant au feu le reste de sa cigarette :

— Bigre ! déclara-t-elle.

Fontœuvre, là-bas, dénouait les cordes qui liaient de vieilles toiles. C’était un déballage hétéroclite de torses, de natures mortes, de femmes nues, d’animaux. Avec une excessive politesse, Houchemagne examinait le tout ; cherchait, à intervalles, un mot flatteur. Il alla même jusqu’à interroger son hôte sur ses projets. Qu’exposerait-il cette année ?

— Ah ! répondit Fontœuvre, j’y pense beaucoup. L’important, n’est-ce pas, c’est de dénicher une idée originale qui frappe le public, qui retienne la foule. Tout est là. J’ai rêvé quelque chose de très neuf, de très bien, qui pourrait donner un certain effet.

— Et ce serait ?… fit Houchemagne qui s’intéressait.

Fontœuvre, modeste, expliqua :

— Un épisode de la grève des boueux. Traité en teintes grises, avec un paysage de neige fondue, de crotte, de balayures accumulées, et au premier plan sept à huit types d’alcooliques, hommes et femmes, drapés de hardes sales, je crois que ce ne serait pas mal. J’ai même déjà pris des croquis pour le geste canaille de mon premier balayeur, lançant un coup de talon dans une boîte à ordures.

Nugues déclara :

— Ça pourrait être épatant.

Houchemagne, qui cherchait sans doute un biais pour ne pas émettre d’opinion, se reculait doucement vers les colonnes géantes. Soudain, on entendit un craquement, puis, presque en même temps, un cri aigu, perçant, lamentable :

— Ma poupée !

Et du groupe des trois enfants qui s’étaient cachés pour jouer derrière le socle des colonnes, surgit Marcelle en petite lionne, le sourcil froncé, les lèvres serrées, l’œil terrible. Houchemagne, en opérant sa retraite, avait mis le pied sur la poupée mécanique de mademoiselle Angeloup, que la fillette avait oubliée à terre. Il était consterné ; il se baissa ; c’était l’écrasement complet, le petit corps automatique défoncé, les rouages sortant, pareils à des entrailles de cuivre. Au cri de l’enfant, tout le monde était accouru ; Houchemagne s’était agenouillé, tenant toujours les débris vêtus de satin vert. Auprès de lui, Marcelle, raide et impénétrable, ne versait pas une larme. Les autres faisaient cercle. Houchemagne dit :

— La pauvre petite ! la pauvre petite !

Il était vraiment très chagriné ; ce rugissement d’enfant lui était allé au cœur. N’était-ce pas pitié d’avoir peiné cette jolie petite fille ? Il la contemplait ; il analysait en peintre ces joues potelées, ces yeux verts à la vie intense. À la fin, il prit doucement la main de la fillette, demandant si elle voulait lui pardonner. Mais aussitôt, les yeux verts s’emplirent de méchanceté, l’enfant tira la langue au peintre et s’enfuit derrière un paravent. Ce fut si preste et si comique en même temps, que le gros rire d’Addeghem éclata en claironnement, et Nelly Darche aussi riait si fort que son lorgnon alla se briser à terre. Les Fontœuvre étaient vexés, Juliette Angeloup criait :

— Tu en auras une autre, ma mignonne !

Houchemagne dit à Nugues :

— J’aime mieux ça que des pleurs. Je ne peux pas voir un enfant pleurer.

Mais Nugues, confidentiellement, répliqua :

— Bah ! ne vous agitez donc pas tant ! c’est une petite peste. Croyez-m’en, monsieur, je suis parasite dans la maison, je sais à quoi m’en tenir. Heureusement, à cet instant, madame Trousseline, qui rapportait de l’office un peu de fièvre au visage, vint prévenir sa fille que tout était prêt.

— Mon cher maître, demanda Jenny Fontœuvre au critique, avec un brin de cérémonie, voulez-vous offrir votre bras à maman, que nous passions à la salle à manger.

Elle se rappelait encore, dans le laisser aller de son milieu, les dîners chez le général, les réceptions du commandant Trousseline, le décorum provincial. Elle fit un signe à Houchemagne, qu’elle choisissait comme cavalier ; les couples s’organisèrent et se rendirent à table par le vestibule étroit où des lampes éclairaient des toiles aux murailles.

Tout s’accomplit avec la plus stricte correction dans la petite salle à manger, où une ancienne armoire normande servait de buffet. La table s’allongeait, superbement servie. Brigitte, qui en son temps avait plus d’une fois soupé sur le boulevard, s’était souvenue du surtout : les pommes et les oranges étincelaient dans la mousse sous une gerbe de primevères et de camélias roses, pendant que la lourde argenterie des Dodelaud mettait sur la nappe un luxe de bon aloi.

— Eh bien ! peintre des Anges, interpella gaiement Addeghem qui, assis à la droite de Jenny Fontœuvre, devait se pencher pour s’adresser à Houchemagne, que dites-vous de ce potage ? Je ne parle pas des jouissances qu’il procure à notre palais, mais de celles de notre œil. Voyez donc les colorations délicieuses de ces fins légumes. Elles doivent être assurément trop tendres pour la farouche mademoiselle Darche, mais je suis sûr que ma vieille amie Angeloup se régale.

— Ma foi, dit Houchemagne en riant, je n’ai nullement la gourmandise artistique. Je me délecte, et c’est tout ; et les légumes n’ont jamais intéressé que mon appétit.

Nugues, et surtout Nelly Darche, levèrent sur l’homme qui parlait ainsi un regard de commisération. Quoi ! est-ce qu’un poireau princièrement habillé et, par exemple, les rapports qui naissent du voisinage des carottes et des petits pois, n’étaient point mille fois plus intéressants que les vagues mythologies de ce jeune homme ? Cependant, lorsque Houchemagne eut répondu à leurs regards par son tranquille sourire, ils n’insistèrent pas. Et la fine Jenny, qui sentait déjà très vivement l’antagonisme naître entre cet idéaliste et les autres, fit dévier la causerie.

— Ce potage est l’œuvre de ma pauvre Brigitte. Vous savez, mademoiselle Angeloup, ma cuisinière, celle qu’on appelait Rose, dans les ateliers, il y a trente ans, et qui vous a posé votre Hébé.

— Ah ! si je me souviens de Rose ! s’écria Juliette Angeloup, illuminée. Ah ! la belle fille ! Ah ! les belles hanches de satin ! Quelle chair d’aurore, quelle ligne ! et ce pied, ce pied en accent circonflexe et d’une telle substance qu’il semblait n’avoir jamais foulé que des gazons humides !

La jeune femme de chambre, la taille ronde comme un fût de bouleau, tout en noir, avec les falbalas d’un tablier blanc qui lui grimpait aux épaules, passait le vol-au-vent. La poularde avait été apportée un instant sur la table, pour l’œil ; maintenant Brigitte la découpait à la cuisine. Jenny Fontœuvre lançait des regards satisfaits sur le couvert. On plaignait tout haut Brigitte forcée de récurer les casseroles, malgré les brillants souvenirs de son passé.

— Mais, déclara Nelly Darche en décortiquant de la pointe de son couteau un aileron de la poularde, une femme n’a jamais de passé.

Et comme on s’étonnait, tout habitué que l’on fût à ses paradoxes :

— Hé ! non ; peu d’hommes en ont ; quant à la femme, elle ignore totalement ce que c’est. Brigitte, lorsqu’elle pèle un oignon, ne pense pas plus à ses attitudes plastiques d’autrefois, que si la Rose printanière qu’elle fut jadis était sa voisine. C’est pourquoi Vaupalier a pu très raisonnablement épouser Dudu, qui était une petite diablesse de modèle, et qui fait aujourd’hui une très sortable madame Vaupalier.

— Comment ! s’écria Jenny Fontœuvre, il a épousé Dudu ?

— Et il n’a pas eu tort ; primo, parce que désormais Dudu n’a jamais existé ; secundo, parce que Dudu était une bonne fille qui n’a jamais fait le mal de sa vie.

— Sauf que depuis l’âge de treize ans, dit Jenny Fontœuvre, elle traînait par les ateliers et les garnis des peintres ses formes de petite sauterelle.

— Bast ! fit Juliette Angeloup, qui, ce soir, avec la corne de sa serviette brutalement enfoncée dans son faux-col, ses cheveux drus, ses lèvres fortes, avait tout à fait l’air d’un vieux monsieur très petit, où est le mal ?

— En effet, reprit Jenny Fontœuvre, où est le mal ?…

Nicolas Houchemagne regardait sans cesse madame Trousseline, son visage blanc et fripé, ses yeux flétris, tendres et graves, et ce modelé, ce modelé si dramatique, si discret et si émouvant des vieilles femmes qui ont courageusement souffert. Il lisait toute une vie sur ce visage-là. Et il regardait aussi, de l’autre côté de Fontœuvre, Juliette Angeloup qui disait : « Où est le mal ? »

Après l’interruption joyeuse que provoqua l’entrée de la langouste, cette tache de lumière rouge que Nelly Darche, la paupière clignotante, caressait voluptueusement du regard, la conversation s’aiguilla sur la morale.

— Le jour où vous voudrez me prouver, déclarait Juliette Angeloup, qu’une jolie fille, libre, n’a pas le droit d’aimer où elle veut, vous ne trouverez pas ça, en fait de bonnes raisons.

Et elle faisait craquer sous sa dent l’ongle blanc de son pouce étroit de vieille dame.

— Évidemment, tonnait Addeghem ; il n’y a qu’un précepte de morale qui soit indiscutable : ne nuire à personne. Mais condamner l’amour ! L’amour entre deux êtres qui ne relèvent que d’eux-mêmes, il n’est que douceur, bénédiction, sourire ! Il est beau comme la vie. Qu’il emplisse les rues, qu’il emplisse le monde !

Nugues riait tout seul en observant les deux bouteilles de bourgogne vidées, à droite et à gauche du grand homme.

— Seulement, ajouta Jenny Fontœuvre, il ne faut pas que l’amour s’accompagne d’une trahison ; il rentrerait alors dans la catégorie des fautes envers autrui ; exemple une femme trompant son mari, son ami.

— Attendez, répliqua Nelly Darche, si autrui ne sait rien, s’il ne souffre pas, si son bonheur lui reste, il n’y a pas de faute envers lui. Je connais un peintre, dont je tairai le nom, que sa maîtresse trahit, comme vous dites tragiquement, ma petite Fontœuvre ; mais elle fait des merveilles pour qu’il l’ignore, lui étant très attachée. Jamais il ne connaîtra la vérité. Alors…

— Là, je ne pense plus comme vous, mon enfant, dit mademoiselle Angeloup. Cette femme pêche contre la loyauté.

— À propos, dit Jenny Fontœuvre, tout en ordonnant d’un signe qu’on repassât la langouste, que devient cette pauvre Synovie ?

Et se penchant vers Nicolas Houchemagne, elle expliqua :

— Synovie, c’est Blanche Arnaud que nous appelions ainsi aux Beaux-Arts à cause de ses confidences constantes, — des épanchements, vous comprenez…

— J’aime beaucoup les portraits de mademoiselle Arnaud, fit le jeune homme ; c’est de la sensibilité saignante, si je puis dire…

— C’est qu’elle est elle-même tellement sensible ! continua Jenny Fontœuvre. Elle n’est guère heureuse. Positivement, elle meurt de faim. Elle n’a pas trouvé à se marier. Aucun homme n’aurait voulu prendre à charge cette femme si vibrante, si artiste et si pauvre. C’était cependant un cœur débordant de tendresse. Elle a connu de grandes tentations, mais elle est très puritaine ; elle a franchi victorieusement les passes difficiles. Maintenant elle vieillit ; elle a trente-huit ans…

Juliette Angeloup à son tour raconta ce qu’elle savait de neuf. Synovie avait déménagé. Elle habitait maintenant à Montmartre avec miss Spring, son amie. Elles vivaient en commun pour n’avoir qu’un atelier à payer, qu’une cuisine à faire. Et c’était pitié que ce grand diable d’atelier, ouvrant sur le cimetière, avec deux lits derrière des paravents, la cuvette sur le fourneau, et ces admirables toiles au milieu d’une telle misère, les têtes mélancoliques de Blanche Arnaud, les intérieurs si recueillis, si flamands de miss Spring.

Et pour finir :

— Ah ! pauvre Synovie ! cependant, si elle avait voulu, au lieu de vieillir solitaire dans cette pauvreté !…

Personne n’en disait plus long, Tous pensaient au célèbre peintre qui l’avait aimée, qu’elle avait adoré sans qu’ils eussent même échangé un baiser.

— Sa vertu ne lui a pas porté bonheur, fit distraitement Jenny Fontœuvre.

— Mais si, reprit doucement, tranquillement Nicolas Houchemagne ; sa vertu lui a servi, puisqu’elle peint de si beaux portraits.

Madame Fontœuvre, qui buvait manqua de s’engouer tant elle rit :

— Comme vous êtes amusant, monsieur Houchemagne ! Sans avoir l’air d’y toucher, vous dites des choses…

— Mais je ne dis rien de plaisant, madame.

À ce moment, on salua d’un silence le passage de la salade et du foie gras. Cela c’était un comble.

— Ma chère, disait la vieille Angeloup, je n’oserai plus vous inviter.

Pierre Fontœuvre regardait sa femme ; il exultait et montrait ses dents blanches dans sa barbe noire. Madame Trousseline, les yeux fixés sur la nappe, étouffait un soupir. Pour prendre le café, on revint à l’atelier. Il y eut une dispute parmi les enfants. Le petit François voulait retourner jouer avec ses sœurs derrière les colonnes, mais Hélène avait pris une chaise près de mademoiselle Angeloup, et s’obstinait à rester là, suspendue aux lèvres de la vieille artiste. Marcelle rôdait autour d’Addeghem qui, très excité, racontait à Nugues et à Nelly des histoires scabreuses. Madame Trousseline se rapprocha de sa fille.

— Jenny, observa-t-elle à voix basse, tu devrais envoyer ces enfants au lit ; les conversations qui se tiennent ici ne sont pas pour leurs oreilles.

— Ma pauvre maman, s’écria madame Fontœuvre, crois-tu que je fasse attention aux propos qu’ils peuvent saisir ? Marcelle en entend de toutes sortes. S’il fallait surveiller chacune de ses paroles devant ces mioches, ce serait gai ! Et quand même ils seraient dégourdis quelques années plus tôt, ils n’en seraient que mieux armés pour la lutte. Marcelle travaillera un jour pour gagner sa vie. Je veux qu’elle soit une fille avertie quand je la lancerai seule sur le pavé de Paris.

— Jenny, reprit la vieille dame avec sa douceur triste, il importe de laisser grandir l’enfant dans l’ignorance du mal. Cet aveuglement contribue à la pureté de ses pensées, à celle de l’atmosphère morale où se forme sa jeune âme. Hélène est d’une nature curieuse. Je la réprimande sans cesse à ce sujet ; combien de fois l’ai-je surprise à fouiller mes armoires, à rechercher des lettres oubliées pour les déchiffrer, à feuilleter les volumes dans la bibliothèque de son grand-père. Heureusement, voici que sa première communion approche. La pauvre chérie fait effort pour se corriger. J’ai pu l’observer un jour, en plein combat, devant un dictionnaire dont je lui avais défendu la lecture. Elle se croyait seule ; ses petites mains se portaient sur le livre avec une sorte de passion ; elle était pâle, frémissante, son corps tremblait ; mais elle fermait les yeux de toutes ses forces ; sans doute ma défense lui revenait en mémoire et les exhortations de son confesseur. Tout le désarroi d’une lutte terrible, je l’ai lu sur son pauvre visage. Enfin, elle s’est éloignée sans avoir seulement soulevé la couverture.

La jeune femme n’entendait plus, elle avait aperçu, dans le nuage des cigarettes qui envahissait de nouveau l’atelier, Houchemagne penché sur une photographie que portait un guéridon. Et, avec sa mobilité d’esprit, oubliant les réflexions de madame Trousseline, elle courut au peintre.

— Hein ! vous êtes en admiration ? N’est-ce pas, monsieur, qu’elle est jolie, ma cousine ?

Houchemagne prit le carton, l’examina de plus près, s’absorba une minute dans sa contemplation, puis :

— Oui, elle est très belle.

La photographie représentait un profil de jeune fille. Au-dessous des bandeaux blonds et légers, à la Vierge, le nez, les narines avaient une finesse excessive. Houchemagne répéta :

— Elle est très belle.

C’était, expliqua Jenny Fontœuvre, la propre nièce de madame Trousseline. Elle habitait, avec son père, un vieux manoir au fond de la Bretagne. Elle s’appelait Jeanne de Cléden. C’était une fille adorable, une Ruskinienne, une emballée. Quel dommage qu’elle n’eût point été là ce soir ! Mais, sans doute, Houchemagne reviendrait ; alors, il la verrait, car elle passait un mois à Paris chaque hiver. Peut-être arriverait-elle bientôt.

— Oui, elle est très belle, redit une troisième fois Nicolas Houchemagne en reprenant la photographie.

Jenny Fontœuvre lui dit à l’oreille :

— Vous m’intimidez beaucoup, et cependant, je voudrais vous montrer maintenant le portrait de ma petite fille.

Avec une extrême bonne grâce, Houchemagne accompagna la petite Fontœuvre jusqu’à son chevalet. De toutes les personnes présentes, la vieille madame Trousseline mise à part, c’était encore cette gentille femme qu’il préférait pour son naturel, son amabilité, sa sincérité. Il lui trouvait des yeux tendres et charmants. Elle reprit, en mettant sa toile en lumière :

— Soyez bien franc ; dites-moi ce que vous en pensez. Oh ! vous savez, je ne suis pas une artiste éthérée comme vous. Je cherche à faire mon métier passablement, pour gagner ma vie, et je ne vise pas plus haut.

— Oh ! oh ! il ne faut pas appeler l’art un métier, madame, fit Houchemagne, moitié rieur, moitié scandalisé.

— Comment voulez-vous que je dise ? Je travaille par obligation : les temps sont durs. Vous êtes garçon, monsieur, libre de n’exister que pour votre art. Une femme mariée, une mère de famille qui a de gros soucis matériels, peut aimer sa peinture, certes ; mais ce n’est plus la grande flamme, la flamme unique, telle que vous la connaissez, vous.

Houchemagne dit tout bas, avec une sorte de pudeur :

— Tout ce qu’on donne de soi à son art, il vous le rend ; plus on est désintéressé avec lui, plus il est généreux ; il faut s’offrir à lui comme à un dieu. Alors, il vous comble. Avec lui, la parcimonie est un mauvais calcul. Certes, une femme mariée se doit toute aux siens. Mais, quand, artiste, elle est en face de sa toile, alors, qu’elle oublie le reste, qu’elle appelle l’ivresse, qu’elle peigne comme si son œuvre était le but de l’Univers, qu’elle soit pareille à un créateur de mondes !

— Ah ! si vous saviez ! reprit-elle avec des larmes qui lui perlaient aux cils, quand je prends ma palette, que je commence à mettre de la couleur, je me trouve si sotte ! L’exécution m’est pénible, je ne suis pas sûre de moi ; j’ai peur des empâtements, j’hésite, je gratte. La journée se passe ; le lendemain, je recommence : et c’est ma vie. Et pourquoi ? pour que, pendant six semaines, dans une salle, le public passe devant ma toile sans seulement y jeter un regard. Après quoi, elle sera accrochée à quelque mur. Voilà à quoi aboutit un tel effort, une telle dépense d’énergie, une telle lutte…

Houchemagne repartit :

— L’émotion qu’une âme élevée reçoit devant une véritable œuvre d’art, est d’une nature telle que l’artiste ne doit rien regretter, — eût-il arraché, en enfantant cette œuvre, des bribes de son cœur, — s’il donne cette émotion à une seule âme.

— Ah ! bien ouiche ! s’écria la petite Fontœuvre, en rentrant ses larmes. Croyez-vous que mes tableaux aient jamais donné une émotion à personne ? Regardez ce portrait.

Il y eut un silence. Houchemagne cherchait l’éclairage, s’écartait un peu. À la vérité, le portrait lui semblait bien banal ; mais il n’aurait pas voulu, pour un empire, chagriner la charmante femme, et il finit par dire :

— Vous avez beaucoup de talent ; mais vous êtes une petite sceptique. Vous ne voulez pas être émue en travaillant. Il faut pleurer de joie quand on peint. Je puis bien vous l’avouer à vous toute seule quand j’ai fait mon Taureau ailé à tête humaine, d’après des croquis pris au Louvre et après avoir bien étudié l’histoire de la Chaldée, et que j’ai senti venir la figure, ce visage surnaturel de génie assyrien, ah ! mon cœur a crevé ; j’étais comme un homme qui a perdu père et mère. J’étais fou. Il faut sortir de la vie pour travailler. Cette étude d’enfant est fort jolie ; l’aimerais plus d’ardeur dans les yeux, mais vous peignez exquisement, madame.

— Comme c’est gentil de me dire ce que vous ne pensez pas ! répondit Jenny Fontœuvre.

Il protestait. Elle continua :

— Est-ce que vous ne voudriez pas vous marier, monsieur Houchemagne ? Je vous demande cela parce que je vous trouve très sympathique et que je vous prépare un tour de ma façon.

Il hocha la tête.

— Non, non ; pas de mariage. Mon art me suffit. Il me donne trop de volupté. J’ai mon compte de bonheur…

— Vous épouserez Jeanne de Cléden, la jeune fille au bandeaux.

— Ni elle, ni aucune autre.

— Elle est très riche, elle est très belle, vous en deviendrez amoureux.

— Écoutez, madame, fit Houchemagne gravement, les plus belles femmes que j’aie vues, je les ai toujours fait servir à mon art ; la femme ne sera jamais pour moi qu’un modèle. Je ne serai jamais amoureux.

— Qu’est-ce que vous dites ? interrogea Addeghem qui venait prendre congé de madame Fontœuvre.

Il était onze heures. Tous les convives se retirèrent ensemble. Il partirent en un groupe bruyant dont les propos et les éclats de gaieté retentirent un instant encore dans l’escalier. On s’était donné rendez-vous, pour le quinze janvier, chez Vaugon-Denis, rue Laffitte, à l’exposition des œuvres de Nicolas Houchemagne.

II

Quand Jenny Fontœuvre sauta du lit ce jour-là, le baryton puissant de son mari vibrait déjà dans le cabinet de toilette, accompagné du ruissellement de l’eau froide dans le tub. La jeune femme ayant enfilé un peignoir court, se mit à trottiner pieds nus dans la tiédeur de la chambre à coucher, préparant le linge de Marcelle qui dormait encore, celui de Pierre, les manchettes, le faux-col. Bientôt, elle s’écria en s’asseyant enfin :

— Tu vas réveiller Jeanne, prends garde !

Jeanne de Cléden, était à Paris depuis une semaine. On l’avait installée dans l’atelier où elle couchait sur un canapé-lit, entre trois paravents qui lui délimitaient une petite chambre. Elle trouvait cela très bohème, très amusant. C’était d’ailleurs la meilleure enfant du monde, avec qui ses cousins ne se gênaient guère. À l’appel de sa femme, Pierre allongea la tête dans la chambre, sans interrompre une tirade passionnée de Samson à Dalila ; il aperçut Jenny assise à sa table-bureau, un carnet à la main, menue et grasse dans son peignoir ouvert qui laissait voir sa poitrine ronde et son pied nu battant l’air. Elle était fraîche, presque enfantine. La nuit n’avait point défait ses cheveux. Dans la peau dorée de son visage, les yeux en amande avaient un glacé, un étincellement qui coupa court à la roulade de son mari.

— Comme tu es jolie, s’écria-t-il, comme tu es jolie !

Et jetant les serviettes, il vint à elle, humide encore et fleurant la lavande, et la fit rire à force de l’embrasser.

— Quand Jeanne est là, peux-tu dire que je suis jolie ! objecta-t-elle, un peu coquette.

— Ah ! s’écria-t-il en haussant les épaules, les autres femmes, je m’en fiche !

Un miaulement terrible, un cri de bête qu’on tue les fit se retourner vers le petit lit de Marcelle, où chaque matin le chat se pelotonnait, d’ordinaire. La petite fille, éveillée, était assise le dos à l’oreiller, et Minette, affolée, bondissait à terre, entraînant après elle une robe de poupée dans laquelle son corps souple était à demi entravé. L’une des manches était passée à la patte gauche : l’autre patte libre, elle la tenait en l’air, douloureusement, tout en boitillant sur le tapis. Les parents s’approchèrent ; l’enfant était toute blanche ; elle levait les yeux hardiment sur sa mère en racontant :

— Je voulais l’habiller, elle se débattait la première manche, ça a bien été ; mais la seconde, pas moyen ; j’ai un peu forcé, je crois que je lui ai fait mal.

Pierre Fontœuvre avait pris la chatte, l’examinait. Il finit par dire :

— Hé ! ma petite, tu lui as bel et bien cassé la patte à ta Minette.

L’enfant était sans une larme. Elle regardait son père et sa mère, orgueilleusement.

— Pourquoi as-tu fait cela ? demanda Jenny Fontœuvre, s’efforçant à la sévérité.

— Parce que je voulais l’habiller, je voulais !

On appela Brigitte, qui savait des recettes pour les animaux. Justement elle revenait de conduire au cours le petit François. On lui expliqua l’accident. Elle emmena Minette à la cuisine pour la panser. Madame Fontœuvre s’installa près du lit de sa fille et s’avisa de lui faire un sermon. Elle l’appelait « Mademoiselle », lui disait « vous », et lui décrivait les souffrances de la pauvre bête estropiée qu’on serait peut-être obligé d’abattre. Mais, quoi qu’elle fit, Marcelle restait de glace. Elle ne pleurait ni ne s’excusait, mais répétait son unique raison :

— Quand je veux, il faut que Minette cède. Dans le cabinet de toilette, Jenny confia tout bas à son mari :

— Cette enfant m’inquiète. Je doute qu’elle ait du cœur. As-tu vu comme elle est restée insensible tout à l’heure ?

— Allons donc ! fit le père, elle était blême. C’est par fierté qu’elle a retenu ses larmes, mais elle était prête à défaillir.

— Et quelle violence, continua la jeune femme, quelle passion dans ses désirs, quelle ardeur pour les réaliser ! Tu l’as entendue prononcer : Je voulais. Ah ! je crains de ne pas savoir l’élever. Maman, voilà une femme qui sait s’y prendre. Elle a fait d’Hélène un petit ange. Mais Marcelle !…

— Je te dis que Marcelle a une nature superbe, riche, vibrante, pleine de ressources. Ce sera quelqu’un, cette enfant-là ! Laisse venir les années ; quand la raison aura discipliné toutes ces forces vitales qui sont en elle, tu verras la femme qu’elle fera !

— Ah ! rien ne la disciplinera. Maman, elle, l’aurait élevée dans la religion. On prépare Hélène à sa première communion. Cela donne des scrupules aux enfants, les habitue à écouter sans cesse leur conscience, les oblige à se dompter. Mais moi, dans toutes ces histoires, je ne vois que de jolies légendes ; j’adore ces mystères ; mais de quel droit enseigner à ses enfants, comme vérité irréfutable, ce que l’on considère soi-même comme une mythologie charmante, tout simplement ?

— Évidemment, je pense comme toi, répondit. Fontœuvre. L’enfant est trop respectable pour qu’on lui mente si froidement. Et puis, je t’assure que cet enseignement-là n’est pas indispensable. Je me charge, moi, le jour venu, de raisonner avec Marcelle, qui sera superbement intelligente à quinze ans.

Ils prenaient le chocolat dans la salle à manger, tous deux prêts pour le travail, quand Jeanne de Cléden ouvrit la porte. C’était la grâce même qui entrait. Avec une légère préciosité, une nonchalance un peu voulue, elle marchait sans bruit ; la mousse blonde de ses cheveux en bandeaux arrondissait divinement son mince visage. Elle avait de grands yeux bruns, pleins de langueur. Elle donnait l’impression d’une femme si douce, si pure, si limpide, qu’au premier abord tout le monde l’aimait.

— Venez, belle déesse, lumière du matin, fille du printemps, s’écria Fontœuvre avec une pointe d’accent méridional qu’il laissait paraître à dessein, venez vous asseoir à la table de deux pauvres mortels.

— Veux-tu des rôties ou de la brioche ? demandait Jenny en l’embrassant.

— Tu sais bien que je ne mange pas le matin, dit la jeune fille ; je prendrai seulement quelques cuillerées de chocolat.

Puis, à peine assise :

— C’est aujourd’hui que nous allons voir les tableaux d’Houchemagne ?

— C’est aujourd’hui, répondit madame Fontœuvre.

Les deux jeunes femmes se sourirent à la dérobée. Fontœuvre déclarait que c’était pour Addeghem s’il allait à cette exposition, qui, malgré la singularité des sujets exhibés, devait être atrocement banale. On lui avait conté qu’Houchemagne n’avait aucun caractère, pas de procédé, pas de nerf dans l’exécution :

— Un gentil garçon, d’ailleurs, ajouta-t-il, mais un peu nul.

— C’est-à-dire que son art l’obsède constamment, repartit Jenny.

Jeanne de Cléden savait qu’il avait remarqué sa photographie. Elle était très occupée de lui. C’est pourquoi elle changea la conversation. Elle se mit à parler de l’existence qu’elle s’était faite dans sa solitude bretonne. Le château de Cléden était bâti sur la grande plaine de Sibiril, au fond du Finistère. C’était une petite place forte qui avait subi des assauts pendant les guerres de Bretagne. Il y avait un donjon, deux tourelles à créneaux, des meurtrières en ogives et des fossés pleins de gazon. Alentour, la campagne était plate, désolée, sans un arbre, hérissée d’ajoncs d’or. Au loin, on apercevait la mer et le clocher à jour de Saint-Pol-de-Léon. M. de Cléden laissait sa fille vivre à sa guise. Elle s’était composé une admirable bibliothèque, elle lisait les plus beaux livres, elle jouait la plus belle musique. Tout ce dont elle jouissait était choisi, raffiné, exquis, jusqu’à ses robes, ses chapeaux, qu’elle dessinait et confectionnait elle-même, le plus souvent, pour qu’ils fussent vraiment artistiques.

Depuis un instant déjà, Jenny Fontœuvre écoutait à peine. Une idée trop puissante possédait son esprit de peintre. Le sujet de tableau qu’elle cherchait désespérément venait de surgir à son imagination sur une simple phrase de sa cousine. Oui, elle ferait une jeune fille au piano, avec un éclairage brutal qu’elle voyait très bien : le profil, dans l’ombre, donnerait des méplats d’une douceur délicieuse, et les cheveux seraient pareils à un nimbe de lumière. Naturellement, Jeanne lui poserait cela. Et le projet fut bientôt si impérieux, si véhément, que rien ne put la retenir de le confier sur-le-champ à sa cousine. Celle-ci fut enchantée. Alors, il fallut commencer immédiatement. Elles passèrent à l’atelier. Jenny courait, chantait, riait. C’était la folie joyeuse de la conception. Elle allait faire une œuvre charmante. Ce serait inspiré, poétique, rêveur. La bonne madame Dodelaud placerait cela négligemment sur un de ses gros meubles, au magasin, parmi les tabernacles dédorés, les soies éteintes, les saxes amoureux. Ce petit tableau se vendrait comme du pain. Elle se disait ces choses en enfilant sa blouse suspendue au chevalet. Justement, Jeanne de Cléden trouva d’elle-même la pose, et le piano était si bien placé par rapport à la lumière, que la conception fut réalisée du coup. Alors Jenny Fontœuvre prit ses fusains, commença l’esquisse sur un petit panneau, et l’enchantement redoubla. Elle travaillait, les lèvres serrées, toute fiévreuse ; par moment elle lançait une roulade.

Il lui fallut se mettre à peindre dès ce matin. Et ce furent, en rapides coups de brosse, les indications ternes, décousues, des esquisses. Du rose représentait la lumière dans la tunique vert bronze. Elle disait qu’elle aurait voulu de l’or pour peindre les cheveux. De temps en temps, le modèle, fatigué, dessinait sur le clavier une phrase musicale, ou bien chantait un bout de romance d’un soprano léger, ténu, comme lointain…

— Ah ! ma chérie ! s’écriait l’artiste, que Nicolas Houchemagne va te trouver belle !

— Comme j’aimerais le connaître ! soupira la jeune fille.

Jenny s’acharna pour finir l’esquisse avant le retour de Pierre, qui était à ses pensionnats de Neuilly. Elle n’ouvrit plus la bouche. Quand son mari vit le panneau, il s’écria.

— Tiens ! ça rappelle comme sujet le Renoir du Luxembourg.

— Tu trouves ? fit-elle d’une voix altérée.

— Oh ! ce n’est pas un plagiat, une simple réminiscence.

Et il lui fit recommencer le dessin du cou qui n’était pas dans le mouvement.

Au déjeuner, l’excitation de la petite Fontœuvre était tombée ; elle ne parlait plus, elle paraissait soucieuse. Les enfants se disputaient. François taquinait sa sœur et ne cessait de répéter :

— Elle a cassé la patte de Minette ; elle a cassé la patte de Minette ; elle a cas…

— Veux-tu te taire, François, criait le père impatienté.

Et il causait d’art avec Jeanne de Cléden.

Jenny les quitta au dessert, retourna à l’atelier, fit une moue boudeuse en revoyant sa toile, qui lui parut banale, dénuée d’intérêt. Comment s’être sottement emballée sur une idée aussi commune !

Et elle restait là, prostrée, devant ce panneau qu’elle avait envie de faire flamber.

À deux heures, les deux jeunes femmes s’habillèrent pour aller rue Laffitte. La petite Fontœuvre mit son tailleur noir, acheté en confection ; Jeanne de Cléden avait une longue pelisse de fourrure décolletée, et une toque étroite qui ne voilait rien de son pur visage. Cette fourrure luisante, sur ses cheveux dorés, donnait même un effet de splendeur.

— Si ce vieux paillard d’Addeghem est là, dit Fontœuvre à sa femme, ta cousine va lui faire perdre la tête.

Mais il y eut une scène épouvantable de Marcelle qui n’entendait pas rester seule avec Brigitte. Il fallait qu’on l’emmenât. Elle voulait aller voir les tableaux, elle aussi. Et c’étaient des trépignements, des pleurs, des cris furieux. La délicate figure d’enfant, si potelée, si fragile, aux rondeurs si tendres, était décomposée, et derrière les larmes apparaissait le masque d’une femme méchante. La mère fut bouleversée à ce spectacle. Elle finit par dire :

— Va demander à Brigitte de te mettre tes bottines fourrées et ton manteau de peluche.

— Comme tu la gâtes ! observa Jeanne.

Ils arrivèrent les premiers chez Vaugon-Denis. Ni leurs amis, ni personne n’étaient encore là. Enfilant un couloir, ils gagnèrent la salle d’exposition dans laquelle, de loin, on apercevait de la lumière. Ils entrèrent en silence.

C’était un vaste salon carré, tendu de rouge sombre. À droite et à gauche, les grands cadres d’or étincelaient sur la muraille ; mais, ce qui remplissait l’œil dès l’abord, c’était, en face de la porte, l’énorme forme blanche du Séraphin. Ce bel androgyne dépassait de beaucoup la taille humaine. On le voyait en marche, posant le pied en avant d’un mouvement fier. Une tunique dorienne l’habillait, serrée sous l’aisselle d’une cordelière et retombant en bouffants jusqu’à la taille ; rien n’était donc changé au céleste costume des légendes. Mais toute la magie de cet être surnaturel était dans le visage, un visage fort, un visage sans sexe, qui souriait. Ce devait être l’Ange de l’allégresse. On se sentait soulevé, tiré jusqu’à lui ; son contentement serein vous gagnait ; on l’aurait idolâtré. Son mystère était infini, et le peintre n’avait pas obtenu cet effet en esquivant les formes ; il ne les avait pas enveloppées d’une vapeur, il n’avait pas fait un désincarné. Ce pur esprit avait embrassé véritablement, amoureusement la forme humaine dans toute sa beauté, dans sa vérité, dans sa vigueur. La couleur était grasse et copieuse ; la pâte substantielle comme de la chair vivante. Houchemagne avait atteint dans la facture la perfection du métier. Le fond se composait d’un paysage de l’Île-de-France, sobrement traité, ou l’on reconnaissait, à leur douceur de lignes, les méandres de la Seine.

— Ah ! l’animal ! prononça simplement Pierre Fontœuvre, après qu’ils furent tous demeurés béants une longue minute devant le tableau. Ah ! l’animal !

La petite Fontœuvre était haletante d’enthousiasme ; elle signalait l’un après l’autre tous les morceaux, depuis la main qui tenait une rose jusqu’aux ailes à demi ouvertes, d’une blancheur si caressante, si moelleuse !

— Ce sont ces fameuses ailes dont Addeghem m’a conté l’histoire, dit son mari. Houchemagne a fait poser en même temps une femme et un cygne que deux hommes tenaient et qui s’ébattait, — il fallait cela pour les rapports des plumes. et de l’épaule.

Et ils s’éternisaient devant la toile, sans jalousie, sans amertume, empoignés par un émoi supérieur, quand leurs yeux cherchèrent Jeanne de Cléden. Elle était à une petite distance, derrière eux ; son charmant visage levé vers l’Ange ruisselait de larmes, et elle ne disait qu’un mot :

— Oh ! est-il possible ! est-il possible !

Il fallut pour l’arracher à son extase, les cris que poussait Fontœuvre devant le Centaure. La fantaisie d’Houchemagne avait fait ici un petit tableau. La toile n’avait pas un mètre de haut. L’être fabuleux posait de trois quarts, sur un rempart au pied duquel se devinait une ville avec ses portiques, ses temples et ses terrasses. La croupe du cheval s’arrondissait puissante, massive, sous une robe d’un gris pommelé ; et elle était plutôt d’un robuste percheron que d’un Pégase. Mais la noblesse humaine tout entière résidait dans la tête du demi-dieu pensif érigé sur cette base brutale ; ses mains écartaient les rameaux d’un buisson de lauriers et il se penchait pour contempler à ses pieds la cité endormie. Il en était le génie protecteur, il en lisait secrètement tous les mystères. Les Fontœuvre, cloués sur place, ne disaient plus un mot.

Et ce furent ensuite le Taureau ailé, puis le Sphinx ; encore deux toiles immenses qui tenaient tout un côté de la salle. Le Sphinx surtout était formidable. Houchemagne n’avait pas copié la représentation antique, la bête surhumaine du Louvre ; il était allé directement à la conception. égyptienne pour la réaliser personnellement. Et il avait peint gigantesque, plein d’une douceur céleste et d’une force redoutable, le fauve aux yeux de femme qui crispait sur un gazon vert ses pattes rousses aux ongles de nacre. Véritablement, de toute son exposition, c’était la création la plus singulière, la plus fantastique : l’un des premiers mythes du monde transposé par un cerveau moderne ; la mystique du Nil interprétée par un des petits-fils des sculpteurs de gargouilles. C’était une gageure, un tour de force, la virtuosité d’un maître dont l’inspiration défie la folie.

Une quinzaine de petites études : nus, paysages, esquisses, remplissaient les vides, attestaient là sûreté professionnelle du jeune peintre inconnu. Jeanne de Cléden, dans une exaltation muette, allait du Centaure à l’Ange. Les Fontœuvre s’absorbaient dans l’examen des nus, surpris de cette manière si particulière qu’ils y trouvaient : la peinture épaisse, aux empâtements invisibles, qui donnait aux chairs, corrigée par une délicatesse très française, la volupté des Rubens. Marcelle curieuse, effrayée, s’était plantée devant le Sphinx, quand un bruit de voix qui s’approchaient retentit dans le couloir. En un clin d’œil, la salle fut envahie d’un flot de peintres. Addeghem, en pérorant, menait la bande. Il y avait des membres de l’Institut, des chefs d’atelier aux Beaux-Arts : Brabançon, Seldermeyer ; des figures correctes à chapeau haut de forme, des têtes hirsutes coiffées de feutre mou ; Vaupalier, chétif et mal portant, escorté de sa jeune femme ; Juliette Angeloup, énorme dans son pardessus d’astrakan, puis Nelly Darche, Nugues, et enfin deux personnes pauvrement vêtues auxquelles la petite Fontœuvre vint serrer la main et qui étaient Blanche Arnaud, dite Synovie, accompagnée de miss Spring. Le murmure bruyant qui s’était engouffré dans la galerie, s’arrêta net. Tout le monde recevait, à l’aspect de ces toiles, le choc de l’inattendu, Beaucoup étaient trop déroutés pour comprendre. Addeghem lui-même se taisait devant l’Ange. La grande Darche ajustait son lorgnon avec une moue en se penchant sur les nus de la cimaise. Seldermeyer, avec sa barbiche blanche, campé au pied du Sphinx, ressemblait à un ancien officier de cavalerie. Puis, peu à peu des discussions s’élevèrent parmi les peintres. La plupart ne savaient quelle opinion se faire. Si Houchemagne était un novateur, pourquoi peignait-il comme les classiques ? Et si c’était un classique, pourquoi ses toiles vous suffoquaient-elles quand on n’était pas averti ? Bientôt, il y eut un tapage assourdissant. Et ce fut à ce moment qu’un vieux monsieur, nu-tête et en pantoufles, vint dire quelques mots tout bas à l’oreille d’Addeghem. C’était Vaugon-Denis, le marchand de tableaux, et voici ce qu’il confiait au critique ce pauvre M. Houchemagne était depuis une heure dans le bureau, bien déprimé, bien abattu ne s’imaginait-il pas son exposition ratée, ses tableaux dépourvus d’intérêt, exagérés en leur simplicité voulue ? Le Sphinx ! Comment avait-il osé l’accrocher là ? Et le Taureau aile, quelle musculature mièvre pour le puissant être surhumain ! Rien ne pouvait le consoler. Il doutait de son talent, de son idée, de son œuvre, du public, de tout. Il gémissait sur les trois années de travail inutile que représentait cet ensemble. Il disait qu’il eût mieux valu peindre honnêtement des enseignes, et c’était pitié de le voir ajoutait le vieillard ému.

Cependant Jeanne de Cléden s’était assise à l’écart pour lire à son aise la petite brochure qu’Addeghem avait écrite sur le peintre. D’abord. Houchemagne, Nicolas Houchemagne, quel beau vieux nom de l’Île-de-France qui sentait son xiiie siècle, naïf, mystique et inspiré ! Et en effet, c’était au plein de cette poétique et charmante Seine-et-Oise, si avisée, si sereine, si spirituelle et si pratique, sur les bords du plus français des fleuves, qu’était né le jeune peintre. Il était tout bonnement le fils d’un vigneron de Triel, le fils d’une de ces anciennes familles paysannes qui tirent leur petit pécule de ce raisin triellois, aigrelet, piquant et savoureux comme l’esprit même du terroir. Il avait grandi à l’ombre d’une église gothique, devant les lignes souples et douces que les collines dessinent à l’horizon en ce pays, que les vapeurs de la Seine voilent sans cesse d’une atmosphère bleue, subtile et tendre. Dans cette province, quelle pure race française ! s’écriait Addeghem. Les Provençaux et les Flamands, les Bretons et les Lorrains, les Gascons et les Normands sont tous plus ou moins, des adoptifs ; ils composent bien, à force de bonne volonté, un tout national, harmonieux, homogène ; mais ceux de l’Île-de-France, qui sont demeurés à la maison de famille depuis quinze siècles, ils sont l’essence. même du pays, il lui donnent son sang, son esprit, le rythme de sa vie. Ils sont les maîtres et les gardiens de son génie, et c’était d’eux que devait sortir le régénérateur de la conception artistique.

Et Addeghem, vraiment exalté et soutenu par son sujet, contait l’enfance de Nicolas, ses rêveries devant les vitraux peints de sa vieille église, sa venue à Paris chez un ornemaniste, l’éducation qu’il s’était donnée, son étude des légendes chrétiennes, ses premières toiles essayées sous la direction d’un patron qui n’était qu’un artisan ; ses théories sur l’hiératisme de l’Art et la nécessité de la noblesse dans l’inspiration.

Jeanne, la main tremblante, fiévreuse et nerveuse, tournait une page quand sa cousine s’approcha, lui disant :

Viens-tu ? Addeghem nous entraîne au cabinet de Vaugon-Denis où, paraît-il, ce pauvre Houchemagne est plongé dans un morne désespoir. Il s’agit de lui faire une ovation pour le remettre en selle. Tout le monde y va. Accompagne-nous, ce sera très amusant.

La jeune fille se leva, haletante de ce qu’elle venait de lire. Jenny Fontœuvre prit Marcelle par la main, Elles pénétrèrent en même temps qu’Addeghem dans la petite pièce où Nicolas Houchemagne, les deux coudes sur le bureau et la tête entre ses mains, roulait ses pensées amères. Il sursauta au bruit de cette invasion, car tout le monde entrait en bavardant, et déjà le critique commençait à discourir et la première vision. qu’eut Nicolas fut le délicieux visage de Jeanne, avec l’or de ses bandeaux à la Vierge sous l’étroite toque noire, et sa somptueuse fourrure de jeune fille riche. Il crut l’avoir déjà rencontrée et la regarda une seconde. Aussitôt le cabinet fut plein ; et l’on criait, on gesticulait, on se bousculait, on manœuvrait pour se rapprocher du peintre ; c’était curiosité, sympathie, enthousiasme : sentiments divers et bien compréhensibles d’un public d’élite, où chacun croyait pour son compte qu’il venait d’inventer un génie. C’était à qui serrerait la main d’Houchemagne. Et lui, qui passait, sans transition, du découragement le plus douloureux à l’apothéose la plus fervente, s’était levé tout pâle, ne savait que répondre, se laissait faire en souriant. Addeghem l’embrassa ; Seldermeyer lui déclara d’une voix chevrotante qu’il avait un tempérament magnifique, Juliette Angeloup disait :

— Je ne comprends pas tout, non, je ne comprends pas tout ; mais c’est diablement peint, monsieur !

Le petit Vaupalier, frêle comme un saxe, avouait qu’il était transporté et qu’il donnerait toutes ses toiles pour avoir fait le Centaure. Quelques-uns se défendaient contre l’admiration. Nelly Darche, par exemple, qui demeurait silencieuse.

— Ah ! si vous aviez peint de la vie, avec cette habileté-là ! déclara-t-elle enfin.

Blanche Arnaud et miss Spring, timides dans leurs costumes démodés, terriblement vieilles filles avec leurs gestes étriqués et leurs gants de coton noir, s’avancèrent à leur tour. Miss Spring, qui n’avait jamais su parler français, commença dans un charabia prolixe des félicitations entremêlées de révérences, et qui pouvaient se traduire ainsi :

— Cher monsieur Houchemagne, je suis bien aise d’avoir vu vos tableaux ; vous êtes le plus grand peintre de la France, de l’Angleterre, de toute l’Europe. Vous semblez saisir le principe même de la vie. Vous rendez ce qui est immatériel ; vous ne vous contentez pas de charmer les yeux, vous satisfaites les âmes. Vous êtes le plus grand peintre intellectuel depuis Vinci.

Elle avait, dans sa laideur britannique, des yeux de myosotis doux et charmeurs. Blanche Arnaud était, elle, une forte personne aux beaux bras qu’un collet de velours, datant de dix ans, dissimulait. Elle avait des larmes aux paupières.

— Ah ! monsieur, dit-elle, comme vous m’avez émue !

Jenny Fontœuvre glissa au peintre :

— C’est Blanche Arnaud et miss Spring.

Alors, il parut ravi. Comment ! c’étaient ces deux créatures fagotées dont les œuvres avaient tant de grâce ! Et il les retint ; il dit à l’une combien il aimait ses portraits, à l’autre, le recueillement de ses petits tableaux d’intérieur. Et pendant qu’il comblait de politesses ces deux vaincues de la lutte pour l’art, il se sentait observé par l’élégante jeune fille qui, seule, ne lui avait encore rien dit…

— Vous ne savez pas, vint conter l’expansive Blanche Arnaud à Jenny Fontœuvre, monsieur Houchemagne demande à venir chez nous ; il voudrait voir notre atelier. Croyez-vous, hein ! croyez-vous ! C’est la rançon de toute la vieille déveine !

La vérité, c’est qu’Houchemagne cherchait à fuir la manifestation qui l’avait plus surpris que grisé, et que ce biais lui avait paru expéditif : partir traîtreusement avec « l’entente cordiale », comme on appelait l’association de l’Anglaise et de la Française ; au besoin, emmener les Fontœuvre, et laisser la foule retourner béate à la galerie. Jenny Fontœuvre trouva la combinaison charmante. Ce fut dans le couloir qu’ils faussèrent compagnie à la bande d’Addeghem. Ils étaient sur le trottoir de la rue Laffitte, qu’ils entendaient encore résonner, là-bas, l’organe impérieux du critique expliquant le Centaure.

Les Fontœuvre, Jeanne de Cléden, miss Spring, Blanche Arnaud et Houchemagne, grimpèrent à Montmartre dans l’autobus. On ne pouvait causer dans le fracas de la voiture ; mais cette exquise camaraderie si légère, si facile, qui naît d’elle-même entre les artistes parisiens, liait déjà subtilement ces six personnes étrangères, et l’on éprouvait le bien-être d’une intimité. C’était maintenant qu’enfin Houchemagne goûtait son triomphe. Il l’avait compris dans le discours baroque de miss Spring, dans les yeux mouillés de Blanche Arnaud, dans les prunelles rieuses de la petite Fontœuvre, et surtout dans le visage angélique de la jeune fille silencieuse. Elle l’admirait, il ne pouvait le méconnaître. Et soudain, il se rappela la petite photographie en grisaille, posée sur le guéridon des Fontœuvre…

Les deux amies habitaient, rue d’Anvers, au pied du Sacré-Cœur, dans la plus commune des maisons pauvres. L’atelier était au quatrième, au fond de la cour. On y arriva en procession. C’était une sorte de grenier vitré, sans meubles, sans tapis, sans tentures. Les lits des deux artistes étaient dissimulés ainsi que tout leur petit ménage. Elles s’empressèrent, allumèrent les lampes, firent du thé. On voyait, contre la muraille, les portraits de femmes de mademoiselle Arnaud, si expressifs, si mélancoliques et si vrais, qu’on y lisait comme en un livre toute la détresse cachée d’un cœur féminin. C’était de la souffrance fixée, disait Jenny Fontœuvre.

Mais Jeanne de Cléden avait rejoint Houchemagne, au fond de l’atelier, près des petites toiles de l’Anglaise. Ils contemplaient ensemble une étude de chambre. Qu’elle était paisible et douce, cette petite chambre minutieusement dessinée, avec son lit un peu défait, les chaises en un léger désordre, la mousseline des rideaux relevée, et la glace mirant cette intimité, comme dans les vers de Rodenbach ! Aucune figure n’y apparaissait, et cependant, c’était plein de vie humaine. Les deux jeunes gens échangèrent un coup d’œil en pensant : « Comme c’est exquis ! »

Alors, miss Spring les voyant ensemble et se méprenant, baragouina d’un air sentimental, avec le sourire de ses dents proéminentes et de ses yeux de myosotis :

— Chère madame Houchemagne, vous trouvez peut-être qu’il manque là un très amoureux ménage comme le vôtre ; mais en vérité, ce couple n’est pas loin ; pendant que je peignais, je le savais dans la pièce voisine ; il venait de sortir et je jure cela qu’il vous ressemblait à tous les deux. Oui, oui, tout à fait aimable, tout à fait suave comme vous.

— Spring ! Spring ! misérable gaffeuse ! murmura Blanche Arnaud en la tirant par sa robe, que dites-vous là ? Ces jeunes gens se voient pour la première fois aujourd’hui. Mademoiselle est la cousine des Fontœuvre.

Jeanne et Nicolas étaient devenus pourpres. Ils s’absorbaient dans l’examen du tableau ; mais cette chambre, qui était véritablement tiède d’amour, sans qu’on put expliquer pourquoi, les troublait encore davantage. Alors ils s’entreregardèrent et rirent ensemble, juvénilement.

Désormais, les deux malheureuses artistes, dévêtues de leurs oripeaux, n’était plus ridicules, ni démodées. Dans leur simple robe noire elles se dressaient devant leur œuvre, buvant les louanges d’Houchemagne, l’admiration des Fontœuvre, l’émotion de cette charmante muse qu’était Jeanne. Leur puissance méconnue éclatait si fortement, que l’insuccès de leur vie comptait à peine. Elles connaissaient une heure de gloire.

On servit le thé dans des tasses dépareillées, on croqua de petits biscuits que miss Spring passait dans leur boîte de fer-blanc. Mademoiselle Arnaud avait entraîné Jenny dans un coin, près du rideau qui, glissant sur une tringle, voilait le fourneau et les ustensiles de toilette. Elle lui confiait :

— Je l’ai revu hier en omnibus. Il m’a reconnue ; il a pâli ; il a soupiré comme un homme qui souffre, mais il ne m’a pas adressé la parole. Il a salué simplement en descendant. Ah ! ce coup de chapeau, mon amie, ce coup de chapeau venant de lui

Houchemagne et Jeanne de Cléden étaient. demeurés en tête à tête près de la lampe. Maintenant le peintre contemplait la jeune fille avec la hardiesse d’un portraitiste devant son modèle. On aurait dit que les propos inconsidérés de miss Spring, les nommant mari et femme, l’eussent enorgueilli, lui eussent concédé un droit sur cette inconnue ! Mais la vérité c’était surtout que cette extrême beauté l’enivrait et qu’il en prenait déjà possession, la traitait en maître, car il avait cette inconscience de l’artiste qui s’approprie sereinement tout ce qui peut servir à son œuvre. Jeanne sentait, sur chacun de ses traits, la caresse de ce regard. Elle dit timidement :

— Moi qui vis dans un désert, toute l’année, j’emporterai là-bas le souvenir de ce que j’ai vu aujourd’hui. Aujourd’hui, j’ai compris ce qu’était l’Art.

Il la remercia d’une phrase banale, et il contemplait, au fond de ses yeux de vierge, une âme tremblante et charmante, si pure qu’elle se laissait voir nue ; âme d’une jeune sainte de la Légende dorée, et qui correspondait en lui à un rêve secret…

III

On parla longtemps d’Houchemagne chez les Fontœuvre. Ce beau jeune homme, qu’on n’avait plus revu après son apothéose de la rue Laffitte, avait laissé dans les esprits une impression profonde. Pierre Fontœuvre le discutait sans cesse. Lui, avait renoncé à ses boueux, sujet trop difficile, pour choisir, en vue du Salon, une composition d’animaux. Maintenant il passait son temps aux abattoirs de la Villette, d’où il rentrait le soir fourbu, sentant l’écurie et l’étable, avec des pochades de veaux ou de génisses plein ses cartons. Il s’enthousiasmait, blaguait « les rêveries d’Houchemagne qui concevait dans l’irréel », chantait les merveilles d’un jarret, d’une croupe ou d’un garrot. Il semblait que ses bêtes se fussent incarnées en lui, et il s’ébrouait comme un cheval, remuait du col comme un taureau, imitait le piétinement léger des moutons au pacage.

Jenny, qui n’avait pas vendu sa Femme au piano, en reprenait le sujet pour l’agrandir. Elle travaillait, harcelée par les ennuis d’argent. Ayant emprunté sur sa toile dix louis à madame Dodelaud, elle n’osait plus envoyer sa fille chez les vieux marchands, de crainte de les importuner. Et Marcelle, qui vaguait tout le jour dans la maison, s’attachait aux jupes de sa mère, recevait tantôt un baiser et tantôt une gifle, selon que e la peinture allait bien ou mal.

Ce fut alors que mademoiselle Darche s’éprit de la petite fille et obtint de Jenny Fontœuvre la permission de l’emmener promener souvent. Cette émancipée aux airs tranchants, qui avait aimé plus d’une fois depuis sa prime jeunesse, était dévorée d’une soif insoupçonnée de maternité. Nul ne pouvait deviner que cette fille flegmatique avait désiré, avec des larmes, la venue d’un enfant. Se montrer en public avec les enfants des autres était pour elle une compensation à ce chagrin. Quand on la regardait alors, elle éprouvait une fierté qui, pour être usurpée, n’en était pas moins sensible.

Une fois, au retour d’une de ces promenades, Marcelle conta qu’elle avait vu le mari de mademoiselle Darche.

— Son mari ? s’écria la mère stupéfaite.

— Oh ! pas un mari comme papa, bien sûr, mais tu sais, le monsieur… Il l’a embrassée et lui a dit : « Donne-moi un faux-col propre car je vais voir une malade chic. »

Jenny Fontœuvre eut un scrupule dont elle s’ouvrit le soir à son mari. Nelly Darche était ainsi, vivant dans l’amour libre avec une sorte de candeur ; mais pouvait-on confier une enfant de huit ans à une fille qui avait un amant et ne s’en cachait guère ? Là-dessus le père et la mère eurent une grave conférence où ils cherchèrent en vain les raisons qu’on a de dissimuler aux enfants tout ce qui, dans les mœurs, est en dehors des lois. Et ils conclurent ensemble à la nécessité d’une initiation précoce pour une fille forcée dès l’adolescence de gagner son pain.

D’ailleurs, à ce moment d’autres idées les hantaient. Leur Salon avait du succès. Dès la fin d’avril, Jenny reçut deux lettres d’amateurs qui convoitaient son tableau, et madame Dodelaud parlait d’un Espagnol qui tournait autour des bêtes de Fontœuvre. Déjà tous deux pensaient à un nouveau dîner où l’on inviterait cette fois les antiquaires avec Addeghem, qui avait loué copieusement les deux toiles.

Un soir de mai, les Fontœuvre lisaient paresseusement dans l’atelier au milieu du tapage des deux enfants, quand ils poussèrent un cri de surprise. La porte s’était ouverte très doucement, et Jeanne de Cléden, en appareil de voyage, cache-poussière, valise, voilette, se trouvait devant eux, souriante, silencieuse. Elle fut d’abord touchée de la joie sincère de ses cousins qui l’accueillaient avec l’hospitalité fervente du Parisien, si heureux de recevoir, si épris de l’imprévu, si curieux de toute diversion apportée à sa vie coutumière. Elle venait, disait-elle, pour noyer ses idées noires, pour reprendre un peu d’entrain au contact de Paris, car elle s’était mise à s’ennuyer là-bas. En effet, quand elle eut ôté sa voilette, on lui trouva un pauvre visage amaigri, tiré, où luisaient deux grands yeux languissants. Au dîner, elle ne mangea rien. Le soir, Jenny Fontœuvre vint elle-même l’enclore du paravent, la border dans le canapé-lit de l’atelier. Alors, la jeune fille levant sur elle son regard fatigué :

— As-tu revu Nicolas Houchemagne ?

— Aperçu seulement une fois au Salon, et c’est tout.

— Il ne vient jamais à ton jour ?

— Jamais.

— Ah ! soupira Jeanne en fermant les yeux.

Ses traits exquis eurent une petite contraction. L’artiste, illuminée d’une divination soudaine, lui demanda :

— Tu… tu l’aimes donc ?

— Oh ! à en mourir !

Et comme la petite Fontœuvre, très émue, gardait le silence, Jeanne poursuivit lentement, les yeux toujours clos :

— Je suis son esclave, son adoratrice, la chose de son œuvre. Toute ma vie, toute ma vie est à lui.

De tels mots, dits par une telle jeune fille, si digne, si fière, frappèrent étrangement Jenny Fontœuvre. Même, ce soir-là, elle ne put rien objecter, tant cet amour se présentait à elle comme une noble et fatale passion. Ce fut la nuit que, très agitée, elle aperçut les obstacles : la pauvreté d’Houchemagne, sa naissance, et un peu aussi sa marmoréenne attitude. Mais Jeanne de Cléden, qui avait tout quitté pour suivre l’entraînement, avait aussi tout prévu, tout envisagé. Ce n’était plus le fils des vignerons de la banlieue ; c’était un être d’exception qu’elle aimait, un prince, un demi-dieu. D’ailleurs, M. de Cléden, après avoir pris de discrets renseignements dans le pays natal du jeune peintre, consentait à tout. Et ce consentement du vieux noble breton était la première attestation donnée à la profondeur, à la souveraineté de l’amour de Jeanne. L’altération de la santé, chez la jeune fille, fournissait la seconde, car c’était en vérité une pauvre enfant malade qui revenait ainsi à son dominateur ; elle était extrêmement changée ; moins. belle, certes ; mais quelle flamme spirituelle, quel drame intérieur, se devinait en elle ! Comment ne se serait-on pas intéressé à cette jeune fille aimant si complètement et pour la première fois !

Un des jours qui suivit, Jenny Fontœuvre monta la rue de Vaugirard jusqu’à l’adresse d’Houchemagne. Elle le trouva chez lui ; il la reçut dans une petite salle qui n’était pas son atelier, et parut bien surpris de sa visite ; elle-même en était fort embarrassée et répétait :

Ah ! si vous saviez pourquoi je viens ! si vous saviez pourquoi je viens !

Les longs yeux bridés d’Houchemagne s’ouvraient de curiosité ; et elle tardait à parler ; elle contemplait avec une certaine considération l’objet d’un amour si rare. À la vérité, Addeghem avait dit assez juste quand il apparentait le physique du peintre au François Ier du Titien. Houchemagne en avait le sourire intellectuel et presque philosophique allant se perdre dans la barbe brune, et aussi l’allongement spirituel du nez. À l’étudier ainsi, elle gagnait du temps. Il finit par demander s’il pouvait être en quelque manière agréable à madame Fontœuvre ; et c’est alors qu’elle se décida et avoua ses intentions matrimoniales. Voilà, elle en revenait à ce projet exposé naguère en plaisanterie. Il devrait épouser mademoiselle de Cléden. C’était très sérieux aujourd’hui.

Il se mit à rire ; il se défendit. D’abord, il ne voulait pas entendre parler de mariage. Puis, surtout mademoiselle de Cléden ne voudrait pas entendre parler de lui.

— Ah ! vous croyez cela ? insinua la petite Fontœuvre, énigmatique.

Et puis, tout à coup, en confiance soudain près de cet homme loyal, et oubliant les règles de réserve qu’elle s’était imposées, elle raconta l’amour de Jeanne, son retour à Paris, ses confidences, la répercussion de cette grande tendresse sur sa santé, et comme elle était triste, et rêveuse, et charmante et nouvelle du fait de cette grave passion qu’il avait su inspirer à cette fille délicieuse. Elle allait, elle allait, non sans une certaine éloquence chaleureuse, et elle s’aperçut qu’elle avait certainement troublé l’artiste, qui pâlit.

— Mais moi, moi reprenait-il très gêné de ce rôle ingrat, je n’éprouve pour mademoiselle de Cléden qu’une respectueuse admiration. Certes, je puis bien avouer que sa beauté, la merveilleuse pureté de son type, m’ont fort impressionné, et j’ai là des cartons où vous retrouveriez certainement son profil. Mais, vous comprenez, l’artiste seul s’est ému ; vous devez connaître cela, vous aussi, l’emballement pour des traits, pour un corps, pour une chevelure qui vous hantent, vous enchantent, vous ravissent, sans qu’il soit question d’amour, sans qu’il soit à peine question de sexe.

— Ah ! dit Jenny désolée, comment n’êtes-vous pas touché d’un si grand attachement ? Jamais je n’ai rencontré pareil amour.

Et soudain, dans un coup de sang qui prit cet homme flegmatique, jusque-là muré dans son art, gardé par lui de toute faiblesse, des plus ordinaires penchants, Houchemagne entrevit la possession totale de cette suave et parfaite beauté. Il en pourrait connaître la continuelle présence, le constant enivrement. Et cette divine inspiratrice serait sa femme, sa femme à lui, docile, dévouée à son œuvre, sa compagne !

Ce fut alors seulement qu’il objecta presque douloureusement :

— Je ne peux pas me laisser toucher. Songez qu’avec la peinture à laquelle j’ai consacré ma vie, je ne gagne pas trois mille francs par an, et que je vis comme un cénobite. Et vous m’avez averti que cette jeune fille avait de la fortune. Au surplus, je veux que mon père soit toujours chez lui, chez moi ; or, c’est un brave homme de vigneron qui vient à Paris en gros souliers et de la terre aux mains. Comment voulez-vous, comment voulez-vous ?…

La petite Fontœuvre ne laissa pas échapper l’accent de regret qui était dans ces mots ; elle répliqua aussitôt :

— Venez dîner ce soir. Elle ignore ma visite. Vous causerez librement.

La porte de l’atelier était restée close, mystérieusement. La jeune femme partit sans l’avoir visité, quelque désir qu’elle en eût.

Houchemagne arriva le soir à sept heures, chez les Fontœuvre ; et il eut une commotion quand il aperçut, dans la blancheur du vitrage drapé de toile écrue, la frêle et flexible Jeanne. Après le chaud accueil des deux Fontœuvre, sans dire un mot, elle lui tendit une main si glacée, si tremblante, que le sens des caresses amoureuses s’éveilla en lui, tendrement, et qu’il eut envie de couvrir de baisers cette pauvre main défaillante. Qu’il la trouvait belle dans cet émoi ! Qu’il lui savait gré de rester silencieuse !… Et ce cœur neuf de jeune homme, miraculeusement intact, connaissait enfin une puissance plus forte que lui-même, à laquelle il ne résistait pas. Quand il pensait que cette beauté, que cette douceur féminine seraient à lui quand il le voudrait, son sang battait si furieusement le long de ses artères, qu’en l’observant, on aurait pu le voir, parfois, se comprimer les poignets.

À table, on les plaça côte à côte. Elle lui dit :

— Si vous allez jamais en Bretagne, venez à Sibiril. Mon père serait heureux de vous recevoir ; vous y trouveriez une campagne sans grâce, mais profonde, unie, pleine du rêve spirituel, et où il vole des anges invisibles.

Il répondit :

— Je vous promets que j’irai.

Et tout au long du repas, il s’aperçut qu’elle n’avalait que quelques miettes. Plusieurs fois, il se souvint du tableau qu’il préparait et de la figure de sainte Agnès ; alors il étudiait les gestes. de Jeanne. Ensuite, il se trouvait odieux de faire servir égoïstement à son art, comme un modèle vénal, cette tendre fille. Puis des scrupules lui vinrent. L’élégance de mademoiselle de Cléden, les bagues de ses doigts, toute son aristocratie fleuraient un parfum d’opulence ; et il s’aperçut qu’il convoitait bassement, lui aussi, une vie riche, avec la joie de peindre sans souci du pain quotidien, et de passer dix ans sur une toile, s’il le fallait. De ce moment, il résolut de résister à tout entraînement. Jenny Fontœuvre, qui l’observait avidement, le vit devenir glacial. Dans la soirée, Jeanne eut le cœur si gros qu’elle dut quitter l’atelier pour cacher ses larmes. Comment la trouvez-vous, voyons, sincèrement ? murmura la petite Fontœuvre à l’oreille d’Houchemagne, quand la jeune fille les eut quittés.

C’est une déesse, dit-il en affectant de plaisanter, quoiqu’il commençât à n’en avoir plus envie. C’est une déesse, et moi je suis un pauvre diable. Concluez, madame.

Il prit congé de bonne heure, et avec une si évidente cérémonie, que, dès la porte refermée, les Fontœuvre s’entre-regardèrent et dirent tristement :

— Fini !

Le lendemain, Jeanne de Cléden, les yeux rouges, se leva dès l’aube et sortit. Elle allait au Louvre. Les quais parisiens sous leur buée bleuâtre, les peupliers frissonnants, l’eau sous les ponts, le décor splendide du palais des rois, en face, tout cela eût enivré Jeanne un autre jour. Mais elle n’en sentait l’attrait que secrètement, et tout blessait son cœur. Son idée touchante était d’aller souffrir, avec la majesté d’une grande âme, dans ces salles désertes et nobles, devant les chefs-d’œuvre émouvants. Et surtout elle voulait voir ce portrait d’une femme inconnue, attribué à Philippe de Champaigne, et dont Houchemagne avait déclaré, la veille, que madame Trousseline lui ressemblait, — car les artistes, par une inversion singulière, voient les tableaux comme des prototypes, et la nature comme une image de l’art.

Ainsi qu’elle l’avait présumé, le musée était vide à cette heure matinale ; seuls des copistes installaient leurs chevalets le long des galeries. La charmante fille s’arrêtait çà et là, devant ses toiles préférées ; les larmes qu’elle retenait avec peine lui en voilaient la vue, comme l’eût fait un verre embué, mais elle les reconnaissait ; et au Salon Carré, elle disait aux Titiens, aux Vincis, et à ces grandissimes Noces de Cana dont le voisinage l’oppressait comme le grouillement d’une cité vivante : « Oh ! mes chers chefs-d’œuvre, je n’ai plus que vous ! »

Ses pas légers trouvaient une résonance dans l’ampleur des salles ; elle les assourdissait en glissant ses bottines sur les parquets luisants. Elle pensait à Houchemagne. Et elle avait l’esprit si plein de son image qu’elle n’eut pas un mouvement de surprise quand elle l’aperçut au milieu. de la grande galerie.

Comme si le drame muet de la veille ne s’était jamais passé entre eux, ils se sourirent en se tendant la main. Se retrouver ainsi, ce matin, c’était une de ces choses inexplicables en apparence, un de ces événements incompréhensibles qui semblent relever du surnaturel, et qu’on jugerait au contraire tout simples s’il était permis de suivre dans les âmes l’enchaînement logique des impressions, depuis leur source jusqu’à leur aboutissement. Chez les deux jeunes gens, une succession d’idées différentes avait eu une résultante identique, et ils se retrouvaient au même lieu, ce matin, dans la même disposition romanesque et mélancolique, avec le désir de recourir aux puissantes et consolatrices sensations de l’art. Justement, le hasard les avait réunis devant le saint Jean-Baptiste de Vinci. Après un silence, Houchemagne montra celui qui montre l’invisible et demanda :

— Vous étiez venue le voir ? Vous l’aimez ?

Jeanne de Cléden, pâle et tremblante, murmura :

— Oui, je l’aime.

Quand elle eut prononcé ce verbe, Houchemagne eut un frisson ; il était à cent lieues du tableau ; il se rappelait la visite de madame Fontœuvre ; il se rappelait que cette belle vierge aux yeux tendres le chérissait, et il eut une minute de désespoir, de regret déchirant.

Jeanne reprit :

— Que pensez-vous qu’il veuille dire avec sa main levée, son sourire, sa séduction divine ?

Houchemagne répondit amèrement :

— Qu’il faut dédaigner le siècle, ses joies vulgaires, les biens terrestres ; s’y arracher d’un effort douloureux, surhumain, vivre dans le rêve, dans ce qui est immortel, l’Art, la Beauté, Dieu…

— Voyez pourtant comme son sourire est doux, dit Jeanne.

— Il ment, dit Houchemagne ; ce ne sont que des larmes qu’il vous réserve.

Ils s’absorbèrent un moment dans la contemplation de la toile, puis, poussant un petit soupir, sans transition, Jeanne déclara :

— Demain, je partirai…

Houchemagne eut un cri :

— Oh !

Elle le regardait ; il était de profil devant elle ; une sueur légère luisait à sa tempe ; ses yeux fixés sur le saint Jean, ses lèvres avaient une contraction de souffrance ; bientôt elles frémirent comme celles d’un homme qui pleure et, sans bouger, il prononça :

— Vous partez… vous disparaissez de ma vie… oui, cela vaut mieux… Vous êtes la première femme qui m’ait jamais ému. C’est un scrupule qui me force d’étouffer ma tendresse. Elle n’est pas pure. Il s’y mêle quelque chose d’odieux. Je suis indigne de vous. Il vaut mieux que vous partiez.

Ils étaient absolument seuls dans l’immense galerie. Les rectangles dorés des cadres fuyaient. en perspective jusqu’à la salle des Velasquez, là-bas, et les sombres visages de l’École espagnole, les terribles faces d’Inquisiteurs seules semblaient en ressortir à force de vigueur, de puissance.

— Dites-moi tout, murmura Jeanne d’une voix à peine perceptible, j’ai le droit de savoir.

— Je vous aime riche, voilà ! dit le peintre en la regardant fixement, cette fois, malgré la honte qu’il avait de son aveu. Je vous aime riche comme je vous aime belle. La richesse est aussi une beauté. Elle contribue à donner à une femme telle que vous son charme de patricienne. C’est l’oisiveté de vos mains qui les a faites ce qu’elles sont. C’est la sécurité que crée la fortune qui a sculpté votre visage de paix, vos beaux traits de séraphin placide. C’est la puissance de l’argent qui vous a douée de votre aspect royal, car posséder est une grande chose, posséder, c’est pouvoir. Et c’est pour cela que je vous aime riche, et que votre fortune a allumé, dans le secret de moi-même, une convoitise ignoble.

À ces derniers mots, ses joues, son front rougirent, et il s’attendait à la sévérité de Jeanne. Mais il vit au contraire ses yeux s’adoucir jusqu’à l’humilité ; ses lèvres s’entr’ouvrirent de bonheur et elle vint à lui avec une simplicité de petite fille, prit sa main, la tint dans les siennes en disant :

— Oh ! je suis heureuse ! je suis heureuse !… Je n’ai que cela, moi, ma fortune ; est-ce que j’aurais osé sans cela ?…

Et le cœur défaillant, envahi par un sentiment inconnu d’adoration, il ferma les paupières, pendant que les mains de Jeanne s’accrochaient, se suspendaient à la sienne dans un geste d’abandon puéril, et qu’elle disait :

— Je suis la servante de votre génie…

DEUXIÈME PARTIE

I

— Brigitte, fit Marcelle en ouvrant la porte de la cuisine, habillez-vous pour me conduire chez mademoiselle Darche.

— Parlez poliment, au moins, bougonna la vieille femme.

— J’ai dit ce qu’il fallait dire, déclara la fillette, impertinente.

Et elle revint mettre son chapeau devant l’armoire à glace de sa mère, où elle resta à se contempler jusqu’au moment où Brigitte vint la chercher. Elle avait maintenant dix ans et demi. Une frange de cheveux blonds cuivrés lui cachait le front, ses yeux verts étaient sérieux comme ceux d’une femme, et elle aurait paru vieillotte sans les deux fossettes enfantines qui se creusaient dans la chair tendre et rose de sa joue, de chaque côté de la bouche. Elle se trouvait jolie. Elle l’était, avec un certain air inquiet et triste. Le jeudi et le dimanche, n’allant pas au cours, elle s’ennuyait. Alors sa mère, qui travaillait à un portrait, l’envoyait soit au magasin des Dodelaud, soit chez Nelly Darche, qui habitait à présent un riche appartement de l’avenue Kléber. L’artiste quoique fort occupée, maintenant que les commandes officielles consacraient son talent bizarre, trouvait toujours du temps pour recevoir et cajoler la petite fille. Elle la comblait de friandises, la promenait, lui achetait des robes élégantes, des chapeaux de cinquante francs ; et quand madame Fontœuvre se fâchait, menaçait de ne plus lui confier Marcelle, son visage s’épouvantait, derrière son lorgnon perlaient des larmes, et elle murmurait d’un ton qui touchait la mère :

— Vous ne feriez pas cela, ma petite Fontœuvre !

D’ailleurs, avec la simplicité des artistes, Jenny en venait à trouver commode d’être exonérée de ces frais de toilette. La fortune des Fontœuvre n’avait pas suivi la même voie que celle de la grande Darche. L’année passée, Jenny n’avait pas vendu cinq toiles. Sans les leçons que donnait son mari, c’eût été la misère ; même, elle avait de nouveau quelques dettes, et elle attendait impatiemment le retour du jeune ménage Houchemagne, sûre que Jeanne ne refuserait pas de la tirer d’embarras.

Nicolas Houchemagne avait épousé Jeanne de Cléden dans l’austère petite église de Sibiril, trois mois après leurs étranges fiançailles du Louvre. Puis, ayant passé de longues semaines dans le château féodal du beau-père, ils étaient partis pour cette Italie après laquelle, depuis sa jeunesse, Nicolas avait toujours soupiré, sans que sa pauvreté lui eût jamais permis de réaliser son rêve. Et là-bas, il avait trouvé une si pleine satisfaction de tous ses désirs d’artiste, que, depuis dix-huit mois, ils y étaient demeurés tous deux, extasiés, ivres de beauté, écrivant des lettres exaltées, allant d’un hôtel à l’autre, insoucieux de bâtir enfin leur foyer, se suffisant l’un à l’autre, se créant partout leur cher isolement. On était curieux de les voir revenir, de savoir comment s’aimaient ces deux beaux êtres, de connaître quel effet aurait, sur le talent d’Houchemagne, l’influence d’une inspiratrice comme Jeanne, d’autant qu’il se flattait de n’avoir pas, depuis deux ans, touché un pinceau, de rester oisif, contemplatif.

Pierre Fontœuvre, souriant dans sa barbe noire, disait à sa femme :

— Ce sacré Houchemagne ! Veux-tu le parier ? maintenant qu’il est riche, il ne fichera plus un coup de brosse !

Mais Jenny, bien plus fine, et qui avait mieux compris le tempérament de Nicolas, répondait :

— Laisse faire. Il travaille avec ses yeux. Il ne perd pas son temps. Je l’attends au retour.

Ce jour-là, un jour d’octobre, Brigitte, pressée, déposa Marcelle dans l’ascenseur chez mademoiselle Darche et reprit l’autobus. La petite fille monta seule, sonna comme une grande personne, marcha droit à l’atelier de son amie et en ouvrit la porte.

Dans une chaude lumière blanche, éclatante, un enfant nu, gracieux, aux bras levés, au mouvement vif, aux jambes d’un galbe fin, dressait sa chair blonde. Il posait ainsi sur un tabouret haut, devant Nelly Darche, qui peignait, habillée d’une blouse en percale rouge. Un tapis épais, dont le dessin et la couleur rappelaient ceux de la plume de paon, feutrait les pas. Aux murailles lambrissées de blanc, les toiles rutilantes de l’artiste mettaient leurs taches disparates. Des meubles aux formes étranges, pris à tous les pays, à toutes les époques, garnissaient la grande pièce.

La petite fille s’arrêta net, les yeux rivés à cette nudité qui l’offusquait, l’étonnait, la stupéfiait ; puis son regard erra, fuyant celui de mademoiselle Darche, qui s’écriait :

— Comment, Marcelle ; c’est toi, ma chérie ! tu as bien fait d’entrer, va. Tu vas t’asseoir bien sagement pendant une petite demi-heure, puis je serai à toi.

Et elle continua à jeter de larges touches roses sur la toile, pendant que la fillette restait figée sur le seuil, sans dire un mot, sans faire un pas.

— Avance et ferme la porte, lui dit encore vivement son amie, ou le modèle va s’enrhumer. Crois-tu qu’il ait chaud dans cet appareil ? Si tu étais à sa place, nous verrions bien…

Marcelle ne répondit rien, n’eut pas un sourire. Elle était cramoisie et, très grave, ferma la porte ; puis alla s’asseoir sur un escabeau du temps de Charlemagne, tournant ainsi le dos à Nelly.

Au premier signe de lassitude que donna le petit modèle, l’artiste le congédia. Il bondit à terre ; ses pieds nus firent un bruit mou sur le tapis ; en deux sauts, ses longues jambes grêles de petit dieu sylvestre eurent gagné le coin où gisaient ses habits. Marcelle eut un regard involontaire de ce côté ; elle vit une échine ployée, dorée et maigre, où les vertèbres et les omoplates faisaient saillie ; le corps prenait appui sur un seul pied dont on apercevait la cheville fine, l’autre jambe balançait en l’air, le genou dessinant un angle, tandis que, d’une chaussette ployée en bonnet, l’enfant se coiffait les orteils.

La petite fille, les lèvres serrées de mépris, détourna la tête.

Maintenant mademoiselle Darche arrivait dans sa blouse rouge, la prenait dans ses bras, baisait ses cheveux avec une tendresse étourdie de vieille fille qui n’aurait jamais aimé. Puis elle sonna pour commander qu’on allât chercher des gâteaux, des fruits confits. Quand le modèle rhabillé fut parti, elle emmena Marcelle dans sa chambre qui était une grande pièce empire, meublée avec un luxe d’impératrice. Marcelle l’admirait pour les lourdes chimères de bronze doré qui ornaient le lit, les fauteuils, la psyché. Elle se mit à les caresser comme des bêtes vivantes pendant que, devant la glace, mademoiselle Darche défaisait ses cheveux pour les arranger avec un mélange de coquetterie et de vivacité masculine. Elle y mêla des rubans d’or. Avec sa grande bouche si expressive, ses dents éclatantes, ses yeux vacillants de myope, elle avait un attrait excessif d’originalité, de bonne humeur, de passion.

— Ma chérie, si je ne peux te reconduire, à cause de mon ami, le petit peintre qui va venir tout à l’heure, la femme de chambre te remettra quai Malaquais, ce soir.

Elle avait à peine dit cela qu’on frappa, et comme elle demandait qui était là, un tout jeune homme entra sans plus de préambule. Il ne paraissait pas vingt-cinq ans, avait le visage rond et rasé, le teint mat, les yeux ardents. Il s’arrêta stupéfait, consterné même, en voyant Marcelle. Mais la grande Darche présenta l’enfant.

— Vous savez, Fabien, c’est cette petite amie dont je vous ai parlé, la fille des Fontœuvre ; elle est venue goûter avec nous. Passons-nous à la salle à manger ?

Elle le prit par la main, câlinement, en poussant Marcelle devant eux. Sous le linteau de la porte, ils s’embrassèrent furtivement. La table était servie ; une copieuse argenterie et des petits bouquets de roses dans des vases de cristal, la garnissaient. Nelly Darche fit asseoir le jeune homme en face d’elle, et Marcelle à ses côtés. Pendant un long silence les artistes s’entre-regardèrent en s’adressant de petits sourires. Enfin on s’attaqua aux fruits confits.

Marcelle demeurait perplexe. Elle comprenait très bien qu’il y avait là une histoire d’amour. Mais alors, le médecin d’autrefois, celui qu’elle avait surnommé, au grand bonheur de sa mère, le demi-mari de mademoiselle Darche, que devenait-il en tout cela ?

Comme elle paraissait absorbée dans la délectation, le petit peintre, allongeant le bras insidieusement, piqua à la dérobée, dans l’assiette de mademoiselle Darche, une cerise rouge à demi croquée qui venait de tomber des lèvres de la jeune femme, et il s’en régala, lançant à celle-ci des regards malicieux. Mais il se trompait bien s’il se figurait que Marcelle n’avait rien vu. Elle n’avait rien perdu de cet enfantillage amoureux qui la choqua comme une inconvenance. Elle était indignée contre Nelly ; c’était une grosse colère d’enfant scandalisée qui lui serrait la gorge, l’empêchait de boire, la rendait muette et farouche. Les deux amants ne s’en doutaient même pas ; et c’était bien ce qui l’oppressait encore davantage.

Dès cinq heures, elle demanda qu’on la reconduisît chez elle.

Cependant, au dîner, le père et la mère interrogèrent la fillette sur l’emploi de sa journée, et elle qui s’était juré de gardé un silence farouche, faiblit et raconta ce qu’elle avait vu. D’abord, quand elle était entrée dans l’atelier, mademoiselle Darche copiait un modèle tout nu ; et puis après, un petit peintre était arrivé, celui qu’on attendait, celui à cause de qui l’on n’osait pas sortir. Alors mademoiselle Darche était devenue toute drôle, riant sans cesse, le prenant par la main, lui murmurant des choses, tout bas ; puis, en passant une porte, il l’avait embrassée. Il n’y eut que l’épisode de la cerise que Marcelle jugea trop sot pour le rapporter.

Très intéressée, la petite Fontœuvre, les yeux brillants, écoutait. De temps en temps, se tournant vers son mari, elle lui disait avec un clignement des paupières :

— Tu vois, tu vois, c’est bien le bruit qui court…

Mais voilà que Marcelle les embarrassa fort en déclarant, pour finir, qu’elle ne retournerait plus chez son amie. Toutes ces histoires l’agaçaient. Elle aimait bien aller avenue Kléber quand Nelly était seule, autrefois. Maintenant qu’elle rencontrerait le petit peintre, ce serait bien différent. D’abord, ça ne lui plaisait plus.

Elle finit par dire :

— Je trouve tout cela bête et vilain.

Encore une fois, les parents voyaient se dresser devant eux un problème d’éducation qu’il s’agissait de résoudre. Ils en causèrent le soir.

— Tu as vu le beau sens moral de cette petite, remarqua d’abord Fontœuvre ; elle a senti quelque chose de suspect dans cette maison, elle n’y veut plus retourner.

— Oui, repartit Jenny, mais je ne peux pas rompre avec cette pauvre amie pour une lubie de Marcelle. D’abord, après toutes les gentillesses de Darche, ce serait de l’ingratitude noire. Elle adore la petite ; je lui causerais là un chagrin affreux. Ce serait méchant, méchant.

— Cependant, reprit Pierre, les aventures de cœur de mademoiselle Darche sont si multiples, si complexes, et elle les étale avec tant de simplicité, que Marcelle peut prendre là une étrange conception de la vie.

— Bah ! Nelly n’est-elle pas libre d’elle-même ? C’est une excellente nature, incapable d’une mauvaise action. Elle ne voit dans l’existence que son art et l’amour : qui pourrait lui jeter la pierre ? Quand Marcelle sera plus grande, je lui parlerai sérieusement, lui montrant quelles sont les qualités de son amie et où sont ses torts.

— Oui, mais comment démontreras-tu ses torts ? Tu blâmeras sa conduite amoureuse ? L’amour est donc un vice hors du mariage, comme dirait ta mère ? Il faut donc passer devant le maire et devant le curé pour rendre honorables le même sentiment, les mêmes actes qui sont déshonorants sans leur intervention. Mais ni toi ni moi ne croyons plus au pouvoir mystérieux de l’un ; quant à l’autre il faudrait être un fameux primaire pour reconnaître sa sanction morale dans l’union civile qu’un tribunal peut délier en six mois. Alors, il ne restera plus à invoquer que l’hypocrisie des conventions sociales, et cela, c’est vraiment trop creux pour nous. Ce n’est pas avec de tels principes que nous élèverons Marcelle.

— Je suis de ton avis, répondit la petite Fontœuvre ; aimer, je n’y vois pas malice.

— Cependant, dit le père, aimer trente-six fois comme Darche !…

— Mais au fait, recommença Jenny après un temps de réflexion profonde, pourquoi l’amour, licite une fois, serait-il prohibé au delà de ce chiffre quand, d’un commun et loyal accord, les amants se seront désunis ? Dans le cas de Nelly, par exemple, qui, sans engagement, ne répond d’elle devant personne, pourquoi une succession d’amants serait-elle abominable ?

— Je vais t’expliquer le monde dans ses préjugés, et nous-mêmes, nous obéissons à des habitudes séculaires qui furent imprimées à la société pour sauvegarder le bon ordre en général, et le droit des enfants en particulier. Il y eut des lois pour que la mère n’appartînt qu’à un seul homme, le père de ses enfants.

— Mais alors, le divorce et le remariage ? s’écria la petite Fontœuvre.

Ils se mirent à rire ensemble de se surprendre à discuter si gravement, d’autant qu’ils finissaient par trouver la question insoluble.

— Il n’y a pas de vérité en morale, dit Fontœuvre.

— Mais qu’enseigner à Marcelle en tout cela ? reprenait la mère.

— Eh ! ma chérie, c’est une question de doigté ; nous ferons ressortir que la dignité d’une femme consiste, quand elle se donne, à se donner pour toujours.

— Et rien que dans le mariage ?

— Ah ! ça, c’est à voir. Pourquoi lui enseigner le contraire de ce que nous pensons, lui transmettre des préjugés ?

— Mais, si à dix-huit ans Marcelle prenait un amant, que dirions-nous ?

Et ils restèrent longtemps silencieux, les yeux fixés sur la lampe, comme s’ils cherchaient une autre lumière qui pût éclairer leur dilemme.

II

Ce fut au mois de décembre que les Houchemagne revinrent enfin d’Italie. Ils arrivaient par le « Côte d’azur » du soir. Les Fontœuvre les attendaient sur le quai de la gare de Lyon, avec une émotion curieuse. La première vision qu’ils en eurent, quand le train entra bruyamment en gare, fut rapide, mais précise. Au fond d’un wagon-salon très éclairé, Jeanne se tenait debout, dans un long vêtement de fourrure blonde, plus belle que jamais, vraiment divine de douceur, de fraîcheur, d’éclat, et Nicolas, épanoui de bonheur tranquille, le visage reposé comme ces portraits du Titien auxquels il ressemblait, de toute sa haute stature dominait sa femme.

— Les voilà, cria Marcelle, les voilà ; je les ai vus ; ils sont là !

Déjà ils ouvraient la portière, descendaient. Après les effusions, Jenny déclara qu’ils souperaient quai Malaquais avant d’aller à l’hôtel. En effet, ils n’avaient pas encore d’appartement, et, comme l’expliqua Houchemagne dans la voiture qui les emportait chez les Fontœuvre, s’ils revenaient à ce Paris noir et pluvieux, au moment où commence là-bas la saison délicieuse, c’était justement pour s’installer, prendre leurs aises, avant que lui pût se mettre au travail en vue du Salon.

— Mais il vous restera à peine deux mois ! s’écria Jenny.

— Non, repartit Nicolas, quatorze, car je veux dire le Salon de l’année suivante.

Il parlait beaucoup, avec une simplicité de collégien qui veut remordre à la besogne après de longues vacances. Jeanne était devenue silencieuse, avec un sourire mystique, des yeux d’extase, semblable aux créatures des tableaux spiritualistes peint par son mari. Elle était en face de lui dans la voiture, elle l’écoutait, et à chaque instant le regardait ; elle regardait aussi Pierre Fontœuvre et Jenny, comme pour saisir sur leurs traits l’impression produite par son cher Nicolas. S’il se taisait, elle trouvait que son silence même ne ressemblait pas à celui des autres, à cause sans doute de la nature des pensées dont elle le savait peuplé. Et ce qui les eût rendus ridicules s’il s’était agi d’époux mal assortis, d’êtres ordinaires, chez lesquels cette béate complaisance eût été du même ordre que les ivresses sensuelles, éphémère comme elles, ennoblissait au contraire ce ménage d’exception. Jeanne et Nicolas étaient parfaitement dignes l’un de l’autre ; et les sources de son admiration, la jeune femme les trouvait, réelles, dans une longue connaissance de son demi-dieu.

D’ailleurs cette admiration était réciproque. Quand Nicolas cessait de parler, lui aussi regardait Jeanne ; il la contemplait comme une fleur qu’on voit croître, se développer, se transformer chaque jour. Il l’entourait de soins, lui donnait la main de peur qu’elle ne butât au trottoir, portait jusqu’à son réticule, et l’on aurait dit qu’en montant les cinq étages des Fontœuvre, il fût hanté du désir de la soulever dans ses bras, tant il l’observait, inquiet de cette ascension fatigante.

Les deux jeunes femmes se retirèrent aussitôt dans la chambre de Jenny, où Jeanne, en refaisant sommairement sa toilette, parla de Nicolas. Ah ! qu’elle était heureuse ! Si Jenny savait ! L’âme de Nicolas était comme un jardin splendide et infini où elle découvrait chaque jour quelque chose d’inconnu. Aussi chaque jour le chérissait-elle davantage. Et en même temps qu’elle le considérait comme un maître, elle voyait en lui comme son enfant. Oui, un grand enfant ignorant de la vie, qu’il fallait conduire, guider sans cesse. En Italie, dans les hôtels, il n’aurait pas demandé une bougie, pas vérifié une addition exorbitante, pas même distingué entre une mauvaise auberge et une maison convenable. Et c’étaient des porte-monnaie égarés, des chèques brûlés avec de vieilles lettres, un désintéressement de l’argent, lié au désintéressement des commodités qu’il procure. Si bien qu’elle, Jeanne, devait penser à tout, pourvoir à tout. Ce rôle ne lui convenait guère, car elle n’était pas beaucoup mieux douée que Nicolas sous le rapport du sens pratique. Seulement, pour l’homme qu’on aime, qu’est-ce qu’on n’entreprendrait pas ! N’était-ce pas à elle de supprimer de la vie du grand artiste toute cause de trouble, d’inquiétude ou d’ennui ? n’était-ce pas à elle de lui aplanir le chemin puisque, avec sa sensibilité sans mesure, Nicolas ne pouvait travailler que dans un calme parfait ? Maintenant, il allait falloir organiser leur maison. Ah ! ces soucis matériels, l’obligation de songer à tout depuis les meubles essentiels jusqu’à la dernière casserole !

Et en soupirant, elle ajoutait :

— Tu m’aideras, dis, Jenny ?

Resté seule avec Fontœuvre, Nicolas, lui, parlait de Jeanne, de ses perfections, de son dévouement.

— Depuis deux ans que je suis en adoration devant elle, disait-il, elle m’émerveille chaque jour davantage par la qualité de ses pensées, de son goût, de son cœur. Son âme a la même beauté que son visage. Elle a transformé la mienne, elle a donné une signification à mon art qui se cherchait ; oui, Fontœuvre, depuis deux ans que je n’ai pas travaillé, j’ai plus progressé dans mon métier qu’en dix ans d’études. Les yeux de cette femme m’ont appris à voir, son intelligence à comprendre ; avant de la connaître, véritablement je n’étais qu’un apprenti.

À ce mot-là, une portière fut soulevée : Jeanne et Jenny parurent. L’admirable beauté de la voyageuse, maintenant nu-tête, le col long et dégagé, éclatait à la lumière. Son premier coup d’œil, en entrant, avait cherché Nicolas, Nicolas pour qui elle avait choisi sa robe, sa coiffure, à qui son premier sourire appartenait toujours, partout où elle le rencontrait. Et lui semblait aussi se repaître de sa vue, de ses lignes, de ses mouvements, de ses couleurs, comme si l’amour était pour lui une expérience profonde, continue, absolue de la Beauté.

À table, on discuta la question des appartements, et Jeanne ne prit la parole que pour parler de l’atelier. L’atelier devrait être tourné au levant, carré, vitré par le plafond et par un côté. Jenny pensait aux chambres, au salon, à la cuisine ; Fontœuvre vantait la rive droite, les quartiers neufs, les avenues aérées ; mais Jeanne revenait toujours à l’atelier. Il ne lui faudrait pas moins de cinq mètres de haut ; on tendrait un velum mobile sous le vitrage supérieur, et il était loisible de voir que tout le reste lui importait peu, qu’elle aurait couché dans une cave, qu’elle serait allée loger au bout du monde, pourvu que Nicolas eût l’atelier digne de son génie.

Quand les Houchemagne furent partis, Jenny ne put s’empêcher de remarquer tout haut :

— Est-elle amoureuse, cette Jeanne !

— Lui, c’est bien autre chose encore, déclara Pierre en vrai riverain de la Garonne. Il m’a fait des confidences tout à l’heure. Ah ! la petite cousine, elle s’y entend à prendre un homme…

Dès la semaine suivante, on se mit à la recherche d’un appartement pour les Houchemagne. Ce fut une véritable expédition à laquelle on associa tous les amis. Nugues, qui, par la pluie battante, était réduit à l’oisiveté, dans l’impossibilité de travailler dehors, fut réquisitionné, sans façon, par madame Fontœuvre qui lui imposa un itinéraire à parcourir. Addeghem lui-même à qui l’on contait l’incapacité de Nicolas et l’embarras de sa charmante femme, déclara qu’il se flattait de leur dénicher, dans son vieux Paris, un coin idéal, assorti au talent d’Houchemagne, Jenny Fontœuvre alla questionner Juliette Angeloup, qui connaissait tous les ateliers de la ville, et comme désormais les pauvres mains enflées de rhumatismes se refusaient à peindre, et que l’ennui dévorait la vieille artiste, l’envie la prit de se mettre en quête, elle aussi, d’un logis pour ce bon garçon d’Houchemagne. À présent, tous les soirs. à six heures, elle arrivait chez les Fontœuvre, essoufflée, haletante, et c’était alors des conciliabules interminables entre elle, Jenny, Nugues, Addeghem, et même parfois Nelly Darche qui, toujours prête à rendre service, faisait elle aussi sa tournée de midi à une heure, avant de commencer sa séance. Et l’on entendait toujours les mêmes phrases : « Huit pièces, l’électricité, ascenseur ; les chambres sur la rue. Un balcon au coin du boulevard ; un jour merveilleux ; atelier superbe. » Chacun se vantait d’avoir découvert le Pérou et pour faire valoir le sien, décriait les appartements visités par les autres.

Et pendant qu’on s’agitait ainsi à leur sujet, tranquilles dans le petit hôtel provincial qu’ils s’étaient choisi à Vaugirard, Jeanne et Nicolas ne sortaient de leur retraite que pour courir les musées qu’ils voulaient revoir ensemble. Ils eurent de longues séances au Louvre, restant des heures. dans la même galerie, devant le même tableau. Jeanne avait, en présence d’un chef-d’œuvre, des sensations plus complexes que Nicolas, et elle les traduisait d’une phrase concise, qui les faisait couler dans l’âme de son mari ; celui-ci en frissonnait parfois jusqu’aux os. Ils épuisaient la contemplation, s’excitaient à la vibration intense, et rentraient le soir brisés de fatigue. Ce fut ensuite au musée Gustave Moreau qu’ils passèrent leurs journées. Là, il n’y avait jamais personne. Alors, il leur semblait entrer dans les compositions géantes, passer sous les arceaux et les colonnes des architectures féeriques, s’en aller au delà des murs, dans les pays immenses et chimériques où le grand peintre vivait en travaillant. Tout frémissants ils pénétrèrent ainsi dans le sombre atrium où Salomé danse nue, une tiare ornée de gemmes sur la tête, pendant que le chef de Jean-Baptiste, dégouttant de sang, s’évoque dans un nimbe ; ils visitèrent le paysage infernal où le douloureux Prométhée, Ecce Homo lamentable, est attaché à des rochers sauvages, et le bois légendaire où des dames de tapisserie se divertissent d’une licorne. Ils découvraient encore un Gustave Moreau spiritualiste épris de la symbolique chrétienne ; ils s’attardaient silencieusement devant le Juif-Errant, le Miracle des Roses, et leurs yeux se mouillèrent devant la Fleur mystique, ineffable apothéose de la Vierge. Et le monde de l’imagination s’accroissait en eux comme un continent dont ils n’auraient d’abord connu que le rivage.

Jeanne demandait parfois, en serrant le bras de Nicolas :

— Et l’appartement ?…

— Mais puisque les amis s’en occupent.

Un jour, en sortant du musée Gustave Moreau, ils eurent l’idée de grimper jusqu’à Montmartre pour revoir Blanche Arnaud et miss Spring dans leur misérable atelier de la rue d’Anvers. Ils les trouvèrent occupées à laver leurs brosses dans un bol d’essence. En reconnaissant le jeune ménage, les deux vieilles filles s’illuminèrent de joie, de fierté. La poitrine large de Blanche Arnaud avait fait craquer sous les bras la blouse blanche, maculée de vermillon et de bleu de cobalt ; elle s’excusait, s’empressait à chercher des sièges ; et miss Spring :

— Oh ! dear ! monsieur et madame Houchemagne ! Mais cette fois bien mariés, hein ? je ne fais pas une faute comme j’avais fait, hein ?

— Oh ! oui, bien mariés, disait Jeanne qui lui serrait les mains en souriant à sa laideur où les yeux délicieux, au bleu flétri, mettaient un si grand charme ; et c’est vous, miss Spring, qui nous avez mariés la première !

Et pendant que Blanche Arnaud allumait un réchaud derrière le paravent, pour faire du thé, il fallut que l’Anglaise allât chercher le petit tableau d’intérieur qui était toujours dans un coin de l’atelier, invendu, pour que les jeunes gens revissent cette chambre mystérieuse dont l’artiste, on ne savait comment, avait fait un poème. Et comme ils s’extasiaient de nouveau, elle dit :

— Permettez-moi, chère madame Houchemagne, vous faire un petit présent avec cette toile. Oh ! je serais si heureuse ! Ils étaient si pareils à vous, les deux amants que j’imaginais-là !

Il fallut accepter. Jeanne en était émue à pleurer. Après, pendant que l’eau chantait dans la bouilloire, Nicolas ayant demandé à voir les œuvres nouvelles des deux artistes, on prit la lampe à pétrole qui ne répandait dans l’atelier démesuré qu’une lueur de lanterne, et on la promena de toile en toile. Un à un les visages peints par Blanche Arnaud, les petits intérieurs de miss Spring, apparaissaient sous un reflet de lumière, et tout s’animait d’une vie étrange. Il y eut surtout le dernier portrait de mademoiselle Arnaud qui arracha une exclamation à Houchemagne : une femme à bandeaux gris, en robe noire, d’une tristesse poignante.

— N’est-ce pas, elle vous rend nerveux ? dit miss Spring ; elle est trop bien, trop bien ; chère créature ! voyez comme elle est triste ; elle venait de perdre son enfant. Oh ! dear ! qu’elle pleurait souvent en posant ! N’est-ce pas que toute sa maternité désolée, Arnaud l’a mise là ? Oh ! moi, je ne peux pas, je ne peux la regarder.

— Vous devriez être connue du monde entier, mademoiselle Arnaud, dit Houchemagne, mélancolique.

— Bah ! je ne me plains pas, fit-elle, résignée ; il est dur de payer son terme en effet ; mais j’ai tant de joie dans mon art !

C’étaient Marthe et Marie ; car Blanche Arnaud, après avoir dit cela, courut à la théière, procéda à la première infusion, et pendant qu’un parfum se répandait, on l’entendait essuyer des tasses. Mais miss Spring avait fait asseoir les jeunes gens et s’entretenait avec Nicolas de son voyage, de ses projets.

— Entendez-vous, Arnaud ? criait-elle tout à coup ; il dit que c’est Florence qu’il préfère.

Puis elle lui demandait ce qu’il avait peint là-bas ; et comme il révélait l’inaction complète de ces deux années :

— Entendez-vous Arnaud ? il dit qu’il n’a pas pris une brosse pendant ces deux ans. Est-ce assez admirable ! deux ans sans rien faire, à voir ! Oh ! je suis si émue en pensant à ce qu’il va produire enfin !

Elle voulut lui prendre la main pour y lire dans les lignes. Alors, ce furent des exclamations.

— Oh ! Arnaud, je vois des choses si extraordinaires, tant de génie, tant de succès, tant de célébrité, tant d’amour !

— C’est vrai ? demandait Jeanne en se penchant, intéressée ; il sera heureux, miss Spring, il vivra longtemps ?

— Oh ! du génie, du génie ! continua l’Anglaise. sans répondre. D’ailleurs, voyez quelle main, si intelligente, si puissante. Oh ! dear ! il faut que je la baise pour good luck. Oui, je suis vieille, j’ai cinquante ans et pourrais être votre mère, cher monsieur Houchemagne ; donnez que je baise votre main qui a peint de si belles choses.

Et elle y posa ses lèvres dévotement, comme une femme pieuse baise une médaille. Blanche Arnaud, qui s’avançait avec le plateau de thé, s’écria :

— Spring ! Spring ! ces choses-là ne se font pas en France, ma chère ! Vous êtes d’une inconvenance !

Nicolas s’amusait beaucoup. Jeanne et lui riaient de tout leur cœur ; et comme miss Spring leur disait que dans une quinzaine, pour Christmas, elle irait en Angleterre, dans sa famille, Houchemagne déclara qu’il irait aussi, car si elle devait s’attarder là-bas, il ne saurait se passer d’elle à Paris.

Par une ironie du hasard, ce fut ce bohème de Nugues qui mit la main, après tant de démarches, sur l’appartement désiré. C’était au cœur même du quartier des Beaux-Arts, au milieu des marchands de couleurs et d’estampes, dans la tortueuse et romantique rue Visconti, qu’il avait déniché un vieil hôtel dont le jardin dérobait aux curiosités un grand pavillon à deux étages. Le deuxième étage, spacieux, possédait un atelier qui répondait absolument aux conditions posées par madame Houchemagne. Quand Nugues en parla le soir, chez les Fontœuvre, les autres chercheurs, qui se trouvaient également là pour rendre compte de leur mandat, imaginèrent de suite mille inconvénients.

— Mais au fond de ce jardin, l’hiver, ce sera mortel pour la petite Houchemagne, déclara Juliette Angeloup.

— Sans compter qu’il n’y a pas l’électricité, dit Addeghem.

— Et le quartier !… fit Nelly Darche avec une moue.

Néanmoins, quand Jeanne et Nicolas allèrent visiter la maison, ils furent séduits jusqu’au ravissement. Mais c’était une trouvaille que ce brave Nugues avait faite là ! Jamais ils n’auraient. pu se figurer quelque chose de plus charmant, de plus conforme à leurs rêves artistiques, de plus recueilli, de plus propice au travail. Et le comble, c’est que le loyer était d’un prix si peu élevé, que Jeanne eut la fantaisie de louer le pavillon entier, avec son rez-de-chaussée et son premier étage.

Pour l’ameublement, ce fut la petite Fontœuvre qui aida et guida Jeanne en ses achats. Ce n’était pas qu’elle fût elle-même une bien fameuse ménagère. Elle avait dressé une liste des objets nécessaires et, lorsque tout fut apporté, on s’aperçut que le principal manquait, qu’il n’y avait ni verrerie, ni balais, ni poterie de cuisine. Il fallut recourir aux lumières de Brigitte qui, doctorale, prononçait :

— Et madame la pelle, et mesdemoiselles les pincettes, et messieurs les chenets ?

Nicolas pouffait de rire comme un enfant.

— Quel bon garçon que ce Nicolas ! disait Jenny Fontœuvre à son mari quand les Houchemagne s’en étaient allés.

— Excellent, approuvait Pierre ; mais attendons-le, maintenant, au tournant de son métier de peintre.

Lui, décidément, avait trouvé sa voie dans les études d’animaux ; et, pour le prochain Salon, il allait maintenant chaque après-midi au jardin des Plantes prendre des croquis d’antilopes. Il rêvait la nuit des jolies bêtes dont il avait, le jour durant, analysé l’anatomie ; il en parlait comme d’une bande de petites danseuses dont il se serait épris ; il imitait de la main les mouvements gracieux de leurs pattes de fuseau, de leur col, de leurs oreilles nerveuses. Il n’y eut bientôt pour lui, dans l’univers créé, que des antilopes. D’ailleurs, Jenny et lui traversaient des jours tranquillisés, grâce aux Houchemagne qui avaient, de la meilleure grâce du monde, éteint leurs dettes. Même Jeanne voulait faire promettre à la petite Fontœuvre de ne plus désormais jamais attendre les inquiétudes pécuniaires pour lui confier l’état de sa bourse. Mais fièrement Jenny s’était récriée : Non, non ; c’était bon une fois. Ils ne voulaient vivre aux crochets de personne ; elle ferait de la retouche photographique, n’importe quoi, plutôt que de devenir une charge pour un autre ménage. Marcelle, à force de scènes, avait obtenu de délaisser le cours et d’accompagner sa mère pendant toute cette période au pavillon de la rue Visconti. Mais un jour madame Fontœuvre, qui avait l’habitude de la consulter comme une petite femme, l’ayant appelée pour lui demander son goût sur une étoffe de tenture, Nicolas laissa échapper cette phrase :

— Une gosse de cet âge-là, que voulez-vous qu’elle y connaisse ?

— Mais je vous assure qu’elle s’y connaît fort bien, repartit la mère.

N’importe ; Marcelle avait reçut la blessure en plein cœur, et son inimitié pour Nicolas prit une forme plus agressive, plus tranchante. Cousine Jeanne même ne lui était plus si chère du fait d’aimer tant ce méchant homme. Néanmoins, la petite fille demeurait curieuse d’un si grand amour, écoutant avidement les réflexions que ses parents échangeaient souvent à ce sujet, tâchant de surprendre dans les attitudes de Jeanne et de Nicolas des indices de ce sentiment qu’elle ne comprenait pas.

Ensuite vinrent les vacances du jour de l’an ; François rapportait du lycée, où il était maintenant externe, des notes trimestrielles détestables. « Enfant paresseux et indiscipliné », disait le bulletin. Les parents furent stupéfaits. Pourquoi leur petit garçon ne travaillait-il pas ? Pierre Fontœuvre imagina de le prendre en tête à tête et de lui parler sérieusement. Comment avait-il été si étourdi, si indolent ; l’avant-dernier de sa classe dans toutes les compositions ?

— Je m’en moque ! répondit François.

— Il se peut, répliqua le père, que les compositions en soi n’aient pas une importance capitale. mais le travail en a au point de vue de l’avenir. La question revient à ceci : veux-tu avoir un jour une position indépendante et agréable, ou choisis-tu d’être cocher de fiacre ?

— Je m’en moque, répondit François.

Il n’y eut pas autre chose à en tirer. Pourtant le père se flatta d’avoir agi habilement en s’adressant à cette raison enfantine. Le fait était qu’une indifférence, une apathie envahissante éteignaient les énergies de ce petit garçon. Seul, son esprit très développé était en travail constant, mais avec une spécialisation maladive l’analyse de tous ses efforts, de leurs conséquences et aussi de leurs mobiles. Il ne commençait pas un devoir que cette tournure d’esprit ne lui suggérât l’interrogation : « Pourquoi vais-je le faire ? Qu’est-ce que cela me donnera ? Cela vaut-il la peine ? » Il aurait aimé faire montre de ces tendances à philosopher, s’en ouvrir à quelque grande personne qui s’y serait intéressée. Mais il se sentait trop petit. D’ailleurs, il n’aurait jamais su exprimer ce qui était le plus souvent une opération instinctive de son intelligence, se résolvant en impressions. vagues, non formulées par des mots. C’étaient encore les limbes intellectuels de la douzième année.

Il n’aimait pas lire. À quoi bon jouer ? Se promener dans les rues n’était pas intéressant. Pendant les vacances, Marcelle et lui traînèrent dans l’atelier, somnolant au fond des fauteuils, sautant à cloche-pied autour des colonnes du Parthénon, échangeant parfois des questions que leur curiosité de la vie leur mettait aux lèvres.

— Pourquoi ne nous fait-on pas faire notre première communion ? demandait Marcelle ; sais-tu, toi ? Au cours, toutes les petites filles la font. Pourquoi pas nous ?

— Parce que ce sont des bêtises, disait François.

— Alors, la Sainte Vierge n’a jamais existé ?

Marcelle voyait au magasin d’antiquités des Dodelaud des vierges antiques, sculptées au Moyen âge par des artistes pieux. Elle restait tourmentée, perplexe, mordue par la faim humaine et indestructible du culte, devant ces images charmantes.

— Non, la Sainte Vierge n’a jamais existé, répondait François, avec assurance.

Quand le soir venait, que leurs parents faisaient des visites ou lisaient au coin du feu, ils se collaient le nez au vitrage pour voir le large pan de ciel noir que découpait le rectangle de la cour. Le clair de lune était leur bonheur. Marcelle commençait à ressentir des besoins de rêveries, des coups d’exaltation sans cause. Elle disait à François :

— Tu ne sais pas, il me semble que la lune est vivante.

— Quelle idée ! faisait le petit garçon en haussant les épaules.

— Si c’était vrai qu’elle vive, qu’elle me regarde en ce moment, il me semble que je l’aimerais bien.

— Tu es folle ! repartait son frère.

Mais le soir, quand le rayon de lune entrait par la fenêtre dans l’étroit cabinet où elle couchait, et venait s’étaler sur son lit, elle ouvrait les yeux tout grands, à demi aveuglée de lumière, pour le recevoir. Même, un jour où elle s’était mise en colère au point de battre la malheureuse Brigitte, elle eut une telle honte quand la lune entra, et qu’elle se crut regardée par l’astre, quelle baissa le rideau rageusement.

Elle n’était plus retournée chez Nelly Darche, entêtée dans la résolution qu’elle avait une fois prise. Mais l’artiste était venue la chercher plusieurs fois pour des promenades, et Marcelle n’avait pas osé refuser de la suivre. D’ailleurs, elle oubliait peu à peu le petit peintre, et, pour ses étrennes, mademoiselle Darche lui ayant fait cadeau d’un chapeau magnifique, elles étaient redevenues bonnes amies.

Un soir qu’elle rentrait d’une de ces courses, ses parents n’étant pas à la maison, fatiguée elle s’étendit en petite fille gâtée sur le divan de l’atelier, au fond, près des colonnes. Peu après, les Houchemagne arrivèrent. Brigitte les introduisit dans la grande pièce et leur donna une lampe qu’elle posa sur la cheminée, en leur disant que madame Fontœuvre ne tarderait pas dix minutes à revenir. Cette petite lampe n’éclairait pas la moitié de l’atelier : tout le fond restait obscur, et Marcelle invisible sur son canapé.

D’abord Jeanne et Nicolas gardèrent le silence. Puis il y eut quelques mots indifférents échangés à voix si basse, que Marcelle pouvait à peine les entendre.

— Tu n’es pas fatiguée, Jeanne.

— Non, merci.

Et comme ils se trouvaient directement sous la lueur de la lampe, Marcelle put observer le long sourire affectueux qu’ils échangeaient, un sourire contemplatif qui se prolongeait, qui ne se lassait pas. C’était l’époque où ils venaient de s’installer dans le pavillon de la rue Visconti, au milieu du désordre des meubles déposés là en vrac par les magasins. L’aménagement traînait en longueur. Nicolas avait pris possession de son atelier et commençait à y travailler. Jeanne, indolente et rêveuse, errait de pièce en pièce, négligeait de faire venir les ouvriers, essayait de porter elle-même des fauteuils trop lourds pour ses bras, faisait, des heures entières, de la musique, lisait, remontait à l’atelier pour voir travailler Nicolas. Là, ils s’attardaient à causer. À peine arrivait-elle chaque jour à disposer quelques bibelots dans les chambres. Mais elle disait qu’elle en viendrait à bout : elle demandait qu’on lui accordât un crédit de quelques semaines. Grand Dieu ! n’avait-on pas mieux à faire de sa vie, que de ranger des objets dans une maison !

Soudain, Marcelle vit Nicolas quitter sa place pour aller prendre sur le guéridon cette photographie de Jeanne, ancienne maintenant, qui avait été pour lui une révélation le premier jour où il était venu ici. Sa femme alla le rejoindre. Nicolas murmura quelque chose, mais si bas, si indistinctement, que Marcelle, qui était tout oreilles, n’en put rien saisir. Maintenant ils étaient debout l’un devant l’autre, les yeux dans les yeux, sans que leurs lèvres fissent un mouvement. Les yeux si purs, si beaux de Jeanne, remplis d’adoration, se levaient vers ceux de Nicolas qui étaient à demi clos dans un sourire de protection, de confiance. Nul mot de passion, nul cri n’aurait exprimé l’étonnante puissance de l’amour autant que ce regard par lequel ces deux êtres se versaient l’un dans l’autre, sans réticence, sans arrière-pensée, sans que leur moi gardât rien de lui-même.

Et il y eut dans ce regard une telle force, que là-bas, la petite Marcelle, qui épiait curieusement un indice d’amour, en reçut un choc, un éblouissement. Ses paupières battirent ; elle se retourna contre le mur. Et il lui semblait que tout changeait autour d’elle, qu’elle avait pénétré dans un autre monde, dans une région mystérieuse, jusqu’ici demeurée inaccessible pour elle. Et elle se disait avec une sorte de fièvre.

« J’ai vu l’amour ! J’ai vu l’amour ! »

Elle ne savait plus où elle était. Quand sa mère arriva, quelques minutes plus tard, et qu’elle eut emmené les cousins dans la salle à manger pour leur montrer un pâté que Brigitte avait confectionné à leur intention, Marcelle, étourdie, sortit de sa cachette et courut s’enfermer. Il lui semblait que cousine Jeanne était une autre femme, lointaine, supérieure, unique. Pour Nicolas, il la terrifiait.

III

Aux fêtes de Pâques, les Houchemagne pendirent la crémaillère.

D’abord, ils avaient décidé de n’avoir qu’Addeghem et les Fontœuvre. Mais ensuite il pensèrent à ce pauvre Nugues qui, si gentiment, leur avait découvert cette maison. Juliette Angeloup et Nelly Darche s’étaient aussi donné de la peine pour eux. On ne pouvait manquer à les inviter. Et ils en vinrent aussi à prier le ménage Vaupalier, qu’ils voyaient souvent quai Malaquais, avec miss Spring et Blanche Arnaud. Justement madame Trousseline était arrivée de Saintes pour passer les vacances à Paris, avec sa grande Hélène qui allait avoir quatorze ans. Ainsi la réunion devait être complète.

On entrait par l’hôtel de la rue Visconti ; on en traversait la cour ; au fond, il y avait un porche qu’on franchissait ; et tout de suite, c’était un jardin peuplé de vieux arbres, acacias et marronniers, au milieu desquels s’élevait le pavillon de pierre grise. Quand Addeghem, suivi de la bande des artistes auxquels il avait donné rendez-vous dans un café du boulevard Saint-Germain, pénétra dans ce jardin, il eut des cris, des exclamations. de surprise, d’enthousiasme, un délire. Comme il arrive souvent à Paris, le printemps avait été hâtif ; les marronniers étaient fleuris. Un feuillage léger commençait à vêtir les acacias, et, du côté Nord, un beau manteau de lierre verdissait le pavillon. Sur le perron haut de trois marches, et qu’un reflet de soleil couchant rosissait, la charmante Jeanne Houchemagne, dans une longue robe blanche, souriait à ses amis avec un geste si gracieux, un tel mouvement d’accueil dans sa personne entière, que tous s’attendrirent, le cœur amolli, baignés de bien-être, de confiance, de contentement.

— Est-ce beau, hurlait Addeghem en levant au ciel ses grands bras, est-ce pur, est-ce serein ! Ah ! quel tableau ! quelle maison ! quelle vie divine !

On le regarda : il était rouge et pleurait pour de bon, avec de grosses larmes qui se perdaient dans sa moustache broussailleuse. Alors Jeanne lui proposa un tour de jardin. Juliette Angeloup, bien fatiguée par l’âge et qui, avec ses cheveux ras et son faux-col, ressemblait à un notaire vieilli qui aurait mis une jupe, avait pris le bras de Nelly Darche. Blanche Arnaud et l’Anglaise accaparaient madame Houchemagne. La jeune madame Vaupalier, l’ancien modèle si connu sous le nom de Dudu, ouvrait de grands yeux tout en parcourant les allées, trouvant joliment drôle que des gens riches fussent venus se loger dans ce trou de silence qui ressemblait à un couvent. Vaupalier échangeait avec Pierre Fontœuvre ses impressions sur les valeurs des feuillages. Quant à Nugues, on voyait partout à la fois sa longue chevelure rousse, sa barbe rutilante et son éternel complet de velours bleu ; il montrait les angles des murs, chaque tronc d’arbre, le lierre du pignon, le cintre des fenêtres, jusqu’à un plant de primevère égaré dans ce jardin trop ombreux et humide pour produire des fleurs. Il se donnait des airs, ayant trouvé cette maison, d’en être le propriétaire ; il la vantait, la mettait en valeur comme s’il eût été chargé de la vendre.

— Monsieur Addeghem, dit Jeanne, voulez-vous maintenant visiter l’intérieur ?

Et, après un premier tour dans le jardin, elle entraîna ainsi tout son monde vers la maison. Au rez-de-chaussée, avec la salle à manger, était un petit parloir où Jeanne résidait d’ordinaire l’après-midi. On l’avait meublé simplement de sièges légers, de petites tables, et tout autour, jusqu’à la hauteur de la cimaise, courait un rayonnage où la jeune femme avait rangé ses livres favoris. Aux murs, des photographies choisies reproduisaient les « chers chefs-d’œuvre » de la maîtresse du logis. C’est là que la famille Fontœuvre, arrivée dès cinq heures, s’était installée en compagnie d’Houchemagne. Et il y avait près de la cheminée, où l’on avait fait flamber quelques brassées de bois, un grand bonhomme voûté, au visage large, hâlé, ridé, fripé, rasé, qu’éclairaient deux yeux bridés et spirituels. Ses larges épaules tendaient un gros paletot de drap brun, et il étalait sur ses genoux deux mains noueuses et calleuses. C’était le père de Nicolas.

À l’entrée de toute cette société, il se leva sans embarras, en vieux vigneron cossu qui, sans être riche, a toujours été le maître de sa terre. Et, tout en distribuant aux gens à qui Nicolas le nommait, de silencieuses poignées de main, il regardait son fils, son point d’appui, sa fierté, sa gloire. Il valait bien quelque chose auprès de tous ces beaux messieurs, puisque c’était lui qui avait fait ce gaillard qui les surpassait tous.

Comme son mari était maintenant entouré par la bande qui ne tarissait pas sur les charmes de cette maison de poète, Jeanne, affectueusement, vint s’asseoir près de son beau-père pour lui donner des explications sur les invités. Madame Trousseline l’observait, l’écoutait. Qu’elle était bonne et gracieuse pour ce vieillard rustique ! De temps à autre elle posait sa main fuselée sur la grosse patte velue du vigneron.

— Père, vous voyez bien cette grosse dame à cheveux courts, c’est une femme peintre ; et cette autre plus jeune, père, si simple de mise, Nicolas l’apprécie beaucoup…

Le vieux hochait la tête d’un air digne. Il se surveillait pour parler peu ; d’ailleurs, il était béat, transporté tout vivant dans un paradis anticipé, jouissant de cette belle maison qui était celle de son enfant, de cette angélique jeune femme, pareille à une princesse de contes de fées, qui était la femme de son enfant, de cette considération que tout ce monde parisien portait à son enfant. C’était comme la récompense de toute une vie laborieuse et probe, qui ne l’étonnait pas trop, car il la trouvait juste, mais qu’il savait apprécier. La seule chose qui lui manquât était que ses voisins et parents, les cultivateurs de Triel, de Vaux ou de Chanteloup, ou même les bourgeois du pays, le vissent assis là, dans ce salon délicat, avec sa bru à ses côtés, vêtue d’une si belle robe, et qui l’appelait Père d’une voix si tendre et si fine. Jeanne y mettait en effet une intention touchante. Et elle avait envie d’embrasser le bonhomme quand elle pensait que ces grands bras musclés avaient porté et bercé Nicolas tout petit, qu’ils avaient peiné vingt ans dans les vignes pour le nourrir, l’élever, l’entretenir à Paris, jeune homme…

Et madame Trousseline songeait à son beau-frère, M. de Cléden, si hautain, si fier de sa race, dont la noblesse remontait au xiiie siècle, dont les ancêtres avaient frayé avec les rois, qui portait en lui tous les signes du chef dont le seul effort fut de commander. Et elle qui avait tant vécu, qui avait vu tant de fois la mort à son foyer et qui connaissait le néant des vanités humaines, se disait, émue :

— Chère petite Jeanne ! chère petite Jeanne !

Cependant Hélène, petite brune maigriote, au plein de l’âge ingrat, infiniment moins jolie que Marcelle, mais plus vivante, ayant demandé à cousine Jeanne qu’on visitât le pavillon tout entier, Nicolas emmena la bande vers le premier étage. Dans l’escalier, dix-huit personnes parlaient à la fois, s’émerveillant, se récriant. Oh ! ces vieilles marches de pierre ! Oh ! cette rampe de fer forgé ! Et cet œil-de-bœuf encadré de lierre !… Mais la voix aiguë et britannique de miss Spring se faisait entendre par-dessus tout le concert :

— Oh ! dear ! je ferai un tableau, véritablement, avec cet escalier tout nu. Et quelqu’un viendra d’en descendre les degrés : une femme, partie pour toujours. On ne la verra pas, mais je veux que le public ait le cœur si serré en regardant cet escalier vide !

Déjà Addeghem était au palier où il tonitruait ;

— Saluons, mes enfants, voici le sanctuaire du génie !

Puis, plus intimement, pendant que les dames allaient soulever la guipure des rideaux pour se rendre compte de la vue qu’on avait sur le jardin :

— Ah ! mon petit Houchemagne, je suis content de voir cela avant de m’en aller un grand talent, un grand amour, un grand bonheur, et votre gloire qui va croître comme une fleur magnifique grâce à ce triple élément !…

— Bah ! dit Nicolas en riant de son bon rire puéril, tout cet arrangement, cette coquetterie des choses, c’est pour Jeanne. Pour moi, vous savez ce qu’il me faut : deux chaises de bois blanc, une table à tréteaux et un chevalet.

Mais aussitôt, comme s’il avait craint de déprécier ce que sa femme avait apporté dans sa vie, de paraître ingrat :

— Ne croyez pas cependant que je boude au bien-être, à la sécurité que je dois à Jeanne. Tout cela servira mon art, et je me sens une liberté extraordinaire pour travailler, aujourd’hui que je n’ai à regarder ni au temps, ni aux dépenses de modèles, ni aux dimensions des toiles. J’ai l’esprit tranquille, le cœur satisfait, sans compter la vision constante de la beauté de ma femme, qui me rappelle sans cesse aux règles de l’esthétique immortelle.

— Et que faites-vous maintenant ? interrogea le critique.

À cette question, Vaupalier et Nelly Darche se rapprochèrent ardemment, les yeux braqués sur les lèvres d’Houchemagne. Les premiers tableaux exposés chez Vaugon-Denis décelaient un talent. si singulier, des conceptions tellement contraires aux leurs, que les confrères se demandaient ce que « sortirait » un tempérament pareil. La légende du repos des deux années leur donnait à réfléchir. Plusieurs restaient sceptiques, concluaient à l’impuissance, entre autres Vaupalier, Nugues, Fontœuvre. Mais, comme toujours, les femmes avaient la foi. Et, à son tour, Juliette Angeloup s’avançait, soutenue par Blanche Arnaud, toutes deux enthousiastes d’avance, prêtes à s’emballer pour le seul projet que Nicolas allait leur révéler.

Lui fit un geste évasif :

— Oh ! je prépare seulement des esquisses pour une composition que j’ai en tête depuis des années, que j’ai mûrie en Italie. Puis, ouvrant une porte :

— Tenez, voici la chambre d’amis.

Mais ce n’était pas des chambres que les invités étaient curieux. À peine jetèrent-ils un coup d’œil à celle de Jeanne et de Nicolas, d’un archaïsme si pur avec les meubles que M. de Cléden avait envoyés du château de Sibiril. Le père Houchemagne était entré tout droit dans la salle de bain, et, stupéfait, se faisait expliquer, par sa belle-fille, le système de chauffage quand madame Vaupalier formula tout haut le désir de tous :

— Et l’atelier, monsieur Houchemagne, il est au second ? nous allons le voir maintenant ?

Mais Nicolas rougit. Il parut se troubler une minute et dit :

— Oh ! non, madame, ce n’est pas intéressant.

— Comment ! rugit Addeghem, pas intéressant ! et vos cartons, et vos esquisses, et toute la genèse du chef-d’œuvre que nous verrions là, avec vos tâtonnements, vos hésitations, vos recherches, vos coups de génie ? Pas intéressant ! Malheureux, qui croyez-vous donc être ?

Mais Houchemagne, gêné, balbutia :

— S’il vous plaît, mon cher maître, nous ne monterons pas. C’est un coin intime, cela, je ne peux pas, je ne peux pas le montrer.

Un « ah ! » de désappointement se propagea dans toute la bande. Vaupalier et Nugues frustrés dans leur attente, Blanche Arnaud et miss Spring surtout qui se pourléchaient depuis une heure dans une expectative de gourmandise artistique, étaient consternés. Mais Nelly Darche avait entraîné Juliette Angeloup à l’écart. Son idée était qu’il devait y avoir là des études sur madame Houchemagne, qui était sûrement un modèle incomparable, des études d’un genre tel que le mari ne pouvait pas les exhiber. Et elle citait tous les artistes qui avaient peint ainsi la nudité de leurs plus belles maîtresses. Baissant tout à fait le ton, elle rappela même ce que tout le monde savait de Vaupalier, qui s’était servi de Dudu, sa femme légitime, pour ses Baigneuses du dernier Salon.

La charmante Jeanne, qui voyait tous ses hôtes chagrinés par le refus de son mari, se mit à l’excuser. Il ne fallait pas lui en vouloir. Il y avait chez lui, pour toutes les choses touchant son travail, une délicatesse ombrageuse, une véritable pudeur. Il lui fallait se cacher pour peindre. À peine la souffrait-il, elle, près de lui. Quant aux essais qui constituaient son procédé de composition, les exhiber, c’était faire montre de son douloureux enfantement, et il s’y refusait. Oui, lui si franc, si ouvert, qui disait avec tant de simplicité les moindres idées de son cerveau, devait dissimuler son ceuvre jusqu’à l’instant du parachèvement. Et encore lui fallait-il alors des combats avant de se l’arracher de lui-même pour la livrer au public. Chez Vaugon-Denis, lors de son exposition, quand toutes ses toiles s’étaient trouvées sous les yeux des visiteurs, il avait enduré un martyre. C’est que personne ne s’exprimait dans son art comme son cher Nicolas. Laisser voir l’acte de son travail, c’était mettre à nu son âme même. Non, même à l’ami le plus cher il ne donnerait pas ce spectacle, ni celui du lieu où s’accomplissait le labeur. Il n’avait jamais compris qu’un peintre pût recevoir dans son atelier, y introduire non pas seulement des intimes, mais des étrangers, le vulgaire, la foule, à qui il était loisible de suivre ainsi, sur la toile, les traces de son effort.

Elle expliquait ainsi Houchemagne avec tant de suavité, de respect, qu’un peu fâchés d’abord, ses hôtes, qu’en causant elle reconduisait dans la salle à manger, se rendaient peu à peu à sa grâce persuasive. En effet, Houchemagne était ainsi. Une originalité de plus, pensait-on.

La nuit était venue. On s’attabla, non sans quelque tumulte. Ce fut Jeanne qui prit d’abord la parole. Elle était très intimidée. C’était la première fois qu’elle recevait, et elle n’était rien moins que maîtresse de maison, incapable de commander à une cuisinière, d’organiser même un savant repas ; aussi réclamait-elle l’indulgence de ces bons amis. Pour Nicolas, la belle ordonnance du dîner l’inquiétait peu avec une confiance puérile en tous ceux qui étaient là, il traversait un moment de joie radieuse à se voir entouré de tant de sympathies, et bavardait de mille choses insignifiantes. Puis, comme on le félicitait encore sur les charmes de sa maison, il dit que c’était à Nugues que devaient aller tous les compliments. Alors Juliette Angeloup fit rire tout le monde en lançant à ce dernier :

— Quand je me marierai, mon garçon, je vous chargerai de trouver l’appartement.

C’était fini ; elle ne pouvait plus peindre. L’an passé, une attaque de rhumatisme l’avait saisie aux mains. Impossible de remuer même deux doigts. Et elle montrait à Jenny la déformation de ses phalanges tordues.

Voyez, ma petite Fontœuvre, et mettez une brosse là dedans si vous pouvez. Bon sang ! n’est-ce pas triste à mon âge ! Je n’ai que soixante-douze ans, après tout, et je ne me suis jamais senti tant d’idées ; oui, des idées à garnir de fresques les murs de Notre-Dame !

Elle avait beau faire la brave, des larmes lui montaient aux yeux quand elle songeait à son oisiveté. Elle avait toujours d’énormes besoins. d’argent, et la comtesse Oliviera, dont elle commençait à s’avouer la mère, et qu’elle voyait ouvertement, était à la veille de divorcer et de se trouver peut-être sans ressources. Puis, elle avait aimé son métier avec passion, avec folie. Elle avait peint ses fleurs, ses fruits, ses Amours, ses fraîches figures de jeunesse, comme d’autres femmes brodent toute leur vie, dans une délectation, d’éternelles bandes de dentelle ; et la retraite pour elle était la déchéance finale.

Mais à peine avait-elle parlé que le petit Vaupalier, légèrement persifleur, releva sa phrase :

— Des fresques pour Notre-Dame : il faut laisser ce genre de composition à monsieur Houchemagne, mademoiselle.

Jeanne était si belle, si délicieuse, qu’on lui pardonnait son luxe ; et l’on trouvait charmant ce dîner à la bonne franquette, où l’on n’avait rien ménagé, mais où les mets restaient parfaitement simples. Madame Houchemagne, au moins, n’écrasait personne de sa grosse fortune, et on lui en savait secrètement gré. D’ailleurs, elle attribuait beaucoup moins d’importance au repas qu’aux propos qui s’échangeaient alors à table ; et pour mieux tendre l’oreille, elle avait si complètement délaissé la surveillance du service, que madame Fontœuvre, obligeamment, s’était mise à guider de signes les faits et gestes du jeune valet de chambre. Nugues et Vaupalier commençaient à défendre leur idée réaliste de l’art. C’était bête de vouloir définir avec des mots la Beauté ; avait la beauté de la belle marmite et celle de la belle fille. Tout était beau, que diable ! une loque séchant au soleil et tordue par le vent, l’étal d’un boucher avec ses bêtes saignantes, la rue charriant la vie. Tout était digne de remarque, le moindre mouvement, la moindre ligne. Et ils accumulaient à plaisir tous les axiomes de l’école naturaliste pour pousser à bout Nicolas qui maintenant se taisait, occupé de ses deux vieilles voisines, madame Trousseline et Juliette Angeloup. Quand on fut au dessert, comme s’il avait répugné à prendre la parole et ne s’y fût décidé que malgré lui, Houchemagne commença de répondre à Nugues :

— Non, tout n’est pas beau, de même que tout n’est pas bien. Vous voulez peut-être dire que tout peut être matière à peinture ; et en effet, il est intéressant pour le praticien de s’exercer à reproduire toutes les manifestations de la vie, de même qu’il doit étudier l’anatomie, décomposer des mouvements, autopsier les formes ; mais tout cela n’est que le métier, soubassement de l’art. Après tout, peut-être notre différend ne porte-t-il que sur une mauvaise entente des mots. L’art, à mon sens, commence là où il s’arrête pour vous. Alors que vous n’envisagez que la formation de l’artiste, l’acquisition du métier, je place, moi, l’art juste à partir de ce point où le métier est acquis et n’a plus qu’à se mettre au service de l’Idée. L’art est inaccessible et sacré, comme les anciens l’avaient bien compris. Ce sont des prêtres qui doivent l’exercer. Je veux dire que c’est un sacerdoce. Sa fonction est immense dans la vie sociale où il n’est pas un divertissement, mais un enseignement. C’est aux artistes en effet qu’il appartient d’imprimer une direction aux esprits. Ce sont des conducteurs d’hommes. Ils orientent les pensées du peuple par la suggestion de leurs œuvres. Aussi on ne sera vraiment artiste qu’à la condition d’aller chercher ses sources dans ce qu’il y a de plus grand, de plus pur, de plus capable d’émouvoir. C’est pour cela qu’il n’y a eu d’art véritable que dans les époques de Foi, sous l’influence de l’inspiration religieuse. Le mysticisme et l’art sont de même essence. Tous deux nous sortent de la vie apparente pour nous élever à une vie plus intime et plus heureuse, celle de l’enthousiasme, de la joie divine.

Tous les regards étaient sur lui ; il ne convainquait pas tout le monde, mais ces Parisiens aimables, empoignés par toutes les nouveautés, le considéraient avec un intérêt sympathique, comme un prophète de théâtre, un personnage romanesque. Addeghem n’aurait pas détesté que, pour prêcher ses nouvelles théories, il s’affublat d’une robe blanche et se fit un physique inspiré ; néanmoins, tel quel, il séduisait son monde, quoique tout à fait naturel. Il s’interrompit pour offrir des fruits à madame Trousseline qui l’écoutait, les yeux baignés de reconnaissance et d’émoi, et il reprit :

— J’ai eu longtemps l’idée, étant jeune homme, que l’art devrait être exclusivement pratiqué par des moines ; des hommes pliés à une règle sévère, retirés eux-mêmes des laideurs de la vie, travaillant dans une chasteté absolue, l’esprit sans cesse excité par un idéal immatériel. Ne riez pas, mademoiselle Darche ; mon idée n’était pas absurde, et je vous assure qu’elle se défendrait fort bien. Cette confrérie, ces ascètes de l’esthétisme auraient conçu, du fait de leur existence monacale, des formes plus naïves, plus pures, et de regarder ces formes aurait ennobli et purifié le peuple ; car il est habituel à l’homme de se conformer aux images qui l’entourent.

— Mais, sapristi, il me semble que vous ne l’avez pas fondée, votre confrérie ! ne put se retenir de crier la vieille Angeloup.

Houchemagne sourit :

— Non, je me trompais ; pas de moines… Il leur manquerait d’avoir souffert, d’avoir aimé, d’avoir vécu. Il ne suffit pas à l’art d’être divin ; il faut qu’il nous apparaisse tout vibrant d’humanité. Tous les maîtres l’ont compris, et c’est ainsi qu’ils nous ont montré ce qu’il y a de divin dans l’homme, ou ce que nous concevons d’humain en Dieu. Et il est alors nécessaire à l’artiste de vivre complètement, de connaître les grands mouvements de l’âme : la douleur et l’amour.

À cet instant, ses yeux rencontrèrent ceux de Jeanne, et ils se sourirent ineffablement.

— C’est égal, fit Nelly Darche, nous tous, ici, vous nous considérez comme des épiciers.

— Allons donc ! s’écria Houchemagne ; artistes, vous l’êtes mille fois plus que vous ne le croyez ; mais c’est quand vous imaginez l’être le moins que vous atteignez au degré le plus élevé de l’art. On remonta au salon du premier pour prendre le café. Cousine Jeanne avait proposé aux enfants d’aller jouer au jardin, que le clair de lune inondait. Mais François se dit fatigué ; Hélène, qui avait écouté avec passion les théories d’Houchemagne, souhaitait ne rien perdre des causeries, et Marcelle voulait toujours suivre les grandes personnes. Nelly Darche et Vaupalier se penchèrent à une fenêtre d’où l’on voyait les feuillages frissonner sous la brise de printemps ; et Vaupalier montrait à Nelly de jeunes acacias qui avaient poussé longs, flexibles et ondulants ; le vent les secouait avec mollesse ; ils semblaient ivres de plaisir ; et, comme le remarqua le peintre, ils se penchaient d’abord un peu, puis se renversaient en arrière, voluptueusement, comme une femme qui rit et découvre sa gorge. Nelly Darche appela Jenny Fontœuvre pour lui redire le mot de Vaupalier. Madame Vaupalier, qui adorait le café, s’était assise, la tasse à la main, et savourait le breuvage à petits coups, gourmande, les yeux perdus dans le vágue. Juliette Angeloup s’était laissée tomber de tout le poids de sa grosse personne dans une bergère, et fumait des cigarettes au coin de la cheminée. Parfois elle crachait dans le foyer. Et pendant que Nugues et Fontœuvre discutaient à voix basse dans l’embrasure de la seconde fenêtre, démolissant après coup les idées saugrenues d’Houchemagne, Jeanne appela son mari pour lui montrer miss Spring et Blanche Arnaud tristement assises à l’écart. Personne ne leur disait rien. Avec leurs robes démodées, les cheveux filasse de l’une, les cheveux grisonnants de l’autre, leurs mains croisées sur leurs genoux, elles avaient ce soir l’air lamentable de leurs vies manquées. Lorsque Nicolas se fut approché, il leur vit des larmes dans les yeux. Ce fut Blanche Arnaud qui prit la parole :

— Cher monsieur Houchemagne, nous avons du chagrin. Nous avons été très frappées par ce que vous venez de dire à table, et nous voyons bien que nous n’avons rien fait de bon jusqu’ici, que vous devez nous mépriser ; oui, vous nous méprisez…

Et miss Spring :

— Oh ! vous avez si bien dit : « On ne sera vraiment artiste qu’à la condition d’aller chercher ses sources dans ce qu’il y a de plus grand, de plus pur, de plus capable d’émouvoir. » Oh ! dear, c’est si vrai, c’est une doctrine si salutaire, si haute, et moi qui, toute ma vie, n’ai peint que de pauvres petites toiles, des petites chambres, des petites cuisines, rien d’élevé, rien de pur !…

Dans chacune des siennes, Nicolas prit une de leurs mains, et s’asseyant près d’elle :

— Je vous admire, au contraire, je voudrais me mettre à genoux devant vous, parce que seules ici, entendez-vous, seules vous avez su ce qu’était l’art : une partie de son âme, avec tout ce qu’elle a de divin et d’humain, qu’on exprime et qu’on donne. Chère miss Spring, vous avez eu le suprême talent de mettre un poème silencieux dans chacun de vos petits tableaux d’intérieur ; ce n’est point votre habileté à peindre les planchers cirés, les chaises de paille ou de satin, l’étoffe d’un lit défait, qui marque votre génie. Ceci est votre métier, qui est parfait, et ce n’est pas le dernier charme de votre œuvre. Mais ce qui étreint le cœur, quand on médite devant vos toiles, c’est autre chose de mystérieux, le passage des vies humaines qui viennent de disparaître, leur histoire, leurs habitudes, leurs passions, leurs drames. Il y a une âme dans ces choses, une âme troublante qui fait penser, qui donne le goût de la méditation, de la paix, qui accroît la vie intérieure. On est meilleur, miss Spring, quand on a contemplé vos toiles ; et c’est le signe du grand art. Et quant aux portraits de mademoiselle Arnaud où elle dévoile si discrètement en même temps la misère et la noblesse humaines, je les place si haut qu’elle ne voudrait pas me croire si je le disais. Et je défie un homme qui souffre d’aller méditer devant une de vos figures de femme, si mélancoliques et si empreintes de force douloureuse, sans être consolé. Que demandez-vous d’autre, de plus enorgueillissant, insatiable artiste ?

Elles riaient maintenant de plaisir, de bonheur surhumain ; et avec leur grâce mûre, elles balançaient la tête du même mouvement ondulé que, dans le jardin, la brise imprimait aux acacias argentés.

Les convives prirent congé de bonne heure ; ni Addeghem, ni Juliette Angeloup ne pouvaient plus veiller désormais. Nugues, toujours terrifié par l’idée de sa solitude, accompagnait les Vaupalier pensant qu’il y aurait bien, dans un café du boulevard, une station avec bocks à la clef. Les Fontœuvre rentraient pour coucher les enfants ; l’Anglaise et Synovie avaient peur quand elles revenaient trop tard à leur rue d’Anvers. À dix heures, le père Houchemagne s’étant couché, Nicolas et Jeanne se trouvèrent seuls dans le salon ; ils s’assirent l’un près de l’autre en silence ; tous deux remuaient secrètement les idées qu’avait réveillées en eux la profession de foi d’Houchemagne. Celui-ci dit bientôt :

— J’aurais dû me taire : d’abord, je n’ai pas le droit de parler avant d’avoir produit mon œuvre ; puis un artiste ne doit s’exprimer que par son talent. La parole ne lui appartient pas.

— Un artiste est un homme, reprit Jeanne avec sa douceur coutumière, et la parole un besoin humain. Il faut, à certains moments précis, s’épancher soit de ses peines, soit de son espoir, soit de sa foi.

— Jeanne, dit l’artiste, comme s’il eût été pris d’un serrement de cœur, crois-tu que je ferai mon œuvre jusqu’au bout comme elle doit être faite ?

— Certes oui, je le crois, lui dit sa femme en le baisant au front.

— Ah ! murmura-t-il les yeux clos, il faudrait un grand être, un fascinateur, un maître d’hommes pour rénover l’Art, faire justice de l’art matérialiste, comme ils l’appellent dans un horrible contresens d’ignorants, recréer un grand art français, un art pour l’élite, qui ne soit pas inaccessible au peuple, pour faire jaillir de la triste masse démocratique l’étincelle d’un véritable art populaire. Ah ! Jeanne, le beau peuple que nous ferions si, avec notre développement moderne, nous avions seulement le quart de l’inspiration artistique qui soufflait sur la France au Moyen âge, alors que, du moindre artisan jusqu’aux peintres des rois, tous travaillaient le front dans l’idéal, baigné des radieuses visions religieuses. C’était l’époque des cathédrales, Jeanne ; est-ce que nous ne referons plus jamais de cathédrales, plus jamais ?…

Un sanglot lui sortit de la poitrine. Il était pris d’une tristesse déchirante en imaginant la laideur matérialiste répandue comme un voile noir, pesant, étouffant, sur le peuple de France ; il regrettait aussi, dans sa passion de beauté, les divines manifestations artistiques d’un temps qui ne devait plus se répéter.

— Ce que je donnerais, répétait-il tout bas, pour savoir qu’il nous naîtra un génie, un génie capable de nous enseigner ! Oui, je perdrais volontiers tout talent, je consentirais à ne plus peindre que des paravents, à être méconnu, ignoré, impuissant, pourvu qu’un autre vienne, ou que Léonard revienne et que l’art refleurisse !

De nouveau Jeanne vint à lui, prit sa main :

— Ce sera toi qui viendras.

Et comme elle le voyait dans une heure d’abattement, pareille à celles qu’il subissait si fréquemment à cette époque, elle alla prendre, parmi les livres qu’elle et Nicolas aimaient, La Légende dorée de Jacques de Voragine, et, l’ayant ouverte, elle se mit à lire d’une voix berçante…

IV

Dans l’année qui suivit, Marcelle, demeurée jusque-là d’une petite taille, grandit démesurément sans lassitude, sans troubles physiques apparents, comme pousse une plante vigeureuse. Elle voulut qu’on cessât de la traiter en petite fille.

La plupart du temps elle ne desserrait pas les lèvres, restait absorbée en des silences paresseux. Jenny Fontouvre disait à son mari :

— Ne remarques-tu pas comme elle est endormie, éteinte ; ce doit être l’effet de la croissance…

Et pendant que les parents béats observaient cette apathie, la vie bouillonnait en Marcelle, mystérieusement, comme ces sources captées qu’on ne connaît qu’en descendant au fond des chambres souterraines. La lune l’attirait toujours. Le soir, alors qu’on croyait la fillette couchée, elle se mettait à la fenêtre, et dans le pan de ciel que découpaient les quatre bâtiments de l’immeuble, elle cherchait les astres, les nuages. Elle aurait voulu voyager, traverser les mers, visiter des pays sans bornes. Ce petit appartement la murait vive, étouffait son exaltation, lui blessait les ailes. Elle se soulevait en pensée jusqu’aux espaces sidéraux, imaginait que des nuages l’y portaient, l’y roulaient. Elle se réveillait bien étonnée de se trouver à cette lucarne, avec le trou noir de la cour devant elle, et aux fenêtres du premier, madame Dodelaud en bonnet de nuit qui arrosait les géraniums de son balcon. Elle aurait voulu que la lune fût une personne. Elle était malheureuse, et nul ne le savait ; si elle l’avait dit à quelque humain, on se serait moqué d’elle, car c’est un adage courant que les enfants jouissent d’un bonheur parfait. Mais un astre compatissant, qui aurait lu au fond d’elle-même, aurait compris son indéfinissable chagrin.

À d’autres moments du jour, elle se blottissait au pied des colonnes du Parthénon, au fond de l’atelier, pour rêver à l’aise. Elle voulait que le monde entier la connût, qu’on parlât d’elle partout, que des foules courussent à son passage. Que ferait-elle pour cela ? Et elle imaginait de tuer un tyran, comme Charlotte Corday, de délivrer la France, comme Jeanne d’Arc, ou d’écrire des vers immortels comme la poétesse Sapho. Et elle se voyait chevauchant un étalon terrible dans le fracas d’une bataille, apparaissant le poignard à la main, toute rouge de sang devant un peuple en délire, ou bien lisant des poèmes inouïs, dans un théâtre colossal, devant une multitude pâmée de surprise.

Parfois cousine Jeanne venait passer l’après-midi, et, pendant que Jenny Fontœuvre peignait, elle se mettait au piano, jouait des nocturnes de Chopin, ou des romances sans paroles infiniment douces et touchantes. Alors Marcelle se blottissait dans le canapé, écoutait en fermant les yeux, et son cœur se gonflait d’une tristesse délicieuse. Elle désirait d’être grande, mariée comme Jeanne et de subir des chagrins tragiques : elle se serait habillée tout en noir, aurait été très pâle, les yeux noyés de larmes. Tout le monde se serait intéressé à elle ; on l’aurait saluée avec compassion, et l’on aurait dit d’elle : « C’est cette jeune femme qui a eu de si grands malheurs… » Et déjà, s’apitoyant sur elle-même, elle devait étouffer les soupirs qui soulevaient sa poitrine, ou retenir ses larmes. Au cours, elle était la plus intelligente, la plus avancée, s’amusant à toutes les leçons, adorant apprendre, bien différente de son frère François qui, à treize ans, redoublait sa cinquième dans son éternelle aversion pour l’effort. Au début de cette année-là, Pierre Fontœuvre s’était avisé de se montrer sévère au reçu d’un bulletin déplorable. Il avait tancé son fils, l’avait même secoué par le bras avec quelque vivacité, et, comme le petit l’énervait par son rire d’indifférence, peu à peu gagné par l’une de ses colères bouillantes d’homme du Midi, il l’avait frappé. Aussitôt, l’attitude ironique de l’enfant s’était métamorphosée. Contenant avec peine l’émoi physique où l’avait mis ce soufflet, blême d’indignation haineuse, tout son orgueil révolté, il avait dit : « Ne recommence pas, ou je me défends ; tu n’as guère le droit d’ailleurs de te montrer implacable, si le travail m’embête, car toi, dans ta jeunesse, tu n’as rien fait. Je te l’ai entendu dire souvent devant monsieur Nugues ou mademoiselle Darche. Tu me parles sans cesse de gagner ma vie ; est-ce que tu la gagnes, toi, la tienne et la nôtre à tous ? Maman est sans cesse à tirer le diable par la queue. J’en saurai toujours assez long pour en arriver là, et si jamais je suis peintre, j’aurai toujours autant de talent que toi, va ! Je sais bien ce que mes camarades disent de toi, au lycée, je les ai entendus : ils disent que tu peins des chevaux de bois ! »

Il se tut, content de ce dernier trait, et assez vengé désormais pour reprendre son petit rire. Le pauvre Fontœuvre aurait bien voulu, sous l’influence du premier mouvement, répondre à ce discours par une vigoureuse correction ; et puis, cette riposte de François, cette manière d’être filiale qui consistait à traiter son père d’égal à égal, l’emplissait d’un étonnement qui frisait l’admiration. Les enfants, après tout, ne sont pas d’une autre espèce que les grandes personnes. Le petit garçon venait de se révéler un homme. Au fond, le père en était fier, et ce sentiment couvrait la blessure de son amour-propre. Nous avons fait du chemin depuis que les Romains avaient droit de vie et de mort sur leur progéniture. On ne gifle pas un enfant intelligent ; Fontœuvre s’était mis dans son tort tout à l’heure. Et son excitation passée :

— Ah ! vraiment, tes camarades disent cela de moi ? Eh bien ! mon petit, raison de plus pour faire en sorte qu’un jour les camarades de tes fils n’en pensent pas autant de toi.

Maintenant ils riaient tous les deux ; l’escarmouche se terminait sans violences, le père et le fils, oubliant tout grief, demeurant meilleurs camarades que jamais. En se quittant ils s’embrassèrent. Pierre Fontœuvre fut très heureux de la manière dont il avait conduit ce petit différend ; il le conta le soir à sa femme.

— Vois donc, lui disait-il, combien les choses se seraient sottement envenimées, si j’avais employé les stupides procédés d’éducation de nos parents. Une inimitié en serait née entre mon fils et moi. Tandis que maintenant, j’ai tout l’avantage : François est au regret de m’avoir peiné. Je suis sûr que désormais il va mordre au travail. Au demeurant, François perdit encore trois places aux compositions suivantes ; mais c’était le moment du Salon, et les Fontœuvre n’en surent rien, ayant complètement oublié de décacheter le bulletin quand il était arrivé. Pierre exposait un bœuf, tout simplement ; Jenny, le portrait de la jeune comtesse Oliviera qui, après son divorce, était revenue chez Juliette Angeloup. C’était une belle grasse de vingt-quatre ans, aux formes de Mauresque, dont la petite Fontœuvre avait tiré un joli parti.

Ce fut au vernissage de ce Salon que Nicolas Houchemagne dévoila au public et aux confrères sa Sainte Agnès. Jeanne n’avait pas commis une indiscrétion ; lui ne s’était jamais confié à aucun ami ; personne ne connaissait, même par supposition, le sujet de son tableau. Et un tel mystère avait enveloppé pendant dix-huit mois la genèse de cette œuvre, que Vaupalier, Nugues et même Fontœuvre assuraient carrément qu’Houchemagne ne faisait rien du tout.

Mais aujourd’hui il les démentait avec son énorme composition : Sainte Agnès recevant l’aveu du fils du préfet de Rome, un des plus gros morceaux des « Artistes français ». Dès une heure, Addeghem arriva, cherchant le tableau de salle en salle, inattentif à tout le reste, pris d’une véritable anxiété à l’idée que peut-être, Houchemagne le décevrait. Sa vue baissait, il déchiffrait péniblement sur le catalogue, les numéros des toiles. C’était le moment des déjeuners parisiens ; les salles étaient désertes, quand deux femmes affublées de cache-poussière gris vinrent à lui dans un empressement fiévreux.

— Cher maître, cher maître, avez-vous vu la Sainte Agnès ?

C’étaient Blanche Arnaud et miss Spring, avec des mimiques d’admiration, d’adoration, de ravissement. Le vieux critique avoua qu’il ne l’avait pas encore trouvée. Alors, elles lui firent rebrousser chemin et l’amenèrent à la galerie du pourtour où, de loin, il reconnut la lumineuse sainte. Un couple seulement s’était arrêté devant le tableau, la femme d’une élégance très recherchée, lui, l’air d’un adolescent. En s’approchant, Blanche Arnaud reconnut Nelly Darche et le petit peintre. Alors, tous les cinq, après l’échange de poignées de main, restèrent un moment le visage levé sur la toile, muets, surpris, analysant l’œuvre.

La peinture grasse, riche comme la vie, qu’Houchemagne avait employée dans son exposition de chez Vaugon-Denis, reparaissait ici en pâte plus copieuse, plus profonde. On ne sentait aucun procédé, l’artiste semblait avoir peint sans effort, naturellement, comme Rubens, comme le Titien.

Ce n’étaient pas des mois perdus que ces mois d’Italie où Nicolas, dans une inaction apparente, s’était repu de chefs-d’œuvre. Il était revenu en pleine possession de son métier, avec une « facilité » de génie, une facilité qu’on n’avait connue chez aucun maître depuis Ingres. La petite sainte enfant, aux airs de colombe, était assise, en tunique blanche, et le jeune Romain passionné, qu’on devinait vibrant de désir, s’arrêtait pétrifié par la réponse qu’il entendait sortir de ces lèvres suaves. Cette réponse, le spectateur l’entendait presque, tant la vierge, tranquille en son immobilité hiératique, exprimait par tout son être la Parole. Ses lèvres, pour un peu auraient bougé. Et au bas de la toile, Houchemagne avait fait écrire cette légende :

À treize ans, elle fut aimée par le fils du Préfet de Rome qui la voulut en mariage ; mais elle lui répondit : « Depuis longtemps je suis fiancée à un époux céleste et invisible. Mon cœur est tout à lui ; je lui serai fidèle jusqu’à la mort. En l’aimant je suis chaste ; en l’approchant je suis pure ; en le possédant, je suis vierge. Celui de qui je suis la fiancée est le Christ que servent les Anges. »

En parlant, elle regardait, avec des yeux de petite fille, qui ne connaît aucun trouble, l’homme qui l’aimait. Elle souriait presque. Mais lui, ravagé par l’amour, et qui, ayant d’un seul coup la révélation d’un monde inconnu, comprenait soudain à quel point cette proie convoitée était inaccessible, représentait vraiment le désespoir humain. Et cette douleur, il ne l’exprimait pas en gestes ; à peine une petite flexion des larges épaules indiquait-elle l’accablement physique de la souffrance morale. Il ne bronchait pas, écoutant stoïquement sa sentence ; mais dans le profil de cet homme on voyait l’étonnement produit par la douleur, et dans tout son corps quelque chose d’intraduisible et d’infiniment émouvant qui rendait tangible sa révolte.

— Quelle scène, hein ! disait Addeghem ; pauvre bougre ! on le plaint, n’est-ce pas ?

Et miss Spring :

— Oh ! dear ! et cet ameublement, ces tables, ces tapis, et voyez, dans le fond, cette fresque ; c’est si exact, si documenté !

Et Blanche Arnaud :

— Non, la merveille, c’est cette chère petite. sainte. Comprenez-vous, cette lumière qui émane d’elle, c’est là le truc qui la rend céleste, car c’est une belle enfant, bien en chair, pas mièvre pour deux sous, pas diaphane, pas éthérée. Seulement sa spiritualité est indiscutable ; elle a un éclat divin ; n’avez-vous pas remarqué que l’éclairage venant en ce sens, d’arrière en avant, la lueur de son corps projette néanmoins par ici l’ombre de son escabeau ?

— Et pour l’arrangement des couleurs reprenait Nelly Darche, bien qu’à mon sens elles ne chantent pas suffisamment, vraiment, il n’y a pas ça à reprendre.

— Oh ! dear ! bégaya tout à coup miss Spring, le voilà, c’est lui, monsieur Houchemagne !

En effet, il montait l’escalier avec la famille Fontœuvre, qui l’avait amené là de force. Addeghem, se retournant, les reconnut au milieu de plusieurs groupes qui arrivaient. Sa femme le soutenait par le bras. Il paraissait consterné. Il fallut tout l’enthousiasme d’Addeghem, qui vint au-devant de lui avec sa bande, pour le rasséréner un peu. Ils s’assirent tous sur une banquette en face du tableau. Nicolas, dans une amertume indicible, prononça :

— Ah j’avais rêvé autre chose que cela !

— Oh ! monsieur Houchemagne ! fit Blanche Arnaud en lui prenant la main et sans en dire davantage.

Et Addeghem protestait. Non, non, on ne pouvait faire mieux. C’était l’équivalent des plus incontestés chefs-d’œuvre. Il voyait déjà Houchemagne comme le maître du jeune siècle. Quel dommage que lui fût si vieux. Ah ! seulement dix ans de vie, et il serait témoin d’une gloire radieuse.

— Tiens, découvrit tout à coup Nelly Darche, la sainte Agnès ressemble à Marcelle. Et elle prit par le bras la petite fille, trop grande pour ses douze ans, et voulut l’amener devant la toile pour comparer les deux visages. Mais dans un piétinement lent, une dizaine de personnes étaient venues jusque-là et s’étaient arrêtées, séduites. Bientôt il en vint d’autres. Alors Houchemagne avoua :

— Oui, il y a dans la construction du visage un peu de Marcelle. C’est venu tout seul quand j’ai voulu donner à ma figure la marque même de l’enfance.

Tous les yeux se braquèrent sur la petite fille. Houchemagne indiqua du doigt le contour, d’une délicatesse incomparable, des joues et du menton. Marcelle devint écarlate.

À deux heures, l’escalier peu à peu s’emplit. La foule arrivait. Des groupes se succédaient devant la Sainte Agnès. On entendait des exclamations. Deux critiques discutèrent à voix haute. Houchemagne maintenant s’épanchait, racontait la lente préparation de son œuvre, les quinze figures qu’il avait dessinées préalablement avant de se fixer à celle-là ; les études d’intérieurs antiques qu’il avait faites des yeux à Pompéi ; les stations aux catacombes où il avait cherché la nature de sa petite sainte.

— C’est égal, dit la grande Darche, elle est joliment cruelle. Pourquoi cette inutile vertu, bon Dieu !

Houchemagne bondit :

— Pourquoi ? pourquoi ? mais pour que ce niveau de pureté absolue fût une fois atteint par une âme, pour qu’en sa personne l’humanité se soit une fois haussée jusque-là, et que le souvenir pût en rester dans l’histoire comme une réhabilitation et aussi comme un idéal. Vous voyez bien que mon œuvre est ratée, car si elle avait été selon mon désir, on se serait arrêté conquis devant cette vision de blancheur, la foule aurait eu honte de ses turpitudes, on n’aurait pas demandé pourquoi cette surélévation dans la spiritualité ! Et peu à peu repris par la flamme de sa conception, il contait avec délice l’histoire de sa petite sainte, la colère du Préfet de Rome dont le fils avait été repoussé, l’arrestation d’Agnès. Elle est exposée toute nue dans une maison impure ; aussitôt ses beaux cheveux, retombant sur ses épaules, croissent jusqu’à ses pieds, lui font une tunique soyeuse. Elle est conduite au bûcher ; les flammes s’écartent d’elle et la respectent. Enfin le bourreau lui tranche la tête. Et cela, Nicolas le disait avec des larmes, comme si l’enfant qu’il aimait eût péri là, devant lui, et qu’il eût vu sa petite tête rouler dans un flot de sang.

— Vous permettez ? demandait de temps à autre Addeghem, qui, le stylographe à la main, prenait des notes pour son article du lendemain.

Le succès de Nicolas fut colossal. Il n’eut pas de récompense, car le président du Jury et deux autres membres se trouvant voltairiens, le sujet du tableau leur déplut. Mais ce sujet fut reproduit à l’infini dans les journaux, dans les revues, dans les magazines. Chaque jour des journalistes, heureux de découvrir un chef d’école, venaient sonner au pavillon de la rue Visconti ; on voulait interviewer Houchemagne, « le puissant Houchemagne », comme il fut alors appelé. C’était plaisir de voir créer un genre par quelqu’un qui en avait la force, et Nicolas Houchemagne, affirmaient les critiques, était de taille à supporter l’édifice de son système. Chez les Fontœuvre, on disait quelquefois sans amertume, avec un sentiment d’admiration, presque de surprise :

— A-t-il de la chance, ce Nicolas !

Vers cette époque, Marcelle commença d’avoir des velléités de dessiner. Mais une défiance d’elle-même et la crainte d’être critiquée l’empêchèrent d’en parler à personne. Elle profita d’une absence de sa mère pour copier un tableau de fleurs. Elle fit aussi de petits croquis à la plume, auxquels elle s’appliquait, le soir, dans sa chambrette, à la lampe. Un jour qu’elle avait réussi mieux que de coutume un de ses dessins, elle prit son courage à deux mains et vint à l’atelier où madame Fontœuvre travaillait d’après une petite Anglaise rencontrée dans la rue et qui l’avait enthousiasmée. Marcelle regardait sa mère ; la vocation artistique l’envahissait à cette époque comme un mal sacré qui la faisait souffrir, qui la soulevait au-dessus d’elle-même. La vue de la palette, des couleurs écrasées lui était une volupté, l’aspect du faisceau de brosses lui faisait courir des fourmillements dans les doigts. Il lui semblait que, prenant à cette minute la place de Jenny, elle aurait, sans effort, sans travail, fait un tableau charmant de la petite Anglaise aux cheveux de paille.

Après la séance, elle prononça, la gorge serrée :

— Maman… maman… je voudrais te dire…

Et elle tenait son croquis roulé dans sa main qui tremblait.

Mais madame Fontœuvre n’entendait pas. Revenue à son chevalet après le départ du modèle, elle s’absorbait dans l’examen de son ébauche, étalant du pouce une épaisseur, voyant bien moins la toile peinte que l’image abstraite qu’elle portait en elle.

— Maman, regarde, j’ai dessiné…

— Laisse-moi tranquille, Marcelle, dit-elle avec un mouvement d’humeur, tu vois bien que je suis en plein travail.

La petite fille pâlit, froissa son papier, le jeta dans la cheminée. Elle était affreusement offensée, comme si son mouvement d’abandon, si fugitif, eût été une extraordinaire preuve de confiance et que sa mère l’eût repoussée consciemment. Elle résolut de renoncer à l’art. Et, pendant quelques mois en effet, elle tint bon, se retenant de crayonner, travaillant double au cours avec l’idée de se faire, un jour, institutrice.

Mais le mal sacré la possédait déjà trop fortement. Elle ne rêvait que de peindre, voyait en imagination de belles toiles signées Marcelle Fontœuvre. La poésie des choses commençait à agir sur elle : son goût naissait, et il lui venait cette mentalité des artistes qui n’envisagent les formes, les lignes, les couleurs qu’au point de vue des tableaux possibles. D’ailleurs, la vocation s’exerçait sur elle par mille appels dans le milieu où elle vivait les conversations, les spectacles, tout ce qui lui était familier accroissait sa fièvre. Et il n’était pas jusqu’au bruit de la gloire d’Houchemagne qui ne vint l’exalter encore. Nicolas devenait « le grand peintre », celui qu’une revue étrangère avait appelé le rénovateur de l’école française. Sa peinture avait en effet un caractère national qui éclata particulièrement dans son second Salon, où il exposa un Saint-Louis marquant sa manière définitive. Une de ses théories était que l’artiste doit se conformer le plus possible au génie de sa race, et s’efforcer de faire de sa pensée le prolongement de l’idée de ses pères. Pour cette raison, il s’était attaché à cette délicieuse figure de saint Louis, dont il avait fait tout un chapitre d’histoire de France. C’était un portrait de grande beauté, où il avait réussi à mettre toute la bonhomie, la jovialité délicate, la prodigieuse intelligence en même temps que la majesté religieuse du plus français de nos rois. Si l’année précédente il avait consenti à vendre dix mille francs à un Chilien sa Sainte Agnès, cette fois il refusa les offres d’un Américain qui voulut acquérir son Saint Louis. Sa marotte, disait-il, était que, tant qu’il vivrait, cette œuvre-là restât en France, ayant été peinte pour des Français. Il l’offrit à Jeanne.

Il n’avait pas trente-quatre ans, et déjà une troupe de disciples gravitait autour de lui. C’était un maître. Des littérateurs, dans les revues, écrivaient des articles sur sa doctrine. On commençait à dire de tel ou tel jeune artiste : c’est un élève de l’école d’Houchemagne. Et le poids de ses succès ne l’écrasait pas ; il semblait plutôt l’ignorer, demeurait entièrement naturel et simple. Son unique singularité était son obstination à clore, pour tout le monde, son atelier. Jeanne était, avec les modèles, la seule personne qu’il y admit. C’était un fait acquis : nul ne réclamait plus, quelque curiosité qu’on eût.

C’est aux rayons de cette gloire que s’embrasa définitivement l’enthousiasme de Marcelle. Lorsque cousine Jeanne et son mari venaient dîner et passer la soirée quai Malaquais, elle écoutait Nicolas qui parlait des heures entières sur la Beauté, sur l’esthétique, sur le choix des formes, sur la peinture intellectuelle. Ces théories l’enflammaient. Celles de Nugues et de Fontœuvre, qui clamaient leur réalisme, lui plaisaient autant. Tout lui semblait vrai, la séduisait, et pourtant elle souffrait de cette difficulté à se déterminer pour l’une ou pour l’autre école. Elle passait des heures dans le magasin des Dodelaud à étudier l’art décoratif ancien. Là elle comprenait mieux ce que soutenait Nicolas, c’est-à-dire que, du peuple religieux, fussent sortis une foule d’artisans inspirés. Et dans le bric-à-brac opulent des marchands d’antiquités, elle contemplait les broderies merveilleuses des chasubles, les ciselures exquises des orfèvreries, la grâce des reliquaires gothiques, la naïveté consolante des vierges de bois, aux mains tendues, au visage de douceur. Un jour elle dessina l’une d’elles. Mais Nelly Darche l’ayant amenée peu après au musée du Luxembourg où elle prenait un document, elle vit la salle Caillebote, les pointillistes, les tachistes, Manet, Sisley, Renoir, la poésie des brumes de la gare Saint-Lazare, le Bal public, et aussi les Gamins de la pauvre Marie Bashkirtsef, et elle fut affolée de doutes.

— Ma fille ? disait pendant ce temps-là Jenny Fontœuvre, c’est une poupée de porcelaine ; rien ne l’émeut, rien ne l’intéresse, rien ne peut l’ôter à son indifférence.

Hélène atteignit seize ans ; passa son brevet à Saintes, et madame Trousseline écrivit que la chère petite, sachant ses parents sans fortune et l’obligation où elle serait de gagner son pain, songeait à étudier pour être pharmacienne. Cette pensée fit rire aux larmes madame Fontœuvre, mais le père approuva le projet, et la sage Hélène fut orientée vers le baccalauréat. François lui, n’avait aucun goût déterminé. Il aurait voulu gagner beaucoup d’argent et ne rien faire. D’ailleurs, tout lui était égal. Madame Fontœuvre désira tout d’un coup, entre deux idées de tableaux, qu’il fit son droit et fut avocat. Mais quand on en parla au jeune homme, il haussa les épaules. Pensait-on qu’il serait même bachelier !

— Tu travailleras, dit la mère ; je travaille bien, moi.

— Parce que cela te plaît, maman.

— Tu crois ? Tu crois que c’est toujours drôle, la peinture ? Non, mon petit, va, je travaille par devoir.

— Oh ! le devoir !… Encore une balançoire ! Si je peux gagner ma vie avec le minimum de travail, je t’assure que je me moque bien que ce soit un devoir de travailler. D’abord, je veux être courtier en peaux d’Amérique, comme le père d’un de mes camarades qui est riche à millions.

— Courtier en peaux d’Amérique ! répéta la petite Fontœuvre, reprise du même fou rire qu’à la pensée de voir sa fille pharmacienne.

— Et Marcelle ? dit à son tour Pierre Fontœuvre, qu’en ferons-nous ?

Le moment était venu de parler en conseil de famille. Pourtant la petite fille éprouvait une difficulté si grande à révéler quelque chose de soi, qu’elle allait se taire encore, quand madame Fontœuvre déclara légèrement :

— Marcelle n’a aucune aptitude spéciale ; nous la mettrons dans les Postes.

— Non, dit Marcelle tout net, j’entrerai aux Beaux-Arts.

— Aux Beaux-Arts ! tu es folle, s’écria la mère.

— Pour crever de faim ? lança crûment Pierre Fontœuvre.

— On ne s’improvise pas artiste quand on n’est pas doué, observa Jenny.

Marcelle sentait sa passion naissante s’affirmer en face de la contradiction ; elle revit les toiles qui peuplaient ses rêves, les deux écoles exaltées qui l’attiraient pareillement, celle de la vie, celle de l’idéal, et par-dessus tout Nicolas qui, de sa voix bonhomme, un peu traînante, des Français de l’Île-de-France, disait sur l’Art des choses enflammées. Dressée dans sa forme longue et frêle de fille de quatorze ans, avec ses cheveux blonds si doux et ses yeux verts si cruels, elle déclara :

— Je suis artiste.

Et une audace extraordinaire lui venant, dans un coup de révolte contre la résistance des siens, hostile, irritée, frémissante de désir, elle alla chercher dans le tiroir de sa table une liasse de dessins copies des fleurs de sa mère, croquis d’après nature, vierges antiques prises au magasin des Dodelaud. Elle les jeta sur une table :

— Voilà ce que j’ai fait depuis deux ans.

Les parents stupéfaits s’entre-regardèrent. Ils examinaient les dessins sans se rien dire. Ils avaient des larmes dans les yeux. Marcelle sentait comme une fumée capiteuse lui monter au

cerveau.

TROISIÈME PARTIE

I

Trois ans plus tard, ce fut une stupéfaction dans la famille Fontœuvre quand Marcelle fut reçue à l’École des Beaux-Arts. Jamais on n’aurait cru que cette petite fille fût capable de quelque chose. C’était une grande enfant au regard vague, dont on ne pouvait tirer deux mots. Elle se levait le matin toujours à la même heure, remerciait à peine Brigitte qui lui servait son thé, mettait son chapeau et filait à sa leçon chez Seldermeyer. Elle n’était même plus coquette, se désintéressait de sa figure, s’habillait à la diable de robes trop courtes pour sa longue taille, tordait ses cheveux blonds superbes pour qu’ils tinssent moins de place sous le chapeau. D’ailleurs, avec la venue de l’âge ingrat, elle avait enlaidi. Son visage s’était allongé comme son corps. Sa bouche s’entr’ouvrait habituellement sur de grandes dents inégales. Ses yeux très clairs semblaient ne penser à rien. Chaque après-midi, elle allait dessiner d’après l’antique, à la grande galerie des Beaux-Arts. Certaines nuits, elle travaillait dans l’atelier de sa mère jusqu’à deux heures du matin. Et en tout cela, elle avait l’air d’un automate.

Son admission même, qui pétrifiait d’étonnement les siens, parut la laisser indifférente. François qui, en octobre, avait échoué pour la seconde fois à son baccalauréat, lui lança pour toute félicitation :

— Tu t’en moques, hein ! Tu as bien raison, ma pauvre fille. Mieux vaudrait dix mille francs de rente.

Marcelle dit seulement :

— Je vais aller prévenir mademoiselle Darche ; d’autant que je ne l’ai pas vue depuis quinze jours.

C’était un soir de mai. Dès le dîner, elle partit. Il faisait nuit quand elle arriva à l’appartement de l’avenue Kléber. La femme de chambre eut un air singulier pour lui dire que mademoiselle étant souffrante, ne la recevrait peut-être pas.

— Demandez-le lui toujours, fit la jeune fille, flegmatique.

Une minute après, elle fut introduite dans l’atelier qu’elle aimait tant, si clair avec son illumination électrique, ses boiseries blanches, et les toiles flambantes de la coloriste vigoureuse qu’était la grande Darche. Il y avait au chevalet un portrait commencé une femme en robe verte qui portait sur sa gorge nue une rose géante et écarlate. Marcelle restait bouche béante devant cette audace. Elle voulait peindre comme Darche, insouciante des sujets, préoccupée seulement jusqu’à l’obsession, jusqu’à la folie, de la lumière, de la couleur ; et, comme elle regardait cette toile, son cœur se mit à battre de désir. Au même instant, une portière se souleva et Nelly en peignoir, la figure cachée dans ses mains, vint à elle, disant dans un sanglot :

— C’est toi, ma petite Marcelle !

Et l’artiste s’abattit sur le canapé, s’y roula, le visage dans les coussins.

— Je suis seule à présent, Marcelle, je suis toute seule !

La tête enfouie dans son coude plié, les cheveux défaits, Nelly Darche pleurait comme une petite fille. Ce fut seulement après cette explosion de douleur qu’elle s’expliqua.

— Oh ! ma chérie ! C’est Fabien qui m’a fait cette peine. Peux-tu comprendre ? Il est marié ; il s’est marié hier, il ne veut plus me revoir, lui, lui, Fabien, mon Fabien, le seul homme que j’aie vraiment aimé !

Marcelle l’écoutait, tremblante, mais les yeux secs, ne trouvant pas une phrase consolatrice. Et Nelly, malgré sa désolation, éprouvait une douceur à plonger son regard dans ces yeux si clairs, d’un vert si calme, si froid.

— Nous nous sommes tant aimés ! Ah !… tu connaîtras cela quelque jour : tu sauras ce que c’est que d’appartenir corps et âme à un être unique, de verser son cœur, sa vie dans le cœur d’un homme qu’on aime. Vois-tu, quand il arrivait, quand il poussait cette porte, quand il s’avançait de son pas de velours, pendant que ses chers yeux me souriaient, ah : j’étouffais un cri, je tendais les bras…

À ce souvenir, un sanglot plus violent la rejeta convulsée sur le canapé. Et Marcelle, impassible, contemplait cette souffrance, qui mettait à nu la véritable nature de cette femme, cent fois plus faite pour aimer que pour peindre.

Pour la seconde fois, elle était en présence de cette passion qu’elle avait lue un jour dans les yeux extasiés de cousine Jeanne. Et l’émotion qu’elle en ressentait dépassait la pitié qu’aurait dù lui inspirer le désespoir de son amie. Elle n’était pas compatissante, ignorant la douleur et ayant encore, à dix-sept ans, cette sécheresse d’âme des enfants très repliés sur eux-mêmes. C’était une grande illusion de Nelly Darche de se croire tendrement plainte par Marcelle. Mais elle se soulageait à étaler sa peine devant la petite fille qui avait été, pendant des années, le témoin de son amour… Et elle contait que l’horrible rupture, qui lui arrachait la moitié d’elle-même, lui avait été signifiée par une simple lettre. Fabien était, paraît-il, fiancé depuis longtemps, et il était allé se marier en province avec une jeune fille rencontrée à Paris, chez des cousins.

— Je te l’aurais montrée, sa lettre, ma chérie, si je ne l’avais brûlée dans la première folie de ma peine.

Marcelle dit enfin, dans une inconscience parfaite :

— Il vous reviendra peut-être.

— Ah ! si je l’espérais seulement ! fit Nelly ranimée à cette idée ; je n’en demanderais pas davantage…

À la fin de sa visite, comme elle était déjà sur le seuil de la porte, Marcelle prononça :

— Je suis admise aux Beaux-Arts.

Alors, ce fut un redoublement de pleurs. Comment ! voilà que cette petite devenait un personnage, et cette bonne nouvelle arrivait à un tel moment, quand Nelly ne savait plus en vérité ce qu’elle faisait, ni ce qu’elle disait ? Elle assurait pourtant :

— Que je suis contente ! ma chérie.

Le visage de Marcelle s’illumina. Ainsi chacune d’elles se leurrait pareillement sur la part que prenait l’autre à la vie de son amie.

Une fois dans la rue, la jeune fille se mit à réfléchir profondément sur cet abandon, sur l’inconstance du petit peintre, sur le chagrin de Darche qui, l’exaltant, lui donnait bien moins la frayeur que le goût de l’amour. De temps en temps lui revenait avec délice la vision de l’École : la cour carrée ouvrant sur le quai, le petit escalier à carreaux rouges qui monte à gauche, et là-haut l’atelier si longtemps convoité, l’atelier des femmes peintres, si vaste, si somptueux, avec ses hautes boiseries fleuries, d’une nuance gris perle…

En rentrant quai Malaquais, elle trouva l’atelier plein de gens venus la féliciter. D’abord, les Houchemagne, puis Juliette Angeloup et sa fille, puis Blanche Arnaud, puis Addeghem. Cousine. Jeanne, l’après-midi, était allée voir si le nom de Marcelle était enfin au tableau, dans la galerie de la rue Bonaparte. Quelle joie quand elle l’avait lu ! Dès ce soir, Nicolas et elle étaient accourus pour embrasser la future femme célèbre.

Marcelle se sentait regardée par Houchemagne. Il l’intimidait toujours terriblement ; il semblait jusqu’ici ne guère croire à sa vocation. Et véritablement elle ne connut jusqu’au fond l’ivresse. de son succès, elle n’en sentit le vrai goût que là, ce soir, en face du grand Houchemagne, qui l’observait si curieusement.

— Eh bien ! ma petite cousine, vous voulez donc tout à fait décidément devenir artiste ?

— Artiste ? répliqua-t-elle vexée, mais je crois que je le suis déjà.

— Pourquoi pas ? reprit Nicolas.

— Bien sûr, dit Juliette Angeloup ; j’ai vu de ses nus, ils m’ont stupéfaite.

— Et si jeune ! ajoutait Blanche Arnaud, qui ne cessait de la contempler de ses yeux humides, comme un prodige attendrissant.

L’ex-comtesse Oliviera avait entraîné François dans un coin de l’atelier, sous les colonnes du Parthénon, et elle lui parlait à voix basse, en rafraîchissant son bras blanc et gras d’Orientale à la rondeur du fût de plâtre qu’elle enlaçait. Ils étaient sans cesse en conciliabules ; cette intimité occupait l’oisiveté du jeune homme qui, depuis son échec du mois d’octobre, traînait sa vie de désœuvrement dans l’atelier de sa mère, sur le pavé de Paris, cherchant une situation. Marcelle, qui savait leur flirt, les suivait des yeux, intéressée. Nicolas revint à elle :

— Il faudra conserver votre zèle pour le travail, en vous réservant cependant le loisir de penser, d’étudier la vie, d’étudier les maîtres. Ce n’est pas seulement avec sa main, avec son œil, c’est avec son âme qu’on est artiste.

Sa gloire mondiale, son autorité sur toute une école de jeunes qui se réclamaient de lui, le succès de chacune de ses toiles, son Saint-Louis, son triptyque de Saint-François d’Assise, sa Dame à l’Agneau qu’on voyait reproduits à chaque coin de rue lui donnaient un tel prestige, que Marcelle l’écoutait docilement, heureuse de l’attention qu’il daignait lui accorder. Et pour la première fois, elle eut un mot spontané, un cri d’enfant sincère :

— Vous m’aiderez ; vous me donnerez des conseils quelquefois ?

Il la regarda, surpris d’une telle phrase. Elle levait sur lui un regard adouci qui ne dérobait plus sa flamme intérieure. Il l’avait toujours connue muette, indifférente, impénétrable, souvent hostile, cruelle quelquefois. Elle lui était franchement antipathique. C’était sans doute la joie de la réussite qui la changeait aujourd’hui. Il répondit :

— Je serai toujours disposé à vous rendre. service, si je le puis.

Il était onze heures quand Nugues arriva pour embrasser la petite camarade. C’était maintenant un homme rangé, un bourgeois, depuis qu’il avait épousé, l’année précédente, une dessinatrice. de mode qui l’avait associé à son industrie. Ils avaient déjà un petit garçon ; tous deux travaillaient huit heures par jour. Et il engraissait, et il s’habillait comme tout le monde, et il avait pris un livret à la caisse d’épargne sur la tête du petit. C’était Vaupalier, maintenant chef d’atelier aux Beaux-Arts, qui lui avait appris l’admission de Marcelle. Ah ! qu’il était content !

— Vous verrez qu’elle nous damera le pion à tous, cette gamine. Elle réussira, elle réussira !

On n’avait d’yeux que pour « la gamine » ; on l’entourait, on l’admirait. C’était un grand roseau ; ses yeux verts n’exprimaient aucun sentiment. Ses cheveux blond pâle, tordus à la hâte, retombaient en mèches courtes sur les tempes ; elle avait l’impassibilité d’une vierge hollandaise. On aurait dit qu’elle n’était pour rien dans l’ovation de ce soir.

— Il faut faire un punch, déclara Nugues ; il faut lui offrir un punch, à cette gosse.

Pierre Fontœuvre, qui éclatait d’orgueil paternel, plus fier de sa fille, ce soir, qu’il ne l’avait jamais été d’aucune de ses œuvres, accepta l’idée.

— Oui, oui, un punch pour Marcelle.

Mais madame Fontœuvre se rembrunit. Ah ! pourquoi donc un punch ! On était ensemble, on se serrait les coudes dans ce jour de liesse, on était heureux de bien s’aimer tous, mais on n’allait cependant pas faire une noce de rapins parce que la petite était reçue à l’École. À la fin, elle rit, et avoua qu’elle n’avait pas un décilitre de rhum dans la maison, et que ça la gênerait joliment d’en faire prendre aujourd’hui. D’ailleurs, Brigitte était déjà couchée.

— Ah ! ce n’est que cela ! s’écria Nugues.

Il se précipita vers la porte, et comme Jenny Fontœuvre s’efforçait de le retenir :

— Laissez donc, j’ai « livré » cet après-midi ; je suis plein d’or.

Houchemagne, qui s’amusait comme un enfant de cette petite fête, voulut le suivre. Tous deux enfilèrent la rue Bonaparte qui paraissait, dans la nuit, plus étroite, plus tortueuse, avec le silence de toutes ses devantures hermétiquement closes, Nugues disait :

— C’est singulier, mon cher, comme je suis heureux depuis que j’ai lâché l’art pour le commerce. Je n’ai pas de regrets, au contraire une satisfaction amère. C’est comme si mon art avait été pour moi un sale patron, une rosse, à qui j’étais dévoué comme un chien, avec exaltation, avec transport, et qui me refusait jusqu’à mon pain. Alors, maintenant, je le nargue avec mon encre de Chine et les photos d’objets de voyage que je copie du matin au soir. Je m’y applique ; c’est luisant, c’est joli. Je dis Tiens ! voilà pour mes refus au Salon ; tiens ! voilà pour ma vue de Notre-Dame vendue un louis !

— Mon vieux, dit Houchemagne, je vous estime plus qu’une quantité de méchants bougres qui font de la grande peinture. Mais je ne vous estime pas seulement…

— Quoi ? dit Nugues, comme ils s’arrêtaient sur le seuil d’un marchand de vin qui allait fermer.

— Je vous admire, finit Houchemagne.

— Quelle blague !

Et il prirent deux bouteilles du meilleur rhum que Nicolas laissa Nugues payer, par délicatesse. Mais il voulut y joindre des huîtres, de la choucroute et du champagne, tout un souper. Et quand ils revinrent, chargés comme deux ménagères un matin de marché, ils étouffaient leur fou rire dans l’escalier en pensant à l’accueil qu’on allait leur faire, là-haut.

— C’est la gamine qui va être heureuse ! disait l’excellent Nugues.

Dans l’atelier, ce furent des cris, une explosion de gaieté. Addeghem criait qu’il fallait absolument griser la petite, dût-on lui faire vider toutes les bouteilles de champagne. Juliette Angeloup, en roulant sa cigarette, riait aux larmes en racontant un souper que des camarades lui avaient offert en 1877, quand elle avait eu sa médaille au Salon. C’était Darsac, le membre de l’Institut, officier de la Légion d’honneur, qui tournait le punch et servait. L’héroïne du jour, très fiévreuse, avait avalé d’un trait le liquide brûlant ; et qu’avait-elle trouvé au fond de la coupe ? la rosette de Darsac ! la rosette de la Légion d’honneur qu’il avait laissée choir dans le rhum, en l’agitant. Tout le monde avait pris des airs dégoûtés, mais elle y avait vu un présage ; elle était folle de joie ; elle avait embrassé Darsac en lui prédisant qu’elle serait, un jour, décorée. Dieu merci, ça n’avait pas manqué !

Blanche Arnaud, qui ne s’était jamais trouvée à pareille fête, avait bien fait mine de partir à minuit ; mais on n’avait eu qu’à la prier un peu. Puisque miss Spring était en Angleterre, elle pouvait bien se permettre un peu de distraction. Et elle s’était laissé faire une douce violence. Cousine Jeanne évoquait le souvenir des modestes ripailles bretonnes, les veillées au cidre et aux châtaignes. Madame Fontœuvre, oubliant tous ses soucis, se déridait à son tour. Elle traversait cependant une époque difficile. Le matin, on avait reçu du papier timbré. Heureusement, on ne pensait pas à cela à cette heure. Le punch flambait, une joie d’écolier, une joie d’étudiants en vacances gagnait tout le monde ; seule, Marcelle gardait son flegme. Assise à la place d’honneur, si grande qu’elle semblait juchée sur une sellette, elle observait froidement la gaieté des convives, celle d’Houchemagne en particulier, plus débordante, plus puérile que les autres. Il s’amusait d’un rien, d’une cuillère tombée, de Juliette Angeloup qui, tout à fait exaltée, suspendait son ruban rouge au-dessus du verre de Marcelle ; Jeanne le regardait avec un sourire d’admiration. Mais la rigide Marcelle se scandalisait de cette bonne humeur. Puis elle pensa tout à coup au chagrin de Nelly Darche, et aussitôt un attendrissement lui vint d’évoquer ce désespoir au milieu d’une telle folie joyeuse. Elle sentit des larmes lui perler aux paupières, et fit un effort surhumain pour les retenir. Puis elle éprouva le besoin de parler de l’événement. Elle dit à sa mère :

— J’ai vu Nelly : elle est bien malheureuse. Fabien l’a lâchée pour se marier.

Ce fut une stupeur. La liaison de l’artiste n’était un secret pour personne ici ; on était consterné ; on se révoltait comme si cette union eût dû être éternelle.

— Pauvre mademoiselle Darche ! soupira madame Houchemagne très émue.

— J’irai la voir dès demain matin, dit Jenny Fontœuvre.

Chacun se lamentait, comme on se lamente sur un veuvage dans le monde bourgeois. La comtesse Oliviera dit à François :

— Mon petit, les hommes sont tous les mêmes.

Pour Addeghem, il s’était lancé dans un dithyrambe enflammé sur la peinture de Nelly Darche. Quelle fécondité ! quelle richesse d’idée ! que de trouvailles ! Télémaque parmi les nymphes de Calypso, pouvait-on rien voir de plus amoureux, de plus riche, de plus luxuriant ? Oh ! ce paysage mythologique où les lianes retombaient à terre comme des fontaines multicolores ! Darche, c’était un tempérament. Et d’un air inspiré il rejetait en arrière ses boucles blanches, prenait un ton tragique, vaticinait sourdement, un doigt tendu vers Marcelle :

— Comme tu le seras toi-même, mon enfant !

— Moi, disait le père, je veux lui inculquer l’amour de la vie, qu’elle sente la beauté de tout ce qui bouge, de tout ce qui se meut, de tout le grouillement humain. Je lui montrerai la rue, les Halles, avec leur abondance, le fourmillement des Grands Magasins, la fièvre de la Bourse, le Palais et sa foule un jour de grand procès ; tout, tout, jusqu’à une sortie d’école, jusqu’à l’issue d’un sermon à la Madeleine, jusqu’au tramway qui roule pesamment, chargé de monde. Je veux qu’elle sache qu’un geste, un seul geste est intéressant à peindre, et que l’artiste qui le rend avec conscience, avec vérité, est un créateur.

À ces derniers mots, on entendit un sanglot éclater au bout de la table. Les regards virèrent de ce côté. C’était Nugues qui pleurait à chaudes larmes. Il avait beau faire le brave, accepter crânement son sort, se vanter même de n’être plus qu’un ouvrier d’art, de ne savoir plus que dessiner des sacs de voyage, par instant, pour quelques gouttes d’alcool qui lui montaient au cerveau, toute l’ardeur de ses anciennes théories lui revenait puissamment. Il se rappelait combien lui aussi avait aimé la vie, ce qu’il avait peiné pour l’exprimer, et les soliloques tonitruants des cafés de Montmartre où il prêchait son procédé de décomposition de la lumière. Alors, son cœur se déchirait.

— Mes pauvres vieux, mes pauvres vieux, pardon, disait-il, c’est plus fort que moi. Fontœuvre a raison, il est beau de peindre de la vie !

Une grande tristesse aussitôt pesa sur la réunion. C’était si navrant, cette faillite d’une existence artiste dont le talent n’avait pas servi les aspirations ! Jenny Fontœuvre elle-même essuya furtivement ses larmes, car n’étaient-ils pas, elle et son mari, logés presque à la même enseigne, avec la misère qu’ils traînaient depuis vingt ans ? Au fond, c’était encore Nugues qui avait le beau rôle d’avoir fait courageusement le sacrifice, de s’être retranché de l’art, orgueilleusement.

— Ah ! dit-elle en soupirant, d’un mot qui résumait ces réflexions amères, j’ai tout fait pour empêcher que Marcelle aussi connût ces déceptions. Il n’y a pas eu moyen. La voilà, elle aussi, lancée dans la carrière.

La jeune fille se redressa et parla enfin :

— Qui te dit que je ne réussirai pas ?

— Bien cela, ma fille ! fit Juliette Angeloup.

Un tourbillon d’idées, d’impressions, de désirs, agitait Marcelle avec les fumées du champagne et du punch. On s’acharnait à étouffer ses illusions ; elle cherchait un allié qui la comprit, qui se fit caution pour elle ; ses yeux sollicitèrent Nicolas. Mais celui-ci avait quitté la table pour entraîner Nugues, le consoler. Il souffrait de son succès chaque jour grandissant, pareil à une apothéose, que lui faisaient Paris, la France, l’Europe, le Nouveau Monde, quand devant lui un camarade saignait de ses déboires. Ah ! si la célébrité avait pu se partager comme les sous !

— Voyons, mon vieux, murmurait-il, vous avez mieux fait que de peindre la vie, vous avez aimé, vous vous êtes créé une famille, et pour votre femme, pour votre mioche, vous vous êtes arraché du cœur ce qui vous était le plus cher. C’est plus beau que le succès, ça, Nugues ! Si l’on en venait, ce soir, parmi nous, à peser les valeurs morales, vous seriez dans les gros poids, mon cher.

— Ah ! dit Nugues, avec un sourire de philosophe résigné, la valeur morale, cela compte-t-il auprès d’une belle toile !

— Monsieur Nugues, n’ayez pas de chagrin, dit simplement une voix suave, près de lui.

C’était Jeanne Houchemagne qui venait lui presser les mains affectueusement. Et ce charme, cette douceur, cette bonté, tout ce que la jeune femme avait en elle d’apaisant, opéra sur le pauvre artiste. Il lui sourit, Fontœuvre lui apporta du champagne : c’était fini.

— C’est le baptême de Marcelle, expliqua Blanche Arnaud. Il faut bien qu’elle connaisse les dessous de l’art, et les épines de cette rose mystique.

Une heure plus tard on se dispersa ; pendant que François allait reconduire chez elles Juliette Angeloup et la comtesse Oliviera, Nicolas et Jeanne, serrés l’un contre l’autre, regagnaient leur poétique maison de la rue Visconti. Ils n’y mirent pas cinq minutes. En arrivant, comme la jeune femme ôtait la mantille qu’elle s’était jetée sur les cheveux, elle demanda tendrement à Nicolas :

— Tu ne me dis rien ; à quoi penses-tu ?

— Je pense à ce pauvre Nugues et, vraiment, auprès de lui je me trouve trop heureux. Je suis comblé. J’ai en toi une femme incomparable qu’après huit années de vie commune je trouve toujours nouvelle, toujours plus belle. Je me sens aimé comme aucun amant ne l’a été. Le travail m’est facile ; j’ai une légèreté d’esprit pour concevoir, une facilité pour exécuter qui me font peur, souvent. Mon triptyque de saint François d’Assise pouvait être mieux, certes ; mais tel qu’il est, je puis bien avouer qu’il est venu tout seul, sans effort, sans douleur. Puis, je sais que mes idées germent. Vaupalier, Seldermeyer lui-même, la plupart des chefs d’atelier aux Beaux-Arts, ne veulent pas avoir l’air de caler, mais je n’ignore pas que je les influence. Brabançon, dans son cours du mardi, à l’hémicycle, en est venu à des tendances nettement idéalistes, et il a en main tous les artistes de l’avenir. Il ne reste plus à mes principes qu’à pénétrer les couches profondes, et il me semble qu’ils s’y infiltrent ; j’ai avec moi une partie de l’Épiscopat français qui cherche à purifier les églises de tant de laideurs qu’elles renferment, et qui voudrait qu’aujourd’hui comme autrefois, l’enfant y trouvât les premières révélations de la Beauté. C’est une des conditions essentielles pour régénérer l’art populaire. Crois-tu que je n’en aie pas une indicible allégresse ? Et je ne redoute pas l’âge, pas l’impuissance, je me sens tout meublé d’idées ; je n’ai rien fait encore en regard de ce qui me reste à faire ; et j’ai des forces de jeunesse qui, me semble-t-il, ne s’épuiseront jamais. Bientôt j’entreprendrai enfin ma Multiplication des pains. Oh ! Jeanne, je bondis d’enthousiasme en y pensant. Je voudrais que ce fut comme une cathédrale, qu’en entrant dans cette scène on reçut le frisson que donnent les grandes églises gothiques. Enfin, j’oserai peindre le Sauveur ! Je crois que maintenant je puis essayer. Toutes les nuits je le vois en rêve ; Dieu me garde d’en faire un bel Arabe comme on a cru qu’il était expédient de le représenter pour n’être pas routinier. Le Sauveur, dont les traits véritables importent peu, a son image, par hérédité traditionnelle, dans le cœur de tous les fidèles. Cette image est immuable, elle est vraie, elle est inviolable ; c’est elle que l’artiste doit reproduire. Je ferai un Christ traditionnel. Un jour viendra où j’en commencerai l’étude, et ce jour-là va bientôt arriver. Je suis trop heureux, vraiment trop heureux !

Jeanne le regardait, radieuse. Le bonheur de son idole se répandait en elle, l’inondait d’un bien-être suprême.

II

Tranquillement, comme une petite bourgeoise pratique, Marcelle Fontœuvre organisa sa nouvelle vie. « Oh ! disait sa mère, Marcelle va aux Beaux-Arts comme une midinette bien sage va à l’atelier de couture, parce qu’il le faut. » On la voyait partir le matin avec l’auréole de ses cheveux blonds bouffant sous le canotier, sa robe de toile unie serrée à son corps délicat. Dans la cour plantée d’arbustes verts, elle se mêlait silencieusement aux groupes de ses compagnes d’atelier. C’étaient pour la plupart des filles coquettes, coiffées et vêtues avec une recherche apparente de l’esthétique. L’une avait emprunté son chapeau au Moyen âge, l’autre, ses bandeaux aux Vénitiennes du xvie siècle, la troisième sa tunique aux nobles baronnes des vitraux ou des missels. Elles passaient hiératiquement avec une préoccupation touchante de la beauté, qu’elles fussent ruskiniennes ou modern-style. Mais Marcelle avait toujours son allure de grande pensionnaire, qui lui donnait l’air d’une intruse dans ce milieu. À l’atelier, quand toutes les élèves s’uniformisaient dans la blouse, les coiffures savantes sauvegardaient encore les originalités personnelles. Ces chevelures noires ou blondes, celles où s’entremêlaient des velours, de l’or, de l’argent, des broderies, celles qui gardaient une simplicité virginale et voulue, celles qui découvraient des nuques blanches et fines, celles qui se tordaient lourdement sur un beau cou charnu, émergeaient de ce moutonnement des dos blancs à fronces serrées. Là encore la petite tête fine de Marcelle se faisait remarquer par quelque chose de puéril, un aspect d’écolière.

Seldermeyer, le patron qui aimait assez pronostiquer à l’égard des nouvelles venues, qui disait volontiers à la Russe, voisine de Marcelle, ou à la Niçoise au ruban cerise : « Vous avez un tempérament certain ; vous serez une coloriste », restait perplexe et triste même devant les froides études de la petite Fontœuvre. « Encore une ratée de l’avenir ! » pensait-il sans doute. Et elle ne se rebutait pas, ne se distrayait jamais du modèle. Ses brosses, sur sa palette, faisaient un gâchis multicolore. Son application ne se relâchait jamais. Et la ruche pouvait bourdonner autour d’elle ce qu’elle écoutait en elle-même, c’étaient toutes les théories de procédés qu’elle avait entendu clamer chez ses parents par Nugues, Vaupalier, Juliette Angeloup, Nelly Darche : les taches, les points, l’empâtement, le clair-obscur, les complémentaires, les oppositions. Et à cela se mêlait la vieille méthode de Seldermeyer qui parlait un autre langage. Et ce n’était pas tout encore, car en outre de ces incertitudes sur la pratique même du métier, qui la laissaient affolée devant sa toile, elle souffrait encore de la formation de son goût artistique qui se développait alors péniblement.

Que fallait-il admirer, aimer, imiter ? Souvent, avant la fin de la séance, elle se lavait prestement les mains, ôtait sa blouse, piquait dans ses cheveux les épingles de son canotier, et filait par la rue Bonaparte.

Là, elle flânait de boutique en boutique, à toutes les devantures des marchands d’estampes. Tous les chefs-d’œuvre de la peinture universelle défilaient alors devant ses yeux en reproductions photographiques. C’étaient toujours les mêmes. La Joconde, une Vierge de Botticelli, la Femme au manchon de Gainsborough, Madame Vigée-Lebrun et sa fille, la Source d’Ingres. C’était un ensemble obsédant, qui la magnétisait. La Joconde surtout, qui la suivait sans cesse de ses yeux obliques, la troublait. Elle préférait, à cette tranquillité de l’œuvre parfaite, la peinture tourmentée et heurtée des portraits de mademoiselle Darche. Elle aurait penché volontiers vers les hardiesses modernes, la peinture à coups de pouce, les modelés qui apparaissent, quand on s’approche, comme une carte géographique en relief. Non, ni Vinci, ni le Titien, ni Rubens, ni Rembrandt, ni les Primitifs, ni les Florentins, ni les Hollandais, ni les Watteau, ni les officiels de l’Empire, ni l’Homme au Gant, ni l’Infante de Velasquez, ni les paysages assombris de Poussin, ni les courtisans à perruque de Largillière, ni la mythologie gourmée du baron Gérard, ne lui plaisaient autant qu’une toile à procédé, une image obtenue au hasard des touches, comme une réussite de coups de pinceau, et qui était un ragoût pour son appétit d’originalité. Mais l’implacable Joconde surgissait dix fois à chaque devanture, comme la Muse de tout cet art ancien, de ces tableaux noircis ; elle regardait Marcelle de ses yeux bridés, tantôt ironiques et tantôt indulgents ; elle semblait dire, avec son air si apaisé, si patient, avec son immortelle sécurité : « Tu y viendras, mon enfant… »

Parfois, l’après-midi, Marcelle allait copier des Antiques dans la grande Galerie. Du toit de verre tombait une clarté intense. C’était une vraie basilique où un peuple héroïque, en sa blancheur de marbre, dessinait des gestes de beauté. Toutes les Vénus, tous les Apollon, tous les Hercule dressaient leurs formes pures entre les colonnes du Parthénon et celles du temple de Jupiter. Ici, une flamme brûlait Marcelle ; aucun doute, aucune incertitude ne gâtait sa joie. Ses yeux se remplissaient de ces nobles formes : l’esthétique sacrée de l’anatomie humaine l’enivrait. Elle aurait voulu dessiner tout à la fois ; elle allait d’une statue à l’autre, hésitante, pleine d’une convoitise, rêvant de reprendre à son compte l’œuvre en la copiant. Finalement, elle s’arrêtait devant la petite Venus genitrix, si chaste…

Et elle sortait de là exaltée, le cerveau en feu, frémissante.

À la maison, les mêmes conversations l’attendaient toujours ; elle les sentait retomber sur son enthousiasme comme de l’eau sur des flammes. Madame Fontœuvre avait des ennuis d’argent. Cousine Jeanne avait encore prêté cinq louis. François s’était présenté comme secrétaire chez un député, mais la place était déjà prise. Le père aurait voulu organiser une exposition de ses animaux chez Vaugon-Denis, et les obstacles surgissaient les frais, trop élevés pour sa bourse ; le peu de goût que les fils Vaugon-Denis, successeurs du vieux marchand de tableaux, montraient pour le genre animalier. Les nerfs de Marcelle, tendus par l’exaltation, grinçaient sous le choc de ces difficultés domestiques. Excédée de tous ces déboires, elle quittait la salle à manger en claquant les portes et venait s’enfermer dans le petit cabinet qui lui servait de chambre. Là, elle restait à la fenêtre, à épier la lune comme autrefois.

Ah ! qu’elle souffrait ! Combien elle était peu faite pour cette existence mesquine. Sans doute personne ne l’aimerait. D’ailleurs, malgré ses lectures qui ne lui laissaient plus ignorer grand’chose, elle conservait un mépris, un dédain de l’amour, un dédain d’enfant, d’adolescente flegmatique. Beaucoup de ses compagnes d’atelier avaient des amants ; elle les trouvait humiliées, asservies pour s’être données à ces jeunes hommes si médiocres. Ce qu’elle aurait voulu, c’était la fortune et la gloire. Et elle sanglotait sur l’appui de la fenêtre jusqu’à l’heure où, en face, madame Dodelaud, en bonnet de nuit, venait au balcon du premier pour arroser ses fleurs.

Et à qui se confier ? Elle avait bien essayé de rechercher l’intimité de François, qui n’était pas un méchant garçon. Mais sa liaison avec la comtesse Oliviera absorbait le jeune homme. Il avait dit à Marcelle : « Tu sais, elle est ma femme, maintenant. »

— Ah ! tu es heureux, au moins, toi ! s’était écriée sa sœur ; tu as enfin quelque chose de bon dans ta vie.

— Tu crois ça ! depuis qu’elle est ma femme, elle ne m’amuse plus. Je ne la croyais pas si sotte.

— Elle t’aime beaucoup ? demandait Marcelle avec curiosité.

— Ah ! elle m’en embête !

Souvent elle les imaginait enlacés, et, bien que cette vision lui déplût, qu’elle la chassât, elle y revenait sans cesse.

Elle se prit d’une pitié attendrie pour Nelly Darche. Deux ou trois fois par semaine, elle allait avenue Kléber. La pauvre artiste ne se consolait pas de son abandon et pleurait toujours Fabien avec les mêmes larmes passionnées. La visite de Marcelle était sa seule joie. Elle s’épanchait près de la jeune fille, racontait ses souvenirs d’amour, et cela se terminait toujours par la même phrase :

— Méfie-toi des hommes, ma pauvre chérie !

— Oh ! moi, disait Marcelle, je me contenterai de mon art.

Un soir du mois de juin, comme elle était sortie après le dîner pour acheter un tube de couleur rue Bonaparte, et qu’elle s’éternisait à la devanture des magasins, elle sentit quelqu’un près d’elle. Durant une minute, sa fierté et sa pureté prenant toujours au tragique ces grotesques aventures de la rue, elle s’abstint de regarder qui était là. Puis, quand elle leva machinalement la tête, son regard croisa celui de Nicolas Houchemagne qui, souriant, l’observait depuis un moment.

C’était l’heure où les auvents glissaient, d’un bout à l’autre de la rue, le long des glaces, aux devantures. La chaussée déserte n’était plus troublée que par le fracas périodique des autobus. Il faisait tiède, un peu orageux, la nuit ne semblait pas tout à fait venue, et la boutique où ils s’attardaient restait seule ouverte, avec ses fouillis de chefs-d’œuvre à la vitrine illuminée. Nicolas demanda :

— Voyons, qu’est-ce que vous admiriez ? Où va votre goût dans tout ceci ? Je voudrais savoir…

Une seconde fois les yeux verts, avides et peureux, se levèrent sur l’artiste et s’abaissèrent en silence.

— Mais oui, vous m’intéressez, petite cousine, reprit Nicolas. Je me doute que vous pensez beaucoup plus que vous ne le dites.

— Oh ! oui !

Marcelle avait dit ces deux mots douloureusement, passionnément, comme un cri de détresse, les yeux une troisième fois plongés dans ceux de Nicolas ; puis, tout de suite, comme si un sceau s’était brisé et que son cœur débordât enfin :

— Je suis une aveugle qui cherche, qui cherche seule ; personne ne s’occupe de moi ; mon patron n’est qu’un maître de dessin. J’aurais besoin d’une lumière. Vos théories m’attirent et me repoussent en même temps. Mais sans cesse elles me hantent. Nicolas, je voudrais être votre élève. Oui, il me semble qu’auprès de vous je serais en confiance, que j’accepterais les yeux fermés toutes vos idées, que je me laisserais conduire.

Houchemagne était très touché, très attendri. Certes, il avait une foule de disciples, surtout parmi ce groupe de jeunes artistes qui avaient entrepris la rénovation de l’imagerie religieuse. Mais c’étaient de jeunes hommes faits ; leurs idées étaient nées en même temps que les siennes, plutôt que de son influence. Tandis que cette enfant était une petite fille réfractaire que sa parole seule avait troublée, et si puérile avec ses dix-sept ans ! si gamine encore un être à former entièrement. Ils s’étaient acheminés ensemble vers le quai. Il répondit :

— Mais je serais bien content de vous convaincre.

— Je n’ai qu’une peur, dit Marcelle avec une sorte de recueillement, c’est d’opposer mon matérialisme franc, net et sûr, à vos rêveries qui me charment, mais ne me trompent pas. J’aime tant ce qui est vrai !

— Mais le rêve est quelquefois plus vrai que la réalité, Marcelle, en art surtout ! Voyez, j’ai peint saint François conversant avec les oiseaux, prêchant les poissons. Vous me direz : « Vous avez peint un mensonge, jamais les hommes et les bêtes n’ont entendu un même langage » ; peut-être ; mais il n’en demeure pas moins sûr que rien ne pouvait mieux que cette légende représenter l’âme véritable et céleste du saint. Comment l’exprimer, la faire passer dans l’âme populaire, cette âme presque divine ? Par des attitudes, des poses d’extase ? Mais, Marcelle, de génération en génération, même pour les plus sceptiques, le cher saint François restera toujours, dans l’imagination humaine, le pauvre homme si doux et si pur qui parlait aux petits oiseaux. Et je vous défie de trouver un trait plus vrai que celui-là pour le faire concevoir.

Marcelle baissait la tête. Ils avaient dépassé le magasin des Dodelaud et marchaient, sous les arbres, contre le parapet, frôlant les boîtes closes des bouquinistes. La nuit ne se décidait pas à tomber, et dans ce crépuscule, la façade du Louvre, de l’autre côté de l’eau, paraissait s’allonger interminablement avec ses colonnes cannelées, ses nobles frontons cintrés ou triangulaires, alternés, ses toits composites.

Nicolas continuait :

— Voyez au contraire comme le matérialisme est faux en vous réduisant aux apparences ! Tenez, regardez venir cette pauvre vieille femme sordide qui s’avance. Un naturaliste la prendra telle quelle, avec ses yeux bordés de rouge, sa bouche déformée, son visage ravagé par quelque attaque de paralysie. Mais l’idéaliste se rappellera sa jeunesse, sa vie féconde, ses maternités, ses luttes pour ses petits, ses efforts, ses deuils, ses déchirements, ses privations, sa mort prochaine ; et il en fera un être où vibre tout ce qui est humain, tout ce qui est amour, dévouement, tendresse, douleur, dans un cœur de vieille femme. Or, dites-moi, lequel aura fait le portrait le plus fidèle ?

Il s’arrêta court pour poser cette question ; il vit Marcelle les yeux fermés ; une larme coulait sur sa joue. Elle ne répondait rien. Il poursuivit :

— On commence par tâcher de se faire une âme humble, simple, docile, une âme d’enfant, car avant d’entreprendre une œuvre d’art, il faut entrer dans une disposition morale spéciale, se faire l’homme de son tableau. Ah ! si l’on pouvait être un saint pour peindre des anges, être doux et bon pour envisager la beauté, être parfait pour concevoir le Sauveur !

Marcelle soupira :

— J’ignore tout de l’enseignement spirituel ; je ne suis même pas baptisée ; mais je ne pourrai jamais croire, il me semble.

Là-dessus ils se turent : Marcelle effrayée d’en avoir tant dit, Nicolas mettant une pudeur à exprimer le mysticisme profond qui était en lui. Alors ils revinrent à la maison qu’habitaient les Fontœuvre. Le commis des Dodelaud fermait la devanture. Ils pénétrèrent sous le porche. Marcelle murmura timidement :

— Je vous reverrai quelquefois ?

— Venez quand vous voudrez rue Visconti, Jeanne et moi serons bien heureux.

Elle dit, les yeux à terre :

— Vous commanderez, je vous obéirai.

Et il la vit fuir dans l’escalier sombre où régnait la lumière jaune et sale des becs de gaz.

Marcelle alla droit à sa chambre, si étourdie, si oppressée, qu’elle se laissa tomber sur son lit. Un choc mystérieux venait de faire éclater le printemps dans le jardin aride de cette âme. Son sang parcourait tout son être dans une course folle. Elle tremblait des pieds à la tête. Le seul souvenir de celui à qui elle venait d’ouvrir son cœur, son seul nom l’affolait. Et elle se disait, au fond de sa chambre obscure, avec une stupéfaction divine :

— C’est l’amour ! C’est l’amour ! J’aime Nicolas !

Mais elle ne pouvait tenir en place ; maintenant elle allait et venait, se heurtait partout dans l’obscurité de sa chambre, comme un oiseau qui se débat contre les parois de sa cage. Elle suffoquait. Puis, des coups de couteau la transperçait : Nicolas l’aimerait-il ?

Car elle voulait son amour. Il le lui fallait, entier, passionné, fou. Elle voulait être aimée comme Nelly Darche avait aimé Fabien, être regardée comme Nicolas avait regardé cousine Jeanne, un soir, à l’atelier.

Cousine Jeanne ! voilà que soudain cette pensée lui figeait le sang dans les veines. Elle allait donc lui prendre son mari ? Mais le scrupule ne dura pas longtemps. La bête féminine puissante, terrible et inconsciente venait de s’éveiller en Marcelle. Cousine Jeanne ne comptait plus. Le bonheur de Nicolas, c’était elle seule, Marcelle, qui le détenait. Elle arriverait à lui les mains pleines de bonheur ; et elle serait la première disciple d’Houchemagne, sa continuatrice ; il lui insufflerait son génie. Ainsi le mysticisme du peintre se présentait à elle comme une volupté raffinée dont il lui apprendrait à jouir.

Le lendemain, ses parents, ses compagnes d’atelier, Seldermeyer qui corrigea son dessin, virent la même petite fille endormie, silencieuse, impénétrable qu’ils connaissaient. Elle se maîtrisait si parfaitement qu’il était impossible de soupçonner même un peu d’activité cérébrale en cette grande enfant dont tout le monde croyait que sa croissance rapide l’avait stupéfiée. À la sortie de l’École, le soir, elle descendit jusqu’à la rue Visconti et sonna chez les Houchemagne, mais elle ne vit que cousine Jeanne : Nicolas était sorti.

Nicolas préparait alors sa Multiplication des pains, la toile la plus considérable qu’il eût jamais entreprise, qui rappellerait, pour les proportions, les Noces de Cana elles-mêmes. Jamais, lors de la conception d’aucune autre œuvre, il n’avait connu d’ivresse aussi sereine, aussi paisible. Il était parvenu au maximum de son talent, était le maître absolu de sa palette, ne redoutait plus en rien la facture. Pour la composition, elle lui était venue sans recherches, sans tâtonnements, sans effort. Et il travaillait huit, dix heures par jour à ses études de tête, à ses croquis, sans fièvre, dans une exaltation légère et délicieuse, dans un bonheur surhumain. Entre temps, il s’appliquait à ce qu’il appelait la préparation intérieure, cherchait à recueillir partout des miettes de substance spirituelle, des souffles d’inspiration divine. Dès que le jour baissait, il sortait, courait aux vieilles églises, s’enfermait à Saint-Séverin, à Saint-Germain-l’Auxerrois, à Notre-Dame. Jeanne l’avait amené, par sa persuasion, à une foi rudimentaire il priait tout en s’enivrant de la mystique chrétienne ; il priait au bas des nefs gigantesques, au fond des chapelles obscures, au pied des vitraux gothiques. Il était en quête des vieux chemins de croix, des antiques Ecce Homo de pierre, des tableaux enfumés de sacristie, des crucifix anciens, de toutes les représentations possibles du Sauveur. Et il revenait le soir près de Jeanne avec une âme attendrie, lui contant ce qu’il avait rencontré, ressenti, goûté. Jeanne souriait, ne disait rien, reconnaissait parfaitement en Nicolas cet état de transe béatifique de l’artiste en gestation. Il lui était sacré. Parfois il lui faisait relire à haute voix, dans l’Évangile, son texte : « En ce temps-là Jésus s’en alla de l’autre côté de la mer de Galilée, qui est le lac de Tibériade, et une grande multitude le suivait parce qu’ils voyaient les miracles qu’il faisait… Jésus donc ayant levé les yeux et vu qu’une très grande multitude était venue à lui, dit à Philippe : « Où achèterons-nous des pains pour que ceux-ci mangent ? » Arrivé là, Nicolas lui faisait signe de s’arrêter ; le silence reprenait ; Jeanne voyait des larmes inonder le visage de son mari. En d’autres moments, il récitait par cœur des bribes de l’Évangile : « André, frère de Simon-Pierre, lui dit : « Il y a ici un petit garçon qui a cinq pains d’orge et deux poissons. Mais, qu’est-ce que cela pour tant de monde ! » Jésus dit donc « Faites asseoir ces hommes. » Or, il y avait beaucoup d’herbe dans ce lieu… »

Alors, il fermait les yeux, son tableau lui apparaissait fini, avec un paysage gazonné, sa foule innombrable, les apôtres André, Philippe, le petit garçon, et, au premier plan, Jésus regardant la multitude.

Un matin, Jeanne en revenant de chez sa couturière, lui avait ramené un charmant petit Italien rencontré dans la rue. Il comprit tout de suite et récita en le voyant :

« Il y a ici un enfant qui a cinq pains d’orge… »

Il en avait fait du premier coup la figure définitive de ce petit garçon évangélique. Les apôtres étaient à peu près tous trouvés, seul le Christ restait encore à chercher. Lorsque Jeanne demandait :

— Et bien ! as-tu commencé ?

Nicolas savait qu’il s’agissait de la figure du Sauveur et répondait avec un peu de tristesse :

— Non, pas encore ; j’attends…

Ce soir-là, avant de sortir, il avait confié à Jeanne :

— Maintenant, je suis à la recherche d’un saint. Oui, je cours les sacristies, les sermons, les messes ; dans la rue je suis les vieux curés qui paraissent vénérables ; quelquefois je les aborde, je leur demande un renseignement, je les fais causer. Quand ils sont tout à fait engageants, je leur raconte mon cas : « Monsieur l’abbé, je voudrais peindre Notre-Seigneur et je tremble avant d’aborder une si grande tâche. Dites-moi ce que la tradition nous en apprend. » Mais ils ne savent pas, ils balbutient. Ah ! si je trouvais un saint aux paroles divines !

Jeanne, touchée jusqu’au cœur, l’avait pris dans ses bras.

— Mon chéri, c’est toi le Saint, toi si grand, si bon, si pur. Je ne connais pas en toi l’ombre du mal. Depuis ton enfance candide, quel péché y a-t-il eu dans ta vie ? Tu n’as pas un ennemi, tu ne penses qu’à aider les camarades, et tu es resté dans ton triomphe humble comme le petit vigneron de Triel que tu as été jadis. Mon chéri, tu as l’âme de Fra Angelico ; tu peindras le Sauveur comme lui a peint la Vierge. Pourquoi chercher un saint ?

— Ah ! reprenait-il, comme obsédé par cette idée, un homme devant qui l’on se jetterait à genoux, un François d’Assise moderne…

Ce fut le lendemain qu’il mit sous les yeux de Jeanne un premier croquis de son Christ. Le Sauveur se présentait de trois quarts, droit. dans les plis de sa tunique, au moment où il prononce les paroles évangéliques : « Où achèterons-nous assez de pain pour que ceux-ci mangent ?… » La figure à peine construite en quelques coups de crayon, était déjà hiératique et inspirée, rayonnante de tendresse et de bonté divines. Jeanne s’émerveilla :

— Que sera-ce quand tu le peindras !

Et toute la journée il s’acharna sur ce croquis, le finissant, cherchant des plis pour la robe, la souplesse du geste, plus de tradition dans la physionomie. Il disait à Jeanne :

— Tu comprends, il faut absolument que mont bon Dieu soit selon le cœur des fidèles, faute de quoi je l’aurai fait mensonger…

À cinq heures, le valet de chambre vint le chercher ; mademoiselle Fontœuvre l’attendait en bas. Cette fois, c’était au tour de cousine Jeanne d’être sortie. Marcelle espérait que Nicolas la recevrait enfin dans son atelier. Elle rêvait d’un lieu inaccessible où l’intimité près de lui serait si délicieuse, où elle le connaîtrait vraiment ; mais il descendit et la garda dans le petit parloir de sa femme.

Qu’elle était pâle et tremblante ! Il remarqua cette extraordinaire blancheur de sa peau de blonde qui lui donnait un petit air immatériel…

— Vous voyez, je suis venue, lui dit-elle, oppressée à ne pouvoir parler ; que faut-il faire pour être changée ? Je vous écoute.

Vraiment aujourd’hui il se sentait une grande curiosité, presque un attrait vers cette enfant. Il était aussi un peu troublé à la pensée qu’à partir de cet instant, il possédait une âme entre ses mains, une âme qu’il pourrait modeler à sa guise. Il hésita, puis il lui dit :

— Je ne suis pas un apôtre, Marcelle ; je ne vous catéchiserai pas. Puisque vous avez été élevée en dehors de la foi chrétienne, et que je ne puis vous l’imposer, je vous laisserai chercher ailleurs vos sources. Mais que ce soit toujours dans les conceptions les plus élevées, les plus surhumaines. Tenez, étudiez la mythologie grecque, lisez l’Iliade. Vivez quelque temps au-dessus de la vie, parmi les géants.

Elle ne répondait pas, ne le regardait pas. Elle était assise près de lui, dans sa robe de toile si étroite, d’où sortait son cou d’un blanc de pastel. Et soudain elle prononça :

— Est-ce que je puis vous dire tout ?

— Mais oui, Marcelle, vous savez bien que je suis votre vieil ami.

Elle s’intimida encore une seconde, et cette gêne puérile d’un enfant, qui essaye de se révéler et n’y parvient pas, était charmante. Quelle fraîcheur de petite fille, quelle nouveauté de printemps, quel mystère insondable !

— Vous savez, je ne suis pas bien heureuse, prononça-t-elle d’une voix sans timbre et tremblante. Papa et maman sont très bons, ils m’aiment beaucoup… seulement ils ne comprennent pas comme vous, ils ne sont pas artistes comme je voudrais l’être, je ne peux pas l’expliquer… je le sens…

Elle pleura un peu, puis se redressa, les pupilles élargies, laissant transparaître enfin l’exaltation cachée qui la dévorait à l’insu de tout le monde, depuis sa treizième année.

— Je voudrais sortir de la vie, m’évader de la laideur, de la trivialité, de la médiocrité. Je m’ennuie, je m’ennuie, Nicolas ! Puisque mon corps est rivé au coin de misère ou végète ma famille, je veux que mon âme, au moins, voyage, monte toujours, connaisse les sommets. Soyez mon conducteur, emmenez-moi dans votre rêve ; je suis si malheureuse, si malheureuse !

Elle perdait tout contrôle sur ses paroles. Son jeune amour, ses désirs artistiques se confondaient. Et elle était tout à fait transfigurée ; ce qu’il y avait de dur, de cruel dans son visage, avait fait place à la beauté de la douceur, à celle de l’enthousiasme. Alors une grande émotion envahit Nicolas : l’enfant qu’il avait désiré, qu’il n’avait jamais eu, dont il portait comme un deuil mystérieux, il se mit à le chérir en cette petite fille. Elle avait l’âge auquel les pères se complaisent cette exquise adolescence qu’ils aiment tant à suivre, à diriger, qui les émerveille ; et cette petite Marcelle se confiait si puérilement, si simplement à lui !

— Revenez me voir, lui dit-il. Nous ferons de grands voyages dans tous les pays de l’Art, de la Beauté.

Après qu’elle fut partie, Nicolas se remit à ses croquis, mais l’image de Marcelle était toujours devant lui, excitant sa curiosité, l’intriguant par le mystère de son âge équivoque. Qu’y avait-il au juste dans ce jeune être ambigu, ni femme, ni enfant ? Ne serait-elle pas un jour une grande artiste ? Il l’espérait presque, tant il la sentait diverse, déconcertante, multiple. Alors, en même temps que la féminité de cette petite fille, il verrait, selon son désir, naître un talent ?

Mais comment conquérir son intimité ? Il comprenait si peu les femmes, il les connaissait si mal ! Il jetait un regard en arrière, et quand il pensait que jamais, de toute sa vie, nulle autre que Jeanne n’avait été tenue dans ses bras, il en éprouvait comme une infériorité, une faiblesse. Savait-il même leur parler ? Véritablement, pour les aborder, il en était encore au point d’un garçon de quinze ans qui ne sait que jouer, dire des sottises. Serait-ce le moyen de ravir à cette adolescente le secret de sa formation morale ? Ne faudrait-il pas au contraire composer un personnage, se montrer altier, impérieux, la dominer ? Dès huit heures, le lendemain matin, Marcelle était rue Visconti, demandant Houchemagne. Le sentiment qui la possédait ne connaissait ni mesure, ni calcul. Le désir de voir Nicolas l’emportait en elle sur toute idée de prudence, de réserve, et elle arrivait le rire aux lèvres, folle d’allégresse. Elle lui prit les mains, lui communiquant son rire rien qu’à le regarder :

— Nicolas, écoutez, je voudrais quelque chose…

Et c’était encore une énigme pour lui que la joie de cette grande fille taciturne, la gaieté de ses yeux verts qu’il avait toujours connus aussi froids que des gemmes. Il répondit, un peu dérouté :

— Dites quoi, ma petite Marcelle, et vous l’aurez.

Elle l’amusa cinq minutes encore de ses réticences, et finit par avouer pourquoi elle avait manqué l’École ce matin, bien qu’il y eût un modèle joliment intéressant. Voilà : elle mourait d’envie de connaître l’atelier d’Houchemagne. Oh ! cela au point d’en rêver la nuit, d’en être malade. N’était-elle pas son disciple, n’avait-elle pas promis de le suivre ? Alors, quel enseignement vaudrait jamais le spectacle de ses toiles en œuvre, de ses études, de ses méthodes de travail ? Elle serait si heureuse, si heureuse de le voir peindre, seulement une fois, seulement une heure !

Alors, il parut très contrarié. Quel ennui que la demande de Marcelle fût précisément celle-là ! Oh ! il aurait voulu, il aurait voulu de tout son cœur la satisfaire. Mais cette chose-là n’était pas possible ; jamais, à personne, il n’avait ouvert sa porte ; personne au monde, sauf Jeanne, ne l’avait vu travailler.

— Et ce n’est pas un parti pris, un principe ridicule, Marcelle, ajoutait-il avec un vrai chagrin ; je vous assure, il y a là pour moi une impossibilité. Il me semble que montrer mon travail serait tarir mes idées, me condamner à l’impuissance, et quand même je me résignerais d’avance à un tel résultat, je ne pourrais pas encore laisser voir l’élaboration de mon œuvre ; quelque chose en ma conscience se révolte à cette pensée comme à celle d’une mauvaise action. Ne vous moquez pas, ma petite Marcelle, il me semble que j’y perdrais de ma respectabilité, de mon orgueil d’homme, de ma dignité d’artiste. Et puis, c’est encore plus subtil que je ne puis le dire. Entre mon œuvre et moi il y a comme une intimité, un tête-à-tête inviolable. Elle est en moi, mystérieusement ; personne ne la soupçonne ; je la mets au monde lentement, laborieusement, et un regard, même ami, viendrait s’interposer entre elle et moi ? Bien plus, on la verrait informe, débile, inachevée, on la jugerait avec mépris, on la méconnaîtrait ? C’en serait assez pour qu’un mauvais sort pesât sur elle, et je crois que je cesserais de l’aimer. Non, Marcelle, je ne peux vous montrer mon atelier, c’est impossible.

Elle ne répondit rien de tout un moment. Sa gaieté avait disparu ; elle avait repris son air glacial ; mais nul chagrin ne se lisait sur sa figure. Elle parla d’autre chose. Ce fut à la maison que sa peine éclata. Ce refus de Nicolas l’avait déchirée. Elle pleura et sanglota plus de deux heures, dans sa chambre, en se tordant les mains, en suffoquant. Une grosse colère de petite fille montait du fond de son cœur contre Nicolas, et jamais elle ne l’avait tant aimé, pourtant ; alors, le sens des ruses féminines s’éveilla en elle tout d’un coup, et elle résolut de bouder quelques jours pour essayer son pouvoir.

Ce soir-là, Jenny Fontœuvre revint tout émue de la rue d’Anvers. En l’absence de miss Spring qui se trouvait en Angleterre, la pauvre Synovie faisait une terrible fièvre typhoïde. Et sans soins, sans secours, seule dans ce grand diable d’atelier où l’on étouffait, en cette saison, elle attendait les deux visites que sa concierge lui rendait en courant le matin et le soir. Jenny Fontœuvre en avait les larmes aux yeux. Son exaltation était extrême. Elle disait :

— Va-t-elle mourir ainsi ? va-t-on la laisser mourir ainsi, une telle artiste, une telle amie !

Et elle fit une proposition : elle et Marcelle auraient pu prendre alternativement la garde : la mère veillerait la malade la nuit, la fille la soignerait le jour. Mais Marcelle se récria. Manquer l’atelier en ce moment où il y avait un modèle unique, où justement Seldermeyer la trouvait en progrès ! Après tout, mademoiselle Arnaud ne lui était rien. C’était très fâcheux qu’elle fût malade, mais tout le monde ne naissait pas sœur de charité.

— Oh ! quel égoïsme ! disait la mère, tout attristée.

Jamais Marcelle n’avait donné beaucoup de marques d’altruisme, mais à cette heure elle se sentait, pour le genre humain tout entier, une indifférence tranquille et cruelle. On pouvait lui dépeindre toutes les souffrances, toutes les misères, rien ne bougeait en son cœur. Il n’y avait que la pensée de Nicolas qui pût l’émouvoir ; mais dans quel état de vibration, d’exaltation la mettait cette pensée incessante qui multipliait sa vie !

On ne put retenir madame Fontœuvre à la maison cette nuit-là. Dès le dîner, elle reprit le chemin de Montmartre.

Blanche Arnaud étaient couchée au fond de l’atelier, dans un petit lit de fer inconfortable, et la veilleuse qui brûlait près d’elle éclairait seule ce vaste hangar où, le long des murailles, des portraits surgissaient comme de pâles fantômes. L’odeur de fleur d’oranger dont l’abreuvait la concierge, flottait dans l’air, et l’on n’entendait que deux bruits dont les rythmes s’harmonisaient : le tic tac d’un gros réveil placé sur une chaise près du chevet, et le souffle de la malade. Un vasistas ouvert dans le vitrage laissait pénétrer un peu d’air tiède, et l’on voyait encore sur le chevalet une toile inachevée, un visage de femme où les yeux seuls, d’un bleu intense, vivaient, finis, parfaits, dans un ovale encore nuageux.

La malade avait une fièvre terrible. À peine si elle s’étonna de revoir Jenny Fontœuvre. Celle-ci s’apitoya de la trouver si brûlante, si douloureuse, en cet abandon ; et, bien qu’elle ne fût pas riche à ce moment-là, elle redescendit chez le pharmacien pour des cachets, de l’alcool à frictions. Et elle passa une nuit lamentable, allongée tout habillée sur le petit lit de miss Spring, se levant de temps à autre, à la lueur de la veilleuse, pour lotionner ce pauvre corps en feu, le couvrir de linge frais, l’alléger des couvertures trop pesantes.

Le lendemain, Marcelle ne vit pas sans humeur sa mère revenir les yeux cernés et le teint jauni, avec une nouvelle préoccupation celle de se procurer immédiatement la somme nécessaire aux soins de mademoiselle Arnaud.

— Il faut faire de l’argent tout de suite, disait-elle, ou bien mettre cette pauvre Blanche à l’hôpital.

Enfin l’idée lui vint d’abandonner pour quatre-vingt francs, à un gendre des Dodelaud, qui n’y voulait pas mettre davantage, sa grande corbeille. de chrysanthèmes, son Salon de l’année précédente. Jusqu’ici, ç’avait été son orgueil de refuser un tel marché. Cette toile-là, dont elle était bien contente, cela valait au moins vingt-cinq louis. Pour deux cents francs encore, elle l’aurait laissée aller. Mais quatre-vingts ! Et elle s’était privée d’une robe d’été dont elle avait le plus grand besoin, plutôt que de céder. Et, ce soir-là, elle dit tout simplement à Marcelle, en décrochant la toile :

— Cours vite porter cela aux Dodelaud ; explique-leur que j’ai réfléchi, que je laisse mes fleurs pour quatre louis ; ils vont te payer sur-le-champ ; cela nous tirera d’affaire pour le moment.

— Ne pourrais-tu envoyer Brigitte ? répliqua Marcelle.

À ce moment, l’amour était en elle comme une démence, comme une ivresse. Il lui semblait qu’elle baignait dans le feu, dans la lumière, dans le soleil, et que tout ce qui se passait en dehors de son cœur, tout ce qui n’était pas Nicolas, c’était la nuit, les ténèbres ; pire, c’était quelque chose d’infime et de méprisable. Jenny Fontœuvre était outrée. Jamais elle n’aurait soupçonné chez Marcelle un tel manque de cœur. Elle attrapa le tableau par le châssis et s’en fut elle-même chez les Dodelaud vendre pour quelques francs son œuvre préférée.

Cependant, toute une semaine, elle s’éreinta en ces courses continuelles de la rue d’Anvers au quai Malaquais. Madame Nugues l’aidait parfois dans ses veilles, mais le bébé empêchait qu’elle pût disposer de son temps. D’ailleurs son travail de catalogue l’occupait à la journée près de son mari, comme une artisane. Au premier argent qu’ils touchèrent, ils apportèrent du champagne à mademoiselle Arnaud, qui entrait en convalescence.

À ce moment, Marcelle avait tenu bon et n’était pas encore retournée rue Visconti. Aux Beaux-Arts, elle ne donnait pas un coup de pinceau. Elle était immobile à sa place, les yeux sur le modèle. Pourtant elle ne voyait rien ; elle pensait à Nicolas, elle l’appelait, le désirait, se disait qu’elle mourrait s’il ne l’aimait pas, Seldermeyer survenait, voyait cet accès de paresse, la malmenait ferme. Ou bien parfois sa voisine, la Russe, prononçait de sa voix musicale :

— Eh bien, Fontœuvre, vous êtes longue à travailler !

Oui, elle pensait à mourir. Vivre avec ce fardeau sur le cœur devenait un supplice. Au fond, elle espérait que Nicolas serait venu l’attendre à la sortie de l’École. Mais il n’avait pas fait un pas vers elle. Et elle goûtait d’avance la joie qu’il y aurait à se tuer sous ses yeux pour lui laisser un impérissable remords.

Un après-midi que madame Fontœuvre, exténuée, s’était couchée, Marcelle se décida enfin à se rendre chez Blanche Arnaud. Celle-ci, qui ne quittait pas encore son lit, manifesta une joie sans mesure à voir la jeune fille. Elle baisa ses longues mains maigriotes.

— Ah ! que vous êtes bons tous ! Ah ! que c’est délicieux de posséder de tels amis ! On me plaint, mais je suis heureuse, trop heureuse.

Marcelle nonchalamment s’assit près du lit et, sans écouter ce flux de paroles, observait cette femme mûre dont l’intimité lui dévoilait les derniers charmes. Elle examinait en leur nudité ces bras opulents, cette gorge pleine, et, dans les cheveux embroussaillés, ce visage animé où luisaient de grands yeux bruns, pleins de tendresse. Elle se demandait pourquoi cette Blanche Arnaud avait ainsi vieilli sans amour, et son égoïsme ne put retenir un cri :

— Oh ! c’est triste d’être seule. Moi, j’ai si peur de rester seule aussi !

— Toi, ma chérie, tu te marieras aisément, ta condition est bien différente de la mienne ; tu as tes parents, des relations, tu es fraîche et charmante.

Elle soupira, puis reprit :

— Toutes les femmes n’ont pas le même sort. Et elle était si émue que son attendrissement confinait à l’exaltation. Elle glissa bien vite aux épanchements.

— Ma petite Marcelle, tu n’es plus une enfant et je puis te dire à présent bien des choses. Marcelle, j’aurais pu n’être pas seule…

Ses paupières s’abaissèrent un instant ; sa poitrine se gonfla, et, après un petit silence, elle ajouta :

— On m’a aimée, Marcelle… on m’a aimée beaucoup.

Marcelle la regardait de ses yeux étonnés.

— Tu sais, ma petite, je n’ai jamais été bien jolie, mais j’ai eu vingt ans, et j’avais de la ligne, et mes premiers portraits, j’y mettais déjà toute mon âme. Je puis bien l’avouer, j’en ai fait de beaux. Et c’est ce jeune talent qui avait fait impression sur un grand peintre. Je ne te le nommerai pas, petite, car, un jour ou l’autre, tu le rencontreras aussi, et c’est un secret que cet amour qu’il eut pour moi.

— Vous ne l’aimiez pas, vous ? demanda Marcelle.

— Moi !… oh ! ma chérie !

Deux grosses larmes sortirent des yeux de la malade et roulèrent sur l’oreiller ; elle reprit :

— Moi je ne l’aimais pas ? Tiens ! aujourd’hui, faible comme je suis après ce jeûne de vingt-cinq jours, s’il entrait soudain, s’il arrivait ici, je crois que je mourrais.

— Eh bien alors ?

— Il n’était pas libre, Marcelle ; il avait une femme à laquelle il ne pouvait faire aucun reproche ; il m’aurait aimée clandestinement, en fraude ; je serais entrée avec lui dans cette boue de l’adultère dont on ne peut jamais se laver ensuite. Oh ! je n’ai pas voulu, je n’ai jamais voulu. Dieu ! que j’ai souffert, pourtant ! Mais j’ai mon Art.

Elle regardait peureusement cette grande fille. impassible qui, peut-être, dans l’orgueil de ses dix-sept ans victorieux, allait se moquer d’un si pauvre roman. Mais Marcelle ne pensait pas à l’ironie ; elle embrassait d’un regard la misère de cet atelier si lamentable, ce vaste grenier vitré, où de vieux meubles boiteux, des fauteuils usés jusqu’à la corde, des chaises vermoulues criaient la pauvreté navrante, où les admirables toiles des murs, elles-mêmes, étaient comme voilées par cette cendre grise qui semble répandue dans les logis sordides ; et à son esprit troublé, l’ensemble de ces choses attristantes devint l’appareil de l’austère vertu. Puis, avec une curiosité nerveuse qu’expliquait assez la fièvre de sa passion :

— Comme vous devez regretter aujourd’hui !

Mademoiselle Arnaud fit dans le lit un mouvement de doute, d’incertitude ; sa main grasse, mais exsangue, de malade, passa sur son front et elle finit par dire :

— Non, je ne regrette pas. Je suis en paix maintenant.

Mais cette paix qu’elle avouait avec mélancolie parut si abominable à Marcelle, qu’un peu d’émotion jaillit enfin du cœur de l’adolescente. Ses yeux devinrent humides ; elle embrassa Blanche Arnaud, puis n’eut plus qu’une idée : fuir, fuir ce logis de paix atroce, de paix sépulcrale. Non, elle ne voulait pas cette paix-là ; non, elle ne voulait pas mourir non plus. Ce qu’elle voulait, c’était vivre, connaître l’ivresse de l’amour, le paroxysme du bonheur ; c’était les bras de Nicolas pour s’y enfermer, la bouche de Nicolas pour la baiser, ses yeux pour y plonger les siens. Ses tempes battaient, ses oreilles bourdonnaient. Elle quitta brusquement Blanche Arnaud et se trouva, sans savoir comment, après avoir marché cinq minutes. en aveugle, oppressée, à bout de souffle, sur l’esplanade de Montmartre.

Une chaleur torride pesait sur Paris qui, en bas, fumait sous le soleil. La ville était noyée d’une buée fauve ; on aurait dit un lac de vapeur brûlante dont émergeait seulement là-bas, la coupole étincelante des Invalides. Et la température suffocante ayant fait le vide des promeneurs autour de la basilique, la frêle Marcelle était seule sur l’Esplanade embrasée, debout, contemplant à ses pieds la cité grise dont la rumeur sourde emplissait l’air. Elle se moquait du soleil, de l’atmosphère de fournaise, de la poussière qui lui entrait au yeux et aux narines. Une idée venait de la clouer sur place, frémissante jusqu’au vertige parmi cet océan indistinct des toits, il y avait un toit sous lequel, à cette minute précise, était Nicolas. Ses prunelles perçaient la brume, elle s’orientait. À force de fixer des points de repère, elle découvrit les tours de Saint-Sulpice semblables à deux colonnes trapues. Puis Notre-Dame se dessina vaguement, et Marcelle délimita le trajet de la rue Bonaparte, celui de la rue Visconti. Nicolas était là, à cette place certaine…

Comment ! Elle avait pu demeurer dix longues, dix affreuses journées si près de lui sans le revoir ! Aujourd’hui la seule pensée qu’en un point précis de cette immensité, au fond d’une chambre lumineuse, il travaillait en silence, la plongeait dans une extase.

Tout d’un coup, elle reprit sa course comme une hallucinée, descendit en hâte les escaliers. À la première station de voitures, elle prit un taxi-auto et donna l’adresse d’Houchemagne.

Ces dix jours sans sommeil, presque sans nourriture, l’avaient pâlie, et de plus, à cette minute, elle se transfigurait. Elle avait à ses lèvres minces un divin sourire, et ses yeux agrandis, angoissés par la passion, la rendaient parfaitement belle. Ce qu’elle faisait là, elle n’en savait rien ; elle allait à Nicolas, tout simplement, mais poussée par une telle puissance que rien au monde à ce moment ne l’aurait arrêtée. D’ailleurs, elle ne voyait aucun obstacle. Moralement, le chemin qui la menait à Nicolas était pour elle cent fois plus libre, plus uni, que les rues et les avenues ne l’étaient à la machine glissante et trépidante qui la précipitait vers l’homme qu’elle aimait. Elle sentait avec délices diminuer la distance. En traversant le boulevard, elle eut un petit choc au cœur ; elle en eut un second en passant la Seine ; elle arriva.

— Madame vient de sortir, lui dit la femme de chambre. Madame a reçu une dépêche et elle est allée au téléphone pour avoir des nouvelles de monsieur de Cléden qui se meurt ; mais monsieur est à l’atelier ; si mademoiselle veut, j’irai le chercher.

Marcelle répondit tranquillement :

— Inutile de le déranger. Il m’attend pour une leçon. C’est moi qui vais monter.

La domestique ne s’étonna point, et se retirant, lui laissa gravir l’escalier jusqu’à cet atelier mystérieux où personne encore, sauf les modèles d’Houchemagne, n’avait pénétré. Marcelle allait à petits pas légers et ne s’arrêta qu’à la porte.

C’était une porte à moulures grises, assez étroite ; Marcelle ferma les yeux, eut une lente aspiration, et très doucement, sans frapper, tourna le bouton.

L’atelier d’Houchemagne, du peintre fameux dans les deux continents, du génie le plus incontesté de l’heure, lui apparaissait, et elle eut une commotion de surprise : il était semblable à un vaste hangar aux murs blancs, sans un ornement, sans un bibelot, sans une tenture. Seules, quelques chaises de paille le meublaient, avec un pauvre poêle de faïence blanche et un pupitre de hêtre pour les cartons. Face au vitrage voilé de calicot, se dressait l’immense toile commencée où la composition s’accusait déjà en traits de fusain, et là-bas, au fond, devant un léger chevalet, Nicolas Houchemagne, debout, travaillait à son étude du Christ. Marcelle avait ouvert la porte si doucement qu’il ne s’était aperçu de rien. Elle demeura quelques secondes haletante, puis son désir l’emporta, un cri lui jaillit des entrailles : « Nicolas ! » et elle courut à lui.

Il se retourna et la vit traverser l’atelier, si nouvelle, si transformée qu’il la reconnut à peine. Puis elle s’arrêta devant lui sans une parole, le regardant.

Alors lui, qui depuis une semaine, dans le secret de sa conscience scrupuleuse, repoussait d’instinct l’image obsédante de cette petite fille, trouvant insolite et inquiétant l’intérêt qu’il prenait à sa personne, sentit le trouble qu’elle lui causait se préciser soudainement. Ce fut une illumination. Depuis un temps indéterminé, depuis surtout ce soir où ils s’étaient promenés ensemble sous les platanes du quai Malaquais, elle était entrée en lui, il la portait vivante. Il s’efforça de se maîtriser pour lui demander sévèrement :

— Que voulez-vous, Marcelle ?

Elle leva sur lui un regard si misérable, si suppliant, que tout le sang-froid de Nicolas l’abandonna. Il lui prit les mains, l’attira vers lui, disant avec douceur :

— Vous avez peur que je vous gronde, petite Marcelle, pour avoir violé la consigne et forcé ma porte ; vous tremblez ; mais je ne vous gronderai pas. C’est moi qui étais bien sot de vous refuser ce plaisir. Vous avez bien fait de venir. Ne craignez plus ; je ne suis pas si méchant ; je vous montrerai tout ici.

Elle répliqua, la gorge serrée :

— Laissez-moi m’asseoir un moment près de vous, sans rien dire ; je n’ai plus… je n’ai plus de forces…

Il courut lui chercher une des chaises de paille où elle se laissa tomber. Elle ferma les yeux, et lui demeura debout devant elle, effrayé, la croyant souffrante, se retenant de l’embrasser comme on embrasse un petit enfant malade.

Et, pour la seconde fois, un éclair de lucidité traversa son âme. Il se redressa, eut un regard fier d’artiste puissant sur ces murs de chaux où s’accrochaient son Sphinx, son Taureau ailé, le Centaure ; où l’on voyait les merveilleuses ébauches du triptyque de Saint François, où la Multiplication des Pains, colossale, s’esquissait triomphalement, annonçant déjà l’œuvre maîtresse, la plénitude du talent ; et il se retrouvait bien étonné d’apercevoir dans ce repaire de travail, d’où il avait farouchement chassé tous les intimes, cette frêle forme de jeune fille si humble, si craintive.

En cette adolescente qui le désarmait, l’attendrissait, sommeillait pourtant la bête féminine inconsciente et terrible qu’il ne connaissait pas, dont il ne pouvait ni se méfier, ni se garder. Seule une alarme obscure l’avertissait du péril, mais de quelle voix lointaine et sourde !

— Nicolas, murmurait Marcelle, si je mourais, auriez-vous un peu de chagrin ?

— Mourir ! répéta-t-il angoissé, vous parlez de mourir ; mais vous êtes la santé même. Mourir ! vous voudriez mourir ?

Elle ne répondit pas de tout un instant, accablée. Il souffrait de sa souffrance. De nouveau, il lui prit les mains et les caressa dans un trouble extrême. Alors elle se mit debout, et avec un soupir déchirant, les yeux dans ses yeux :

— Vous ne me comprenez pas ?… non ?…

— Ah ! Marcelle ! dit Nicolas en se détournant, que va-t-il arriver de nous ?

Elle s’abattit dans ses bras en sanglotant, et ils s’enlacèrent en pleurant ensemble. Ce fut Houchemagne qui se reprit le premier et la repoussa.

— Nous ne pouvons pas nous aimer, Marcelle, ce serait abominable ; je ne suis pas libre, moi ; pensez à Jeanne. N’attendons pas que ce sentiment mauvais nous envahisse ; il est temps encore de réagir.

— Réagir ! fit-elle, en se redressant. Réagir ! mais votre amour c’est ma vie ! Cesser de vous aimer, Nicolas ? Mais vous ne voyez donc pas ce qui se passe en moi ? Je ne suis plus rien qu’une chose qui vous aime.

Il tomba à genoux devant elle en se bouchant les yeux et les oreilles.

— Ayez pitié de moi, taisez-vous, ne voyez-vous pas que moi aussi, moi aussi… Et je ne peux pas, pourtant, je ne veux pas !

Marcelle prononça :

— C’est pour cela que je veux mourir.

Alors, il a reprit dans ses bras, saisi d’une inquiétude folle. Non, ce n’était pas vrai, n’est-ce pas ; elle ne se tuerait pas ? Mais, plus il la regardait, plus il comprenait que cette fille taciturne et volontaire pouvait accomplir tout ce qu’elle aurait décidé. Elle disait :

— Croyez-vous que j’aurais peur ? La mort, je m’en moque. Vivre sans votre amour ! ah ! non, non. Bien d’autres qui ne me valaient pas ont eu la minute de courage nécessaire, je l’aurai, allez Nicolas !

Et il vit que c’était sûr, qu’elle ferait comme elle aurait dit, qu’en le quittant, elle courrait à la Seine. Alors, des sentiments désordonnés le bouleversèrent une pitié violente, une admiration pour cette frêle enfant virile, et un désir de disputer à la mort ce corps mystérieux de vierge. Il la prit au poignet :

— Non, reste, je ne veux pas que tu meures ; je t’aimerai. J’aime Jeanne, je t’aimerai aussi. Ce se sera ignoble, mais tu vivras.

Elle redevint farouche :

— Je veux être aimée seule. Cousine Jeanne ne sait pas t’aimer ; je serai ton amante, ta seule amante. Tu ne peux pas comprendre ce que je suis ; personne ne m’a connue. J’ai plus de cent vies en moi. Mon aspect est un mensonge ; tu ne sais pas ce que je puis aimer. Tiens, je n’ai à te dire qu’une chose, mon amour est le frère de ton génie, il l’égale. Cousine Jeanne, je…

Elle s’arrêta net, pour dissimuler l’expression de haine qu’avait prise soudain son regard. Nicolas, tremblant, l’écoutait et l’admirait, dominé peu à peu par la femme toute-puissante qu’était cette prétendue petite fille.

— Tu seras la seule, mais promets-moi que tu vivras.

— Avec ton amour ! Ah ! si je vivrai, Nicolas ! Et elle le couvrait de baisers enfantins, mêlant son ignorance et sa passion dans son impudeur. Un bruit dans la maison la fit sursauter ; il la repoussa :

— Arrête… si c’était Jeanne, que ferions-nous ?

Puis aussitôt revenant à lui, et avec une amertume qui le crispait tout entier.

— Tu vois, tu vois où nous en sommes, se cacher ainsi, quelle abjection, quelle honte ! Va-t’en, laisse-moi, je n’ai pas le droit de t’aimer. C’est atroce de trahir Jeanne.

— Ta femme, reprit-elle toute frémissante, c’est moi.

Alors, il perdit la tête tout à fait. Marcelle n’était plus l’enfant inaccessible dont un homme délicat ne s’approche qu’avec respect, avec timidité, avec retenue ; l’enfant virginale gardée par la fraîcheur même de son âme ; c’était une force implacable de la nature, une puissance physique qui l’aspirait irrésistiblement, la bête fascinatrice dont il devenait la proie. Sa figure même était changée ; en une heure, sous l’orage physiologique de cette passion, elle avait atteint à la beauté parfaite, avec son col superbe, et ce nez admirable d’une longue ligne droite, qui parachevait sa physionomie hermétique. Son mystère affolait Nicolas. Encore une minute et les scrupules de cet homme très pur furent comme des oiseaux étouffés qui crient encore un peu, puis dont la voix diminue, s’éteint et meurt dans le silence…

Quand, après une heure, glaciale, impassible plus que jamais, Marcelle quitta l’atelier d’Houchemagne, ils étaient liés l’un à l’autre par l’indissoluble lien de l’amour.

Nicolas Houchemagne était resté debout au milieu de l’atelier, immobile, les bras croisés, sans un geste, sans un regard. Il sentait que des ruines croulaient toujours en lui, que sa vie morale continuait de s’effondrer, que tout s’engloutissait dans le cataclysme. Et cependant, il vivait. Il vivait plus que jamais ; les ruines étaient en feu, et le brasier flambait.

C’était fini, il était tombé vulgairement comme les autres ; fini de s’estimer, fini de travailler dans la paix, fini d’exister sereinement dans l’intimité de Jeanne, fini de cette vie laborieuse et simple que, jusqu’à trente-six ans, il avait menée, gardant, en dépit de son génie, une sorte d’enfance intérieure. Il n’était plus lui-même ; un homme méprisable venait de naître en lui, qui lui serait désormais à charge jusqu’à la mort.

Enfin, ce qu’il attendait se fit entendre ; un bruit de pas légers dans l’escalier le retour de Jeanne.

Elle ouvrit la porte, elle entra les yeux rougis et gonflés. L’immobilité singulière de Nicolas, debout au milieu de l’atelier, elle l’attribua à une certaine anxiété qu’il aurait eue, la sachant en conversation avec le château de Cléden.

Mon pauvre Nicolas, fit-elle en retenant ses larmes, je m’en doutais, mon père est perdu. Nicolas hésita, puis se maîtrisant :

— Veux-tu que nous partions dès ce soir ?

Elle releva sa voilette et son admirable beauté apparut défaite par la douleur qu’elle endurait ; mais il y avait dans sa peine tant de douceur, tant de résignation et de tendresse, qu’ainsi, elle charmait encore davantage. Elle répéta :

— Que nous partions ? Mais, Nicolas, tu ne peux m’accompagner, j’irai seule.

— Comment ! je n’irai pas avec toi ?

Elle s’approcha de lui, et, brisée par le chagrin, elle eut cependant assez de force pour se redresser, pour reprendre son rôle d’inspiratrice, pour dire en l’enlaçant :

— Je sais que tu ne peux quitter ton œuvre à cette heure, mon Nicolas ; c’est l’instant le plus délicat, le plus difficile et aussi le plus décisif de ta crise d’artiste. Tu comprends, moi, je sens et je suis toutes les phases de ta création. Aujourd’hui, tu es à la veille de parfaire ta figure du Sauveur, qui sera le chef-d’œuvre de ta vie ; je sais que tu l’as en toi, qu’elle vient au jour de minute en minute, que demain, peut-être elle sera là, vivante, pour la joie éternelle du Monde, et moi, une pauvre femme qui souffre comme tant d’autres, j’exigerais que, pour ma consolation. particulière, tu compromisses ton œuvre en allant ressentir d’atroces émotions ? Non, Nicolas, tu resteras à ton chevalet en pensant à moi.

— Il faut que je parte avec toi, balbutia Houchemagne d’une voix sourde. Je ne puis t’abandonner, ma pauvre Jeanne.

À ce mot de compassion, la jeune femme cessa de se contenir ; ses larmes jaillirent à flots, elle se mit à parler avec une abondance désolée de son père, de son enfance, des soins qu’il lui donnait, si maternels, si surprenants chez un homme. Elle rappelait tous ses souvenirs : il l’avait veillée treize nuits, lors d’une scarlatine. L’hiver, il se privait des soirées auxquelles il était invité pour ne pas la laisser seule au château. Ah ! les promenades exquises qu’ils faisaient au printemps. Mon Dieu ! comme il l’avait chérie ! Et elle se tordait les mains.

— Je pars avec toi, reprenait Nicolas, il faut que je parte.

Alors, elle le mena devant le chevalet où l’image du Christ se dressait déjà au trait noir, si troublante.

— Ma consolation, dit-elle en pleurant, ce sera ta gloire, ce sera le succès de ce tableau. Cela me sera bon au retour, quand je te reviendrai meurtrie, de goûter la beauté de ton œuvre. Je suis forte, tu sais, je saurai souffrir.

— Ma pauvre Jeanne ! ma pauvre Jeanne ! répétait-il en la contemplant d’un regard étrange.

Quand elle eut fait en hâte, avec sa femme de chambre, les préparatifs de départ, elle vit Nicolas accourir à elle avec une sorte d’effarement. Il venait de passer une heure seul, dans l’obscurité de son atelier ; l’ivresse de sa faute se dissipait, la honte lui montait du fond de l’âme, et il se sentait si faible qu’il cherchait un appui.

— Jeanne, ma bonne Jeanne, suppliait-il, emmène-moi, il faut que tu m’emmènes ; je ne peux pas rester tout seul ici.

À ces mots, elle crut à un accès de découragement, à une lassitude ; elle se mit à l’exhorter, à lui montrer la réussite proche, et elle évoquait la toile avec tous ses personnages, grouillante de foule, palpitante de vie, radieuse de divinité. Et Nicolas qui, depuis huit années, s’exaltait à ces sortes de discours, s’y enflammait, y retrouvait toujours l’excitation nécessaire, s’irrita aujourd’hui de les entendre résonner à faux, de trouver Jeanne si incompréhensive, si loin de la vérité. Il lui en voulait de ne pas deviner la trahison, de ne pas le sauver du péril. Il la comparait à l’autre. Jeanne aussi jadis s’était offerte à lui. « Je suis la servante de votre génie », lui avait-elle dit suavement. Mais Marcelle était venue, enfantine et passionnée, l’abreuver, d’un coup, du plus impétueux amour. Ah ! qu’il était pâle et insipide aujourd’hui, l’amour angélique de l’inspiratrice ! Et encore c’était elle qui refusait de le sauver, qui le rejetait à l’autre.

— Soit, fit-il, je reste.

Le lendemain, bien que Marcelle et Nicolas ne se fussent donné aucun rendez-vous, il sortit de bonne heure pour la rencontrer dans la rue. À huit heures et demie, il la vit déboucher de la porte cochère, longer la vitrine des Dodelaud, sourire en l’apercevant. Ah ! que ce sourire lui fut délicieux ! Il y retrouvait tout le goût de son amour et la fraîcheur de fleur de son enfantine maîtresse. Était-ce donc vrai qu’à trente-six ans, en pleine maturité, il était aimé de cette adolescente ?

Leurs mains s’étreignirent ; ils ne se dirent. rien et marchèrent côte à côte jusqu’à l’entrée des Beaux-Arts. Arrivés là, Marcelle demanda seulement :

-Allons jusqu’à la porte de la rue Bonaparte.

Ils tournèrent le coin du quai, s’engagèrent dans l’étroite rue. Bientôt les grilles de l’École apparurent avec sa cour profonde, ses fragments d’architecture délicate, ses portiques parmi la verdure. Mais là Nicolas, retenant Marcelle, dit à son tour :

— Viens, Jeanne est partie, nous serons seuls.

Et elle le suivit de cet air béatifique qui la rendait méconnaissable.

Quand ils se retrouvèrent encore une fois en tête à tête dans le grand atelier inondé de lumière, Nicolas prit Marcelle dans ses bras.

— Maintenant que je suis à toi, lui dit-il avec une ferveur qui faisait trembler sa voix, il faut que je te livre tout le secret de ma vie d’artiste ; tu me verras travailler comme tu l’as désiré, Marcelle : tu connaîtras mes transes et mes joies ; tu connaîtras mon œuvre informe et imparfaite ; je t’associerai à mes rêves.

Puis la serrant avec un frémissement fou :

— Et tu auras un grand talent ; je veux que tu sois une divine artiste. Tout ce que je sens, je le ferai passer en toi. Tu es en même temps mon amante et mon élève, Marcelle.

Elle répondit :

— Je ne voudrais plus d’autre maître que toi.

Alors il la mena devant l’immense esquisse où les silhouettes se découpaient en noir sur la toile blanche. Là, il se mit à conter le sujet de son tableau. À gauche, sur une pente gazonnée, s’était répandue la foule, tout entière orientée vers Jésus, suspendue à ses lèvres. Au premier plan, un peu à gauche, se tenait le Sauveur avec ses disciples. Tous ces pauvres gens mouraient de faim, et ils n’y pensaient même pas. Heureusement que le Sauveur veillait sur eux. Et c’était cette sollicitude adorable, ce mystère, dont Nicolas avait voulu faire l’âme de son tableau.

— Connais-tu cet évangile, Marcelle ? demanda-t-il.

— Non, dit Marcelle, je ne le connais pas.

Il eut une sensation subtile et étrange : qu’elle était d’une autre race que lui, parlait une autre langue ; mais ce ne fut que fugitif, et il ouvrit les cartons pour étaler par terre les innombrables études préparatoires. Tous deux s’agenouillèrent, et devant les yeux de Marcelle passèrent d’admirables dessins où la maîtrise d’Houchemagne s’accusait dans chaque trait. C’était Philippe, André, c’étaient des têtes de femmes extasiées, puis la foule. C’était aussi le petit enfant qui avait cinq pains d’orge et deux poissons, c’étaient des morceaux de draperie pour la tunique du Christ. Enfin, c’étaient des paysages.

Marcelle était saisie d’admiration. Puis elle voulut revoir le Sphinx, le Centaure. Elle allait, s’arrêtant à chaque toile, parcourant des yeux la grande pièce sévère :

— Je l’adore tel qu’il est, l’atelier de ton génie, dit-elle soudain. Certes, je ne me le figurais pas si dénudé, et quand il m’est apparu hier, j’ai eu, je t’assure, une singulière émotion ; mais tu m’y sembles plus grand, plus beau…

Et l’enlaçant presque avec violence :

— Et puis, ce sera le sanctuaire où nous nous aimerons, n’est-ce pas ?

Nicolas eut un sursaut qui le dégagea. Ses yeux étonnés se fixèrent sur Marcelle.

— Nous aimer ici ! Oh ! y penses-tu ? Mais ce n’est pas possible, ma pauvre chérie. Tu crois que je pourrai travailler, reprendre mon œuvre, la revoir en face, quand le souvenir de nos baisers flottera encore entre ces murs ? Nous aimer ici, dans cette pièce où il n’y a jamais eu que mon art et moi, où je n’ai même pas introduit une idée étrangère !

Sa voix commençait à trembler ; il poursuivit :

— Nous aimer ici, ma pauvre petite ! Tu n’as donc pas compris que nous sommes deux malheureux, que notre amour est odieux, qu’une honte est dans toutes nos caresses ! Marcelle, j’ai trahi la femme à qui je devais tout, oui, mon talent et mon bonheur, je devais tout à Jeanne, et je me suis repris à elle qui me chérit toujours avec la même générosité, la même bonté, la même tendresse. Ah ! je t’aime, oui, je suis à toi pour toujours ; mais je suis tombé, je suis tombé plus bas que personne, et je me méprise, je me hais. Nous avons fait le mal, Marcelle, notre amour est maudit, et il faut le cacher, il ne faut pas que mon œuvre le voie !

Il eut un sanglot déchirant et s’abattit par terre, au pied du chevalet où, sur la toile blanche, la figure divine s’esquissait, majestueuse. De longs soubresauts soulevaient ses épaules ; il pleurait en criant :

— Ah ! Marcelle, qu’avons-nous fait ! qu’avons-nous fait !

Mais elle, droite et sévère, un léger tremblement aux lèvres, et d’une voix qu’une secrète colère altérait :

— Odieux, maudit, notre amour ? Je me demande pourquoi. Quel mal faisons-nous ? Cousine Jeanne ne pourra jamais savoir et n’aura nul chagrin ; alors ? C’est bon de s’aimer. Si tu m’avais repoussée, je serais morte à présent.

Et, s’agenouillant tout près de lui pour le reprendre, elle ajouta plus doucement :

— Comment peux-tu trouver une honte à notre tendresse !

Il la contempla longuement, et de nouveau l’attirant dans ses bras :

— Ma pauvre petite fille, c’est moi seul qui suis coupable ; toi, tu ne savais pas ; tu me faisais le don de ton amour comme un petit enfant offre son sourire. C’est moi, l’homme conscient et averti, qui ai seul péché. Tu es pour moi au-dessus de toutes les femmes ; pour que tu sois heureuse, je consens à n’être toute ma vie qu’un misérable.

— Tu me reprocheras souvent notre pauvre amour…

— Non, Marcelle, jamais ; je souffrirai seul.

— Si je suis venue te faire souffrir, autant disparaître. Veux-tu ?… dis un mot, ce ne sera pas long.

Alors il eut une frénésie de passion pour la retenir. La perdre après l’avoir serrée dans ses bras, après avoir goûté son amour ? Ah ! toutes les tortures morales, oui ; mais que jusqu’à la fin il pût conserver au moins sa présence, ses baisers, la bienheureuse folie de s’aimer si fort !

Dès ce jour-là, Nicolas décida qu’il chercherait deux jolies chambres dont ils feraient le logis de leur amour. L’atelier serait réservé aux leçons d’art, à ces causeries où il reforgerait le talent de Marcelle. Et pendant que la jeune fille, à l’heure de la sortie de l’École, regagnait le quai Malaquais, lui, s’en alla au hasard des rues, guettant les écriteaux appendus aux façades, faisant avec accablement ce premier pas dans le chemin tortueux et clandestin de l’adultère.

Lorsque Marcelle rentra pour déjeuner, une grande nouvelle avait bouleversé la maison. Hélène revenait. Elle revenait au foyer paternel à dix-neuf ans, avec l’âme inconnue que lui avait pétrie avec tant de soins, tant de zèle, tant de sagesse traditionnelle, la sainte madame Trousseline. Paris lui était maintenant nécessaire pour ses études ; elle devait y commencer son stage et s’inscrire pour l’année scolaire à l’École de Pharmacie, et ce n’était pas trop tôt que de chercher dès maintenant l’officine autorisée où elle s’initierait à la pratique du métier choisi. Les Fontœuvre. éprouvaient de ce retour une émotion extraordinaire.

— Es-tu contente, Marcelle ? questionna Jenny Fontœuvre au déjeuner. On ne sait jamais ce que tu penses.

— Que sais-je, moi ! fit Marcelle ; à peine si je connais Hélène. C’est une étrangère que je ne demande qu’à aimer. Voilà tout.

— Qu’est-ce que Marcelle a donc de changé ? dit alors François en dévisageant sa sœur.

— Tu me trouves laide ?

— Non, au contraire.

Le père et la mère, à leur tour, observèrent Marcelle. À la vérité, ils ne s’étaient pas aperçus qu’elle devint si jolie.

— On m’a toujours tant répété que j’étais affreuse, dit Marcelle amèrement.

Madame Fontœuvre ajouta seulement :

— Hélène aussi, nous la trouverons transformée.

La pauvre Fontœuvre avait trop de soucis pour s’occuper beaucoup du physique ni du moral de sa fille : le loyer, les fournisseurs, François qui commençait à faire des dettes, c’était beaucoup pour son esprit léger que l’idée d’une toile, la façon de traiter un fond, de disposer des fleurs dans une corbeille suffisaient à absorber. Elle parvenait toujours à se tirer d’affaire. Les Dodelaud, ou les fils Vaugon-Denis, plaçaient de temps en temps un tableau du ménage, ou bien, de-ci, de-là, procuraient un portrait. Mais après combien d’angoisses arrivaient les cinq cents francs nécessaires ! François gagnait maintenant cinq louis par mois chez un architecte ami de son père. Mais, au printemps, il avait saigné ses parents pour offrir à la comtesse Oliviera un voyage en Suisse qu’elle s’était butée à obtenir de lui. Il lui restait attaché par faiblesse, par veulerie, suivant ses caprices avec une sorte d’écœurement. Et la vieille Juliette Angeloup, qui se complaisait à cette fade idylle, disait avec délice à Jenny Fontœuvre, lorsque sa fille avait entraîné le malheureux garçon dans quelque extravagance :

— Eh bien ! voilà que les enfants ont encore fait des folies.

Jenny souriait, par complaisance. Cette maîtresse détraquée ne lui convenait guère pour son fils, d’autant moins qu’elle ne lui trouvait ni esprit ni cœur. Mais c’était ainsi. Qu’y faire ?

Hélène arriva de Saintes le lendemain, les paupières encore rougies d’avoir quitté la chère grand’mère. C’était une belle grande fille aux yeux noirs qui ressemblait à son père. Marcelle et sa mère trouvèrent qu’elle avait extrêmement bonne mine, mais que sa toilette datait un peu. Elle portait une de ces robes provinciales si bien cousues qu’on ne peut ni les déformer, ni les user, et qu’il faut bien mettre deux années de suite, tant elles gardent bonne façon. Sa fraîcheur faisait ressortir la pâleur parisienne de la maigriote Marcelle.

— Tu es bachelière, toi, lui dit François, tu as de la veine.

— C’est bien, cela, ma petite Hélène, ajouta Pierre Fontœuvre, d’être une femme savante et d’avoir gardé ta simplicité de jeune fille.

— La belle affaire aujourd’hui d’être bachelière ! reprit Hélène avec un bon rire.

Elle devait occuper l’étroit cabinet où couchait madame Trousseline lors de ses voyages à Paris. Elle passa tout un jour à y ranger, avec tant d’ordre, ses bibelots et ses livres, qu’elle trouva de la place pour tout et qu’on aurait dit une véritable chambre. Ce qui ravissait les parents, c’était cette aisance avec laquelle on la voyait passer des occupations féminines les plus vulgaires aux soucis de sa carrière. Elle faisait l’étonnement de Pierre Fontœuvre lorsqu’elle expliquait son plan : trouver, son stage une fois fait, un emploi dans une grande pharmacie parisienne, et y continuer ses études tout en gagnant sa vie, ce qui serait un tour de force, étant donné la fréquence des cours, mais ne l’effrayait pas. Puis bientôt elle quittait la causerie familiale pour aller retrouver Brigitte. Elle tenait de madame Trousseline une foule de vieilles recettes culinaires, des secrets de province pour conserver les fruits, fabriquer des liqueurs, et confectionner mille bonnes choses. Quand la blanchisseuse rapporta le linge, elle entreprit de le visiter.

Le premier jour, les deux sœurs s’observèrent en silence, curieuses l’une de l’autre et se tenant pourtant sur la réserve comme deux femmes qui s’ignorent mutuellement. Mais dès le lendemain, Hélène, qui pressentait en Marcelle une jeune fille totalement différente d’elle-même et comme un monde nouveau où il lui tardait de pénétrer, commença de se livrer personnellement pour obtenir des confidences. Elle parla de Saintes, des histoires de la ville, puis de sa propre enfance, et même du goût qu’elle avait eu, à seize ans, pour un jeune docteur dont elle avait attendu vainement une demande en mariage. Mais Marcelle, qui n’était à la maison qu’un corps sans âme, toujours absente, ne pensant qu’à Nicolas, écoutait sa sœur avec indifférence, répondait par des mots distraits, plus impénétrable et taciturne que jamais.

— Voudrais-tu te marier ? lui demanda Hélène ingénument.

— Moi ! répondit Marcelle avec un frémissement de tout son être, je ne me marierai jamais. Ce jour-là, Houchemagne venait dîner chez les Fontœuvre. Il arriva très ému. Un télégramme lui avait appris la mort de M. de Cléden. Les Fontœuvre connaissaient peu cet oncle très casanier, qu’on ne voyait qu’à de rares intervalles ; mais ils aimaient tendrement la charmante Jeanne et s’affligeaient de son deuil. Jenny insinua même :

— Comme elle doit souffrir, seule, là-bas !…

Et Houchemagne, qui, resté sous le prétexte de son travail, n’avait pas, depuis le départ de sa femme, touché une brosse, n’osa pas se disculper. Il répondit seulement :

— Oui, elle doit souffrir…

Hélène et sa mère se mirent à discuter les questions du deuil. Marcelle, pour un conseil professionnel, entraîna Nicolas à l’autre bout de l’atelier.

— Ta femme va rester plusieurs jours là-bas, je pense. Nous aurons le temps de faire notre nid, hein ?

— Oh ! ne dis pas cela ! supplia l’artiste ; pense à sa douleur.

— Tu l’aimes encore ; je la déteste.

Elle le regardait, en parlant, jusqu’au fond de l’âme ; il en frissonna, et aussitôt un cri d’amour fut sur ses lèvres ; il ne se réprima qu’avec peine, en observant que, là-bas, Hélène s’était tue et les regardait.

Au dîner, qu’une tristesse assombrissait, on parlait peu, quand Marcelle, souverainement heureuse et incapable de jouer un chagrin qu’elle était si loin de ressentir, étonna tout le monde en prenant la parole.

— Tu sais, dit-elle à son père, je ne serai décidément pas de ton école. C’est Nicolas qui est dans le vrai ; c’est lui que je veux suivre ; il sera mon maître.

— Et l’atelier, et Seldermeyer ? s’écria Jenny Fontœuvre, effrayée.

— Je ne demande pas mieux, répondit Houchemagne, que de donner des conseils à Marcelle. Mais il serait bon qu’elle continuât ses cours. Seldermeyer est un excellent patron pour la technique et il faut avant tout que Marcelle possède un solide métier.

Elle soupira. Ils brûlaient l’un et l’autre de s’appartenir entièrement, même dans l’art. Il était jaloux de l’enseignement d’un autre ; elle réprouvait le moindre avis qui ne tombait pas des lèvres de Nicolas. Mais les cours des Beaux-Arts étaient nécessaires à leur mensonge. Quant au pauvre Fontœuvre, il répondit avec une amertume que Marcelle ne remarqua même pas ;

— Tu es bien libre, ma petite, tu es bien libre. Houchemagne, ce soir-là, partit fort tard. Il ne pouvait se résoudre à quitter Marcelle. Il trouva le moyen de lui glisser à l’oreille qu’il l’attendrait le lendemain, à l’heure du cours. C’était pour la conduire à l’appartement qui devait abriter leurs rencontres. Mais jusque-là, que ferait-il ? Un devoir, qu’il trouvait abominable, s’imposait à lui : écrire à Jeanne une lettre affectueuse, la tromper à chacun de ses mots, jouer une tendresse qu’il n’avait plus. La pitié, un respect presque religieux pour cette admirable femme, une sourde colère contre ses droits d’épouse, un contre-coup de la haine que Marcelle éprouvait pour elle, tous ces sentiments luttaient en lui, le martyrisaient. En rentrant chez lui, il se mit à son écritoire, et déchira coup sur coup deux lettres trop aimantes, dont il trouvait l’hypocrisie indigne de lui. Le regret incessant qu’il avait de Marcelle, dès qu’il ne jouissait plus de sa présence, l’empêchait de dormir et rendait ses nuits pénibles. Plutôt que de se coucher, il monta à son atelier, l’éclaira et vint s’arrêter devant son tableau.

La toile demeurait toujours ce qu’elle était. cinq jours auparavant, quand Jeanne était partie. Il n’avait pas non plus ajouté un trait à son étude du Christ. Comment, au retour de sa femme, expliquerait-il son oisiveté ? Il essaya de se recueillir. Dans le mystère de cette nuit silencieuse, — il était environ une heure du matin, — il lui semblait que le désordre de sa vie intérieure allait s’apaiser, que les pures idées si nettes, si calmes, d’autrefois, l’illumineraient de nouveau. Et il se prenait le front à deux mains ; mais sa conception même le fuyait. Il ne pouvait plus avoir d’autre souvenir que celui de Marcelle. Toujours il voyait apparaître le délicat visage hermétique à la minute précise où le sourire en détendait les traits, en livrait le mystère. C’était comme une hallucination. Il lui semblait qu’en avançant la main, il aurait touché Marcelle.

Alors il supputait les jours. Encore une semaine et, les funèbres cérémonies terminées, Jeanne reviendrait. Il avait le temps, en donnant un effort excessif, de parachever son Christ pour montrer à sa femme un travail en apparence normal. Et il reprit son fusain pour ajouter, dès cette nuit, quelques traits à la silhouette encore indécise. Mais les préoccupations de l’appartement choisi la veille l’assaillirent. C’étaient, dans une maison neuve, derrière le Panthéon, deux grandes pièces blanches au rez-de-chaussée, où les amants se leurreraient de leur union illusoire. À prix d’or, il avait obtenu d’un tapissier que ce logement fût prêt le lendemain. Le serait-il ? Marcelle trouverait-elle, en arrivant, la douceur, le bien-être qu’il désirait ? Aussitôt, l’espoir de cette première rencontre, de cette matinée d’ivresse dans ce logis immaculé, lui donna un battement de cœur. Ses bras s’ouvrirent. Il se surprit à prononcer des mots de tendresse. Et à ce moment, debout devant sa toile, il vit enfin ce grand dessin noir, ce Christ si pur, si compatissant qui était son œuvre, qu’il avait créé dans la sérénité, quelques jours plus tôt. Un désespoir le prit ; il jeta le fusain qui se brisa, et s’abattit sur une chaise, si torturé de l’horreur de lui-même, qu’il lui semblait ne pouvoir continuer à vivre.

Quand ils arrivèrent rue de l’Arbalète le lendemain, ils ne furent pas seuls des ouvriers posaient, aux grandes fenêtres, les rideaux de mousseline blanche qu’il avait voulus pour accentuer en ces deux pièces le caractère virginal de jeunesse dont il voulait envelopper toujours son enfantine maîtresse. Elle exultait, admirait tout, pleurait de joie. Mais Nicolas venait d’être serré au cœur par une atroce pensée, en voyant travailler les ouvriers, en entendant planter les derniers clous. Tout ce luxe qu’il avait choisi pour Marcelle, ces tapis de Perse si clairs, si coûteux, ces tables laquées qu’il avait exigées d’un xvi siècle authentique, ces délicats fauteuils recouverts de brocart blanc, ce lit copié sur celui de Trianon, et qui était une folie, ce n’étaient pas ses minces ressources d’artiste désintéressé qui les solderaient. Lui qui, sans besoins personnels, s’était livré à son art ingénument, en dehors du moindre souci d’argent, lui qui, des mois entiers, s’absorbait dans l’exécution de grandes toiles invendables, sûr de n’en tirer jamais un profit matériel, et qui, de ce fait, ne possédait strictement rien en propre, venait de s’engager sans calculer en des prodigalités qu’il ne pouvait même apprécier. Comment admettre que la fortune de Jeanne les supporterait ? Mais comment s’acquitter autrement de ses dettes ? Et de nouveau toute la lie de son trouble bonheur lui remontait aux lèvres.

— Ah ! que je suis heureuse ! que je suis heureuse ! répétait Marcelle, extasiée.

Dès qu’ils furent libres, elle courut à lui les bras ouverts ; mais lui, tout frémissant et caressant seulement ses mains :

— Si tu voulais, aujourd’hui tu serais seulement ma petite fille, une petite fille douce et docile comme tu sais l’être et avec qui je causerais paisiblement. Notre pauvre vie amoureuse commence, Marcelle, douloureuse, misérable d’être si coupable ; pourtant, il faut que nous l’ordonnions pour le moindre mal, que nous ne ménagions pas les sacrifices qui purifient ; il faut que Jeanne ne souffre pas ; il faut que nous sachions quelquefois nous sevrer l’un de l’autre pour qu’elle puisse conserver l’ignorance de son abandon. Veux-tu ?

Marcelle se redressa, toute blême.

— Est-ce que moi je ne souffre pas par elle ? Si tu ne lui étais pas lié, est-ce que je ne t’aurais pas tout entier, à la face du monde ? Pense que tu m’aimes, toi le plus grand artiste du siècle, et que je n’ai même pas l’orgueil de le dire à cause de cette femme ! Ne serait-ce pas son tour de souffrir ? Tiens, pour me venger d’elle, je voudrais presque qu’elle nous surprit, qu’elle comprît bien que ta vraie, ta seule amante désormais, c’est moi !

Et Nicolas malgré lui, en serrant Marcelle contre son cœur, éprouvait un désir semblable qui l’épouvantait.

— Ma chérie, je t’en prie, rachetons un peu de notre faute par un effort sur nous-mêmes. Si tu voulais, avant le retour de Jeanne, nous ne nous verrions plus et je tâcherais de travailler pour qu’elle ne s’inquiétât pas d’une inexplicable inaction, pour qu’elle trouvât, dans la progression de mon œuvre, une compensation à ses peines.

Marcelle le regardait fixement.

— Comme tu es bon, toi ! finit-elle par dire avec une sorte d’envie.

C’était donc décidé, durant la semaine entière ils se priveraient de toute rencontre. Elle en venait, par servilité féminine, à accepter, sans rien. y comprendre, cette loi du sacrifice que son amant lui imposait. Lui comptait non seulement utiliser cette séparation pour son œuvre, mais se plonger dans cette souffrance avec tout l’élan de sa nature mystique, comme s’il devait laisser, au fond du bain douloureux, la honte de son adultère.

D’ailleurs, dès ce matin-là il trouva sa récompense. Il put écrire à Jeanne une lettre débordante de pitié, une lettre sincère, jaillie de son cœur, qui, une fois partie, lui laissa un peu d’apaisement. Et remontant alors à son atelier, il retourna aux esquisses qu’il avait faites d’après des modèles divers un jeune Grec, entre autres, fourni par Vaupalier, et un vieil Italien familier des Beaux-Arts. En deux heures, avec sa facilité coutumière, il eut construit, de son dessin à la fois ferme et doux, une tête de Christ définitive. Sa nuit fut longue, sans sommeil, hantée par l’image de Marcelle, et la lutte commença dès le matin, quand vint l’heure où elle se rendait à l’atelier et où il pouvait au moins, rien qu’en descendant, l’apercevoir dans la rue. Cependant il ne faiblit pas, et, pour chercher une diversion à son désir, revint à sa toile pour la revoir au jour.

Mais à son chevalet, un cri de douleur lui échappa. Où était le divin visage de ses rêves ? où était la divine mansuétude, la divine noblesse capable de faire trembler la foule, la divine toute-puissance ? Qu’avait-il fait ? Nul ne frémirait jamais devant cette tête banale, nul ne pleurerait. Aucune émotion ne ravagerait les âmes à la vue de son tableau.

Et frénétiquement, d’une boule de mie de pain, il effaça son travail de la veille ; dès lors le Christ apparut drapé dans les plis de la tunique, avec le geste impérieux du Tout-puissant, et une large tache grise semblant masquer la tête.

Plus de deux heures, Houchemagne demeura accablé devant sa toile, triste comme un damné, effrayé par l’obligation de travailler malgré tout, d’avoir à produire, dans un délai irrévocable, un labeur au-dessus de ses forces. Jeanne reviendrait, Jeanne allait revenir ; que dirait-elle devant cette figure informe ?

De tout le jour suivant, il n’eut pas le courage d’entrer dans son atelier. Le besoin de revoir Marcelle le tourmentait de plus en plus ; mais il résistait à la tentation, sûr que cette victoire le relèverait un peu de sa déchéance. Cependant, l’après-midi, il courut s’enfermer rue de l’Arbalète, et c’était dans le désir inavoué qu’elle y viendrait peut-être. Et le soir, l’attente l’avait exaspéré, à un tel point, qu’il était sans force pour lutter davantage et qu’il s’achemina vers le quai Malaquais. Les Fontœuvre sortaient de table quand ils le virent arriver. On remarqua sa mine défaite. Il s’en expliqua sur une migraine. Et Marcelle était rigide, illisible. Il vint à elle en dernier ; ils se serrèrent la main en silence. Ils ne savaient s’ils souffraient ou s’ils goûtaient leur plus grande joie possible. On s’occupa beaucoup d’Hélène. La chère petite était servie par une chance miraculeuse. Un vieux pharmacien de la rue du Bac, charmé par son intelligence, ses idées originales de femme nouvelle et son petit air grave, l’acceptait pour le temps de son stage et promettait de la garder comme élève, son année finie, si elle répondait à ce qu’il augurait de sa mine. Pierre Fontœuvre ne tarissait pas sur cette histoire qu’Houchemagne dut entendre dans tous ses détails. Hèlène riait comme une grande enfant, se voyait déjà pesant des poisons, roulant des pilules, pilant des poudres, collant des cachets. Pendant ce temps, Nicolas et Marcelle étaient enfin l’un près de l’autre et se recueillaient dans leur bonheur. Parfois leurs regards se croisaient en silence. Ils ne purent rien se dire de toute la soirée, et cependant telle était la véhémence et l’expression de leur désir en leur regard, que ni l’un ni l’autre n’eut un doute sur l’engagement muet qu’ils prirent en se quittant. Et en effet, le lendemain, à l’heure où, à l’atelier des femmes, Seldermeyer arrivait pour la leçon, au fond des chambres blanches, là-bas, derrière le Panthéon, Nicolas et Marcelle, — toute résolution, toute promesse oubliées, — étaient aux bras l’un de l’autre.

À la fin de cette nouvelle journée de faiblesse qui lui avait laissé comme une épouvante de sa lâcheté, Houchemagne était venu s’enfermer de nouveau dans son atelier. Un dernier espoir lui restait encore ; c’était que la fièvre passionnelle, l’intensité de vie qu’il avait goûtée aujourd’hui, exaltat son talent. Tous les grands artistes, ne les a-t-on pas dits soulevés par l’enthousiasme de la femme ? Tous n’ont-ils point passé pour de grands voluptueux ? Alors lui, Houchemagne, allait se surpasser, aujourd’hui que, dans son sang, dans ses membres, il sentait encore couler comme la vie de Marcelle.

Et il avait roulé l’échelle devant sa toile pour commencer, sur-le-champ, à mettre de la couleur. Tout de suite son élan avait été au petit garçon de l’Évangile, et, la palette à la main, il s’arrêta devant lui, croyant entendre encore la voix de Jeanne lisant le texte :

« Il y a ici un enfant qui a cinq pains d’orge et deux poissons. »

Il en avait fait, d’après nature, une très solide étude ; en le transposant sur la toile, il l’avait encore embelli. Ah ! que c’eût été bon de peindre comme autrefois, avec une paix naïve qui le faisait semblable à cet enfant ! On dit que l’amour grandit un homme, qu’il l’élève. « Suis-je plus grand aujourd’hui, se disait-il, aujourd’hui que j’ai trahi Jeanne, que j’ai, en pleine maturité, et alors que mes cheveux grisonnent déjà, possédé une adolescente, une enfant ; que je me sens tiré, lié à elle par des traits tout-puissants ; aujourd’hui que je ne suis plus maître de mes volontés, que mon imagination me domine, que mes idées fuient, qu’une sorte de stérilité a gagné mon cerveau… »

Il posa quelques touches ; elle lui parurent mauvaises ; contre son habitude, il gratta et recommença.

« Et pourtant, se disait-il encore, je suis heureux ; je suis souverainement heureux. J’aime Marcelle. Oh ! que je l’aime ! Rien ne ressemble à l’amour. Une heure d’amour vaut toute la vie. Jamais je n’ai connu pareil bonheur. Tous mes succès ? Quelle misère auprès de ce que je sens quand elle me noue au cou ses bras si délicats ! Qu’ils sont fins et jolis, ses bras nus ! et son épaule de petite fille, quelle fragilité, quelle grâce ! »

Il rêvait à elle. Il s’assit sur le degré de l’échelle. Une heure passa. Il avait revécu sa matinée d’amour, et devant lui son tableau s’étendait tout blanc, avec ses linéaments noirs et quelques taches roses, grotesques, sur la joue d’un enfant.

Alors, une telle honte le saisit à constater cette chute morale, que, pris d’une colère effroyable, il lança sa palette à terre. Elle se fendit en morceaux ; il la vit brisée, avec les couleurs mêlées et étalées sur le plancher, et il se sentit perdu, sans espoir possible de relèvement, comme si cette compagne fidèle de sa vie artistique eût été son propre symbole.

La nuit, une nuit tardive de juillet, gagna lentement le grand atelier que la lune ensuite vint éclairer. Houchemagne n’avait même pas répondu à l’appel de ses domestiques qui le sollicitaient pour le repas du soir. Le temps passa. De nouveau des pas retentirent dans l’escalier ; il eut un sursaut d’impatience contre l’importunité de ses gens ; mais la porte s’ouvrit, et il aperçut une longue robe noire, un voile de crêpe sous lequel luisaient des cheveux d’or lumineux.

— Jeanne ! cria-t-il, c’est toi !

— Oui, c’est moi, murmura-t-elle en relevant son voile ; oui, c’est moi.

Et sa divine beauté rayonna de nouveau dans l’atelier. Elle essayait de sourire à Nicolas. Elle était oppressée d’être montée trop vite ; on sentait que, pour venir à lui plus tôt, elle avait excédé ses forces. Elle s’approcha, lui tendit ses lèvres, lui tendit ses bras, et c’étaient les gestes sacrés d’une adoration déjà ancienne, une adoration d’épouse que huit années de pensée commune, de dévouement, de soins, de maternelle tendresse rendaient augustes. Nicolas, dans son désespoir, le comprit : c’était la plus noble partie de lui-même qui lui revenait ce soir. Ils s’embrassèrent longuement. Toutes les paroles. de Jeanne étaient des mots d’amour. Elle n’avait pu demeurer là-bas plus longtemps ; elle ne pouvait vivre sans Nicolas. Elle avait eu comme un pressentiment qu’il était triste, qu’il avait besoin d’elle. Alors, sans écrire, sans même télégraphier, sans vouloir surtout s’occuper de régler aucune odieuse question d’intérêt, elle était revenue par le train le plus rapide. Ah ! qu’elle avait souffert dans cet affreux voyage ! comme elle avait été privée de son appui unique pendant ces déchirantes scènes de la fin, les adieux à son père mourant, à son père mort !

Nicolas répétait, comme hébété :

— Ton pauvre père ! ton pauvre père ! Mais il est heureux, lui. Oh ! ne le plaignons pas !

— C’est l’idée de ton travail qui m’a soutenue dans mon chagrin, reprenait Jeanne. Maintenant, montre-moi ma récompense. Fais la lumière, veux-tu ?

Froidement, sans desserrer les lèvres, Nicolas obéit. Il y eut une seconde d’éblouissement, puis tout sortit des ténèbres ; la toile du chevalet avec le Christ sans visage, la grande composition où quelques taches marbraient la joue du petit. garçon, et la palette brisée d’où le vermillon avait lentement coulé sur le parquet en un caillot rouge. Jeanne demeura plusieurs minutes sans rien dire, consternée. Puis son regard chercha Nicolas, l’interrogea.

— Je n’ai pas pu, dit-il avec une rage contenue, je n’ai pas pu. Je suis fini ; comme cela, vois-tu.

Et il lui montra les débris de la palette.

Plus elle l’observait, moins elle le reconnaissait. Un avertissement lui vint que, pour eux, tout allait changer, et elle eut une épouvante dont l’horreur dépassa ce qu’elle avait ressenti en voyant mourir son père. Puis l’accablement de Nicolas lui fit pitié sans le questionner, sans manifester aucune surprise, elle l’enlaça, reprit son rôle.

— Nicolas, Nicolas, songe à ce que le monde attend de toi ; ce tableau, il l’escompte comme une joie promise ; des milliers de gens s’en iront meilleurs après l’avoir contemplé. Tu doutes de toi, mais ferme les yeux et confie-toi à ta maîtrise. On te l’a dit cent fois, tu es Ingres, et tu es Vinci, et tu as trente-six ans ! Tu es dans toute ta puissance, et, je le sais bien, moi, cette œuvre qui va naître de toi, nul artiste, dans aucun siècle glorieux, ne l’aura jamais égalée. Ce sera beau comme l’Évangile. Tous les yeux des femmes se mouilleront devant ton tableau. Oh ! je la vois moi, telle qu’elle sera dans deux, dans trois mois peut-être, quand tu auras vaincu cette crise. Et en parlant, elle posait ses lèvres sur le front de son mari. Il respirait comme le parfum de leur vie conjugale. Il se sentait repris par les liens de l’habitude. Ne serait-il pas bon de s’endormir ce soir, en oubliant tout, sur cette épaule maternelle, sur ce cœur ami dont il pouvait tout attendre, dont il vivait depuis tant. d’années. Oh ! dormir enfin, dormir comme un enfant entre les bras de Jeanne !…

Puis un éclair l’illumina : le souvenir, l’être même de Marcelle l’avait traversé comme un éclat de foudre. N’allait-il pas maintenant consentir à ces habitudes ignominieuses, les trahir toutes deux, à tour de rôle, tromper tantôt Marcelle et tantôt sa femme ?

Jeanne allait souffrir ; mais qu’y faire ? Elle en mourrait peut-être, mais il fallait briser leurs liens. Sa douleur serait une conséquence de l’adultère. Toute faute se paye ; elle serait la première victime : c’était ainsi. Parce qu’il était tombé, parce qu’il avait péché, le cœur de sa femme innocente, ce cœur qui avait été son aliment et son refuge, serait broyé. C’était la loi. En péchant il avait implicitement consenti toutes les souffrances qui devaient découler de sa faute. Il n’avait donc plus qu’à frapper Jeanne. Quant à lui, il se refusait à déchoir davantage.

Elle le reprit, l’attira, le serra contre elle, et sa noble tendresse s’exprimait royalement dans toutes ses attitudes d’amante. Mais lui, brusquement, se défendit, se détourna d’elle.

— Nicolas, tu ne m’aimes plus !

Elle l’avait crié sans grand étonnement, sans grande terreur, sans presque le penser. Alors lui résolument, implacablement, comme il l’aurait tuée, lui jeta en plein cœur :

— Non !

QUATRIÈME PARTIE

I

C’était un soir d’août. Les Fontœuvre, qui n’avaient le droit de songer à nulle villégiature, alors que la plupart des artistes délaissaient Paris pour la mer ou la montagne, s’apprêtaient à dîner. On attendait Marcelle ; Hélène, qui devait manger en hâte pour retourner à son officine jusqu’à dix heures du soir, devenait fiévreuse et s’inquiétait de ce retard.

— Bast ! dit François, Marcelle aura été retenue chez les Houchemagne. Elle n’en sort plus depuis qu’elle est devenue idéaliste.

Jeanne et Nicolas, qui, d’ordinaire chaque été, voyageaient deux ou trois mois, étaient aussi demeurés chez eux cette année : elle, dans un mauvais état de santé ; lui, cloué à son œuvre qu’il ne pouvait interrompre, disait-il.

— Mon vieux patron me grondera, reprit Hélène, car nous avions justement ce soir une ordonnance intéressante.

Jenny Fontœuvre laissait dire, très absente de là, absorbée depuis trois jours par la composition d’un linteau de porte que les Dodelaud lui avaient commandé pour leur magasin. On profitait des vacances pour l’aménager à neuf ; on voulait une décoration du xviiie siècle, mais dans une note un peu sévère. Elle cherchait depuis le matin son premier croquis une corbeille renversée laissant choir et rouler des poires, des pêches et des raisins. Mais il lui fallait des fruits d’une maturité, d’une qualité parfaites ; elle ne pouvait se contenter des malheureux avortons achetés par Brigitte, le matin, à un marchand des quatre saisons. Elle le lui dit encore quand la vieille bonne vint se plaindre de ce que le potage refroidissait.

— Je ne vous comprends pas, Brigitte ; vous qui êtes un peu du métier, que voulez-vous me voir faire avec ces fruits de gueux !

— Tiens, nous les croquerons ! reprit Pierre Fontœuvre avec son accent méridional.

Lui se trouvait fort heureux. Les vacances avaient suspendu ses cours dans les pensions suburbaines, et, au Jardin des Plantes, venaient de naître trois petites panthères dont les grâces l’avaient séduit. Du coup, il tenait son Salon pour l’année prochaine, avec cette famille de félins qui ravirait le public.

— Mettons-nous toujours à table, dit Hélène, Marcelle prendra le repas où il en sera.

Tous se laissaient un peu guider par cette raisonnable Hélène qui en eût remontré à chacun d’eux pour le sens pratique et l’équilibre. On la suivit dans la salle à manger. Brigitte servit.

— Madame la soupe sera froide, n’est-ce pas ? interrogea François.

Chacun gardait ses préoccupations. Fontœuvre voyait ses panthères, Jenny, son dessus de porte, Hélène, l’ordonnance dont elle s’inquiétait, avec ses formules et ses hiéroglyphes, François, sa fade et impérieuse maîtresse qui l’exigeait dès huit heures du soir. On apportait les légumes lorsque Marcelle entra. Son visage toujours fermé, presque hiératique, avait pris ce soir une animation extraordinaire, elle était toute rose et le feu de ses prunelles disait son agitation.

— Je reviens de chez Nelly Darche, fit-elle d’un ton bref en dépliant sa serviette.

Le silence continua. Fontœuvre souriait, de souvenir, aux jeux de ses petits fauves. Hélène pensait au mortier oublié sous la table des manipulations, au laboratoire. François avait de lourds soucis d’argent, et redoutait, pour ce soir, les plaintes de son amie. Enfin, la mère demanda :

— Quoi de neuf chez Darche ?

— Quoi de neuf ? répéta Marcelle d’une voix courroucée et qui tremblait, eh bien ! j’y ai encore trouvé Vaupalier, chez Darche, et tu sais, j’en ai maintenant l’assurance, il est son amant.

Si vif est l’intérêt qu’éveillent en nous les récits où l’amour entre en jeu, que soudain toute la famille captivée dévorait des yeux la jeune fille. Mais elle, comme pour dissimuler son indignation, avalait maintenant le potage à petites cuillerées rapides.

— Si elle continue, reprit Fontœuvre en faisant cascader les mots, comme toujours lorsqu’il plaisantait, tout Paris y passera chez cette chère amie !

Mais Hélène était devenue très rouge. Toutes ces histoires de liaisons irrégulières, dont à Saintes elle n’avait jamais entendu que des échos — et encore voilés de quelles métaphores ! — la troublaient extrêmement. Certes, elle n’ignorait pas grand’chose de la vie, mais certaines faiblesses restaient à ses yeux abominables, presque irréelles, enveloppées d’un nuage que ses réflexions n’avaient jamais percé. De tels drames lui semblaient ne devoir se passer que dans les romans, pas, Dieu merci, dans le cercle des gens qu’elle pouvait fréquenter.

— Cette pauvre Darche ! dit Jenny avec indulgence, elle a un cœur si tendre, elle ne peut vivre sans amour.

Marcelle se redressa et sa main qui tenait la cuillère s’agitait fébrilement quand elle dit :

— Lorsqu’on a aimé un homme, comme elle paraissait aimer le petit Fabien, on ne l’oublie pas au bout de trois mois pour se jeter dans les bras d’un autre !

— Oh ! prononça François avec lassitude, ma pauvre Marcelle, tu attaches une importance à ces choses !

— Quand on aime vraiment un homme, dit Marcelle lentement, presque religieusement, c’est pour toujours.

Nul ne fit attention au ton singulier dont la silencieuse fille, qui n’exprimait jamais un sentiment, avait articulé cette phrase ; seule Hélène, qui étudiait avec une curiosité passionnée sa mystérieuse sœur, le nota et en conçut une inquiétude imprécise. Mais Marcelle, de plus en plus excitée, continua :

— J’avais vu Nelly pleurer son abandon, je l’avais vue souffrir. Je n’aurais pas cru cela d’elle ; oh ! non, je ne l’aurais pas cru.

— Tu avoueras qu’un Fabien ne méritait pas une éternelle fidélité, remarqua Jenny.

— Mais elle, sa conscience, sa dignité de femme méritaient plus de retenue, déclara Marcelle sévèrement.

— Marcelle a raison, appuya le père ; cette sacrée Darche est une…

Et il fit claquer ses doigts en l’air pour achever sa pensée.

Alors François, de son air éternellement fatigué :

— Mais, papa, selon ta morale, à combien d’amants une femme a-t-elle droit ?

Et Fontœuvre, riant de bon cœur, eut un geste évasif pour dire qu’il ne s’attarderait pas à résoudre le problème. Puis on se mit à s’occuper de madame Vaupalier, l’épouse légitime. Mais elle n’inspirait aucune compassion. La frêle Dudu, l’ancien petit modèle montmartrois, aux pattes de sauterelle, était devenue une grosse dame officielle, qui ne prenait plus la peine de retenir ses propos ; toute son hérédité lui remontait aux lèvres dès qu’elle s’échauffait en paroles. Et elle avait les susceptibilités haineuses du peuple, qui semaient des ennemis pour Vaupalier dans tous les salons ou elle passait. Que son mari la trompât semblait bien naturel. Madame Fontœuvre trouvait seulement admirable que Nelly Darche eût agréé Vaupalier. On s’en félicitait pour lui comme d’une chance inespérée.

— Pensez donc, disait Jenny, une si grande artiste ! Lui ne lui vient pas à la cheville.

C’était plus honorable que s’il avait été admis à l’Institut.

Lorsque, à dix heures un quart, la ponctuelle Hélène rentra de sa pharmacie, Marcelle se déshabillait pour la nuit. Les deux sœurs se retrouvèrent au cabinet de toilette qui leur était commun, et les yeux curieux d’Hélène ne pouvaient se retenir de scruter le visage hermétique de sa cadette. Elle était son aînée de deux ans, mais combien elle se sentait ignorer de choses auxquelles cette petite Marcelle était depuis longtemps initiée ! Que de pensées, sous ce front. illisible, dont Hélène ne pouvait même pas soupçonner la nature. Et cet impérieux besoin de toujours savoir, qui dès l’enfance avait marqué sa personnalité, qui avait si fort inquiété ses maîtres jadis, la tourmentait de nouveau devant ce monde inconnu qu’était l’âme de Marcelle.

— Cette demoiselle Darche, alors, tu la voyais souvent ? Tu allais chez elle, tu y trouvais ses amis ? demanda-t-elle.

— Oui, répondit Marcelle, amusée du scandale qu’étaient pour sa sœur toutes ces révélations.

— Maman te le permettait, et cela ne te gênait pas de savoir que cette personne vivait de cette manière ?

— De quelle manière ?

— De celle… que tu disais tout à l’heure, expliquait la pauvre Hélène, fort embarrassée de s’exprimer sur ces choses.

Marcelle ne répondit rien. Il y eut entre elles deux un silence. À son tour, elle considérait Hélène. Hélène n’était pas moins mystérieuse aux yeux de Marcelle, que Marcelle ne l’était aux yeux d’Hélène. Cette fraîche et forte fille demeurée une enfant, alors qu’elle était déjà femme, attendrissait le cœur froid de l’adolescente. Elle pensait à Nicolas, à leur triste amour, à l’affreuse journée de baisers et d’amertume qu’ils avaient passée ensemble rue de l’Arbalète, où Nicolas, ravagé de remords, l’avait torturée tout d’abord en ne parlant que de Jeanne, puis étouffée sous ses caresses pour retomber ensuite dans son désespoir. Comme Hélène, sereine et ignorante, lui paraissait heureuse ce soir ! Elle refoula les larmes qui lui perlaient aux paupières et murmura :

— Ma pauvre Hélène, on ne peut empêcher une femme d’aimer !

Mais, si vite qu’elle eût dissimulé ses larmes furtives, Hélène, en sa subtilité, les avait aperçues. À force d’exercer sa divination pour le plaisir de percer des secrets, elle était devenue presque une voyante. Et tout d’un coup, une idée la fit frémir. Est-ce que Marcelle, sa petite Marcelle…

Mais elle ne formula pas l’idée qu’elle se reprocha tout de suite comme un péché. N’y a-t-il pas des choses impossibles simplement parce qu’elles sont impossibles ? Est-il raisonnable seulement de les supposer ?

Et s’avançant, elle lui tendit sa joue. Alors, pour la première fois, Marcelle si froide, si sèche d’ordinaire, serra convulsivement sa sœur en pleurant un peu. Mais elle ne dit que ces mots :

— Comme nous avons été élevées différemment, Hélène !

À partir de ce jour, comme en dépit d’elle-même, Hélène, saisie d’une inquiétude singulière, ne cessa d’épier sa cadette. La nuit, elle écoutait les bruissements venus du cabinet voisin où dormait Marcelle. N’était-elle pas agitée ? Reposait-elle tranquille comme une gamine de dix-sept ans sans soucis ? Au réveil, elle scrutait sa mine ; à table, les jeux imperceptibles de sa physionomie muette. Puis, à la fin des journées, sans l’interroger directement, elle essayait de reconstituer l’emploi de son temps. Marcelle disait avoir été au Louvre, chez Blanche Arnaud, puis chez cousine Jeanne pour la leçon d’Houchemagne, ou bien avec la Russe, sa compagne d’atelier, pour des études de plein air à Meudon, à Saint-Cloud. Si, au lieu d’aller à la pharmacie, Hélène avait pu la suivre !… Et Marcelle lui semblait plus triste que jamais ; plus belle aussi ; les épaules frèles s’élargissaient, le col si long de fine statuette prenait une rondeur, une noblesse parfaites, une chair de neige ; et par moments les yeux verts s’alanguissaient, se fixaient dans l’espace, et Hélène y retrouvait déjà un passé douloureux comme il y en avait un dans les yeux flétris de sa vieille grand’mère. Mais le monde inconnu qui était au fond, Hélène n’y pouvait pénétrer.

Quelquefois cousine Jeanne venait après dîner et restait tard pour attendre Hélène qu’elle affectionnait particulièrement. Elle souffrait d’un mal dont elle ne se plaignait pas, qu’on voyait seulement à sa pâleur, à l’amaigrissement de ses traits. Mais son divin sourire était toujours le même, en sa douceur, en sa délicatesse, et elle souriait encore plus qu’autrefois à ses jeunes cousines, à Jenny dont elle s’inquiétait davantage, lui demandant sans cesse si elle n’avait pas besoin d’argent.

— Pardonne-moi si je n’ai pas toujours été assez attentive à tes soucis, lui disait-elle. Je suis éternellement dans les nuages, mais il ne faut pas me priver pour cela du plaisir d’être avec toi tout à fait fraternelle. Des besoins, Nicolas et moi nous en avons si peu ! Donne-moi l’illusion que tes filles sont mes enfants.

— Eh bien, répondait la petite Fontœuvre, puisque ton mari n’a jamais fait ton portrait, je te le ferai, moi, avec mes petits moyens, quand il me faudra beaucoup de sous.

Alors Jeanne, qui avait toujours été si secrète pour tout ce qui concernait le travail d’Houchemagne, se laissait aller aujourd’hui à répliquer, comme si elle y trouvait un délice :

— Nicolas n’a jamais fait mon portrait, c’est vrai ; mais combien de fois ai-je posé devant lui, si tu savais !

On disait d’elle :

— Comme cousine Jeanne a changé depuis la mort de son père !

Elle endurait un martyre. Nicolas ne l’aimait plus. Il le lui avait dit avec brutalité, le soir de son retour, et elle avait alors subi le coup stoïquement, sans larmes, sans scène, sans une question, respectueuse seulement de la crise inexplicable dont elle voyait souffrir son idole. Et c’était seulement au bout de deux jours que, trouvant son mari plus calme et plongé dans une sorte de coma douloureux, elle lui avait demandé :

— Qu’as-tu donc ?

— Je ne sais pas, avait répondu Nicolas ; j’ai le cœur et le cerveau malades. Tu en es témoin, je ne peux plus rien faire. Ma palette est brisée ; je ne peindrai plus.

— Tu ne peindras plus ! cria Jeanne.

— Laisse-moi. Ne te fais pas de chagrin. Il faut subir la fatalité. Aie seulement pitié de moi comme d’un malade. Tu es une femme admirable ; tu peux tout supporter. Tu me supporteras moi-même, comme un frère blessé.

— Mais qu’est-il arrivé ? suppliait Jeanne en se tordant les mains, que s’est-il passé ? Je ne t’ai fait nulle peine ; qui t’a transformé ?

— Je ne sais pas, répétait-il obstinément. Ne te fais pas de chagrin.

« Ne te fais pas de chagrin. » C’était la phrase qu’il avait toujours aux lèvres maintenant. Et la pauvre femme, y voyant encore un reste de sollicitude, arrivait à s’en contenter, à y trouver une consolation aux rebuffades qu’elle endurait sans cesse de Nicolas irritable et nerveux.

Elle voulut lui amener un médecin célèbre. Il refusa de le recevoir. Elle lui proposa de voyager. Il entra dans une colère effrayante. Alors elle dit à Marcelle :

— Viens plus souvent lui demander conseil ; viens le faire causer de son art ; ta présence le rassérène ; il n’y a que ta jeunesse qui lui agrée.

Mais ce qu’elle dérobait farouchement à tout le monde, c’était cette inertie où il était tombé. Elle en rougissait comme d’un opprobre ; que le demi dieu connut la lassitude, l’incapacité, et que le public, l’apprenant, conçût pour lui de la pitié, était-ce possible ? Même chez les Fontœuvre, elle mentait, racontant qu’il était de plus en plus absorbé dans son œuvre gigantesque.

Près de Nicolas, elle tenait son rôle d’épouse rebutée avec une dignité, un tact qu’il analysait en se maudissant davantage. Elle cachait ses larmes, s’écartait de lui sans ostentation, lui ménageait des heures de solitude, se retenait. même de l’exhorter, ne lui rappelait pas l’œuvre abandonnée. Elle s’effaçait humblement. Elle n’était plus dans la maison qu’une ombre discrète, présidant en silence au fonctionnement matériel des choses. Seulement sa santé s’altérait, et aussi sa divine beauté, qui semblait n’avoir fleuri que pour le plaisir de l’Idole, et destinée à s’effacer dès que l’Idole s’en détournerait.

Cependant sa désolation n’échappait pas à Nicolas. Plus cette douleur était muette et cachée, plus elle le torturait, au contraire de ce qu’on aurait pu croire. Cette patience supérieure le mortifiait plus qu’aucun sarcasme, l’atteignait à la plaie même de son âme. Alors, il devenait dur et cruel, reprochant à Jeanne des reproches qu’elle n’avait pas proférés, fouillant jusqu’à ses pensées pour lui faire un grief de celles qu’il lui supposait et quand il l’avait ainsi abreuvée d’amertume, il arrivait près de Marcelle dans une exaltation qui confinait à la folie.

— Tu sais, je tue Jeanne ; je la tue lentement, mais elle mourra de ce qu’elle endure.

— Oublie Jeanne au moins pendant que tu es à moi, disait Marcelle.

Souvent ils pleuraient ensemble sur la misère de leur malheureux amour. Car les remords de son amant avaient peu à peu amolli l’inconsciente Marcelle. La souffrance de Nicolas, à pénétrer sa passion, d’abord rudimentaire en sa sensualité, l’avait comme organisée, compliquée, adoucie. Marcelle n’était plus la même. Sans regretter rien encore, elle pleurait au moins le radieux bonheur qu’ils auraient eu s’ils avaient eu le droit de s’aimer ; et plus elle chérissait Nicolas, moins elle haïssait Jeanne qui, elle aussi, aimait dans la douleur.

Quand Marcelle venait rue Visconti, elle montait droit à l’atelier. La grande toile, où la composition s’esquissait au fusain, n’avait pas progressé, et au chevalet, on voyait toujours le Christ sans visage. Nicolas regardait Marcelle avec pitié.

— Pauvre petite, tu viens docilement prendre ta leçon, tu viens t’éclairer aux lumières de l’artiste… Mais ne sais-tu pas que je suis fini, incapable ? je suis l’arbre stérile, bon à jeter au feu.

— Oh ! Nicolas ! prononçait-elle avec une admiration qui la transfigurait, un génie comme le tien ne peut devenir stérile !

Pour elle, rien ne l’inquiétait dans cette impuissance. Elle en était fière plutôt, l’attribuant à la violence de l’amour qu’elle avait inspiré. Et elle ouvrait ses cartons, montrait ses études de Meudon, de Chaville, faites avec la Russe, disait ses projets de composition pour l’avenir. Nicolas la reprenait, dirigeait sa flamme, lui donnait à lire à haute voix des pages de la Légende dorée, et souvent, au milieu de la lecture, il l’interrompait :

— Tu es ma fille, tu sais ; je te fais avec la substance de mon âme.

Jamais, quelque désir qu’ils eussent l’un de l’autre, ils n’échangeaient même un baiser dans cet atelier où ils s’étaient appartenus pour la première fois. C’était la pudeur de leur amour coupable de respecter ce lieu comme un sanctuaire, à cause de Jeanne, à cause de l’Art, à cause de toute l’œuvre passée suspendue aux murailles blanches le Triptyque de Saint François, le Centaure, le Sphinx colossal, le terrible Taureau ailé, surtout le Sauveur dont Nicolas n’avait pas été assez pur pour peindre le visage… Leurs mains se prenaient, leurs yeux se pénétraient, et après s’être privés de toutes caresses, ils emportaient de ces rencontres mystiques une douceur qui se répandait sur toutes les journées de Nicolas. Ce fut au soir d’une de ces journées que Jeanne, rentrant de courses s’approcha de son mari toute frissonnante, avec une humilité, une crainte qui emplit de pitié Nicolas.

— Ma pauvre Jeanne, qu’as-tu donc ? dit-il affectueusement.

Alors, il s’aperçut qu’elle portait un paquet, une sorte de boîte. Elle la lui donna. Il l’ouvrit, c’était une palette. Il ne s’emporta pas comme elle le redoutait ; il lui demanda seulement, d’un air accablé :

— Tu veux donc que je recommence à peindre ?

Elle joignit les mains d’un geste de prière, mais ne put répondre, tant sa gorge se serrait. Alors, le souvenir revint à Nicolas des années sereines où elle avait été son inspiratrice, la gardienne de son œuvre, l’aiguillon de son labeur, l’idéal de son esthétique, la tutrice de son génie. Pouvait-il oublier tout cela ? Pouvait-il refuser à la pauvre sacrifiée un geste de bonté tardive ? Et il lui promit spontanément d’essayer une reprise de travail.

— Pour te faire plaisir, tiens, je tenterai demain une nouvelle expérience.

C’était plus qu’elle n’espérait. Il était sauvé s’il reprenait ses pinceaux. Car elle ne pouvait admettre qu’un tel génie pût subir, plus qu’une transitoire éclipse. Sa joie était telle, qu’Houchemagne, à la contempler, retrouva une heure de paix.

Le lendemain il sortit, sous le prétexte de chercher un modèle nouveau pour son Christ. En fait, il se rendait rue de l’Arbalète. Marcelle l’y attendait, toujours la première au rendez-vous, quoi qu’il fit pour la devancer. Il arrivait, en ce jour d’exception, allègre et serein, exonéré de remords par la concession qu’il avait faite à Jeanne. Il s’amusait à soulever Marcelle dans ses bras, comme un petit enfant, à la porter d’une chambre à l’autre, en riant de sa folie. Il lui disait :

— Est-ce que tu ne me trouves pas vieux ? Ah ! que j’aurais voulu, à cause de toi, avoir l’âge de Daphnis, avec le sourire de ton adolescence ; tandis que, regarde, ma barbe grisonne, des rides me brident les yeux. Je suis ton amant, pourtant, ton amant plus tendre et plus conscient que je ne l’aurais été à vingt ans. Je t’aime avec tout mon passé.

Elle le contemplait, toute frissonnante.

— Oh ! Nicolas, je ne souhaiterais pas que tu fusses autrement.

Il lui disait encore :

— Mon passé, je voudrais te le faire connaître ; il a été étrange et comme cloîtré dans un long rêve. À partir de treize ans, j’ai vécu dans une ivresse qui me séparait du monde. Et avant treize ans, je n’avais eu que le goût des oiseaux. La vue d’un oiseau me ravissait. En ai-je déniché dans les bois de Triel, pour le plaisir de les sentir palpiter dans ma main, de les toucher ! J’étais alors un gamin boueux, tu sais, un gamin en galoches, en sarrau bleu rapiécé. Oh ! Marcelle, voudrais-tu qu’un jour nous retournions ensemble dans ce pays qui m’est si cher ?

À cette pensée, Marcelle, si sérieuse et si grave d’ordinaire, ne contint plus sa jubilation. Il ne fallait pas attendre, c’était tout de suite, au plus tard demain, qu’il fallait accomplir ce joli pèlerinage.

— Songe, Nicolas, une promenade à nous deux, une promenade d’amoureux comme les autres !

Il fut ainsi décidé qu’ils iraient le lendemain déjeuner chez le père Houchemagne, et que l’excursion se ferait très ouvertement, au vu et au su de toute la famille. Nicolas se réjouissait follement ; il en était transformé quand il rentra chez lui, et tout l’après-midi il travailla facilement d’après son nouveau modèle. Il avait pris une toile blanche et s’était avisé de recommencer, dans une idée tout autre, sa figure du Christ. Jésus apparaissait maintenant de face, montrant seulement des deux mains la foule dont il avait compassion. Et ce mouvement, Nicolas en était heureux comme d’une trouvaille ; il le préférait cent fois au précédent. Quant au visage, il fit. simplement un croquis de celui du modèle, pour la construction de la face que cet homme avait admirable.

— Ta palette m’a porté bonheur, vois-tu, dit-il le soir à Jeanne. Je vais peut-être reprendre mon œuvre.

Elle lui aurait baisé les pieds.

Ce fut lui qui, de bonne heure, le lendemain, alla chercher Marcelle quai Malaquais. Elle joua la surprise. Hélène mettait son chapeau pour se rendre à sa pharmacie. Elle dit avec sa jovialité de bonne fille, en les regardant tous deux :

— Ah ! vous avez de la chance, vous autres, d’aller vous promener à la campagne !

Marcelle et Nicolas se sourirent longuement, sans répondre à la jeune fille. Et quand ils tournèrent les yeux vers elle, ils s’aperçurent qu’elle les contemplait, toute blanche, toute crispée.

Nicolas, qui ne comprenait pas son trouble, lui demanda :

— Pauvre petite Hélène ! vous aussi vous aimeriez bien venir voir les beaux paysages de la Seine ?

Hélène resta muette. Le sourire de Marcelle à son amant venait de l’éclairer. « On ne peut empêcher une femme d’aimer. — Quand on aime vraiment un homme, c’est pour toujours. » Comme ces phrases de sa cadette s’expliquaient maintenant, ainsi que l’emploi secret de ses heures, et son épanouissement de femme, et sa beauté, et ses métamorphoses morales que l’aînée notait attentivement ! Elle savait désormais, et son cœur se serrait atrocement. Sa petite Marcelle si puérile, si fine, et en même temps si altière, cette cadette dont elle était si orgueilleuse, l’aimant déjà pour sa gloire future, elle était tombée dans cette existence innommable, elle s’était enlizée à son tour dans ce que madame Trousseline appelait souvent les sables mouvants de la vie parisienne !

— Comme tu es étrange ce matin, Hélène, s’écria Marcelle en tâchant de masquer son inquiétude.

— Je ne suis pas étrange, je suis triste, murmura Hélène encore toute haletante.

Le bonheur transfigurait Marcelle ; elle ne pensait plus à dissimuler. Elle courut chercher son grand chapeau de paille noire, se noua à la taille une ceinture en filigrane d’or, fort à la mode cette année-là aux Beaux-Arts, puis prenant la main de Nicolas :

— Je suis prête, nous pouvons partir.

Elle vint ensuite embrasser Hélène. Mais Hélène se recula instinctivement. Tout le péché de sa sœur lui devenait apparent, dans la beauté de Marcelle, dans la fraîcheur de sa joue, dans ses yeux chargés d’une expérience inavouable. Et il y avait moins chez Hélène la sévérité impitoyable. de la jeune fille vertueuse, que l’étonnement douloureux d’une vierge très candide, mise, pour la première fois en présence du mal. Marcelle l’entendit murmurer :

— Jamais je ne t’embrasserai plus.

Et afin de ne pas voir les amants s’éloigner ensemble, Hélène s’enfuit dans sa petite chambre, où elle put cacher les larmes intarissables de son premier désenchantement.

— Hélène m’excède, dit Marcelle à Nicolas dans la rue ; depuis son retour elle m’espionne, et je sais maintenant qu’elle a deviné notre amour.

— Comment l’aurait-elle su si tu n’en as rien dit ?

— Ah ! tu ne connais pas Hélène !

Cette pensée assombrit le début de leur fête. Mais leur fête était trop magnifique et trop ardente pour ne pas noyer tout souci dans sa lumière. Quand ils se virent dans le train, seuls dans leur compartiment, ils eurent un moment d’ivresse enfantine, presque populaire. Elle le traitait en compagnon de jeu ; lui la taquinait comme il eût fait d’une grisette. Elle n’interrompait son rire que pour demander :

— Est-ce bientôt Triel ?

Enfin la Seine apparut et le train côtoyait sa rive droite ; on la voyait fuir au loin vers une région brumeuse et bleuâtre. Ses bords et ses îles portaient des peupliers abondants ; et une atmosphère légère et tendre régnait sur toute cette campagne sereine, fleuve, champs et bois, déjà touchés par l’automne. Alors Marcelle et Nicolas devinrent attentifs à la nature dans laquelle ils pénétraient. Leur rire cessa. Ils ne se parlèrent plus, penchés vers la portière, les mains serrées, assagis et pensifs.

Il la regardait avec émoi. Elle jouissait de se sentir admirée, elle en palpitait de plaisir comme une fleur dont on respire le parfum.

— Ah ! que je suis heureuse ! soupira-t-elle oppressée. Que va-t-il donc nous arriver aujourd’hui ?

— Oui, que va-t-il nous arriver aujourd’hui ? reprit Nicolas très grave.

Ils descendirent à la petite gare proprette et minuscule, enfilèrent une allée de platanes si taillée, si régulière, si bien environnée de villas luisantes qu’on se serait cru dans un jardin de riches bourgeois. Mais déjà l’église se montrait entre les arbres, d’une architecture diverse et tourmentée, avec son toit vétuste et la coiffe noire de son clocher en pyramide. Et, tout alentour, les très vieilles maisons de l’ancienne ville se massaient d’un air de dévotes personnes qui s’accotent à la grande Protectrice. Alors, Nicolas fut pris d’une indéfinissable émotion en amenant à ces lieux familiers son tragique amour. Ces vieilles rues, ces murs décrépits, ces façades grignotées par le temps qui l’avaient connu tout petit et pur, faible et paisible, il leur revenait aujourd’hui avec son adultère. Il avait trompé la plus noble des femmes, et il serrait contre lui cette fragile maîtresse qui aurait pu être son enfant. Pourtant, ce n’était pas de honte qu’il frémissait, c’était d’un bonheur éperdu.

— Ah ! disait Marcelle, que j’aurais voulu connaître le petit garçon que tu as été ici !

D’abord, il l’entraîna vers la Seine, car c’était là que reposaient ses souvenirs les plus vifs. Elle est, à cet endroit, large et rapide. Le dernier des ponts à péage pose au fond de son lit, en faisant mille remous à la surface, les jambages de ses piles, dresse au-dessus des eaux l’arc détendu de son tablier, et encore au-dessus, élève son aérienne armature, semblable à un dais à jour d’où retombent des cordons d’acier. Au loin, sur l’autre rive, on aperçoit les collines bleues à la courbe molle et douce ; et, ce matin-là, le soleil discret de l’automne poudrait d’or, sans les transpercer, les vapeurs des lointains où se perdaient les berges vertes.

— Tu vois, disait Nicolas, dès sept ans je venais ici, les matins d’été, me baigner tout nu avec les autres gamins de l’école :

Marcelle, pensive, souriait en regardant l’eau.

— Quelles étaient tes idées alors ? demandait-elle, à quoi rêvais-tu ? que désirais-tu ? Pour moi, quand je me reporte à cet âge, je retrouve un immense tourbillon d’envies, de curiosités, de vanités. L’ambition d’être jolie, qui m’attardait indéfiniment devant la glace, était le sentiment le plus continu ; mais les autres se chevauchaient, se pourchassaient, se succédaient, sans consistance, comme ces flocons de neige qui se harcèlent s’empressent tant, et finissent par s’évanouir si vite. C’est drôle une petite fille.

— Moi, j’avais des idées fixes et tenaces, disait Nicolas. Par exemple, l’espoir d’une baignade m’occupait deux jours. Ou bien je fabriquais un sabre avec deux morceaux de bois, je mettais une ceinture à ma blouse, un bonnet de papier sur ma tête, je suivais, avec cinq ou six autres polissons le plus grand d’entre nous qui avait un clairon, et nous faisions résonner du bruit de nos galoches le pavé inégal de la Grande-Rue, Alors je ne pensais à rien ; seulement un instinct violent et énorme me remplissait de jouissance ; c’était un désir indéfini de bataille, comme une rêverie dans le tonnerre. Les jours où le fils de l’épicier me prêtait son tambour, j’allais droit devant moi, jouant des baguettes, répandant par les rues un tapage infernal. Encore là je ne pensais à rien ; mais ce tintamarre qui me semblait sortir du bout de mes doigts, qui émanait de moi et remplissait toute une ville, c’était une volupté, un triomphe de petit chef. Si je n’avais craint d’être fessé pour arriver en retard, je ne me serais pas arrêté. Au printemps, je pensais à posséder les nids des oiseaux, et c’était un désir latent qui me faisait souhaiter constamment la fin de la classe. Ah ! je n’étais pas compliqué !

Il se perdait dans ce passé lointain. Puis, tout à coup, saisissant le bras de Marcelle :

— Viens voir maintenant ma maison.

Il lui fit monter une des rues étroites qui escaladent l’amphithéâtre de la petite ville ; l’église à la pierre jaunâtre, aux murailles rongées, leur barrait la route ; mais la rue s’y creusait une voûte et passait sous l’édifice avec sa chaussée boueuse, ses ruisseaux noirs. Le cintre de cette voûte encadrait alors la vision d’une rue de village ancien, avec ses maisons à poutrelles. Nicolas désigna l’une d’elles, dont on voyait d’ici le grenier à foin avec sa poulie, et dit :

— C’est là que je suis né.

Marcelle gardait le silence.

En arrivant, Nicolas poussa la grande porte charretière. La cour apparut avec son fumier, ses poules. À gauche, il y avait d’abord la charreterie et l’écurie, surmontées du grenier à foin qui se voyait de la rue, puis la petite maison d’habitation faisait suite. Un grand vieillard se montra sur le seuil de la porte. Il avait des galoches, un tricot de laine bleu, et à la main une poignée d’oignons. En apercevant Nicolas, il cria simplement :

— Ah ! te voilà.

Et il dévisagea Marcelle en fronçant les broussailles de ses sourcils.

Nicolas l’embrassa en lui demandant :

— Tu ne reconnais pas Marcelle Fontœuvre, la petite cousine de Jeanne, que tu as vue chez moi tout enfant ?

— Ah ! bon ! fit le vieux, je me disais aussi…

— Je lui donne des leçons de peinture, continua Nicolas, et aujourd’hui nous sommes venus te demander à déjeuner.

— Ça tombe bien, répliqua le père Houchemagne tout épanoui. Comme c’est là, j’ai tué un lapin ce matin ; le voici qui cuit dans la casserole avec une sauce au vin.

— Votre cuisine sent bon, monsieur Houchemagne, dit Marcelle.

Elle surprenait Nicolas. Lui qui ne l’avait pas conduite ici sans appréhension, redoutant son mépris de petite bourgeoise, ses moqueries même, la voyait empressée autour du bonhomme, se proposant pour l’aider aux soins du ménage. Elle avait ôté son chapeau et ses gants ; déjà elle disposait, sur la toile cirée brune ornée d’une carte de géographie, une pile d’assiettes prise au buffet. Et il s’attendrissait ; car il savait bien comme chez sa mère elle répugnait à tous ces travaux, refusant même d’alléger le service de la pauvre vieille Brigitte. C’était pour lui qu’elle s’y abaissait aujourd’hui, c’était pour lui qu’elle devenait bonne ; cette transformation qui en faisait une créature nouvelle, c’était une opération de l’amour dans cette âme…

— Mademoiselle n’est pas fière, cela se voit bien, disait le vieux paysan.

Et, bas à son fils :

— Eh bien ! tu as hérité ? C’est-il bon ce qu’a laissé ton beau-père ?

Et ses yeux se plissaient ; ses joues rasées où le poil gris, dru et raide, affleurait, avaient de petits frémissements de curiosité, et il contemplait avec un contentement surabondant ce fils supérieur que favorisaient toutes les prospérités.

Nicolas souriait tristement. Était-ce donc vrai qu’il fût né de cet être rustique qui ne connaissait rien, qui ne pouvait rien connaître de son âme véritable ? Combien de générations semblaient l’en séparer ! Cependant, il sentait impérieusement cette paternité bienfaisante, il comprenait toute sa dette envers ce pauvre homme dont le dévouement l’avait donné à l’art, et dans son trouble d’aujourd’hui, volontiers il se serait jeté contre cette poitrine de vieux paysan probe, pour y oublier le poison de sa vie. Mais afin de donner une joie de plus au vieillard, il répondit :

— Oui, père, ma femme a maintenant une belle propriété.

Et la terre vaut-elle là-bas autant que chez nous ?

— Non, père, mais dans ce bien-là, il se trouve un des plus admirables châteaux de France.

— Diable ! fit le père Houchemagne avec un petit rire satisfait.

Et plus porté encore à la vanité qu’au lucre, en ce qui concernait son enfant, élevé déjà d’un échelon au-dessus des autres rustres par le fait de sa paternité glorieuse, il caressait ce fils d’un regard ineffable, qui pénétrait celui-ci jusqu’à l’âme, et il disait :

— Hein ! mon Nicolas, tout de même ! À peine si tu aurais besoin de travailler maintenant !

Marcelle, qui avait trouvé dans un tiroir les fourchettes de fer et finissait de dresser la table, les écoutait en allant et venant. À ce mot-là, elle vint s’asseoir sur une chaise de paille, auprès d’eux.

— Mais, monsieur Houchemagne, mon cousin. ne travaille pas pour s’enrichir. Les œuvres qu’il fait sont non seulement son bonheur, mais celui de tout un monde ; il vient des gens de tous les pays pour les voir ; on les aime ; on aime Nicolas pour les avoir faites : croyez-vous qu’il ne soit pas déjà payé ?

— Quelques billets de mille en plus ne nuiraient pas, fit le bonhomme très grave ; mais je sais que Nicolas n’est pas « intéressé ». Puis, il a beau être plus grand que moi, il est de mon sang n’est-ce pas ; et moi aussi, je travaillerais pour le plaisir, quand cela ne devrait pas me rapporter un centime.

— Je ne suis pas plus grand que vous, père, riposta Nicolas, que l’émotion gagnait de plus en plus.

À ce moment, le vieux s’en alla au fourneau : « Il ne faut pas laisser brûler la fricassée », disait-il d’un air recueilli. Et toute sa vie limpide se représentait d’un coup au yeux de Nicolas, qui le revoyait jeune, beau paysan de trente ans, aux côtés de sa femme, cette jolie brune potelée, un peu indolente, ne se plaisant qu’à coudre sur le seuil de sa porte. Jamais le père ne l’avait emmenée aux vignes pour tenir le cheval lors des « rabourages », selon la coutume des autres cultivateurs. Jamais elle n’allait comme les autres femmes, sous le soleil, une large cornette empesée sur la tête, ébourgeonner, sarcler, sulfater, arracher les échalas. Le vigneron, acharné au travail, y suffisait seul. Elle ne participait qu’à la vendange, qui est une sorte de fête. Et Nicolas, qui dans son enfance n’avait vu entre ses parents nul échange de tendresses, comprenait aujourd’hui ce taciturne amour de paysan, ce culte muet d’un homme simple, pour une femme secrètement adorée. Il se rappelait les soirées d’hiver qui s’écoulaient dans cette salle, toujours semblable, et quel bien-être il éprouvait quand il apprenait ses leçons sous la lampe, pendant que son père décortiquait les haricots secs, et que sa mère cousait, avec des mines coquettes pour admirer son ouvrage. Ils ne se disaient jamais rien ; aucun des trois ne parlait ; mais l’admirable cohésion de la famille, comme il la voyait aujourd’hui, puissante et sacrée, entre eux trois ! Que de bonheur et de sainteté dans ce foyer !

Celle dont il tenait sa nature qui, en l’enfantant, l’avait placé hors de sa race, il l’avait perdue toute jeune encore, avant même d’avoir pu connaître son âme mystérieuse. Et il savait que son père avait eu là une douleur peu commune chez un paysan ; il savait aussi que le vieillard avait gardé à la morte une stricte fidélité. Un jour de vendange, comme celui-ci, la langue déliée par le vin, parlait librement à son fils de vingt ans, il lui avait dit :

— J’ai eu une bonne femme, vois-tu, et je n’en ai point voulu d’autre ; ce que j’ai gagné avec ta mère, qui était économe, ç’aurait-il été bien de le manger avec une gueuse qui ne l’aurait point value ? Non, je n’ai plus besoin de cette engeance, ni de jeune, ni de vieille. Quand je ne pourrai plus faire mon tripot, je prendrai un gosse pour m’aider.

La maison paternelle, en recevant Nicolas dans sa maturité, lui redisait toutes ces choses qu’il pouvait entendre complètement aujourd’hui. Et il lui semblait qu’elle lui demandait compte de sa vie, de tous les bienfaits moraux dont elle l’avait enrichi. À ce moment, le père Houchemagne, déposant sur la table la casserole fumante, disait :

— Si ma bru était venue aussi, ça aurait encore été mieux, mon fils.

Alors Nicolas, qui, juste à ce mot-là, faisait asseoir près de lui sa jeune maîtresse, éprouva soudain une angoisse mortelle. Qu’avait-il fait ! Voilà donc la réponse qu’il apportait à la grande voix familiale qui, brusquement, l’interrogeait. par tous les souvenirs, tous les objets, par le seul aspect du vieux vigneron à la rude honnêteté ? Il amenait ici son adultère, son péché. À la table de famille, à cette table maternelle, témoin de toute son enfance et de la dignité de tous les siens, il imposait Marcelle !…

— Car, vois-tu, continuait le bonhomme en distribuant, d’un geste presque noble de patriarche, la nourriture dans les assiettes, ma bru, pour moi, c’est une autre enfant. Et moi qui suis vieux, je peux bien dire que je n’ai pas rencontré chez les bourgeois une femme qui lui ressemble. Tu as eu tous les bonheurs, Nicolas, car ta femme, il n’y en a pas de plus belle ni de meilleure. D’abord, pour la figure, c’est un vrai portrait ; et pour la douceur, c’est un ange. On n’a qu’à l’écouter parler pour se sentir tout remué. Ah ! je me rappelle le grand dîner où tu m’as invité chez toi. Jamais je n’avais été dans ce monde-là ; eh bien ! quand ma bru était près de moi, j’étais aussi à mon aise que le dimanche, quand je vais faire une partie à l’Image.

— Oui, Jeanne est bien digne de votre affection, père.

Mais l’excitation du repas, la joie profonde de recevoir son enfant, animait de plus en plus le vieillard ; et, le souvenir de Jeanne se précisant dans son esprit à mesure qu’il en parlait, il ne tarissait plus. Cette grâce d’une femme exquise l’avait charmé ; il trouvait pour la louer des expressions pittoresques ou touchantes. Durant tout le repas, il ne fut question que d’elle. Marcelle était silencieuse. Nicolas écoutait douloureusement, avec une ancienne habitude de docilité, cette parole paternelle qui, à son insu, s’imposait à lui impérieusement. Et peu à peu, la figure de la femme trahie et délaissée se dressait devant lui plus belle, plus grande qu’il ne l’avait jamais vue.

Au dessert, comme il se retournait vers Marcelle, il lui vit les yeux pleins de larmes qu’elle retenait. Alors il éprouva une telle pitié pour cette malheureuse petite fille, qu’il n’eut plus qu’une idée, l’emmener d’ici, l’emmener avec lui dans le grand paysage apaisant de son enfance, la consoler.

Quand le père eut achevé son café, qu’il buvait religieusement, sans mot dire, comme font les paysans, ils le quittèrent, et Nicolas fit gravir à Marcelle le chemin du cimetière, puis d’autres routes montantes, isolées dans la campagne. Il avait pris son bras, il la serrait contre lui sans rien dire. En arrivant à une plate-forme, reste d’anciennes carrières épuisées, ils s’arrêtèrent. Au-dessus d’eux, c’étaient les bois. Au-dessous, la colline dévalait jusqu’au fleuve, dont on voyait les méandres, les îles, sur une longueur de plusieurs kilomètres. Le temps était devenu parfaitement clair. Sur les coteaux de l’autre rive, ou distinguait pour le moins cinq ou six villages dispersés.

Nicolas s’assit sur un bloc de pierre abandonné au fond de la carrière ; Marcelle était demeurée devant lui ; elle lui demanda :

— Pourquoi m’aimes-tu ?

La poitrine oppressée, il la regardait. Il répondit en se contenant :

— Je t’aime parce qu’il y a en toi une gloire qui m’éblouit, la gloire de ta fraîcheur, de ta jeunesse, de ton amour.

Elle reprit :

— Je ne suis pas belle, moi ; je ne suis pas bonne, moi ; je ne suis pas vertueuse, moi ; je suis une fille perdue ; et j’ai bien senti tout à l’heure, chez ton père, que, dans le fond de ton cœur, tu me reniais. Oui, tu m’as reniée, Nicolas ; ne t’en défends pas.

— C’est notre péché que j’ai renié quand je pensais à celle que j’ai abandonnée… Mais toi, je suis orgueilleux de toi, je t’aime tellement, que je me sens comme un dieu en te contemplant.

— Pourquoi m’aimes-tu ?

— Je t’aime pour ta souffrance ; car je te broie sans cesse. Mon remords, je n’ai pas la force de le porter seul, je le fais peser sur ton cœur. Et je suis seul coupable cependant. Moi, j’étais la conscience. Quand tu m’as aimé, je devais me défendre, t’éclairer, ne pas tomber dans la tentation de ton enfantine tendresse, de ton inconscience. Elle le vit cacher sa tête dans ses mains, éclater en sanglots. Elle le regardait, les yeux secs, toute pâle seulement et secouée d’un tremblement. Il parlait dans ses larmes. Elle se pencha pour comprendre ce qu’il disait. Elle entendit ces mots entrecoupés de spasmes :

— C’est ici que je venais, — pour un nid de chardonneret, — quand j’avais dix ans. — Je reviens après trente ans, — qu’ai-je fait de ma vie ? Mon œuvre est trahie. — Dieu m’a frappé d’impuissance, — mon honnêteté d’homme est détruite, — et je suis devenu le bourreau de la plus sainte des femmes. — Si tous les vieux vignerons dont je suis l’enfant, — qui sont couchés là, dans le petit cimetière, me voient aujourd’hui, — quelle malédiction ils doivent laisser tomber sur moi, — moi dont j’avais rêvé qu’ils seraient fiers ! — Si encore je te rendais heureuse ! — mais tu vois, quelle faiblesse, pas même le courage de souffrir seul…

Elle était toujours debout devant lui, impassible ; le soleil faisait étinceler le filigrane d’or de sa ceinture et ses cheveux blonds sous le chapeau de paille, autour de son visage illisible. Sur la route, devant eux, trois femmes passèrent avec des paniers profonds pour la cueillette des prunes. Elles causaient. Elles se turent en apercevant ce couple ; un peu plus loin, leur conversation reprit. Dix minutes plus tard, ce fut un vieillard, cheminant lourdement sous un faix de bois, qui, revenant des taillis, passa en sens inverse. Puis la solitude fut complète. Alors Marcelle appela :

— Nicolas !

Il leva les yeux.

— Nicolas, je t’aime assez pour faire tout ce que tu veux.

Il répondit :

— Ah ! ton amour, je le connais, Marcelle.

— Non, tu ne le connais pas, parce qu’il est tous les jours plus fort. Il est aujourd’hui ce qu’il n’était pas encore hier. Et moi aussi, je suis aujourd’hui ce que je n’étais pas hier, parce que ton âme chérie s’impose à la mienne, elle m’impose sa beauté, sa noblesse. Elle habite une région que j’ignorais, mais où tu me fais entrer avec toi. Tu dis que nous avons fait le mal. Je le crois puisque tu le dis. Surtout, tu en souffres ; je ne veux plus que tu souffres. Alors, devines-tu ce que je te propose ?…

— Quoi donc ? demanda-t-il angoissé.

Elle répondit de son air impassible :

— Nous séparer…

D’un bond il fut debout. Il cria :

— Marcelle !

Ce fut un rugissement sorti du fond de son être. Et d’un geste d’instinct animal, comme pour l’emporter dans le noir d’une caverne, il saisit sa maîtresse et, la soulevant à demi, la traîna plus loin encore dans la carrière, là où les racines des végétations se suspendaient comme des lianes, devant une excavation.

— Je ne veux pas, je ne veux pas te perdre ! répétait-il de toutes ses forces.

— Tais-toi, lui dit-elle en se dégageant, les paysans vont venir.

Elle l’apaisa par quelques baisers, puis reprit :

— C’est parce que je t’aime beaucoup, assez pour être capable de cela. Tu retourneras à cousine Jeanne ; tu retrouveras le calme, le travail. Cousine Jeanne, tu comprends, je n’ai contre elle nul motif de haine, et tu m’as fait assez sentir qu’elle était meilleure que moi. Moi, je ne vaux pas grand’chose, mais je t’aime tant, je t’admire tant, que je voudrais être bonne pour te ressembler. Je veux bien cela, te quitter pour que tu retrouves la paix.

— Le pourrions-nous, Marcelle, quand même nous le voudrions ? Tant que nous respirerons et que nous nous sentirons si proches, serons-nous assez forts pour ne pas courir l’un à l’autre ?

— Oui. Tu auras, toi, le sentiment d’une délivrance ; moi, je saurai ta souffrance finie.

— Ah ! dit Nicolas, je suis parvenu à un point où l’on voit que joie, plaisir, bonheur, ou bien souffrance, déchirement, mort même, ne sont rien, où il n’y a plus que le bien et le mal. Je vois les valeurs de tout. Souffrir m’est égal, et je ne suis pas un fou. Je ne suis plus qu’une conscience. Oui, tout mon être, toute ma chair, tous mes os, tout mon sang, il me semble, participent à mon discernement impitoyable.

Marcelle commençait, par la sympathie de sa passion, à comprendre tout de cet homme si distant d’elle. Elle lui prit les poignets et, l’égalant presque pour la taille, elle plongeait dans les yeux affolés de Nicolas ses yeux ardents.

— Regarde-moi, lui disait-elle, regarde-moi bien. C’est moi le mal : chasse-moi.

Il murmura, dans une sorte d’extase :

— Jamais nous ne nous sommes tant aimés.

— Jamais ! répondit Marcelle transfigurée.

— Et jamais plus nous ne nous embrasserons, Marcelle ?

— Jamais plus.

— Jamais plus nous ne nous enivrerons l’un de l’autre ?

— Jamais plus.

— Nous nous fuirons ?

— Nous nous fuirons, oui ; jurons-le, veux-tu ?

— Oh ! frémit Nicolas, le jurer !…

— Moi, je le jure bien.

— Alors, reprit-il en s’exaltant de plus en plus, je jure de te sacrifier, et de vouloir ta souffrance, et de tolérer, après avoir cueilli la fleur de ta jeunesse, que tu demeures isolée dans la vie, sans soutien, sans amour, sans direction. Je permettrai que tu me deviennes étrangère, que le cri de ta douleur ne parvienne même pas jusqu’à moi. J’endurerais même que tu…

Il s’arrêta, net, tout blême, tout convulsé.

— Regarde-moi, reprit-il, à son tour, je suis un cadavre.

— Es-tu en paix ? demanda Marcelle, les yeux secs.

— Oui, je suis en paix, comme un mort.

— Alors, disons-nous adieu.

Ils se prirent d’abord les mains silencieusement ; puis leurs mains, convulsivement, gagnèrent les coudes, puis les épaules ; leurs poitrines se touchèrent, et Nicolas sentit Marcelle, tout à coup, sans force contre la sienne. Il espéra qu’elle allait peut être mourir. Et comme repris par l’immense instinct de l’amour il la serrait brutalement contre lui, il l’entendit lui murmurer tendrement :

— N’aie pas peur, Nicolas, je sais ce que tu as redouté… mais je serai toujours telle que tu me vois aujourd’hui je n’étais que pour toi.

Et ce fut elle qui se dégagea.

Ils étaient rassérénés par l’excès même de leur accablement et de leur douleur. Ils revinrent lentement s’asseoir sur la pierre. Devant eux, au-dessus des bois de Verneuil, de l’autre côté de la Seine, le soleil descendait dans le grand nuage horizontal de brume, et à leurs pieds, le fleuve nacré semblait élargi. Par places, à des lieues de distance, on voyait brûler des herbes ; et du brasier s’échappaient des fumées qui s’effilaient en longues traînées dans la campagne.

Ce fut encore Marcelle qui prononça :

— Voici la nuit, il faut descendre à la gare.

Il se leva docilement et la suivit.

II

Hélène avait passé toute cette journée dans le trouble le plus cruel. Chez son patron, ce n’avait été que par un effort de volonté qu’elle avait pu se livrer aux manipulations ordinaires. En revenant dîner le soir, le cœur lui battait à la pensée de revoir Marcelle. « Marcelle a un amant ; Marcelle a trahi cousine Jeanne ! » Ces mots qui l’effarouchaient encore par une espèce de crudité, lui revenaient continuellement à la bouche ; elle les prononçait à mi-voix, pour être totalement convaincue de la triste vérité qu’ils affirmaient.

Les deux sœurs se rencontrèrent dans l’escalier. Avec une défiance mutuelle, elles se dévisagèrent. à la lueur jaune du gaz, sans rien se dire. Hélène fut terrifiée par l’expression farouche du visage de Marcelle, par sa pâleur, l’altération de ses traits. Elle ne lui demanda même pas si sa promenade avait été agréable. Il lui semblait être à côté d’une étrangère ; pire, d’une ennemie.

Le dîner fut pénible. Après s’être forcée à avaler quelques cuillerées de potage, pour mieux donner le change sur l’affreux état de son cœur, Marcelle, étranglée par la douleur, dut se retirer dans sa chambre. Jenny Fontœuvre, un peu fâchée, déclara qu’Houchemagne l’avait sans doute entraînée dans quelque course exagérée, et que c’était une folie de l’avoir fatiguée ainsi. Hélène, pour qui cette journée représentait le troublant mystère de l’amour lui-même, restait distraite, absente, emportée par un sentiment de colère contre la cadette qui l’avait trompée.

— Il n’y a rien à faire ce soir à la pharmacie, dit-elle, au dessert, mon patron n’a nul besoin de moi, je reste.

Et elle prit un ouvrage de couture. Au fond, elle n’était retenue que par la dévorante curiosité de déchiffrer Marcelle. Car Marcelle souffrait, elle en était sûre, et une certaine compassion adoucissait même la sévérité, l’indignation de l’aînée.

Quand, avant de se mettre au lit, Jenny Fontœuvre voulut aller voir Marcelle, celle-ci était déjà couchée. Le mince corps s’allongeait sous les draps, rigide, immobile : les bras étaient noués au-dessus de la tête ; les yeux grands ouverts, qui regardaient dans les ténèbres, clignèrent à l’irruption de la lumière dans la chambre. La mère approcha la lampe du visage illisible.

— Quelle imprudence de te fatiguer ainsi ! Tu n’iras plus te promener avec Houchemagne ; je m’y oppose. Ma pauvre chérie, tu as l’air exténuée.

— Je le suis aussi, dit Marcelle avec effort.

— Pourquoi ne dors-tu pas ?

— Je ne peux pas. Je voudrais dormir, oh ! je voudrais…

— Ferme tes yeux, va, le sommeil va venir ; ce n’est pas long à ton âge !

Hélène, bonne ménagère, employait de son mieux sa soirée aux travaux de lingerie qu’elle avait entrepris. Par moments, l’envie lui venait d’aller suprendre Marcelle, de lui arracher des confidences. Elle s’en défendait par dignité. À minuit, elle cousait encore. Le bruit de l’heure la fit sursauter ; sa rêverie plutôt que son application, lui avait laissé oublier le temps. Elle commença à se déshabiller avec précaution, songeant qu’une simple cloison la séparait de sa sœur ; elle marchait sur ses pointes, quand soudain, des pieds à la nuque, elle frissonna d’avoir entendu la plainte terrifiante, le soupir douloureux, le soupir d’agonie qui venait de la chambre de Marcelle. Les sentiments de sévérité qu’elle nourrissait depuis le matin cédèrent vite à son horrible émotion toute blême et tremblante, elle écouta quelques secondes, et rien ne l’eût alors retenue de courir à Marcelle. Le temps d’ouvrir deux portes, et elle fut en présence de sa sœur.

Marcelle semblait n’avoir pas fait un mouvement depuis qu’elle était au lit ; pas un pli des couvertures n’était dérangé ; mais ses bras se croisaient maintenant sur sa poitrine, et son visage tuméfié ruisselait de larmes. La même faiblesse qui lui avait laissé échapper tout à l’heure ce cri de détresse, l’empêcha de dérober sa douleur à Hélène ; elle eut en la voyant deux ou trois sanglots, et elle la regardait d’un regard inexpressif. Puis aussi l’habitude déjà profonde qu’elle avait aujourd’hui des caresses d’un autre être, lui rendait plus difficile son stoïcisme ancien, cette opiniâtreté qu’elle avait montrée, tout enfant, à souffrir sans consolation, à taire aux siens toutes ses peines. Quand Hélène affectueusement lui demanda ce qu’elle avait, elle ne fit rien pour repousser cette tendresse ; elle répondit seulement :

— Tu ne peux pas savoir, ma pauvre Hélène…

— Ah ! s’écria en la couvrant de baisers, la douce Hélène vaincue, je n’ignore plus rien, Marcelle ! tu t’en doutes bien, et je n’ai plus qu’à te plaindre. Ta douleur paraît si grande !…

— Tu savais que j’appartenais à Nicolas ?

— Oui, je le savais ; ou plutôt je m’en doutais ; et ce matin, quand je vous ai vus vous regarder. j’ai compris tout… Quelle révolte j’ai eue contre lui, contre toi !…

Marcelle ferma les yeux, ses traits se détendirent, elle eut un sourire de béatitude.

— Il ne fallait pas regretter ; nous étions si heureux ! C’est si bon de s’aimer ! Oh ! comme nous nous sommes aimés, Hélène !

Hélène, effrayée de sa propre indulgence, l’écoutait, troublée.

— Et maintenant, continua Marcelle, c’est fini ; nous avons juré de nous séparer, nous ne nous reverrons plus.

Hélène eut un sursaut de bonheur. Comment ! il n’était plus question de péché ? Sa sœur et l’artiste ne restaient donc plus liés que par une sorte d’amour mystique, d’autant plus pur qu’il était plus douloureux, sanctifié par le sacrifice ? Elle pouvait donc, sans scrupule, s’intéresser maintenant à la troublante idylle ? Elle prit la main de Marcelle,

— Vous avez enfin compris votre faute, n’est-ce pas ?

— Notre faute ? Notre faute ? Quelle était notre faute ? Moi, je n’ai jamais su : mais Nicolas était ravagé par un remords insupportable. Je voyais qu’il souffrait. Je n’ai pas voulu être cause d’une si grande douleur ; je l’aimais trop ; j’ai préféré renoncer à lui. C’est fini maintenant. Mais moi, je mourrai…, je l’espère du moins…

Et comme Hélène se penchait tendrement vers elle, Marcelle lui crispa ses mains aux épaules :

— Comment veux-tu que je vive sans lui ? Tu ne sais pas, toi, tu ne peux pas savoir…

— Ma pauvre Marcelle, calme-toi. J’essayerai de te consoler, je t’aimerai bien, ma petite Marcelle. Quand je suis revenue ici, j’avais pour toi une grosse provision de tendresse ; tu n’en as pas voulu. Tu es froide, peu démonstrative, j’ai pensé que tu n’avais que faire de mon affection. Je me suis tue. Mais aujourd’hui, Marcelle, puisque je sais ton secret et que je ne te gronde pas, car, tu vois, je n’ai pas un blâme pour ta conduite, fais-moi confiance, laisse-toi aimer, ma petite sœur, mon chéri…

Et la bonne Hélène pleurait aussi, en serrant contre sa poitrine la fine tête de Marcelle dont elle baisait les cheveux. Marcelle se laissait faire, passivement. De temps en temps, elle répétait cette phrase qui exprimait un peu de sa souffrance :

— Ah ! c’était si bon de s’aimer !

Quand elles se séparèrent à l’aube, Hélène toute frissonnante, revint à son lit, désespérée de s’être heurtée une nuit entière à cette morne douleur d’amante.

La nuit de Nicolas avait été aussi tragique dans la solitude de sa chambre. Et ce fut au matin de cette nuit où il n’avait pas connu même une heure de sommeil, que brisé et se sentant vraiment le cadavre insensible qu’il s’était vanté d’être la veille, il revint à sa femme pour se remettre entre ses mains et lui confier sa nouvelle destinée.

Jeanne fut terrifiée tout d’abord, à le voir, car elle était de ces épouses maternelles tout occupées de celui qu’elles aiment, et habituées à se désintéresser d’elles-mêmes pour épier chez leur mari les moindres indices de joie, de peine, de santé ou de mal. À peine si ce matin Nicolas était reconnaissable. De plus, l’indifférence qu’il se sentait à l’égard de celle qui lui coûtait son bonheur, était lisible en sa physionomie déjà éteinte par l’excès de souffrance. Néanmoins, il s’avançait délibérément vers sa femme, avec l’illusion que, de l’acte de sa volonté, dépendait l’abolition de sa faute, et qu’il appartient à l’homme coupable d’annuler les conséquences du mal commis.

Elle lui tendit les bras. Il prit froidement sa main, et il regarda un moment, sans parler, cette main charmante qui était une des perfections physiques de Jeanne, et dans laquelle il voyait, lui, le secours, l’appui d’un être supérieur s’offrant à lui.

— Jeanne, dit-il enfin, j’ai été bien dur pour toi, veux-tu me pardonner ? veux-tu m’accueillir comme un malade, veux-tu soigner mon âme ?

Jeanne l’écoutait interdite, rayonnante de bonheur, à ce point que, dans l’instant, son visage s’illumina de toute l’ancienne et divine beauté. Elle ne put rien répondre, tant l’émotion la paralysait, mais elle attira la main qui tenait la sienne, la haussa jusqu’à ses lèvres, la baisa en tremblant.

— Pauvre amie, dit Nicolas en qui naissait un peu de compassion, pauvre femme blessée qui ne m’as même jamais montré ta souffrance, rien que ta douceur !

Jeanne murmura, la voix étranglée :

— Que veux-tu de moi ?

— Ton pardon, ta pitié.

Elle demanda, plus hésitante encore :

— M’aimes-tu, maintenant ?

Il restait silencieux. Alors elle le prit entre ses bras et le serra passionnément sans rien dire. N’était-ce pas déjà beaucoup qu’elle lui pût témoigner sa tendresse ! Et ce fut lorsqu’il sentit complètement cet amour d’épouse inattaquable, indestructible, tout-puissant dans sa générosité, que Nicolas laissa échapper ce cri de faiblesse, qui devait briser le cœur de Jeanne en soulageant le sien :

— Pauvre femme que j’ai trahie !

Elle ne proféra pas un mot, mais ses bras se dénouèrent… Elle qui n’avait jamais, dans son admiration pour son idole, permis à son esprit un soupçon, entrevoyait tout à coup les plus banales images de l’adultère, et la conscience de Nicolas souillée par la plus vulgaire des fautes. Elle n’avait cru qu’à une lassitude de l’amour chez cette âme supérieure ; et Nicolas avait été victime d’un entraînement de ses sens ! Il avait aimé hors de son foyer ; une autre femme le possédait encore ! Jeanne était accablée. Lui, sans s’apercevoir de ce qu’elle endurait, continuait :

— Tu peux être le médecin de mon âme malade. Mon âme est encore pleine, oh ! toute pleine de mon coupable amour ; et je voudrais te revenir. Je t’offre ma souffrance, Jeanne, je t’offre mon martyre. Je me suis arraché d’elle pour toi, à cause de toi, mais je l’aime encore, tu sais, je l’aime !…

Un sanglot l’arrêta ; il reprit la main de Jeanne, et la serra convulsivement ; mais elle se retira glacée par l’étonnement, par le désenchantement, par la douleur inconnue qui la mordait au cœur.

— Tu es une sainte, poursuivait Nicolas, tu peux tout entendre ; veux-tu, sachant ce que je t’ai appris, m’absoudre, m’aider à me relever de mon péché que je porte toujours en moi tout vivant ?… Vas-tu me repousser ?

Jeanne balbutia enfin d’une voix altérée :

— Qui est cette femme ?

Houchemagne refusa de répondre ; mais ce fut comme si Marcelle était entrée soudain dans la chambre avec son sourire d’amoureuse, les caresses de son col flexible, de ses bras tendus, car il mit ses mains devant ses yeux, et cette fois, sans qu’il pût les retenir, ses sanglots éclatèrent. Jeanne ne versait pas une larme. Elle redemanda froidement :

— Dis-moi son nom ?

Nicolas fit un geste d’impuissance.

— Que suis-je donc devenue pour toi ? dit enfin Jeanne douloureusement.

— La rédemptrice, la confidente unique, mon refuge. Je mettrai mon âme à nu devant toi tu sauras mes luttes, mes déchirements. Quand les cris de l’Autre, qui m’appellera secrètement, viendront jusqu’à moi, tu me retiendras dans le devoir, tu m’y retiendras de force, tu me lieras de tes bras, tu entends. Et je t’obéirai parce que je te vénère, parce que tu es demeurée ma compagne incomparable.

Alors Jeanne entrevit ce rôle austère de prêtre qui devenait le sien. Leur amour était à jamais aboli. Celui en qui elle voyait toujours la chair de sa chair n’était plus qu’un corps sans âme ramené au foyer par les impulsions d’une conscience impérieuse et impitoyable, un farouche pénitent incapable d’étouffer en lui le désir de l’Autre. Et cette Autre, inconnue peut-être abjecte, garderait le bénéfice d’un amour abdiqué en pleine ivresse, tandis qu’elle récolterait toutes les rancœurs que la Règle, même respectée, inspire aux malheureux passionnés qu’elle meurtrit. C’était pour elle la fin de toute espérance. Néanmoins, elle dit à Nicolas :

— Mon pauvre ami, je suis toujours tienne, en toute circonstance. Mais que peut la tendre pitié que je t’offre dans l’état où je te vois ?

— Fais de moi ce que tu voudras. Je suis une chose inerte entre tes mains. Je suivrai les directions que tu me donneras : ton âme remplacera la mienne, et c’est ainsi que je vivrai désormais.

Jeanne réfléchit un instant, puis, lui saisissant le bras :

— Eh bien ! viens avec moi…

Et comme il se laissait faire, elle le conduisit ainsi jusqu’à son atelier, devant le chevalet où était ébauché le Christ aux deux mains tendues vers la foule, la figure nouvelle, enfin trouvée, que l’avant-veille Nicolas avait conçue dans la joie. Et elle dit :

— Il ne s’agit plus de nous aimer, n’est-ce pas ? Il ne s’agit plus d’être heureux. Mais il y a le Devoir. Travaille, Nicolas, pour oublier.

Un jour passa, Nicolas avait repris sa palette et travaillait. Jeanne était venue lire à l’atelier. Nicolas lui savait gré de son silence, de sa présence tutélaire. Elle tenait son triste rôle avec sa délicatesse coutumière. La compassion l’emportait en elle sur les blessures mêmes dont souffrait sa dignité, et Nicolas rencontrait à toute heure la douceur de son regard qui, à chaque fois, l’absolvait. Le second jour, une sorte de paix qui ressemblait à de la stupeur était descendue en lui, et il ne quittait pas son chevalet. D’une peinture tourmentée et inquiète qui lui ressemblait à peine, il construisait un Christ plein de mystère et de douleur, un véritable Ecce Homo. Par moments, il s’arrêtait de peindre. Un soupir soulevait sa poitrine, mais sans une larme, sans une minute d’indulgence pour le rêve impérieux qui le sollicitait, il revenait au visage divin, cherchait pour les prunelles l’expression de l’infini, semblait donner à l’image qu’il créait toutes les forces purifiées de son âme victorieuse.

Ce jour-là, vers trois heures de l’après-midi, Jeanne entra brusquement pour lui dire que Blanche Arnaud et miss Spring étaient là, demandant à le voir.

— Descendras-tu ? Je les ai averties que tu travaillais et ne pourrais sans doute les recevoir.

Nicolas se recula de quelques pas pour envisager sa toile, sans paraître entendre. Puis, avec cette physionomie d’indifférence et de lassitude qui était devenue la sienne, il répondit à Jeanne :

— Tu peux les faire monter…

Jeanne, stupéfaite, dut le faire répéter. Comment ! à ces deux femmes si distantes de lui, auxquelles ne l’attachait nulle amitié particulière, il allait dévoiler le sanctuaire de son labeur, et les tourments de son enfantement artistique ? Elles verraient sa Multiplication des Pains à l’état d’ébauche, et son Christ encore informe ? Elles connaîtraient le secret de son travail ?…

— Oui, reprit Nicolas d’une voix fatiguée ; elles peuvent entrer. Tout m’est égal maintenant.

La douce Jeanne obéit, mais d’un cœur désolé, et comme si cette profanation, cette première intrusion de regards étrangers dans l’atelier mystérieux, consacrait la ruine même de l’Œuvre. Elle fut absente à peine quelques minutes. Bientôt la porte s’ouvrit et, sur le seuil, deux formes noires se reculèrent au lieu d’avancer. Il y eut des chuchotements, des exclamations étouffées, et les deux vieilles artistes, aux modes plus surannées que jamais, les yeux baissés parce qu’elles luttaient contre une curiosité passionnée, intimidées comme de petites filles, marchant sur la pointe des pieds, vinrent à Nicolas.

Il serra leurs mains en s’efforçant de leur sourire. Alors elles osèrent promener leur regards furtifs sur les murs blancs, s’arrêter aux grands tableaux des génies surhumains, s’approcher du Triptyque de Saint François. Blanche Arnaud, à qui une heureuse convalescence avait redonné un embonpoint plus accusé qu’auparavant, élargie encore par une sorte de cape noire à fanfreluches, découvrit la première la Multiplication des Pains. Miss Spring était arrêtée devant le chevalet. Ni l’une ni l’autre n’avait encore proféré un mot. Enfin elles s’entre-regardèrent ; leurs yeux étaient pleins de larmes, les beaux yeux bruns de la portraitiste, les yeux de myosotis flétris de miss Spring. Celle-ci joignit les mains.

— Oh ! dear ! nous avons vu ! mais, cher monsieur Houchemagne, il fallait nous avertir par avance que nous verrions. Vous êtes témoin qu’Arnaud et moi nous sommes stupides. Nos pauvres poitrines éclatent par émotion. Si longtemps nous avions désiré voir sans obtenir permission !

— Spring, disait à son tour Blanche Arnaud, dont toute la loquacité renaissait, venez voir cette scène évangélique. Regardez ces groupements, toutes ces lignes qui chantent comme une mélodie ; et ce dessin, oh ! ce dessin des visages, la vigueur de ces traits de fusain !

Miss Spring, malgré l’invite, restait en contemplation devant le chevalet, Jeanne, qui se dissimulait, un peu plus loin, pour les observer, reprise par son orgueil d’épouse, la vit passer sur son front ses doigts blancs sortant de la mitaine, étouffer deux ou trois soupirs, revenir à Houchemagne, lui reprendre les mains et chercher en vain à exprimer son émotion. Alors, un désir la prit de revoir de plus près le travail de la journée. Elle se rapprocha de l’étude. C’était vrai que, jamais encore, Nicolas n’avait atteint d’effet si émouvant. Dans cette figure incomplète où il commençait seulement de peindre les yeux, une terrible majesté allait naître. Le pécheur, encore. ravagé par le désir du mal, se trouvait face à face avec son juge, et c’était avec une sorte d’effroi qu’il le créait. Tout son tourment, tout son remords, toute l’énergie déchirante de son ferme propos passaient dans son dessin. Et Jeanne, qui n’espérait plus rien désormais de ce cœur perdu pour elle, fut inondée d’une âpre joie en escomptant l’Œuvre future. Il est vrai que l’Idole ne lui appartenait plus ; mais qu’importait, si la plus troublante des œuvres d’art allait être offerte aux hommes !

Miss Spring put dire enfin :

— Véritablement, pour la première fois un homme va peindre Dieu. Jamais encore, ni Véronèse, ni Vinci, ni le Guide, ni même Metsys ne l’ont pu. Mais monsieur Houchemagne va faire le tableau pour l’agenouillement de la foule. Car il sera impossible de le voir et de pas joindre les mains devant le Sauveur, et de ne pas tomber à genoux. Oh ! je suis bien aise, bien aise !

Il lui fallut s’asseoir, car elle se sentait faible. La bonne Arnaud dut excuser cette grande nervosité. Tous étaient émus, même Houchemagne, en qui l’artiste revivait impérieusement, et qui buvait le baume enivrant de la gloire. Après un petit silence apaisant, Blanche Arnaud demanda :

— Monsieur Houchemagne, comment à de pauvres artistes comme nous, si impuissantes, si ignorées, avez-vous permis ce que vous défendez aux plus grands ?

— Je n’avais plus le droit de vous fermer ma porte, fit Nicolas simplement.

Jeanne, miss Spring, Blanche Arnaud faisaient cercle autour de lui. L’affectueuse présence de ces saintes femmes, leur dévotion à sa personne lui causaient une indicible douceur. Il s’humiliait devant elles ; la patience de Jeanne, la pureté enfantine de l’Anglaise les lui rendaient vénérables. Quant à Blanche Arnaud, il se rappelait ce que Marcelle lui avait rapporté de ses luttes passées. Elle avait eu vingt ans ; la beauté, la jeunesse, le talent et l’amour en avaient fait un être charmant ; et elle s’était laissée vieillir misérablement plutôt que d’entamer la paix de sa conscience. Elle n’avait joui ni de sa beauté, ni de sa jeunesse, ni de son amour, ni de son talent. Elle vivait inconnue, dans la détresse, mais victorieuse de son propre cœur ; et son œuvre s’achevait noblement, enrichie de tous les sacrifices de cette âme austère, soutenue par la sérénité. Et Nicolas pensait à l’avenir de Marcelle. Qu’avait-il fait d’elle ? Quels seraient les chemins de sa vie ? Est-ce que les conséquences d’une faute ne se prolongent pas à l’infini ?

— Mademoiselle Arnaud, reprit-il enfin, c’était l’orgueil qui m’enfermait avec mon œuvre dans ma tanière. Je suis un simple artiste travaillant dans la douleur : j’ai besoin d’être aidé. Oh ! tout le monde n’entrera pas ici ; mais miss Spring et vous, vous êtes deux lumières spirituelles qui ne pouvez que m’éclairer.

Elles le regardaient, anxieuses. Comme il avait changé et pâli, et comme sa barbe grisonnait !

— Vraiment, vous n’êtes pas malade, cher monsieur Houchemagne ? demanda l’Anglaise.

— Mais non, mais non, miss Spring ; j’ai la santé indestructible des vignerons de chez nous.

— Oh ! dear, je vous trouvais si fatigué !

— Spring, ma chère, vous vous étonnez ? dit Blanche Arnaud. Vous voudriez qu’il ne soit pas comme une femme qui a enfanté, l’artiste qui, au prix d’un tel effort, vient de jeter sur la toile une figure pareille ? Vous savez bien qu’on ne fait vraiment une œuvre d’art qu’avec des lambeaux de soi-même,

— Comme vous avez bien fait de venir, leur disait-il.

Et pendant que la contemplative Anglaise s’absorbait de nouveau dans le Christ du chevalet, Blanche Arnaud entraînait madame Houchemagne dans un coin de l’atelier pour lui parler bas. Jamais elle n’aurait osé entretenir un maître tel que monsieur Houchemagne de sujets si indignes. Mais Spring avait rapporté de Londres une recette anglaise pour un vin fortifiant qui serait bien. nécessaire à ce cher grand artiste. Et, sur un papier, elle griffonnait son ordonnance, en suppliant Jeanne d’en essayer.

— Oui, chère mademoiselle Arnauld, je vous le promets, disait la jeune femme attendrie.

Quand elles furent parties, Nicolas se remit au travail avec une sorte de frénésie. Les yeux divins, encore approfondis, vous scrutaient maintenant, vous dépouillaient de tout mensonge ; mais la compassion en adoucissait la rigueur. Bientôt le jour baissa, et Nicolas posant sa palette vint s’asseoir auprès de Jeanne.

— Il me semble, lui dit-il, que la paix me revient à tes côtés. Tiens, en ce moment, je suis presque heureux.

— Ce n’est pas moi qui t’apaise, dit Jeanne, c’est l’Art.

— Je t’admire, prononça Nicolas avec ferveur.

— Oh ! mon ami, je ne suis pas aussi admirable que tu crois, soupira la jeune femme.

— Ta douceur est au moins un baume sur mes plaies.

Il la vit bientôt se lever et partir, et ne s’inquiéta pas du drame intérieur qui agitait cette âme si maîtresse, si sûre d’elle-même. Et il demeura encore longtemps dans le crépuscule de ce soir de septembre, entouré de ses œuvres, plongé dans une sorte de bien-être, hors de la vie cependant, mais sûr de créer encore de plus puissantes figures qu’il n’avait fait jusqu’ici.

Puis, tout à coup, l’image de Marcelle surgit devant lui, nette et précise comme il l’avait contemplée sur le coteau de Triel, avec un nimbe de soleil couchant enveloppant sa silhouette, avec le canotier de paille et la petite ceinture en filigrane d’or. Elle le regardait de ses grands yeux douloureux. Les lèvres chéries murmuraient comme alors : « Plus jamais !… »

Son cœur s’arrêta de battre. Marcelle ! que faisait-elle, qu’éprouvait-elle dans l’instant où lui avait osé dire : « Je suis presque heureux ! » Qu’allait-elle devenir ? Comment supportait-elle l’affreuse solitude de son cœur succédant à ces semaines d’amour ? Oh ! comme elle devait souffrir, comme elle devait être broyée ! Il avait sondé cette âme précoce, il en avait mesuré la profondeur, il savait de quelle douleur elle était capable. La souffrance de cette enfant impénétrable était plus cruelle qu’aucune autre. Et de quel droit l’avait-il torturée ainsi ? C’était pour reconquérir sa paix à lui, sa dignité à lui. Mais le Devoir inexorable n’avait-il pas commandé ? Mais Jeanne n’exigeait-elle pas qu’il immolât Marcelle ? Et toujours l’implacable loi s’écrivait devant lui : les fatales conséquences du péché doivent être subies.

Alors, dans les ténèbres il appelait à voix basse : « Marcelle ! Marcelle !… » Et il tendait les bras, s’imaginant qu’elle allait apparaître. À force de contention d’esprit, il finissait par la voir dans un éclair ; elle était en pleurs ; et, dans la seconde même, la vision s’évanouissait ; de sorte que sa désolation s’exaspérait encore. Il allait au vitrage. Sa pensée cheminait dans l’espace, vers le quai. Marcelle était là, tout près. S’il l’avait voulu, en cinq minutes il l’aurait rejointe. Mais non, il fallait que Marcelle souffrit comme lui.

Jeanne, à la nuit, vint le chercher et le trouva prostré à cette même place.

— Ce que je redoutais arrive, avoua-t-il, j’entends sa voix qui me crie de revenir !

Et comme Jeanne demeurait silencieuse, sans un mouvement :

— Tu ne me dis rien ? Défends-moi donc. Tu es dans la Paix, toi, tu te possèdes entièrement, tu es la Perfection, la Pureté ; tu as la force divine des âmes impeccables !

— Que puis-je te dire… je suis celle que tu n’aimes plus !

— C’est pour toi que je suis revenu cependant ; c’est pour toi que je laisse l’Autre mourir de douleur.

— Tu n’as obéi qu’aux contraintes de ta conscience, pas à ton cœur.

— Veux-tu que je retourne à celle qui m’appelle ? s’écria-t-il en se relevant.

Elle le saisit aux poignets, impérieuse :

— Non !

Des journées affreuses suivirent. Malgré l’expiation volontaire, librement acceptée, toutes les conséquences de l’adultère continuaient à se développer cruellement avec une logique impitoyable. Nicolas, Marcelle et Jeanne enduraient chacun leur martyre. Jeanne, malgré son masque de sérénité, connaissait les pires tourments de la femme trahie. Sous ses yeux, Nicolas se débattait lamentablement contre la passion qui le possédait ; elle devinait toute sa pitié, toute sa tendresse pour l’Autre. Et la noble imagination de cette jeune femme si pure s’épuisait en représentations de la créature indigne, un modèle peut-être, peut-être pis encore.

Un soir, à table, elle dit à son mari :

— J’ai vu les Fontœuvre. Jenny m’avait fait prier de passer chez elle ; c’était pour un petit service d’argent. Pierre Fontœuvre ne pense qu’à organiser son exposition chez les fils Vaugon-Denis. Il ne lui manque plus que les fonds, et tu sais qu’à moins d’une générosité particulière, ces messieurs ne cèdent pas leur galerie à prix doux. Jenny également se préoccupait de ce projet, l’idée lui étant venue de joindre ses œuvres les plus récentes, quelques nus, je crois, aux animaux de son mari. Bref, j’ai pu arranger les choses.

— Tu as bien fait, dit Nicolas très attentif ; et tous vont bien ?

— Ah ! leurs soucis les détournent un peu de leurs enfants. Moi, je m’inquiéterais de Marcelle que j’ai vue si mélancolique et si amaigrie. Elle ne se plaint pas, me dit-on ; mais c’est une petite fille stoïque et je lui ai trouvé des yeux de souffrance qui témoignent d’une santé bien altérée. Elle n’a point desserré les lèvres. Elle est si peu communicative !

— C’est un sphinx ! murmura Nicolas, en maîtrisant son émotion.

— Quant à François, il est survenu pendant ma visite. Il ne paraissait pas gai non plus, dans son désœuvrement. Encore un pauvre enfant qui m’apparaît toujours comme une belle terre en friche, dont personne ne s’est occupé d’exploiter les ressources.

Nicolas n’écoutait plus. Ainsi, Marcelle était bien plongée dans la tristesse mortelle qu’il avait imaginée. Il en conçut d’abord une sorte de joie. Donc, l’impérissable amour subsistait entre eux, surnaturel, inaltérable, meurtri et sanctifié. Elle était à lui, toujours, unie par la commune douleur. Qu’importe de souffrir quand on s’appartient toujours et qu’on en a la bienheureuse certitude !

Mais à mesure que les jours s’écoulaient, l’idée de la misère, de l’isolement de Marcelle le pénétrait davantage. Il se les représentait mieux depuis qu’on les lui avait dépeints ; sa pitié s’appuyait maintenant sur la réalité même. Ah ! comme il les voyait ces yeux, ces pauvres yeux de souffrance, dont le temps serait impuissant à tarir les larmes ! Marcelle n’était-elle pas de celles qui, sans se plaindre, peuvent aller bravement jusqu’à la mort ?

Il cessa dès lors de pouvoir travailler. De bonne heure, le matin, il sortait, arpentait le quai Malaquais dans l’espoir qu’il l’apercevrait peut-être. Et il faisait des stations prolongées rue Bonaparte, aux vitrines garnies d’estampes. Ou bien il allait au hasard, par toutes les rues qui avoisinaient la maison des Fontœuvre. Mais sans doute, le courage de sortir manquait à Marcelle, ou bien elle avait l’héroïsme, — et c’était encore plus plausible, — de se cloîtrer pour échapper à celui dont elle sentait toujours, autour d’elle, l’inquiétude chercheuse…

Enfin, un jour, il s’en fut rue de l’Arbalète, demander aux deux chambres blanches les souvenirs de l’amour immolé.

III

Pierre et Jenny Fontcouvre connurent alors une période d’enchantement. On n’entendait dans la maison que le baryton de Pierre, à peine un peu voilé par l’âge, lançant, du matin au soir, ses mélodies passionnées d’opéra. Son exposition, — cette exposition dont il rêvait depuis dix ans, — il allait enfin la réaliser. Sa panthère, ses léopards, ses chevaux, ses bœufs, tout cet ensemble de pelages soyeux, de muscles en mouvement jouant sur des ossatures bougeantes, de crocs, de griffes, de mufles ou de gueules qui avaient meublé sa pensée, il allait enfin l’offrir au public dans sa véritable signification qu’il expliquait longuement au vieil Addeghem, en vue de la brochure dont celui-ci se chargeait. C’étaient, entre eux, dans l’atelier, de longs conciliabules. Addeghem, étendu sur le divan turc, près des colonnes du Parthénon, cherchait la définition de la grâce, applicable au genre animalier. Debout devant lui, Fontœuvre détaillait tous les gestes des animaux étudiés aux haras, aux abattoirs, au Jardin des Plantes ; il en soulignait les caractères, la souplesse, l’élégance, la sobriété. Il était tour à tour tigre, poulain, taureau, zèbre ou gazelle.

À l’autre bout de l’atelier, Jenny avait modèle. Elle aussi travaillait ferme pour achever à temps son dernier tableau d’après ce beau gars que Nelly Darche lui avait indiqué. Il lui avait servi pour son Faune du dernier Salon. Jenny en tirerait un très intéressant Berger endormi. Les œuvres de la femme, accompagnées de quelques panneaux décoratifs, compléteraient chez Vaugon-Denis l’exposition du mari. Et Addeghem comptait exploiter, dans sa notice, cette charmante association conjugale dans l’art, qui serait un attrait pour le public.

Entre temps, il fallait courir rue Laffitte où les toiles étaient déjà portées, pour déterminer l’agencement. Seul Fontœuvre pouvait en décider. Il y a des lois de goût qu’on ne saurait enfreindre, et un animalier n’admettrait pas certains voisinages, qu’une vache, par exemple, allât de pair avec une biche.

Le ménage pressentait une prochaine prospérité. Certes, le prix des toiles vendues couvrirait les dettes contractées près de cousine Jeanne, et bien au delà. Ce serait donc fini de l’existence lamentable traînée depuis qu’on était mariés. Pierre exultait. Jenny traversait encore des heures d’inquiétudes, causées par les difficultés d’exécution qu’entraînait la pose du modèle. La fuite du flanc, dans le mouvement du berger renversé contre un tertre, elle ne la trouvait pas. La séance finie, elle revenait encore à sa toile, ajoutait de nouvelles touches. Puis les conseils se multipliaient et achevaient de la décontenancer. Addeghem, qui jouait au bon génie dans ce ménage, disait carrément :

— Mais il ne fuit pas, votre flanc, ma petite, il ne fuit pas.

Bientôt c’était Nelly Darche qui arrivait et lorgnait la toile, critiquait la coloration des chairs, les ombres, le fond, enfin s’écriait :

— Mais quelle bizarre anatomie a-t-il, votre bonhomme ? lui faites-vous une hypertrophie du foie ? Mettez-moi donc un peu de vert sous ses fausses côtes, et fabriquez-lui vraiment un sternum et une hanche !

Une autre fois, c’était la vieille Angeloup, alourdie par l’âge, le rhumatisme, l’obésité, qui arrivait au chevalet et relevait les défauts de l’œuvre. Pour elle, tout dérivait du manque de lumière dans les premiers plans.

— Ah ! mon petit, faisait-elle, d’une voix grave, si tu avais entendu Manet nous expliquer tout ce qu’on peut tirer de la lumière !

Mais elle se désintéressait bientôt de la peinture. Depuis que ses doigts engourdis ne lui permettaient plus de travailler, elle devenait parfois une vieille femme casanière et occupée d’intrigues. Elle questionna Jenny à brûle-pourpoint :

— Qu’est-ce qu’a donc François tous ces temps-ci ? Vous savez qu’il n’est guère gentil pour ma pauvre petite. On ne le voit plus, et il est, quand on le voit, d’humeur intraitable.

— Ah ! si vous croyez que François me fait ses confidences, vous vous trompez bien, mademoiselle Angeloup !

Pendant ce temps, Marcelle pleurait seule dans sa chambre. Elle pleurait à petits sanglots, sans tapage, sans violence, sans rien qui excitât la curiosité de personne. On ne l’entendait pas, et comme on avait mieux à faire qu’à s’occuper d’elle, l’indiscrétion des siens n’était pas à craindre. Elle ne touchait pas un pinceau, pas un crayon. Elle restait absolument oisive du matin au soir, perdue dans le souvenir de Nicolas. Chaque jour elle descendait un peu plus dans les régions profondes de la douleur, et connaissait des tourments nouveaux. Parfois son jeune sang avait de terribles révoltes, et d’autres fois, elle pleurait d’un cœur doux et soumis l’abandon de Nicolas. Mais le plus puissant de tous les sentiments qui se succédaient dans son âme, c’était la stupeur, une stupeur qui la clouait sur place, comme foudroyée par un orage soudain, une stupeur à chaque minute renouvelée, dès que lui revenait cette idée : Nicolas m’a abandonnée.

Il avait consenti à la perdre parce qu’il avait honte de leur amour. Mais avait-il honte quand il la soulevait dans ses bras d’une chambre à l’autre, qu’il la caressait comme un petit enfant ? Elle était sûre de son amour, de l’amour le plus absolu, le plus magnifique. Comment avait-il cédé à ce qu’elle proposait par générosité ? Il était si bon, il n’aurait pas dû. Si elle ne mourait pas bientôt, comment ferait-elle pour vivre ainsi ?

Son unique joie était le retour d’Hélène le soir. Que ces baisers de sœur lui paraissaient tristes, pourtant, en lui rappelant ceux dont elle était pour toujours sevrée ! Mais la pauvre Hélène était compatissante et tendre ; elle laissait la cadette revenir interminablement à son péché ; et Marcelle se satisfaisait enfin à parler de Nicolas. Hélène pouvait maintenant entrevoir les remords de l’artiste, les propos de son amour, et jusqu’à la direction morale que, du fond même de l’abîme, il essayait d’inculquer à Marcelle.

Un soir, le désir de Marcelle fut trop fort. Elle s’habilla, descendit et gagna la rue Bonaparte pour tâcher d’apercevoir Nicolas. Elle aussi errait de vitrine en vitrine, avec de furtifs regards sur tous les passants. Ses stations se prolongeaient ; elle tournait autour de l’École, allait de la rue des Beaux-Arts à la rue Visconti. Et, dans le même instant, Nicolas, par d’autres rues voisines, poussé par une même angoisse, la cherchait également… Tous deux avaient fait vœu de n’échanger qu’un regard. S’entrevoir une seule minute, prendre, le temps d’un éclair, la possession totale l’un de l’autre, se contempler silencieusement, se comprendre, pour deux êtres qui se sont perdus, n’est-ce pas le rêve unique ! Ils succombaient, épuisés, à la tentation innocente d’une rapide communion spirituelle. Quelles forces leur viendraient ensuite pour lutter, quand leurs âmes se seraient ainsi nourries l’une de l’autre ! Et ils se poursuivaient éperdument. Une volonté semblait retarder leur rencontre ; parfois quelques mètres seulement, ou bien l’angle d’une maison les séparaient…

Et il y avait encore au logis celui que nulle sollicitude n’entourait, celui que nul regard n’observait, François.

Ses dix-huit ans supportaient de trop lourds fardeaux. D’abord l’ennui d’une liaison insipide avec une femme sans esprit et sans cœur. Puis les difficultés où sa stupide maîtresse l’avait entraîné. Ses créanciers le menaçaient, les papiers des gens d’affaires commençaient à pleuvoir sur lui, et, chez ce garçon qui se flattait de tout connaître, et d’avoir tout jugé, et d’être un homme, une épouvante enfantine naissait effroi du scandale, du déshonneur, effroi physique d’un adolescent qu’une meute humaine harcèle.

D’abord il essaya des démarches inopportunes. Quelques centaines de francs l’auraient sauvé. Son pauvre cerveau affolé imagina des expédients illogiques, comme d’aller les emprunter au patron d’Hélène, le vieux pharmacien de la rue du Bac. Il fut reçu comme un escroc et ne bénéficia que de quelques conseils solennels et amers dont se fût réjoui, en d’autres circonstances, son esprit caustique. Puis il s’adressa aux Dodelaud. Ceux-ci furent d’abord bien consternés d’apprendre que leur petit François, si doux et si poli naguère, avait fait des dettes. La somme qu’il sollicitait représentait à peu près le bénéfice d’une de leurs bonnes journées de vente. Mais c’était leur plus cher principe de ne jamais prêter ; à plus forte raison refusèrent-ils ce service à un jeune homme dont c’eût été encourager les désordres. Il avait beaucoup espéré des Dodelaud. Il sortit de leur magasin anéanti, les yeux pleins de choses d’art splendides et sans prix : bahuts de la Renaissance, coffrets d’or massif, reliquaires constellés de pierreries, ou robes de brocart, qu’il avait contemplés durant sa requête. C’était donc vrai, il n’y avait dans la vie autre chose que l’argent. On était mis au monde pour le conquérir ; il fallait lui donner son effort, sa santé, toutes ses puissances, et, si la peine vous semblait trop grande, et qu’on reculât, on était aussitôt balayé. Oui, il n’y avait que l’argent. L’amour ? Il en avait fait la plus ridicule expérience. Quelle misère ! Quelle nullité dans la femme ! Quelle cruelle insipidité ! Alors, comme il ne possédait ni l’argent, ni les forces nécessaires à sa conquête, à quoi se réduisait sa vie ?…

Cependant, les soucis immédiats le pressaient. Tout délai devenait impossible. Ses parents avaient trop ouvertement parlé devant lui du prêt important des Houchemagne, pour qu’il pût se tourner vers ses cousins. Et soudain, comme il arpentait les quais lamentablement, une idée lui vint, une idée sentimentale d’enfant, une idée naturelle et simple sortie de son instinct filial à travers tout le fatras des théories amères, des conceptions vaniteuses ou desséchantes déposées en lui depuis l’enfance, sans correctifs d’aucune sorte. Cette idée, c’était d’aller trouver sa mère et de lui confier, pour la première fois, les tracas dont il était excédé. Peut-être la générosité de cousine Jeanne l’aurait-elle mise en état de tirer son fils d’embarras sans compromettre la fameuse exposition. En tout cas, Jenny lui suggérerait peut-être un expédient. Enfin, il aurait une alliée contre le sort et ne se débattrait plus tout seul.

Il en vint presque à s’attendrir d’avance. Cette jeune et charmante mère, si travailleuse, il l’avait souvent négligée, il ne l’avait pas assez appréciée. Comme il la connaissait peu ! Elle valait cent fois. la comtesse Oliviera. Que de ressources en elle pour faire honnêtement son métier, pour tenir la maison debout malgré la déveine constante. Et son petit talent même, n’avait-il pas quelque chose de gracieux, de touchant comme elle ?

« Oui, cette affection fraternelle qu’en dehors de l’amour on demande encore à sa maîtresse, se disait le jeune pessimiste, c’est près de sa mère qu’on devrait la chercher. Il y a chez la femme mère un instinct de bête aimante qui est sûr, qui est solide, qui ne déçoit jamais… »

Et il montait allégrement l’escalier comme quelqu’un qui entrevoit le salut après le pire danger. Ses déboires, ses désillusions, son dégoût de l’humanité et de la vie, aboutissaient à un besoin de protection qu’il se dissimulait à peine. Certes, il ne se voyait guère, comme en un mélodrame, se jetant à genoux, couvrant de baisers les mains de l’artiste, ou pleurant sur son épaule en confessant humblement ses torts. Mais il allait à elle comme à une bonne et franche camarade, pas assez vieille pour le méconnaître, pas assez jeune pour prendre légèrement ses ennuis.

Brigitte, quand il entra, le réjouit en lui apprenant l’absence de son père qui était encore rue Laffitte, où l’on commençait déjà à placer les toiles. Ses sœurs étant sorties, il serait en tête à tête avec Jenny. C’était ce qu’il désirait. Et, malgré sa philosophie désenchantée, malgré son scepticisme, il y avait en son geste le mouvement de l’enfant qui va se blottir dans les bras de sa mère lorsqu’il ouvrit, avec une sorte de fièvre, la porte de l’atelier.

Il fit deux pas et s’arrêta net. Dans sa blouse blanche serrée au col et aux poignets, la palette à la main, Jenny Fontœuvre se détachait en silhouette précise contre le vitrage éblouissant de lumière, et sur la sellette, devant elle, les jambes pendantes, les bras noués au-dessus de la tête renversée, le modèle nu posait dans l’attitude du sommeil. Il avait une peau ambrée, le thorax un peu maigre que découvrait la saillie des pectoraux. François, d’un coup d’œil, vit tout cela. Il vit ce singulier tête-à-tête qui lui parut à la fois tout simple et bizarre. Il vit la brosse de Jenny fouiller sur la palette une pâte semblable à de la chair vive. En s’approchant, il vit, sur la toile, le berger endormi, bien dessiné, médiocrement peint, de couleurs mornes, avec des ombres brutales et le défaut de la hanche « qui ne tournait pas ». Et il entendit Jenny dire, impatiente :

— Qu’est-ce que tu viens faire ici ? Tu vois bien que je travaille.

C’était sa dernière séance. Il fallait que le tableau fût le lendemain rue Laffitte, et elle donnait pour le parachèvement de son œuvre un effort où passait toute sa nervosité. Son front se plissait, ses longs yeux se bridaient, sa bouche se serrait dans l’application douloureuse. Qu’elle était peu maternelle ainsi ! François sentit son cœur se barrer. Toutes ses velléités de confidences furent étouffées du coup. Sa mère, c’était une femme comme les autres ; elle vivait sa vie. Chacun vivait sa vie pour soi ; celle du voisin, c’était une autre affaire. C’était bien naturel. On n’avait qu’à se débrouiller seul ; et, si l’on en était incapable, cela voulait dire qu’on n’avait pas droit à la vie.

— Je suis pressée, reprit Jenny, tu vois bien que le jour va me manquer tout à l’heure. Laisse-moi.

— Mais, oui, mais oui, je te laisse.

Elle ne remarqua pas le petit sourire supérieur et hautain qu’il lui adressait en se retirant ; elle avait les yeux sur le modèle toujours impassible sur sa sellette, comme un homme évanoui.

François revint s’enfermer dans sa chambre et revit, étalés sur sa table, les lettres, commandements d’huissiers, avis de banque, reçus depuis une semaine.

« Chacun pour soi, décidément », se dit-il encore en ricanant.

Il s’assit à sa table, relut de nouveau les papiers terrifiants, en fit un petit paquet, puis revenant à ses réflexions :

« Oui, si l’on ne peut pas vivre par soi-même, inutile de compter sur d’autres. Vivre, d’ailleurs, pour quoi faire ? prolonger l’écœurant ennui cinquante, soixante années ? rentrer au néant au bout de la fastidieuse corvée, sans compter les déceptions, les maladies, la douleur physique ! Je serais bien bon… »

Il fit encore là une assez longue pause ; puis, à pas de loup, se dirigea vers la cuisine où la vieille Brigitte préparait une pâte pour le dîner du soir.

— Brigitte, comme vous seriez gentille de me prêter vingt francs !

— Un louis ! vous n’y pensez pas, François. J’ai déjà fait des avances à votre mère. Suis-je rentière, voyons ?

— Brigitte, reprit-il, sûr de l’attendrir, je vais vous ouvrir mon cœur. J’ai une petite amie que je dois aller voir demain. On ira se promener ensemble très loin, à la campagne, et elle n’a pas de chapeau, Brigitte. C’est une petite ouvrière, pas riche du tout ; vous ne voudriez pas que j’aille la promener nu-tête, comme une fille de rien.

Brigitte soupira, puis s’informa si elle était jolie.

— Ah ! si elle est jolie, ma petite compagne de demain ! et si l’on passera une bonne journée ensemble !

La vieille femme rêva quelques minutes, puis enfin :

— Je vais vous les donner, François, mais que votre mère n’en sache rien, car, bien sûr, elle ne manquerait pas de dire que je favorise messieurs vos vices.

Quand il eut les vingt francs, il les contempla un instant, dans le creux de sa main, comme s’il les admirait. Puis, se tournant vers Brigitte :

— Ma vieille Brigitte, ne regrettez jamais la bonne action que vous venez d’accomplir là ; vous m’entendez, n’ayez jamais de scrupules. Et puis, je peux bien vous avouer ce que je pense. Ce que j’ai rencontré de meilleur dans ce monde, qui n’est guère drôle, c’est encore la bonne femme détestable que vous faites entre vos quatre casseroles et votre fourneau.

Elle haussa les épaules. Il sortit. Elle entendit son pas se perdre dans l’escalier.

Lorsque Pierre Fontœuvre rentra le soir, il était étourdissant de gaieté, d’exubérance, d’exaltation. Toutes ses toiles étaient en place. L’effet dépassait de beaucoup ses espérances. Il disait que de toute cette faune appendue aux murailles, se dégageait comme une odeur de vie, que décidément il avait fait une œuvre, et que le vieux Vaugon-Denis lui-même, qui avait encore l’œil à tout, là-bas, était content. Sa femme lui montra aux lumières son Berger endormi. Alors il battit des mains, déclara que c’était admirable. La tête en perspective, énorme difficulté, rappelait l’Antiope de Corrège, et les tons chauds et hardis. exprimaient vraiment la musculature puissante d’un beau rustre.

— C’est très fort, ma chérie, il faut que je t’embrasse.

Hélène, à son tour, revint. On était à la veille de la rentrée des cours à l’École de pharmacie, et elle redoublait de zèle chez son vieux patron pour se faire pardonner les prochaines irrégularités de son service. Aussi ne prenait-elle que strictement le temps de ses repas pour s’en retourner au plus vite rue du Bac. Son premier mot en entrant était toujours : « Où est Marcelle ? » La douleur de Marcelle, l’abandon où elle la voyait et jusqu’à la faute même de la cadette, avaient inspiré à sa tendre nature un de ces attachements féminins capables de tous les dévouements. Mais ce soir-là, on lui répondit que Marcelle n’était pas encore rentrée. Sortie dès le déjeuner, elle n’avait pas reparu depuis.

Hélène, au milieu de la gaieté familiale, devint soucieuse. Elle savait tout de Marcelle maintenant ; ses pensées, son désespoir, l’impérieux besoin que cette pauvre petite âme avait de Nicolas, et les recherches misérables que tous les jours elle entreprenait après lui à travers les rues. La sage Hélène avait à ce sujet de grosses inquiétudes. La promesse de silence et d’impassibilité que Marcelle lui avait faite, pour le cas où elle rencontrerait Houchemagne, ne la rassurait guère. Depuis tant de jours que Marcelle sollicitait le hasard, elle finirait bien par le forcer, par le contraindre. Qu’allaient-ils devenir tous deux quand ils se seraient trouvés enfin face à face ? C’était si bon pour Hélène d’aimer sa petite Marcelle purifiée par le chagrin, sortie de cet affreux adultère, si douloureuse, mais si ennoblie !

Cependant, l’heure s’avançait. L’absence de François passait inaperçue. On disait de lui, en pensant à la comtesse Oliviera : « Il est resté là-bas. » Et personne ne se tourmentait. Mais Marcelle ?

On se mit à table, l’oreille aux aguets. Marcelle n’arrivait pas. Il fallait toutes les joyeuses préoccupations du ménage pour qu’un pareil retard laissât aux parents leur belle tranquillité. Hélène devenait très triste. Une angoisse l’étouffait. Sa pâleur donna l’alarme à la mère.

— Tu t’inquiètes de Marcelle, n’est-ce pas ? Tu crois qu’il lui est arrivé quelque chose ?

Hélène s’en défendit à peine. Une idée les sauva : Marcelle serait allée chez mademoiselle Darche qui l’aurait retenue à dîner. Tout le monde se raccrocha opiniâtrement à cette hypothèse qui permettait encore un agréable optimisme. Bientôt Hélène, qui ne pouvait plus avaler, se leva de table et dit qu’elle allait chez Nelly Darche. Elle tremblait en s’habillant.

— Attends un peu, faisait le père ; cette petite originale va nous revenir paisiblement dans une heure.

— Attendre ! Oh ! je ne le puis pas…

Cependant si elle la trouvait là-bas, avenue Kléber !

Elle prit le premier fiacre qui passait. Comme c’était simple ce qui était arrivé ! À force d’arpenter ces rues, ces trottoirs où Nicolas passait journellement, elle l’avait rejoint. Ils s’étaient revus. Ils avaient hésité peut-être une minute. Peut-être n’avaient-ils pas même hésité une seconde. Ils s’étaient regardés de ce regard qu’Hélène avait un jour surpris entre eux et dont elle sentait toujours le trouble au fond de son âme, et impérieusement ils étaient allés l’un à l’autre. Et les chaînes mystérieuses, plus fortes que la vie, s’étaient rescellées de cet homme à cette enfant.

Cependant, si elle la trouvait là-bas, avenue Kléber !

Le fiacre roulait maintenant sans secousses sur les Champs-Élysées bleuâtres et déserts. Hélène, clairvoyante, songeait, avec une indignation secrète, à cette joie des deux amants enfin réunis. D’autres suppositions auraient pu naître en elle ; nulle autre idée ne venait même affaiblir ses pressentiments. En cette minute, haletants encore du supplice de la séparation, ils s’étaient redonnés l’un à l’autre avec toute la violence de la douleur endurée pendant dix-sept journées de solitude. Ah ! comme Hélène en voulait à Nicolas ! Puisque le sacrifice était fait, pourquoi lui avoir repris cette petite âme qu’elle cultivait dans les pleurs comme une pauvre plante malade. Comme Marcelle serait redevenue pure et blanche à force de souffrir ! Lui maintenant l’entraînait de ses deux bras dans la honte du péché, et tout espoir de l’y arracher serait désormais perdu.

Cependant, si elle allait la trouver avenue Kléber !

Elle ne l’y trouva pas. Nelly Darche dinait seule. Il fallut même imaginer un conte pour donner le change à son étonnement, qui était grand, de voir Hélène à cette heure. Et la jeune fille expliqua un malentendu. Marcelle était allée peindre à la campagne en compagnie de son amie, la Russe ; elle n’était pas encore rentrée, mais madame Fontœuvre avait cru l’entendre former le projet de passer voir mademoiselle Darche.

— Voyons, dit la grande Darche en assujettissant son lorgnon, vous n’allez pas lui mettre un fil à la patte, à cette petite. L’artiste a besoin de sa liberté. Et s’il lui plaisait de ne rentrer qu’à dix heures du soir !

— Ah ! répondit, en s’efforçant de rire, la bonne Hélène qui se sentait devenir nerveuse et méchante, nous n’avons pas l’esprit si large dans la pharmacie !

Le cocher l’attendait à la porte. Elle réfléchit quelques secondes, la main sur la portière du fiacre, puis délibérément, prononça :

— Rue de l’Arbalète.

Que son cœur lui faisait mal à mesure qu’elle approchait de ce quartier dont elle n’évoquait jamais le souvenir sans une sorte d’épouvante. C’était là qu’ils étaient cachés. Elle en était sûre ; ils s’y réfugiaient pleins d’indifférence et de dédain pour le reste de l’univers, sous ce nom d’emprunt dont Marcelle lui avait livré le secret, ce nom de Léonard, souvenir du divin artiste que Nicolas reflétait.

Qu’allait-elle faire ? Reprendre sa cadette, la sauver ? Pourquoi pas ? N’était-ce pas son devoir impérieux d’aînée ? Oui, l’arracher des bras de Nicolas, crier à celui-ci la vérité de la règle, et le reproche d’une conscience nette.

Elle traversait des rues ignorées, croyait à chaque instant atteindre au but et que la voiture. allait s’arrêter. Et c’étaient de brusques soubresauts de son cœur, un tremblement qui l’agitait. Mais on n’était qu’à la moitié de la course. Alors, elle préparait les mots qu’elle dirait aux amants, l’attitude autoritaire qu’il lui faudrait montrer pour déchirer de tels liens.

Et l’arrêt du fiacre la surprit dans ces réflexions où elle s’échauffait jusqu’à la colère. Elle se vit devant une grande maison blanche. Les volets du rez-de-chaussée, fermés, laissaient passer un rais de lumière…

Lorsque la concierge entendit cette belle fille d’aspect si provincial et si tranquille, lui demander si monsieur et madame Léonard n’étaient pas ici, elle conçut de la défiance et la dévisagea sans répondre. Hélène comprit que cette femme favorisait et protégeait le mystère dont s’enveloppait le couple équivoque ; aussitôt elle fut prise d’une grande timidité. Et voici que dans son trouble elle ne trouvait plus un mot à dire.

— Qu’est-ce que vous leur voudriez ? interrogea la concierge.

Hélène balbutia :

— Ne pourrais-je pas voir madame Léonard ?

— Oh ! non, mademoiselle, monsieur et madame ne reçoivent personne !

Derrière Hélène était la porte du petit appartement. Elle se retourna, la considéra une minute, reconnut les moulures blanches que lui avait dépeintes Marcelle, vit le bouton de la sonnette électrique. Ils étaient là perdus dans l’extase de leur péché, trahissant cousine Jeanne, trahissant leur propre dignité, leur conscience. Et la triste Hélène se tenait sur le seuil de l’abîme comme si elle voyait s’engloutir devant elle un être aimé qu’elle eût été impuissante à secourir. Que pouvait-elle contre les forces de l’amour dont elle avait soudain la vision accablante !

Enfin elle sortit de son rêve et se retira gauchement, confuse de sa démarche.

Dehors, elle congédia le cocher et regarda encore les volets clos du rez-de-chaussée encadrés de leur ligne lumineuse. Quel silence ! Quelle immobilité ! Ils étaient là, ils étaient retombés…

— Ah ! j’aurais mieux aimé qu’elle fût morte ! murmura Hélène dans un sanglot.

Il devait être près d’onze heures ; la chaussée, les trottoirs mal éclairés étaient déserts. Hélène, qui connaissait un peu ce quartier du Panthéon, avait résolu de rentrer à pied pour retarder un peu l’affreux moment où il lui faudrait paraître seule devant ses parents. Elle gagna le coin de la rue Claude-Bernard, et retourna encore une fois vers la claire maison blanche qu’un réverbère bleuissait, puis continua sa route.

Que dirait-elle à ses parents ? Tout, rien, ou une partie de la vérité ? Comment les blesser moins cruellement ? Les blesser ? Mais souffriraient-ils tant ?

Et devant cette fille pondérée, dont les jugements étaient étayés sur des bases fermes, par des principes traditionnels, les parents éducateurs de Marcelle passèrent en jugement. Et Hélène se faisait sévère, comparant la mère avec la grand’mère, et les incertitudes morales de Jenny Fontœuvre avec la méthode sûre, stricte, inflexible, appliquée par madame Trousseline à l’éducation. Timorée, scrupuleuse, avec ses délicatesses d’hermine, Hélène sentait encore en sa propre conscience la vigoureuse empreinte de la vieille femme admirable qui l’avait formée. Sa mère aussi avait reçu la même empreinte et sa vie impeccable en témoignait toujours. Mais au contact du milieu où elle avait été jetée à vingt ans, l’influence maternelle était comme morte en elle, et elle ne transmettrait plus à personne ce flambeau éteint. Qui s’était occupé de forger une conscience à la malheureuse Marcelle ? Que lui avait-on dit ? Qu’avait-elle vu ?

Hélène traversait maintenant le boulevard Saint-Michel dont le mouvement, les lumières la surprirent un peu ; et elle se rejeta d’instinct vers les ténèbres dans lesquelles était noyé tout le quartier du Luxembourg pour gagner, en biaisant, Saint-Sulpice et la rue Bonaparte. Elle n’avait pas peur. Elle marchait d’un pas si résolu, que pas un étudiant attardé n’aurait osé s’amuser du passage de cette jolie fille dont l’allure disait assez les alarmes. Comme elle se sentait grave et mûrie ce soir, comme la vie lui apparaissait nette et simple avec ses deux routes au tracé précis : le bien et le mal ! Et implacablement, elle en revenait à faire le procès de ses parents, s’irritant même contre eux, prête à leur crier la vérité, sanction de leur négligence, de leur incapacité.

Pourtant, en arrivant quai Malaquais, elle s’émut. Toute sa bonté se réveillait à la pensée des tortures qu’ils devaient endurer là-haut. Non, elle ne les accablerait pas trop vite. D’abord, elle serait rassurante, elle dirait : « Ne vous inquiétez pas… »

Quand elle ouvrit la porte de l’appartement, ce fut d’abord un grand silence. « Est-ce possible qu’ils dorment tous ? » se demanda-t-elle stupéfaite. Et elle alla frapper à la porte de ses parents. Mais la chambre était vide. Elle revint à l’atelier où la lueur jaune de sa bougie dansa dans les ténèbres. Alors elle entendit des voix, des bruissements dans la chambre de François, au bout du corridor ; et juste comme elle en approchait, Brigitte en sortit. Par la porte ouverte, dans une vive lumière, elle put apercevoir deux médecins en blouse blanche penchés sur le lit de son frère, et ses parents debout, rigides et crispés, au fond de la chambre. Brigitte en sanglots n’avait pas dit un mot. Hélène s’avança.

Jenny Fontœuvre la vit, le père aussi. Tous deux vinrent à elle, convulsés, sans une larme. Jenny prononça :

— Il s’est suicidé…

Hélène demanda :

— Tout est-il fini ?

— Quand la balle sera extraite de sa gorge, peut-être pourra-t-on le sauver, dit Pierre Fontœuvre.

Hélène était parvenue au bout de son effort ; elle s’appuya contre un meuble, gagna un siège proche. Personne ne prit garde à sa petite défaillance. On était retourné au chevet de François. L’un des médecins étanchait un filet de sang qui s’échappait par la narine. Au bout de cinq minutes, Hélène rejoignit sa mère.

— Et Marcelle est morte sans doute ? dit celle-ci, les dents serrées.

— Non, rassure-toi, je t’expliquerai.

Sur la commode était la lettre d’adieu que François avait écrite à ses parents. Hélène la lut :

« Pardonnez-moi de quitter cette vie imbécile qui n’a ni sens, ni but, ni lumières. Je me suis trop ennuyé… »

Hélène pensait à cette enfance dépourvue de direction devant laquelle, si souvent, elle avait entendu la grand’mère murmurer. Pour s’être exonéré de toutes les données héréditaires sur la vie, que lui avait-on appris au malheureux enfant qui se mourait là, ce soir ?

À ce moment, les médecins, voulant être seuls, renvoyèrent tout le monde. Pierre et Jenny Fontœuvre, hébétés, se retrouvèrent dans le corridor avec Hélène dont l’indignation se réveillait et bouillonnait secrètement :

— Et Marcelle, l’as-tu revue ? que sais-tu d’elle ?

— Marcelle ? répondit Hélène d’une voix qui s’étranglait : Marcelle ? eh bien ! elle est avec son

amant !

CINQUIÈME PARTIE

I

Quand, ce matin d’octobre, Seldermeyer de son allure un peu tremblotante de septuagénaire, entra dans l’atelier de femmes, aux Beaux-Arts, instinctivement son regard se dirigea vers la longue silhouette de Marcelle Fontœuvre et vers son étude de figure peinte. Depuis la rentrée, Marcelle l’intéressait. Elle peignait mieux et avec une aisance, une facilité qui aurait pu faire croire à un métier très ancien. Et ce qui semblait curieux au vieil homme, c’était la transformation qu’avait subie la petite fille de l’an passé. Ce matin, parmi toutes ces têtes penchées, si diverses, si disparates, cette fine tête coiffée de blond pâle, atteignait à la perfection de la beauté. Quant au sérieux un peu boudeur de l’adolescente, il était devenu la gravité sereine d’une femme. Seldermeyer examina un instant le modèle, un vieillard à longue barbe grise, maigre comme Saturne, puis se posta debout derrière Marcelle, sans rien dire.

On n’entendait pas un souffle. Les élèves étaient une trentaine, les unes courbées sur le chevalet, les autres, les yeux levés sur le grand corps nu du modèle que la fatigue faisait osciller doucement. Et toutes leurs toiles aux dimensions pareilles répétaient, dans l’hémicycle formé par les chaises autour de la sellette, les différents aspects du modèle. On aurait dit la succession d’images d’un film cinématographique. Les hautes fenêtres, les hautes boiseries ouvragées du xviiie siècle, avec leur douce peinture gris perle, répandaient un jour cendré où il semblait que la chair blanche du vieillard fût par elle-même lumineuse. La porte s’ouvrit toutes les têtes se retournèrent. C’était la massière qui entrait, en jaquette et en chapeau, très affairée à cause du concours semestriel qui devait s’ouvrir la semaine suivante. Il lui fallait parler au patron au sujet de la première épreuve, l’esquisse, qui se faisait en loge, avec les hommes. L’insuffisance des locaux donnait à murmurer. Elle aurait voulu obtenir des réduits moins inconfortables, où n’eussent manqué ni la lumière ni l’espace, et elle réclamait l’appui de Seldermeyer pour sa requête. C’était une charmante fille aux airs d’enfant, une blonde délicate qui dissimulait son autorité sous un aspect timide. Après quelques minutes d’entretien, elle quitta le patron et disparut de nouveau. Alors Seldermeyer revint à Marcelle et lui dit seulement :

— C’est bien. Continuez. N’ayez pas peur de forcer les lumières.

D’ailleurs, il était pressé, expédia la plupart des élèves, et une dernière fois, avant de partir, revint contempler silencieusement l’étude de Marcelle.

Alors le modèle poussa un grognement, s’étira les bras et sauta à terre. Aussitôt ce fut un vacarme assourdissant. Trente blouses blanches furent debout, des cris de lassitude ou de victoire éclatèrent, des cris perçants de préau d’école, de troupeau féminin lâché en liberté. Une voix entonna un refrain de la rue, que dix autres reprirent en chœur. La Niçoise, jolie fille brune et cambrée, aux yeux d’escarboucle sous sa coiffure excentrique, s’écria :

— Vous savez, père Domingo, il faut manger de la soupe, ou si vous continuez à maigrir pareillement, il ne vous restera plus qu’à poser pour la Mort.

Il commença à se plaindre de ses crampes, de ses rhumatismes. Personne ne l’écoutait. La Russe, qui était douée d’un contralto puissant, pérorait au milieu d’un cercle d’amies. Elle disait que la Beauté importait seule dans la vie, et que c’était à la Beauté que tout devait tendre, et que l’espèce dégénérant visiblement, il fallait aviser aux moyens d’en relever le type et la stature. Comme elle faisait une pause, toutes approuvèrent et commencèrent à suggérer des méthodes.

— Défendre l’union des avortons, opinait l’une.

— Étrangler tous les nouveau-nés mal bâtis, fit la Niçoise.

— Créer des gymnases comme en Grèce, déclarait une troisième.

— Et surtout, choisir de beaux hommes, mes enfants, reprit la Russe doctorale.

Des bravos éclatèrent avec de nouveaux cris. Une grande fille pâle, qui avait tous les stigmates de la phtisie, dansait la gigue. Elles étaient plus de vingt maintenant à chanter à tue-tête et sans arrêt la même ineptie.

Marcelle, dans un coin, ôtait sa blouse impassiblement, et vint se laver les mains.

— Tu pars, ma belle Fontœuvre, s’écria la Russe. On ne t’a pas entendue chanter, ce matin ?

Marcelle ne sourit même pas. Ces folies de l’atelier faisaient son supplice ; elle ne les supportait que par un effort de patience. Pendant que le modèle reprenait la pose, et que, dans un fracas de chaises heurtées et poussées, toutes les élèves se rangeaient alentour, elle enfilait un léger paletot noir, posait sur ses cheveux un petit chapeau à trois roses de soie, que Nicolas lui avait choisi, et s’en allait en serrant silencieusement quelques mains au passage.

Elle sortit par la rue Bonaparte, et, dans la rue des Beaux-Arts, à quelques pas de là, pénétra dans l’auto qui l’attendait. Deux bras s’ouvrirent pour la recevoir. Elle ferma les yeux, se laissa emporter mystérieusement aux côtés d’Houchemagne. Ils se tenaient la main sans rien se dire. Elle avait reconquis la paix, et comme la fierté de sa bravoure, depuis qu’elle avait laissé connaître aux siens l’état de son cœur. Quand, au matin de la nuit tragique, elle était rentrée pour trouver François mourant, elle avait dit à son tour au milieu des larmes que lui arrachait le récit de sa mère « Pardonne-moi, maman ! » Mais c’était de l’avoir trompée qu’elle s’excusait, car son inconscience était toujours la même, et elle se glorifiait au contraire d’être aimée. Et sa confession avait paru anodine dans le désarroi d’un tel moment. Plus tard, aux heures où l’on commença d’espérer pour François, la mère et le père se ressaisirent, et Pierre Fontœuvre, à bout d’émotions, assombri par tant de cauchemars, questionna Marcelle, la tourmenta, s’emportant contre elle terriblement.

— François avait des dettes, c’est vrai, mais il gardait le sens de l’honneur au point de vouloir disparaître lorsqu’il s’est vu insolvable. Tandis que toi, tu restes cyniquement notre honte.

— Votre honte ? Quelle honte y a-t-il dans l’amour ? En serais-tu venu à ne l’admettre que sous le manteau de la religion ou du mariage civil ? Non, n’est-ce pas ? tu n’as pas changé, tu es toujours celui que les aventures de Nelly Darche comblaient d’aise, et qui souriais d’indulgence à chacun de ses nouveaux amants. Mais c’est des jugements bourgeois que tu as peur. C’est à cela que se réduit ta belle morale. Car autrement, quel blâme peux-tu m’adresser ? et sur quoi le fonderais-tu ? Nous sommes deux êtres jeunes qui nous adorons. Où est le mal ?

— Pourquoi cet homme ne t’épouse-t-il pas ?

— Cela c’est son secret ; je ne puis vous le dire.

Ils en arrivaient à des imprécations vaines, dictées par la colère, sans trouver un argument qui pût toucher l’intelligente Marcelle. Alors, ils se cachaient même l’un de l’autre pour pleurer à la dérobée. Marcelle était comme sortie de leur cœur. Mais ne sachant sur quoi établir leur sévérité, et cherchant inutilement des raisons capables d’arracher leur fille à son amour, ils finissaient par tolérer sa conduite comme une fatalité. En somme, on existait sur ce tacite et douloureux accord. Et la virile Marcelle était heureuse, délivrée de la seule chose qui pesât à sa loyauté : un mensonge.

Ce jour-là, en arrivant dans les deux chambres blanches, elle laissa Nicolas parcourir des lettres reçues depuis la veille, et vint devant la glace, ôter son chapeau : elle paraissait vingt ans avec cette gravité qu’ont certaines blondes mystérieuses dont personne, hormis l’homme qu’elles aiment, ne peut rien savoir. Elle était sans coquetterie, sans parure, sans recherche, ne pensant qu’à se rendre agréable à Nicolas, à suivre son goût ; et jamais sa mise n’avait été plus simple. Quand elle fut assise dans le petit fauteuil blanc, sa place préférée, près de la fenêtre, elle l’appela :

— Nicolas ; écoute-moi bien, je voudrais faire un tableau.

Il était debout devant elle, la regardant avec respect comme un enfant fragile et sacré, ne l’encourageant à parler que par un sourire.

— Je crois que je puis y penser maintenant. J’ai vu que Seldermeyer avait été très étonné de mon étude, ce matin. Je suis désormais capable de bâtir une figure vivante, et sais-tu ? je veux peindre notre amour. Je cherche un beau symbole, palpitant, saisissant et vrai, dont tu seras fier, qui sera le monument de notre union. Aimes-tu mon idée, dis ?

Nicolas la contemplait toujours fixement, avec adoration ; il répondit seulement :

— Oui, oui, il faudra faire cela.

Et il sembla ne trouver rien d’autre ; mais il continuait de considérer Marcelle. Depuis qu’elle l’avait repris, il était ainsi devant elle, dans une sorte d’extase muette, incapable de dire son amour. Il l’aimait trop. Nul mot n’aurait suffi.

— Tout ce que tu m’as appris de l’Art et de la Beauté, continua Marcelle, bouillonne en moi, veut se faire jour, s’exprimer dans une œuvre. Oh ! j’ai des forces, va, pour travailler ; je travaillerai pour toi, selon toi, pour devenir ton orgueil. Le jour où je te montrerai mon tableau, pensé pour toi, peint pour toi, et qui sera l’apothéose de tout ce qu’il y a entre nous, je crois que je pourrai mourir de bonheur.

Il s’agenouilla devant elle, et lui prenant les mains :

— Moi, je suis fini, je ne ferai plus rien ; mais tu es mon enfant chérie ; je revivrai en toi. Mon œuvre, c’est toi qui la feras.

— C’est-à-dire que tu es mon maître, et que, de loin, je t’imiterai.

Alors il retomba dans ses idées noires.

— Non, non ; c’est fini, je ne ferai plus rien.

Il fallut toutes les tendresses de Marcelle pour l’apaiser. L’amour devait endormir sa tristesse, mais elle n’était qu’endormie. Il laissa Marcelle partir seule et revint lire les lettres dont il ne lui avait rien dit. C’étaient des réclamations d’argent. Ne possédant rien qui ne fût à Jeanne, quand il s’était agi de solder les dépenses assez élevées de l’installation des chambres blanches, affolé, incapable de résoudre pratiquement une question d’intérêt, il s’était mis entre les mains d’un usurier. Cet homme l’avait mesuré, et sachant tout ce qu’il en pourrait tirer, commençait à rappeler habilement à Nicolas ses engagements. La nécessité de travailler pour de l’argent et sous l’aiguillon du besoin, venait donc ajouter à ses angoissés. Qu’allait-il faire ? Et sur-le-champ il dut s’abaisser à écrire une lettre faite d’humilité et de formules obséquieuses, pour obtenir un délai.

Aux repas, il retrouvait Jeanne. Elle s’efforçait en sa présence à un stoïcisme impossible, essayant de ne laisser paraître d’autre disposition qu’une aménité souriante. Nicolas ne pouvait plus être pour elle l’idole adorée pendant huit années ; pourtant, un reste de culte conjugal, peut-être aussi la survivance d’un impérissable amour, lui inspiraient encore des prévenances et des soins pour celui qui la faisait tant souffrir. Mais, à tout moment, la douleur passait sur ses beaux traits, la défigurait. Nicolas fuyait son regard. Ils se parlaient à peine tout essai de conversation leur coûtait un travail, et ils se séparaient avec contentement. Nicolas remontait alors dans son atelier pour y chercher la solitude, pour échapper à Jeanne. Sur le chevalet, il voyait en entrant l’étude du Christ avec le visage encore informe où seuls les yeux avaient été parachevés. Ils étaient grands ouverts et terribles, empreints d’une sévérité sereine et tranquille. Jamais Houchemagne, dans aucune de ses figures, n’avait atteint cette intensité d’expression ; mais les autres traits, le nez, la bouche, étaient esquissés à peine et il en résultait un effet plus saisissant. Nicolas lui-même tressaillait quand il apercevait ce regard dans cette face blanche ; il en était obsédé, quelquefois effrayé. Il en vint à reculer le chevalet à l’autre bout de l’atelier, sous le Sphinx. Mais alors, n’étant plus distrait, il se remettait à considérer l’immense toile, sa Multiplication des Pains, si lamentable à force de s’éterniser là. L’envie le prenait parfois de la crever, d’en jeter au feu les lambeaux ; il s’amusait amèrement de cette foule contemplant le vide, de ce paysage au trait noir, de cet enfant surtout, l’enfant aux cinq pains d’orge et aux deux poissons, dont quelques taches de couleurs marbraient la joue. Mais jamais le désir de peindre ne l’effleurait plus. La fièvre intérieure qui l’agitait ne lui eût même pas laissé tenir un pinceau. Deux idées ne pouvaient se suivre logiquement dans son esprit. Le désespoir d’être retombé dans son adultère en faisait comme un damné vivant. Cependant, il savourait encore son supplice quand il pensait que c’était pour le bonheur ingénu de Marcelle qu’il l’endurait.

Enfin, il lui fallut aviser au moyen de payer ses dettes en faisant commerce de son art. Et, après avoir échafaudé mille combinaisons, il décida de se rendre chez les fils Vaugon-Denis.

C’étaient les derniers jours de l’exposition de Pierre Fontœuvre ; quelques personnes stationnaient dans les galeries. Nicolas entra, indifférent et las, et jeta un regard distrait sur les gazelles, les jeunes veaux aux taches rousses, les percherons gris aux croupes rondes qui garnissaient la muraille. Aussitôt, le vieux Vaugon-Denis, qui l’avait aperçu, le rejoignit, empressé. Il n’était pas seul. Addeghem et Vaupalier l’accompagnaient. Ce furent des exclamations quand on serra la main d’Houchemagne. Mais que devenait-il donc ? on ne le voyait plus ! Et on le dévisageait comme les hommes fameux qui ne prodiguent pas leur présence. Lui s’expliquait avec un sourire de timidité. Il était devenu très casanier. Il s’était enfermé de longs mois avec son œuvre ; même il n’avait pas quitté Paris de tout l’été.

Les deux vieillards l’écoutaient complaisamment le marchand de tableaux, qui se vantait de l’avoir fait, le critique vaniteux qui revendiquait l’honneur de l’avoir rendu Européen. Tous deux hochaient la tête comme devant un personnage qu’on a connu petit enfant et qui vous a un jour dépassé. Vaupalier qui, tout en émettant des réserves quant à son genre, reconnaissait à Houchemagne de la force et de l’adresse, l’examinait avec moins de religion et plus de curiosité ; car aujourd’hui, peintre officiel, décoré, arrivé, il jalousait toujours l’immense et mystérieuse supériorité de l’idéaliste. Frêle et menu comme autrefois, d’une correction de mise exagérée depuis qu’il était devenu l’amant de Nelly Darche, il clignait des yeux en regardant Nicolas, notait insidieusement l’amaigrissement de son visage, ses rides, le grisonnement de ses cheveux et la visible morsure du temps ou d’une lassitude physique sur le masque royal, naguère si vanté des femmes.

Nicolas, qui cherchait à motiver sa requête, continua :

— … Je me suis même un peu fatigué ; j’ai dû suspendre le travail commencé ; je voudrais maintenant me reposer, en peignant de petites choses faciles, des bibelots comme vous m’en demandiez autrefois, monsieur Vaugon-Denis, vous souvenez-vous ?

Le père Vaugon-Denis, traînant ses pantoufles à petits pas, alla s’asseoir sur un des canapés de la galerie et, levant sur Nicolas son visage rose et poupin, il lui dit de cet air un peu équivoque des vieilles gens dont on ne sait jamais, quand ils plaisantent, s’ils ne vous gourmandent pas avec ironie :

— Ah ! ah ! vous y venez donc ? vous y venez à mes petits tableautins que la clientèle réclame ? Voilà des années que je vous prêche, mon jeune maître, et vous étiez intraitable. Vous le savez bien, je vous l’ai dit, ils vous auraient payé cela les yeux de la tête ; mais vous demeuriez incorruptible ; rien ne pouvait vous arracher à votre œuvre, déclariez-vous. Pourtant, votre œuvre, entendons-nous ces petits tableautins-là en eussent encore été d’honorables fractions, et tous les honnêtes gens ne sont pas forcés d’avoir des cathédrales pour y appendre, aux murailles, un morceau de la taille de votre Sainte Agnès.

— Mais ils m’imposaient des sujets ! riposta Nicolas, ressaisi par un ressaut de son ancienne ardeur.

Vaupalier sourit avec une visible indulgence, Vaugon-Denis reprit :

— À peine… Le notaire du boulevard Malesherbes réclamait seulement moins de mysticisme, un peu plus de vie moderne, du mouvement contemporain, moyennant quoi il vous laissait libre pour la composition. Et le rentier de Neuilly, qui s’était entêté dans son désir d’acheter une toile de vous au point d’en tomber à une sorte de neurasthénie, me répétait toujours : « Dites-lui que je lui achète n’importe quoi et à n’importe quel prix, pourvu toutefois que ce ne soit pas un tableau de sainteté ! » Et en effet, mon jeune maître, cela se comprend assez. Comme le remarquait un jour une dame du monde à propos de vous, à moins que ce ne soit un Primitif ou une toile de l’École italienne, on ne peut plus guère aujourd’hui mettre dans un salon de sujets religieux.

Vaupalier, qui, avec son sens pratique, avait immédiatement jugé l’affaire, ne put s’empêcher d’observer tout haut :

— Houchemagne aurait pu s’en tirer avec de la mythologie.

— Ah ! reprit le vieux marchand en branlant la tête, c’est que la mythologie aujourd’hui, on n’aime plus beaucoup cela. Monsieur Vaupalier lui-même l’a bien compris. Voyez les succès de vente qu’il obtient ; et, sans diminuer son talent, je puis affirmer qu’il les doit beaucoup au choix de ses sujets bien vivants, bien de notre époque. Et, mon Dieu, que voulez-vous, l’humanité n’est pas transcendante, elle aime à retrouver dans l’œuvre d’art ses habitudes journalières. Le public n’est jamais tant charmé que lorsqu’il reconnaît dans la statuaire, dans la peinture, sa porteuse de pain, le terrassier qui lui refait sa rue, les mineurs dont il suit les grèves dans le journal. Un exemple monsieur Fontœuvre vient de vendre ici quatorze toiles. Ne croyez pas que les amateurs soient allés aux animaux les plus élégants, à ceux qui, dans le genre, représentent la plus haute esthétique. Non. Les amateurs se sont désintéressés des bêtes du Jardin des Plantes, au profit des bêtes de la rue ou de l’abattoir les bœufs, les veaux, les chevaux ; et, pour cette portée de petits chiens qui sort d’un panier, deux acheteurs se la sont disputée comme à l’encan.

Addeghem prit alors la parole. Vaupalier et Vaugon-Denis, qui s’étaient levés en parlant, se tenaient à ses côtés comme les assesseurs d’un juge ; et Nicolas, voyant le canapé derrière lui, s’y était assis par accablement. Addeghem disait : Mon petit, quand on est artiste, il faut être en communion avec son siècle. Votre idéalisme, Dieu sait si je l’ai encouragé à vos débuts, Dieu sait si je vous y ai maintenu par toute mon influence, si je l’ai prôné par mes articles, vanté dans les milieux littéraires, répandu même à l’étranger. C’est que je sentais là, pour un jeune, un merveilleux moyen de frapper l’attention, d’étonner le monde artiste. Quand j’ai vu votre Ange, mon flair ne m’a pas trompé ; j’ai prédit le succès, et les événements ont justifié mes dires. Mais je ne m’illusionne pas ; je n’ai jamais cru qu’un genre si particulier et fondé, en dehors de la vie, sur des rêves, pût satisfaire complètement le public. Il lui faut de la beauté, mais point inaccessible. Offrez-lui des muses de Folies-Bergère, et pas des Sainte Agnès. Vous avez une patte comparable à celle de Rubens, une puissance capable d’entreprendre les sujets les plus divers et d’y réussir avec une même facilité. Voyons mon petit Houchemagne, si vous nous laissiez un peu les habitants du Paradis pour nous faire de belles tranches de vie, palpitantes, prenantes. Nous sommes des gens du vingtième siècle, après tout ; il nous faut de la réalité !

Houchemagne ne répondait pas. Il était penché, le front dans les mains, et tous les mots d’Addeghem le transperçaient un à un en lui notifiant, comme rien ne l’avait fait encore, la faillite de son œuvre. Qu’avait-il à répondre ? Un artiste convaincu répond à ceux qui attaquent son idée, en leur montrant ce qu’il a produit. Allait-il exhiber sa Multiplication des Pains demeurée depuis quatre mois sur le chantier, ou son Christ dont il n’avait pas même su peindre le visage ? Alors encouragé par ce silence qui était comme un aveu de faiblesse et qui lui donnait de l’avantage, Addeghem porta des coups plus droits :

— Et puis, vous savez, si le public ne se fatigue pas, c’est vous qui vous lasserez. Oui, oui, on ne peut pas toujours planer, mon petit, Tenez, dites-moi ce que vous faites maintenant.

Nicolas souleva la tête. Comme il se serait emporté naguère contre une telle question ! Aujourd’hui rien ne lui importait, hormis Marcelle. Il répondit :

— Une scène évangélique pour le prochain. Salon…

— Et c’est tout ?

— C’est tout.

— Voyez-vous, voyez-vous ! reprit victorieusement Addeghem en se tournant vers Vaupalier.

Puis il continua :

— Avec votre tempérament, mon petit Houchemagne, ce n’est pas assez vous avez de quoi peupler un musée, et vous nous produisez quoi ? tout juste votre envoi de chaque année.

Vaupalier intervint :

— Vous n’imaginez pas, Houchemagne, quelle assurance, quelle solidité c’est pour un artiste de prendre appui sur le réel, sur le tangible, et quelle fécondité on y puise. On se sent vibrer avec l’Univers.

Nicolas se taisait toujours. À quoi bon batailler pour une œuvre qu’il avait été impuissant à accomplir. Et puis, n’avaient-ils pas raison, ces deux apôtres de l’horizon étroit ? est-ce qu’on n’était pas puni quand on voulait monter trop haut ? Et il regardait avec fixité, sur la muraille opposée, un énorme bœuf de boucherie, symbole brutal du matérialisme artistique de Fontœuvre, et qui s’imposait à lui, qui terrassait sa raison, qui le dominait. Il le savait maintenant ; il allait. renier son œuvre, il allait la trahir comme il avait trahi sa femme, pour tomber dans une peinture qui serait un mensonge à toute sa vie d’artiste. Il y viendrait, comme l’avait dit cruellement le vieux Vaugon-Denis, à ces petits tableautins recherchés des amateurs, conçus à la mesure de la médiocrité de la foule. Il peindrait peut-être des bœufs comme celui-ci, ou le passage d’un omnibus dans une rue populeuse, ou, comme Fontœuvre l’avait un jour rêvé, des boueux au milieu des ordures. Son adultère, après avoir consommé la déchéance de l’homme moral, après avoir conduit l’artiste à l’impuissance, le mènerait encore plus loin, à la mauvaise foi, à la duplicité. Et il se résignait à tout avec une indifférence mêlée d’orgueil. Il y avait de l’idolâtrie dans son amour, et il se glorifiait de s’être dépouillé du meilleur de lui-même pour le culte de Marcelle. Il pensait aux chambres blanches, au lit copié sur celui de Trianon, aux meubles précieux offerts à sa maîtresse…

Vaupalier reprit :

— Monsieur Addeghem a raison : l’Art est un reflet de l’époque où il fleurit ; il ne faut pas qu’un artiste entre en contradiction avec tout ce qui l’entoure, mais qu’il soit au contraire inspiré par le désir, par le besoin populaire. On ne fera plus d’Art religieux, mon cher, c’est fini ! D’où sortirait-il, et qui satisferait-il par nos temps de rationalisme irréductible ? L’Art, savez-vous où il ira chercher ses sources désormais ? Dans la religion de l’utilité. Oui, l’avenir trouvera des formes pour de belles usines, ou pour d’immortelles gares de chemin de fer ; et la peinture tournera toute au plaisir des yeux, à l’ornementation de l’architecture ; elle deviendra décorative. Voilà la vérité, Houchemagne.

Mais tout d’un coup, sous les cendres, la flamme d’autrefois se raviva en Nicolas ; il se rappela les ivresses qui avaient précédé l’exécution. de l’Ange, du Centaure, du Taureau ailé, ses extases d’Italie, le ravissement qui l’avait soulevé quand il peignait sa Sainte Agnès, ou le Triptyque de Saint François, et cette région supérieure, inexplorée de la raison, où l’emportait son rêve, où il est bon et même nécessaire d’entraîner l’humanité ; et un cri jaillit du tréfonds de son être :

— Alors, d’où suis-je sorti, moi ! et ma pauvre œuvre qui fut incomplète, c’est vrai, et misérable, mais qui était belle, je vous l’affirme, quand je la portais dans mon cerveau ! Et d’où venaient-ils, ceux qu’elle a émus, qui ont pleuré devant mes toiles, non à cause de mon dessin, de ma couleur, ou de ma composition, ou de mon talent, mais parce que je les ôtais à la laideur, à la médiocrité, à la vie. Étaient-ils donc des malades, ou des arriérés ? n’étaient-ils pas au contraire l’humanité vraie, qui comprend que la zone de l’Art dépasse celle de la vie matérielle, qui aime les vieux clochers, les cathédrales, les clairs de lune, l’inutile poésie, la légende ; celle que ne rassasie pas le réel et le tangible, qui s’inquiète, qui cherche, qui veut savoir où vont ses morts, qui veut savoir où elle va, et qui croit que l’infini ne s’exprime pas en termes algébriques ? Il y en a toujours de ces gens-là. Mon œuvre était pour eux ; et si elle est en ruine, c’est que j’y ai failli, moi, par faiblesse ; mais je vous jure qu’elle ira à d’autres, que d’autres la feront à ma place, parce qu’elle était l’Art lui-même.

Il avait des sanglots dans la voix, et les trois hommes qui l’écoutaient, ignorants du drame secret de son cœur et de l’éclipse de son génie, se regardaient sans comprendre cette extraordinaire nervosité de l’artiste. Vaupalier crut l’avoir blessé et s’excusa d’être allé trop loin, et le vieux Vaugon-Denis, non sans un certain air d’effroi, se récria. Abandonner sa série de grandes toiles spiritualistes, le genre sur lequel il vivrait toujours, jamais il ne lui conseillerait pareille. folie ce serait déconcerter le public et se tuer ! Mais fléchir un peu, consentir quelques concessions au goût des amateurs, faire la part de la grande réputation et celle des succès de vente, voilà ce qui serait la sagesse.

— Eh bien ! dit Nicolas qui s’était ressaisi, et avait repris sa résignation morne, que voulez-vous de moi ? Commandez-moi quelque chose, monsieur Vaugon-Denis.

— Ce sacré Houchemagne ! s’écria en riant Addeghem, vous allez voir qu’il nous prépare encore une surprise. Oui, oui, je sens qu’il va nous étonner une fois de plus. Quand le critique et Vaupalier, après quelques remarques sur les animaux de Fontœuvre, eurent quitté la galerie, Nicolas, resté seul avec le vieux marchand, reprit :

— Je ne plaisante pas. J’ai besoin de vendre une toile. Que veut-il, le neurasthénique ?

— Faites-lui n’importe quelle jolie petite femme que vous intitulerez du nom de quelque saison ; cela plaît toujours.

Dès le lendemain, Nicolas se mit à l’œuvre. Une jeune fille qui avait posé autrefois pour les cheveux de sa Sainte Agnès, accourut dès l’envoi d’un petit bleu. À peine chercha-t-il la pose. Toutes lui parurent bonnes. Le second jour, il commençait à peindre.

Jeanne, qui vint le soir à l’atelier où elle ne pénétrait plus que rarement depuis que la rechute de Nicolas avait brisé entre eux les derniers liens, s’écria :

— Que fais-tu ?

Et elle examinait avec stupeur cette banale bayadère. L’excessive facilité de Nicolas, ce qu’Addeghem avait appelé très proprement « la patte de Rubens », se jouait d’une étude si aisée. C’étaient toujours ces belles chairs saines et vivantes qui venaient comme à miracle sous son pinceau, et pour le visage, il était le parfait portrait du modèle. Mais, quelle insignifiance dans cette image d’une femme vulgaire ! Et Jeanne cherchait à déchiffrer l’énigme, à trouver l’idée secrète que rien ne révélait, à découvrir ici la mystérieuse inspiration qui animait toutes les autres toiles des murailles, et jusqu’au Christ inachevé, là-bas, au fond de l’immense pièce.

— Qu’est-ce que cela représente ? demanda-t-elle timidement.

— Ce que cela représente ? murmura Nicolas, les dents serrées, tu ne le devines pas ? Et bien ! cela représente mes besoins d’argent, mes besoins personnels.

Jeanne les yeux agrandis, le regardait, hésitant à comprendre.

— Il faut que je vende, continua Nicolas amèrement. Je ne suis plus qu’un tâcheron travaillant pour son salaire. Qu’importe mon tableau, pourvu que j’en sois payé !

Jeanne se détourna vers le vitrage et resta longtemps silencieuse. Au bout de plusieurs minutes, elle revint à son mari, tout en pleurs.

— Nicolas, lui dit-elle en lui prenant les mains dans un geste affectueux dont elle semblait se ressouvenir soudain, Nicolas !…

Mais elle ne put aller plus loin. Elle qui avait supporté stoïquement et sans faiblir l’aveu de la trahison, elle qui n’avait pas proféré une plainte en apprenant qu’elle n’était plus aimée, et qui avait toujours dissimulé ses larmes à son mari, perdait tout courage enfin devant la déchéance du génie de Nicolas. Voir celui qu’elle avait tant admiré s’avilir à une besogne commerciale, était au-dessus de ses forces. Elle eut une affreuse crise de sanglots dont Nicolas dut subir le spectacle déchirant. Jamais il n’avait connu d’elle qu’une douceur souriante, ou de petits chagrins qu’au temps de l’amour elle venait pleurer sur son cœur. Le désespoir d’une telle femme, sa soudaine défaillance lui causaient une pitié respectueuse et troublée.

— Ma pauvre amie, lui murmurait-il, ravagé d’émotion, ma pauvre amie, tu as subi avec héroïsme de plus cruelles blessures ; résigne-toi encore à celle-ci. L’art n’est plus, pour moi. Et c’est parce que je suis encore un peu un honnête homme, c’est par un reste de compassion pour ma pauvre conscience vaincue que je me fais mercenaire, afin d’avoir moins à rougir devant toi.

— Nicolas, reprit enfin Jeanne que cette voix. chérie ranimait, il ne faut pas, je t’en prie, il ne faut pas…

L’Inspiratrice renaissait en elle ; celle qui avait contribué aux chefs-d’œuvre de naguère ne pouvait se résoudre à la mort de l’Artiste. Amaigrie et vieillie par des mois de souffrances, elle redevenait belle et divine pour parler encore de l’œuvre devant ce qui en était la négation.

— Laisse cela, Nicolas, ce serait pour toi, pour moi-même la pire honte. C’est moi qui te le demande, tu vois bien. Tout nous était commun, que tout nous le soit encore, malgré tant de tristesses. Et tiens, n’effleurons même pas un tel sujet. Ce que j’exige de toi, c’est que tu renonces à signer des toiles indignes de toi, qui feraient une tache à ta gloire. Ne travaille plus s’il le faut, reste oisif, attends ; encore un peu de repos, et peut-être pourras-tu finir ton Christ. Écoute-moi je ne suis plus ta femme ; je suis la voix de la Destinée. Tu es fait pour de si grandes choses, Nicolas, si grandes !

— Ah ! s’écria Nicolas, emporté par un élan de son remords, ne vois-tu pas que je suis maudit ! Ils gardaient maintenant un silence désolé. À la fin, Jeanne, toute frémissante, balbutia :

— Oh ! j’ai tant prié Dieu qu’il t’arrache à cette femme !

Et Nicolas se mit à souffrir de cette phrase comme d’une menace terrifiante. Avait-elle fait cela ? et si elle l’avait fait ne serait-elle pas exaucée, elle qui était une sainte ? Était-il invraisemblable qu’il fût un jour séparé de Marcelle ? Que d’événements imprévus pouvaient survenir pour accomplir entre eux ce qu’ils n’avaient pas eu le courage de faire jusqu’au bout !

« Oh ! perdre Marcelle ! » pensait-il en frissonnant de douleur.

Et il en voulait maintenant à Jeanne dont il s’était un moment rapproché tout à l’heure.

D’ailleurs, nulle entente durable n’aurait su désormais s’établir entre eux, et, malgré les objurgations de sa femme, dès le lendemain, il reprit l’étude de blonde qu’il eut terminée aux premiers jours de novembre. Il travaillait sans honte, et même avec une sorte de paix, comme si l’humiliation d’aller à l’encontre de son rêve eût été la rançon de son péché. Sa seule pudeur en cela était de cacher soigneusement la toile les jours où Marcelle venait à l’atelier. Alors, il lui montrait silencieusement l’invariable état de ses grandes études arrêtées. Mais aujourd’hui, la grave Marcelle ne se réjouissait plus des ravages qu’elle avait apportés dans la vie de l’artiste. Ils l’effrayaient et l’attristaient davantage à mesure que l’amour, l’élevant au-dessus de son égoïsme, en faisait une vraie femme, et qu’elle échappait à elle-même pour être plus à Nicolas. Elle commençait à pressentir un amoindrissement de l’artiste, et, quand elle lui montrait ses travaux, les esquisses diverses qu’elle avait entreprises en vue de son tableau, s’il la complimentait, elle disait avec une humilité véritable :

— Que vaudront jamais les toiles sorties de mes mains en comparaison de celles que je t’ai empêché de faire !

— Ah ! qu’importe ! reprenait Nicolas, tout vibrant de bonheur, nous nous serons aimés !

Mais elle aussi connaissait maintenant une mystérieuse mélancolie qui lui arrachait des larmes quand elle était auprès de Nicolas, heureuse, fêlée, enveloppée d’une tendresse sans mesure. Elle pleurait sans savoir pourquoi, en regardant son amant ; elle pleurait en pensant qu’elle ne le posséderait jamais qu’à la dérobée, qu’elle ne donnerait jamais la paix à cette pauvre conscience bourrelée, et souvent tous deux s’étreignaient ainsi les mains à se les rompre, en savourant cet amour changé en douleur.

Lorsque Marcelle quittait l’atelier, Jeanne l’attendait en bas, au petit salon. Jeanne, des deux sœurs préférait de beaucoup Hélène si ouverte, si rieuse, et dont l’éducation lui rappelait la sienne. Mais elle choyait en Marcelle l’admiratrice de Nicolas, et elle se faisait montrer aussi les études de la jeune fille, heureuse quand elle y retrouvait l’influence de l’Idole. Parfois elle l’indiquait tout haut à Marcelle, alors celle-ci rayonnait d’orgueil et se prenait à aimer Jeanne. Désormais, sa confiance en l’amour de Nicolas l’exemptait de toute jalousie ; elle n’avait plus qu’à plaindre l’épouse abandonnée ; elle lui savait gré de chérir toujours celui dont elle lui avait volé le cœur ; et même secrètement elle commençait à l’admirer. Ainsi, par un étrange phénomène spirituel, ces deux âmes disparates se rapprochaient l’une de l’autre, de plus en plus.

II

Au mois de décembre, par l’intermédiaire des Vaugon-Denis, Nicolas vendit une Petite marchande de mouron qu’il venait de terminer en quinze séances. Mais il connut toujours les mêmes soucis, car il n’était pas encore libéré de toutes ses dettes, ayant voulu d’abord restituer au budget conjugal les sommes qu’il lui avait déjà empruntées pour les menus frais, — voitures ou petits cadeaux, — qu’avait motivés sa liaison. Il dut souscrire de nouveaux billets. Ignorant même ce qu’il devait exactement, il était sourdement terrifié par l’approche des échéances. Il voyait la nécessité d’entreprendre encore une œuvre imbécile, et voilà que le travail, accepté au début avec indifférence, lui était maintenant intolérable. La petite mendiante, qu’il venait de peindre, n’avait été menée à bout que par un indicible effort contre l’écœurement que lui inspirait un tel sujet imposé par l’amateur. De plus, une fatigue physique s’adjoignait maintenant au dégoût. Il devait lutter contre une pénible lassitude qui l’engourdissait sans cesse, et se manifestait, durant le travail, par une sorte de morsure qui semblait grignoter les os de son échine. D’ailleurs, il avait totalement perdu le sommeil, et il pouvait attribuer tous ses malaises à ce manque de repos. La nuit, ses ennuis d’argent prenaient des proportions dramatiques ; il en concevait d’affreuses angoisses dont il se raillait quelquefois lui-même au matin. Mais l’obsession du labeur suppliciant persistait. Ce fut dans ces conditions qu’il commença son troisième tableau commercial intitulé : Autour du thé. Celui-ci avait été commandé à Houchemagne par une Américaine qui avait spécifié son désir d’un sujet mondain. Il y représentait deux jeunes femmes élégantes attablées à un guéridon, devant une théière. Nicolas n’avait même plus assez de ressort pour trouver une ironie amusante à traiter lui, l’enfant des vignerons, toujours si distant du monde, une telle composition. Il n’y voyait que le plus ennuyeux des devoirs. On était maintenant aux journées si brèves et si brumeuses de janvier ; les heures de lumière était comptées, et ce n’était qu’à la nuit, lorsque les tons de sa palette se brouillaient, qu’il pouvait rejoindre Marcelle. Puis, des difficultés surgirent à propos des robes de ses modèles. Il dut aller prendre des croquis de costumes à la mode chez le couturier de sa femme. Jeanne l’y accompagna en rougissant. En sortant il lui dit :

— Tu as eu honte de moi.

Elle ne répondit pas.

Désormais, chaque fois qu’en sa présence, Jeanne semblait méditer ou rêver, plongée dans cette vie intérieure qui devait être en elle si intense et si noble, il l’accusait secrètement de travailler, par un pouvoir mystique, à le séparer de Marcelle. Il l’imaginait sans cesse « priant Dieu, selon sa propre phrase, de l’arracher à cette femme ». Ce mot le hantait, l’obsédait, l’épouvantait. Un jour, il ne put se retenir de confier cette maladive inquiétude à Marcelle.

— Pendant que nous nous aimons tant, lui dit-il en la serrant convulsivement contre sa poitrine, quelqu’un cherche à nous désunir.

— Ah ! qu’on essaye ! repartit triomphalement Marcelle.

— Tu ne peux pas savoir, reprit-il ; c’est d’un danger caché que je te parle. Jeanne prie pour que tu me sois arrachée.

Marcelle sourit :

— Si ce n’est que cela !

— Moi, cela me trouble. Jeanne est puissante. Jeanne connaît la vérité mieux que nous. Elle est demeurée impeccable, elle ; c’est elle qui obtiendra ce qu’elle désire.

— Mais comment cela se ferait-il ? demanda Marcelle, toujours aisément soumise à la parole de Nicolas. Pour moi rien, je te le jure, ne serait capable de m’ôter à toi, aucune puissance, aucune menace, aucune crainte. Je suis à toi pour toujours.

— Il y a la mort, dit Nicolas en frissonnant, je pourrais té perdre…

— Moi, mourir ?

C’était le cri de ses dix-huit ans, de sa jeunesse, de sa santé, de sa force. Pour Nicolas, à cette pensée, il tremblait de douleur devant elle.

— Nous nous aimons trop, vois-tu, reprit-il, si accablé et si brisé qu’il dut s’asseoir. J’ai des pressentiments affreux. Un tel bonheur n’est pas de ce monde : un tel bonheur ne peut s’allier avec notre faute. Nous serons punis, Marcelle, il faudra nous quitter.

Et elle s’efforçait à le distraire de ces idées noires en lui parlant du tableau qu’elle préparait à cette époque, en lui montrant ses esquisses. Jamais Nicolas n’était complètement satisfait. Jamais il ne trouvait aux études assez d’originalité. Il pressait et torturait ce jeune talent pour le forcer à produire une œuvre personnelle, sortie du cœur. Mais ce jour-là, il semblait indifférent à tout ce qui n’était pas sa secrète terreur. Ne voulut-il pas, avant de laisser partir la jeune fille, lui arracher la promesse qu’elle ne sortirait plus jamais à pied !

— … Car, lui disait-il, je ne crains pas pour toi la maladie, mais l’accident. Oh ! Marcelle, j’imagine parfois ta tête chérie sous les roues d’une voiture ; ton corps, ta beauté, tout ce que j’aime, abominablement détruit. Je le redoute trop ce malheur m’arrivera.

Elle riait maintenant, s’amusait de ses puériles inquiétudes. Et lui, en l’embrassant une dernière fois, la suppliait d’être prudente, la mettait en garde contre un danger mystérieux dont il sentait venir l’approche.

Nicolas avait dû mentir pour cacher à Marcelle le travail auquel il se livrait tout le jour. Il lui avait dit que, désirant s’entretenir la main, il avait pris un modèle pour une étude, et que ce modèle assez couru, ne pouvant lui donner qu’un temps restreint, il était obligé de profiter du peu de jour accordé par la saison. Elle devait cependant apprendre la vérité d’une manière qu’il n’avait pas prévue.

Un soir, « les amis » prenaient le thé chez les Fontœuvre. Il y avait là, outre Addeghem et mademoiselle Angeloup, miss Spring et Blanche Arnaud, Nugues, puis Nelly Darche et Vaupalier, qu’on n’invitait plus désormais l’un sans l’autre. Le malheureux François assistait aussi à la joyeuse réunion, complètement rétabli aujourd’hui, mais gardant de son essai de suicide l’impossibilité de s’exprimer d’une façon intelligible. Le palais à demi détruit, il laissait, avec intention, les étrangers croire à son mutisme complet. À la vérité, quand il tentait de parler, seuls ses proches, par l’habitude, parvenaient à le comprendre. Aujourd’hui, isolé sous les colonnes du Parthénon, il semblait appartenir à un autre monde. La bonne Blanche Arnaud le considérait à la dérobée ; les larmes lui montaient aux yeux, et une tristesse l’empêchait de se mêler à la conversation qui était fort animée. Le vieil Addeghem, toujours exubérant et plein de feu, en tenait le dé. Et on l’excitait à pérorer, tant sa juvénilité ranimait tous les esprits. Ce soir il s’attaquait à Nelly Darche, qui avait inauguré, depuis quelques Salons, une manière plus audacieuse encore et plus déconcertante que celle de ses premières toiles. Le critique lui reprochait sa négation des nuances et des plans, et ce genre qui faisait de ses tableaux l’image d’une palette aux tons éclatants, mais brouillés. Et Nelly Darche se défendait, expliquait son procédé, se prétendait inspirée de l’art persan, quand Brigitte introduisit cousine Jeanne.

Tout le monde se tut. Elle entrait, ayant aux lèvres son éternel sourire que l’épreuve n’avait point usé. Sa beauté, que la douleur travaillait et métamorphosait, produisait sur les plus indifférents une impression de mystère qu’ils n’analysaient pas. Elle s’imposait d’abord comme la compagne d’un grand artiste ; bientôt c’était son pouvoir personnel qu’on subissait.

Elle embrassa Jenny, Hélène ; Marcelle vint à son tour lui tendre sa joue ; toutes deux, sans se le dire, pensaient à Nicolas. Quand la jeune femme eut relevé sa voilette par-dessus son grand chapeau noir, on la vit très pâle et émaciée ; et Addeghem jurait tout bas d’admiration devant ce profil qui se découpait si blanc, si pur, sur le fond sombre du chapeau. Alors, on parla de son mari ; toutes les curiosités qu’Houchemagne n’avait jamais cessé d’éveiller, se déchaînaient en présence de sa femme. Où se terrait-il, qu’on ne le voyait plus ? Quel secret cachait-il encore ? Comment se portait-il ?

— Ah ! soupira Jeanne, il m’inquiète ; je le trouve si fatigué ! Voyons ! s’écria Nelly Darche, ce n’est tout de même pas indiscret, puisque nous touchons au Salon, de vous demander ce que sera son envoi. Nous conduira-t-il encore au ciel ou bien sur la terre, cette fois ?

Le visage de Jeanne eut une petite contraction de souffrance. Elle endurait un martyre. Il fallait pourtant bien en venir à l’aveu de la vérité. Mais qu’aurait-elle donné, elle qui aurait voulu tous ces peintres aux pieds de l’Idole, pour n’avoir pas à leur dire l’impuissance où le grand artiste était tombé. Elle fit un effort et prononça :

— Je crois qu’il ne sera pas prêt pour cette année, qu’il n’enverra rien du tout.

Alors ce furent des exclamations, des cris d’étonnement, des simulations de regrets. Comment, depuis l’an passé, il n’avait pas eu le temps de brosser son chef-d’œuvre habituel ! Un Salon sans Houchemagne ! que dirait le public ! Miss Spring seule se taisait ; mais elle levait sur la femme de Nicolas ses yeux bleus si angoissés, si émus, si désolés, que Jeanne en fut touchée et en reçut du réconfort.

— Écoutez, déclara solennellement Addeghem lorsque le bruit eut cessé, ce qui arrive, je l’avais prévu. Houchemagne paye aujourd’hui sa présomption. Pour avoir voulu se soutenir trop longtemps dans les régions qui ne sont pas celles de la vie, il en arrive à la lassitude, à l’épuisement. Son génie demeure, mais il devra le rajeunir. Il n’a plus rien à produire dans le genre où il s’entête.

— Moi aussi, j’avais prédit cela, déclara Pierre Fontœuvre.

— Moi aussi, déclara Vaupalier.

— C’était fatal, ajouta Nelly Darche.

Alors, tout l’orgueil de l’épouse se réveilla chez Jeanne, stimulé par chacun de ces traits. On diminuait Nicolas, on proclamait la faillite de son œuvre, on niait ce qui formait l’essence de son génie ; c’était l’offenser elle-même mortellement. Trois personnes à ce moment la regardaient avec une anxiété douloureuse. C’était miss Spring, Blanche Arnaud et Marcelle. Les deux vieilles filles si dévouées à Houchemagne, brûlaient de le défendre et ne l’osaient en présence de sa femme ; et pour celle qui se sentait la cause de cette ruine, la douleur nouvelle qui l’étreignait l’eût empêchée d’élever la voix. Mais Jeanne se voyait fortifiée et soutenue par le désir de ces femmes unies avec elle dans le culte du même homme. Elle s’écria :

— Non, il n’est pas à bout de souffle ; non, il n’a pas épuisé les ressources de son génie ; non, ses visions spiritualistes ne sont pas finies. Et tenez, j’aime mieux trahir sa pudeur d’artiste que de vous voir tous perdre votre foi en lui. Eh bien ! son chef-d’œuvre, ce qui surpassera le Centaure et le Triptyque de Saint-François, et la Sainte Agnès, il est à la veille de le produire. Oui, monsieur Addeghem, vous qui n’avez plus confiance, si vous venez un jour à la maison en son absence, je vous ouvrirai la porte de son atelier et je vous montrerai comment il a su peindre le Christ, et vous qui avez critiqué tant de toiles et de gens, mon cher maître, vous resterez les lèvres closes devant cette figure divine. Et vous verrez aussi cette Multiplication des Pains, dans laquelle son Christ doit prendre place, et vous sentirez alors, devant le souffle qui anime cette œuvre géante, que Nicolas est toujours le colosse d’autrefois, que son inspiration s’élargit sans cesse, et qu’en lui c’est l’homme seul que terrasse la fatigue, mais non l’artiste.

— Jamais je n’ai méconnu son génie, balbutia le vieillard que l’exaltation de cette belle jeune femme avait interdit.

— Moi, fit à son tour Jenny Fontœuvre, je n’ose rien dire de Nicolas ; je sais qu’il nous stupéfiera toujours. Ainsi, qu’il produise ou qu’il se repose, bien tranquille j’attends le résultat.

Et, comme elle sentait cousine Jeanne très peinée des paroles qui avaient été prononcées, elle voulut faire une diversion et demanda le thé, que les jeunes filles servirent. Ce furent alors de petits colloques entre les invités. Tous s’occupaient de Nicolas à voix basse. Marcelle vint s’asseoir près de Jeanne ; il lui semblait ce soir l’aimer vraiment ; elle aurait voulu la remercier d’avoir ainsi parlé de Nicolas, et peut-être allait-elle le faire. Mais Hélène, à ce moment, les regarda toutes deux, et son visage exprima une si forte émotion, que Marcelle resta muette. Pour la première fois, le remords s’introduisait en elle ; et il prenait cette forme particulière : le regret déchirant d’avoir compromis la gloire de Nicolas. Toute l’humiliation que l’absent venait de subir là, quand on avait annoncé la déchéance de son œuvre, cette humiliation qui l’avait atteinte au vif de son cœur, elle en était l’unique raison. Et elle commençait à connaître une honte qui jamais encore n’avait effleuré son inconscience.

Cousine Jeanne prit congé de bonne heure, disant qu’elle n’était venue faire qu’une apparition ; à la vérité, si froissée des propos qui avaient été tenus sur Nicolas, qu’elle avait hâte de s’enfuir. Elle n’avait point refermé la porte, que tous les groupes disséminés dans le grand atelier se rapprochèrent avec une animation unanime, et, délivrés de toute contrainte par le départ de Jeanne, les invités se mirent à juger Houchemagne.

— Il ne faut pas se le dissimuler, c’est un artiste fini, dit Addeghem. Ce qu’en pense sa charmante femme ne prouve rien. D’abord, ce Christ dont elle parle, n’aurait-il pas eu le temps de le peindre, depuis un an, s’il possédait encore sa puissance d’autrefois ?

— Et puis, ajouta Vaupalier, nous savons bien ce qu’il en est depuis quelques mois, il tâte le public avec de bonnes petites toiles fabriquées soi-disant pour la vente, mais qui lui servent au fond à s’essayer, à se faire la main. Et, ma foi, j’ai vu chez Vaugon-Denis une Marchande de mouron pour laquelle je donnerais bien sa Sainte Agnès !

— Il a les moyens de faire la peinture qui lui plaît, continua Nugues ; il peut se passer de vendre autant d’années que ça lui chantera de peintre des anges ; or, je sais par Vaugon-Denis qu’il se donne maintenant à des sujets mondains.

— De la réalité, à la bonne heure ! s’écria Nelly Darche.

Marcelle écoutait, tremblante. Sa tête altière s’était redressée ; elle toisa tous ces gens qu’elle considérait comme des pygmées auprès de son amant, et ne put retenir un cri :

— Que dites-vous là ? Houchemagne est mon maître : j’entre dans son atelier, moi. Une marchande de mouron ? Des sujets mondains ? Mais je les aurais vus s’ils avaient existé ! Ces histoires sont des calomnies de jaloux, tout simplement. La vérité, voulez-vous que je vous la dise ? La vérité…

Et la vérité en effet gonflait son cœur, lui montait aux lèvres, sortait d’elle-même de son âme si secrète. Elle aurait été très capable de la clamer toute, et de donner sa faute en pâture à tout ce monde, pour réhabiliter Nicolas. Elle aurait dit : « Son génie n’a pas baissé ; c’est moi qui suis venue mettre le trouble dans cette grande vie. C’est parce qu’il m’aime et qu’un repentir atroce le déchire, qu’il ne peut plus rien produire désormais. » Que lui importait que son honneur fût compromis, et qu’on la méprisât, et qu’on sût qu’elle était une fille perdue, pourvu que Nicolas gardât sa gloire ! Ce fut Addeghem qui l’arrêta en riant.

— Mais, ma petite, vous n’avez qu’à vous renseigner près de Vaugon-Denis qui vend les tableautins d’Houchemagne.

Cette phrase, Marcelle la reçut comme un soufflet. Cette fois elle ne comprenait plus. Il la trompait donc lorsque, avec un langage inspiré, avec l’amour d’un artiste passionné, il la maintenait de force dans les régions de l’Idéal ? Il parlait ainsi devant elle, puis ensuite se cachait pour peindre des banalités…

Le lendemain, au lieu d’attendre l’heure de retrouver Nicolas, rue de l’Arbalète, elle courut de grand matin rue Visconti, pour le surprendre à l’atelier. Comme leurs entrevues étaient réglées d’avance, et que Marcelle ne venait jamais à l’improviste, il était sans méfiance et travaillait péniblement à son tableau mondain. Lorsqu’elle ouvrit la porte, il se retourna, pensant voir Jeanne. En reconnaissant la jeune fille, il eut une exclamation de contrariété :

— Oh ! c’est toi !

Alors, devant cet accueil, devant la petite toile qui représentait deux Parisiennes élégantes buvant du thé, Marcelle demeura glacée.

— On me l’avait dit, prononça-t-elle enfin, je n’avais pas voulu le croire.

Nicolas respirait fortement, il souffrait en silence, sans pouvoir s’expliquer. Soudain il s’emporta contre lui-même, contre son œuvre indigne, contre la dureté trop grande du châtiment qu’il endurait ; et, saisissant à deux mains la toile, il l’arracha du chevalet et la projeta à deux ou trois mètres de là, au fond de l’atelier.

— Je te défends de voir cela ! cria-t-il.

Et il fixait sur Marcelle un regard mauvais qui la déconcertait encore davantage.

— Explique-toi, supplia-t-elle, si tu ne veux pas que je te juge mal.

— Personne ne peut me juger bien, je suis un misérable.

Il ne se décidait pas à lui avouer qu’il travaillait ainsi pour elle, et une angoisse le prenait à l’idée de ce que pouvait élaborer ce cerveau inquiet. Debout l’un devant l’autre, ils se scrutaient ardemment. À la fin, Nicolas s’adoucit, il tendit les bras :

— Aie confiance en moi, Marcelle, pria-t-il, fais-moi crédit. Je suis devenu artisan, d’artiste que j’étais, mais je veux que tu m’estimes encore.

— C’est vrai que tu as vendu par Vaugon-Denis une marchande de mouron ? interrogea Marcelle.

Il fit signe que c’était vrai, en effet.

— Et d’autres toiles encore ?

— Et une autre toile encore.

Il y eut un silence. Marcelle reprit :

— Et ton œuvre ?…

— Mon œuvre ? c’est toi qui la feras, peut-être…

Alors, elle comprit la vérité et vint se jeter en pleurant sur son épaule.

— Ah ! c’est moi qui t’ai conduit là ; tout ce que tu souffres, tout ce qui t’amoindrit, la destruction du grand artiste que tu étais, c’est moi qui en suis la cause. Tu avais raison, tu avais raison, notre amour est maudit. J’ai été ton mauvais ange ; j’ai été pour toi le malheur !… Et voilà où je t’ai réduit ; pour entourer notre amour de plus de douceur, tu travailles contre ta conscience… Mon pauvre Nicolas !

Lui, qui la tenait dans ses bras, oubliait tout maintenant.

— Qu’importe le reste, répétait-il une fois de plus, nous nous serons aimés.

— Tu avais raison, reprenait Marcelle, je le vois aujourd’hui ; au-dessus de notre bonheur personnel qui nous paraît immense et qui est petit, il y a des lois, il y a le bien et le mal. Oui, nous avons mal fait, Nicolas. Il fallait te laisser à Jeanne.

— Tu sais bien que nous ne pouvons pas nous arracher l’un à l’autre, pourtant !

— Non, nous ne le pouvons plus. Il est trop tard. Il ne fallait pas s’aimer, voilà. Une heure a sonné où je pouvais encore me détacher de toi, une heure où j’aurais pu ne pas me donner à toi, et je n’ai pas su, et nous avons péché, et j’ai brisé la vie de Jeanne, et j’ai brisé ta vie, et j’ai éteint la flamme de ton génie.

Nicolas l’étreignait plus fort.

— Aimons-nous, aimons-nous plus pour que notre amour submerge notre remords, murmurait-il. Moi je t’aime comme si tu devais m’être ôtée bientôt.

Quand Marcelle, ressaisie par le sens de la sollicitude féminine, fut allée ramasser la toile qui gisait là-bas, sur le plancher de l’atelier, elle ne vit qu’un amas de couleurs brouillées. Dans la chute, la peinture s’était étalée, les gris de l’une des robes avaient coulé sur un visage ; des taches restaient sur le parquet morceaux d’une joue, de la nappe, des chapeaux. Nicolas fut atterré. Tout d’abord Marcelle ne comprit pas que le ravage d’une œuvre si peu aimée pût causer à l’artiste une telle émotion. Il était blême, ses membres tremblaient.

— Ah ! pardonne-moi, dit-il, je suis faible maintenant devant les difficultés de la vie ; je vois qu’il me faut recommencer l’atroce effort.

Et ce qu’il ne disait pas, c’est que les difficultés d’argent se présentaient à lui comme insurmontables. Il en éprouvait l’impression d’un cauchemar. C’était sur cette toile qu’il comptait pour la prochaine échéance. L’idée que des billets, par une rouerie de son usurier, pourraient être envoyés ici, rue Visconti, tomber entre les mains de Jeanne, qui les solderait peut-être sans rien dire, l’affolait. Et combien de temps lui faudrait-il maintenant pour refaire ce tableau !

Marcelle finit par deviner ce désespoir. Elle lui dit :

— Veux-tu que j’essaye de te l’arranger, cette toile ?

Mais il se révolta :

— Toi ? je te permettrais une pareille besogne ! Oh ! ma chérie ! Mais je ne te veux faite que pour l’art véritable. Je veux que jamais, jamais tu n’entreprennes une chose indigne de ton âme. Promets-le moi.

Elle le promit avec la docilité que cette indomptable n’avait pas une fois cessé de montrer près de lui.

Ce fut le soir de ce jour que Nicolas fut pris de frissons et dut s’aliter. Il souffrait de la tête et sa température montait d’heure en heure ; mais, bien qu’il fût très accablé, le médecin ne put diagnostiquer rien d’autre que la grippe et ne s’inquiéta pas. Le malade, en cet état d’anéantissement, retombait tout entier sous la protection de l’épouse. Jeanne, en venant à son chevet, goûtait une sorte de revanche et de triomphe. Ici, personne ne le lui prendrait. Elle s’attardait à tenir sa main brûlante. C’était la première joie d’amour qui lui était accordée depuis des mois entiers. Nicolas, à peine conscient, s’abandonnait tout entier à cette amie familière, qui jamais ne l’avait blessé, ne fût-ce que d’un regard. Jeanne prolongea sa veillée jusqu’au delà de minuit ; puis, voyant son malade endormi, vint reposer dans sa chambre voisine. Alors commencèrent pour Nicolas les songes fantomatiques de la fièvre. Les souvenirs de son tableau détruit, des affronts de ses dettes se mêlaient à ceux de son œuvre manquée pour le harceler. Il se voyait recommencer sans trêve les deux figures de femmes à la table de thé, et la toile buvait la peinture qui disparaissait à mesure qu’il l’y posait. Son inquiétude était si puissante qu’elle persista au réveil. Et comme la température baissait, vers le matin, il eut l’idée fixe qu’on lui montât un petit lit dans l’atelier afin de pouvoir au besoin, dans les moments de répit que lui laisserait son mal, reprendre son travail et se délivrer de l’obsession. Jeanne n’eut même pas une objection devant le désir qu’il exprimait. Une heure plus tard il était satisfait. On avait dressé le lit au pied de la Multiplication des Pains. De là, ses yeux pouvaient aller du Sphinx gigantesque de ses vingt-cinq ans, au Christ mystérieux qu’il avait fait placer devant lui ; tandis que, un peu en arrière du chevet, posait sur le chevalet la toile à demi effacée des deux Parisiennes. Le jour cru du vitrage lui faisant mal, on baissa les toiles vertes qui permettaient de disposer à volonté de la lumière. Jamais l’atelier, si vaste et si nu, n’avait eu à ce point un aspect de sanctuaire. Jeanne était assise sur une chaise de paille et ne disait rien.

Mais de nouveaux tourments agitèrent Nicolas. L’heure vint où Marcelle devait aller l’attendre dans les chambres blanches. Qu’allait-elle penser et comment lui faire savoir qu’il était malade ? Et il la désirait là, il l’aurait voulue à la place de Jeanne. Jamais son amour, semblait-il, n’avait atteint cette intensité. Il appelait Marcelle avec des élans de son cœur qui l’épuisaient, qui le laissaient suffocant, inerte sur l’oreiller. Combien de temps cette maladie stupide allait-elle les tenir séparés l’un de l’autre ? Et il ne pouvait même pas lui écrire !…

Bientôt, il fit un effort surhumain pour peindre. On approcha le chevalet et il parvint à nettoyer les visages des deux Parisiennes, à les reconstituer. Jeanne, qui le voyait se fatiguer, le suppliait d’abandonner cette tâche.

— Mais pourquoi, pourquoi t’obstiner à de tels travaux ! répétait-elle. Quelle femme vois-tu donc en moi ? une étrangère, s’il ne nous est plus permis d’associer nos soucis ?

Il finit par s’emporter contre elle :

— Oh ! je t’en prie, ne te mêle pas aux affaires de ma conscience. Ne me diminue pas encore !

Il espérait pouvoir reprendre les étoffes, mais, vers le milieu de l’après-midi, la fièvre le saisit de nouveau, résultat de son imprudence : ses dents claquaient, la brosse tremblait entre ses doigts. Il lui fallut bien s’étendre, sa volonté vaincue.

Cependant Marcelle subissait exactement tous les tourments qu’il avait imaginés. Seule, dans les chambres blanches, là-bas, elle l’avait attendu plus d’une heure, et sans le moindre doute, elle avait conçu la vérité : Nicolas était malade.

Son extrême jeunesse, et le fait de n’avoir jamais vu la mort frapper tout près d’elle, peut-être aussi l’habitude de considérer son amant comme un être d’exception, plus fort que les forces mêmes de la nature, écartèrent de son esprit les précises inquiétudes, Mais elle subit, avec une violence que doublait la ferveur de son âme, ce châtiment affreux des amours coupables : l’impossibilité d’assister dans la maladie un être adoré. Penser que celui qui lui appartenait corps et âme cessait justement d’être à elle en des heures de souffrance, la déchirait. Elle eut des révoltes, les révoltes de son inconscience contre l’injustice qui la séparait de celui qu’elle aimait au moment même où il avait d’elle, de sa tendresse, de ses soins, le besoin le plus impérieux. Puis, peu à peu, les échos des remords de Nicolas se réveillèrent dans les profondeurs de son âme ; des voix s’élevèrent en elle qu’elle n’avait jamais entendues encore, que sur les lèvres de Nicolas. Ces voix implacables qu’elle détestait, qu’elle étouffait de son mieux, lui disaient au contraire qu’une justice exacte réglait à ce moment toutes les conditions de sa peine, et que c’était précisément une des formes douloureuses et fatales des unions illégitimes que d’être imparfaites, tourmentées, persécutées. Mais Marcelle voyait une seule chose : Nicolas souffrait et elle était loin de lui.

Au déjeuner chez les Fontœuvre, on la trouva plus silencieuse que jamais, avec des regards hautains qui semblaient défier le chagrin même auquel elle était en proie. Qu’ils étaient tristes, ces repas où François pouvait à peine prendre part ; où il s’exprimait par signes pour échapper à l’infirmité navrante de sa parole, où Marcelle venait s’asseoir comme une étrangère dont on savait que la vie était ailleurs, où Hélène voyait sans cesse flotter derrière sa sœur le fantôme du péché, où les parents contemplaient ces enfants en se demandant : « Quel bonheur leur avons-nous donné ? » La faute de Marcelle faisait leur supplice. Ils s’analysaient cependant, ils trouvaient leur fille libre d’aimer et ne comprenaient pas au nom de quels préceptes anciens et discutables ils condamnaient sa conduite.

Ce jour-là, Marcelle accompagna Hélène jusqu’à la pharmacie. Son cœur bouleversé avait besoin d’une confidente. Elle murmura :

— Tu sais, il est malade…

— Je t’ai défendu de me parler de lui, dit Hélène en frissonnant.

— C’est bon, admettons que je n’aie rien dit. Hélène crut que, par bouderie, Marcelle allait la quitter, mais celle-ci continua de la suivre. Au tournant de la rue, Marcelle saisit le bras de son aînée, et, en pâlissant :

— Dis, tu ne voudrais pas prier pour lui ? Il croit que la prière est une puissance. Moi, je ne le crois pas ; je ne crois à rien ; mais il souffre, et si je savais, je prierais moi-même.

— Je prierai pour lui, dit Hélène en soupirant.

Et elle sentit sur son bras la pression de la main de Marcelle. Hélène était émue et se défendait de le laisser paraître.

Quand elles se séparèrent, rien ne put retenir Marcelle de courir rue Visconti. Elle ne vit que les domestiques. Avec des airs consternés, ils lui apprirent les détails de la maladie de Nicolas ; mais il se refusèrent « à déranger madame qui ne quittait pas monsieur d’une minute ». Elle se serait mise à genoux devant eux pour les supplier de la laisser monter au chevet de son amant. Elle ne pouvait se décider à abandonner le perron où on la recevait. Elle pensait : « S’il savait que je suis là, à sa porte, à implorer qu’on me parle de lui ; s’il pouvait me voir presque repoussée par ses gens, s’il lisait le désir que j’ai de l’apercevoir seulement ! »

En rentrant, elle ne retenait même pas ses larmes dans la rue. Le soir, elle put parler ouvertement de la maladie de Nicolas, Pierre Fontœuvre déclara :

— Eh ! je remarquais bien depuis plusieurs semaines qu’il filait un mauvais coton.

Alors on disserta sur le mal inconnu qui semblait miner ce vigoureux garçon. Jenny Fontœuvre parlait de son amaigrissement, des stigmates douloureux qui s’étaient imprimés sur ce beau visage que la santé, la plénitude de la vie, et la finesse rendaient naguère admirable. Chacun avouait aujourd’hui les observations qu’il avait faites sans les exprimer. Brigitte même disait que monsieur Houchemagne avait vieilli de dix ans depuis six mois. Le malheureux François, sans desserrer les lèvres, dessinait sur ses joues, d’un geste bref et sec, le masque de rides, les ravages que lui aussi avait notés chez le peintre. Hélène troublée, et songeant au secret qu’elle savait, ne put s’empêcher de dire sans pitié pour Marcelle :

— Il ressemblait à un homme dévoré par des soucis terribles.

Pierre Fontœuvre répéta le mot d’Addeghem : « Une lassitude de son génie. »

— On a vu tant d’artistes, qu’on croyait tout-puissants, se survivre à eux-mêmes ! hasarda Jenny.

— Mais, il a trente-sept ans ! reprenait le mari.

Marcelle les écoutait de son air hautain et illisible. Chaque mot la blessait. Elle n’avait rien vu, elle. Sous ses yeux Nicolas souffrait et dépérissait ; le remords était une maladie atroce qui usait lentement la substance de ses nerfs. Elle ne s’en était pas aperçue. Ainsi, ce n’était pas seulement la gloire d’Houchemagne qu’elle avait ruinée, ce n’était pas seulement la noble conscience de l’homme et de l’artiste, c’était aussi la vie physique, la force de ce corps dont elle était si orgueilleuse.

Alors commencèrent pour elle les véritables inquiétudes. La peur de perdre celui qu’elle aimait se joignait en elle au regret de l’avoir conduit où il était ; mais la crainte surpassait encore le repentir. Seule dans sa chambre, l’esprit égaré, elle demeura une heure debout, immobile, cherchant à concevoir ce que pourrait être pour elle la mort de Nicolas. Et jusqu’à une heure avancée de la nuit, Hélène l’entendit pleurer comme naguère à petits sanglots étouffés…

Le lendemain matin, le médecin, effrayé des montées de température, manifesta moins d’optimisme. Il interrogea ingénument Jeanne pour savoir si le malade n’avait pas fourni un travail exceptionnel durant les derniers mois, s’il n’avait eu ni surmenage mental, ni profonds soucis moraux.

— Il n’a eu ni travail exceptionnel, ni surmenage mental, mais de profonds soucis moraux, déclara la pauvre femme acculée à l’absolue franchise.

Le médecin devina un secret et n’insista pas, mais il dit :

— C’est un homme épuisé.

Les diagnostics furent nombreux et hésitants. On parla de méningite, puis de grippe infectieuse. Nicolas souffrait et ne parlait plus, mais sa lucidité demeurait intacte. Trois ou quatre idées uniques, mais terribles, roulaient perpétuellement dans son cerveau : le souvenir du tableau promis, l’image de la désolation de Marcelle, la ruine de son œuvre, Jeanne. Jeanne avait repris possession de lui ; il sentait continuellement sur lui, autour de lui, la caresse enveloppante de ces mains qui glissaient sur son front, arrangeaient l’oreiller ou rafraîchissaient les siennes. Il y avait dans ces gestes silencieux et maternels une source de bien-être pour lui ; mais il se défendait d’y goûter en songeant que c’était à cause de Jeanne qu’il était privé de Marcelle. Loin de Marcelle, malgré les soins de Jeanne, malgré les médecins et les remèdes, malgré l’amoureuse inquiétude qu’il devinait autour de lui, il se sentait aussi abandonné qu’un pauvre sans famille qu’on envoie mourir seul dans un lit d’hôpital. Il eut l’impression de la solitude désolante, du comble de la misère. Et il lui semblait qu’un verre d’eau des mains de Marcelle, l’eût guéri. Jeanne, qui, les yeux fixés sur lui sans cesse, épiait un regard de douceur, mendiait un éclair de tendresse, n’obtenait rien, que la patience du malade à supporter ses recommandations. Pourtant, la troisième nuit, elle l’entendit murmurer :

— Viens, viens plus près de moi !

Elle se pencha. Il saisit sa main, la couvrit de tels baisers qu’elle défaillit presque :

— Oh ! ma chérie, ma chérie, disait-il, ne me quitte plus.

— Nicolas ! répétait-elle, anéantie par le bonheur, Nicolas !

Elle ne pouvait rien ajouter d’autre. Des larmes d’extase lui montaient aux paupières. Elle ne s’apercevait pas que le délire envahissait l’esprit de Nicolas et qu’il croyait parler à l’Autre. Comme il ne prononça pas le nom de Marcelle, la pauvre femme ne fut pas détrompée.

Pour la première fois, en se réveillant ce matin-là, Nicolas, délivré de la fièvre, sentit la mort à laquelle il n’avait pas encore pensé. Elle commençait de lui faire éprouver ses indices mystérieux qu’il n’est pas donné à l’homme de connaître avant qu’il ait atteint exactement ces limites de son pèlerinage. Et sans même qu’il eût réfléchi, dès que cette conviction lui fut venue : « Ma vie va se terminer », l’angoisse animale provoqua aussitôt par tout son corps la sueur glacée de l’épouvante. Mais sa force morale domina bientôt l’instinct, et il vit quelque chose d’admirable dans la Volonté cachée qui mettait des bornes à son existence au point précis où elle devenait impossible. La solution du sombre problème de sa conscience, cette solution que par faiblesse, par excès de sensibilité, il était impuissant à trouver, le Destin la lui fournissait et il l’acceptait avec joie. Voilà qu’enfin Marcelle lui était arrachée en même temps que la vie. C’était l’affranchissement du péché, et il consentait jusqu’à la souffrance de Marcelle, puisqu’On n’exigeait plus qu’il la lui imposât lui-même. On le dispensait de l’acte qui dépassait trop ses forces. On agissait pour lui. Il n’avait plus qu’à attendre le passage purificateur.

De ce moment, comme si la mort eût opéré en lui par phases successives, et que sa première œuvre eût été le formidable coup qui tranchait l’amour coupable, Nicolas fut délivré de Marcelle. Il cessa de la porter en lui, de l’appeler, de la désirer. Elle lui devint lointaine. Il se sentait pour elle une tendresse étrange. Elle lui paraissait son enfant.

Bientôt ses douleurs de tête devinrent intolérables ; ses membres se refroidirent et l’engourdissement monta le long de ses jambes. Il crut le moment venu. Une langueur très douce, mêlée d’oppression, le saisit ; tout se brouilla ; sa tête parut chavirer dans le vide, en arrière, et un divin regard, le regard de Jeanne, plongeait dans ses yeux béants…

Une sensation de piqûre à la jambe lui donna la notion de la vie. C’était la troisième injection de camphre que le médecin lui faisait et qui le sauvait de la syncope. Une sorte de griserie se répandait en lui. Il vit Jeanne lui sourire. Il croyait sortir d’un abîme et que tout recommençait pour lui. Mais les tristes vérités jaillirent bientôt du fond de son âme : sa conscience alourdie par la honte de l’adultère, Marcelle abandonnée pour toujours, l’œuvre manquée, le prochain anéantissement de son corps. Ses yeux, qui commençaient à voir, bougèrent faiblement. À sa gauche, la Multiplication des Pains, toute blanche avec ses traits noirs et la joue marbrée du petit enfant aux cinq pains d’orge, sortit de l’ombre ; puis ce fut au tour du Christ inachevé qui lui faisait vis-à-vis, là-bas. C’était comme s’il l’apercevait pour la première fois. Et son génie, qui s’était exprimé là comme nulle part ailleurs, et qu’il n’avait jamais reconnu, éclata soudain devant lui. La souveraine beauté de cette figure l’éblouit : ce fut comme une fulguration qui éclairait jusqu’à l’avenir et la série des toiles splendides qu’il aurait pu peindre encore. Alors, un regret déchirant le prit à l’idée de quitter la vie. Quoi ! disparaître, s’en aller en poussière, quand dans son cerveau des mondes vivaient encore !

Il était inerte au creux du matelas, la respiration rude, la prunelle vitreuse. Le médecin le découvrit pour ausculter le cœur ; son thorax apparut amaigri, creusé, haletant. Son aspect lamentable annonçait la fin imminente, mais sous ce front moite, les idées se heurtaient encore, fugitives, affolées, comme une bande de pigeons qui vont déserter leur abri. Si l’amant était mort le premier, l’artiste subsistait toujours en Nicolas, et il s’affirmait avec énergie, avec désespoir. Secrètement il suppliait qu’On lui laissât deux ans de vie, un an de vie, pour parachever son œuvre ! Ah ! que c’eût été bon de peindre encore ! Et les conceptions vagues qu’il avait capricieusement élaborées jusqu’ici, se précisaient. Il voyait un Saint Michel en linéaments de feu, si net, si terrible et si beau, que la tête du malade se soulevait d’enthousiasme sur l’oreiller. Et l’allégorie qu’il rêvait depuis dix ans La Femme et Dieu, sans avoir jamais pu lui attribuer de figures, se fixait enfin en une image parfaite. Dieu ne serait point le vieillard redoutable, symbolisant l’universelle paternité, mais un être aux traits d’homme, dans la plénitude de sa jeunesse, afin de représenter la vie, et qui parlerait à la Femme, sa meilleure auditrice. Ainsi, la préoccupation qui avait commandé ses premiers travaux, l’idée de figurer sous les traits de l’homme, des êtres d’une essence supérieure à l’humanité, le hantait encore aux derniers moments de sa carrière et, s’étant entièrement développée, le menait jusqu’à la tâche impossible. C’était le verbe puissant de sa vocation qui voulait se faire entendre à son âme jusqu’au bout, et qui, après avoir soutenu, échauffé, nourri l’homme pendant vingt ans, revenait encore presser le moribond. La douleur d’être interrompu dans sa course, et de faillir à cette voix divine, et de laisser dans le néant des œuvres qu’il lui appartenait d’en faire sortir, le convulsa un moment. Et il entendit Jeanne qui demandait au médecin, à voix basse :

— Croyez-vous qu’il ait encore sa connaissance ?

Sa connaissance ! Qu’elle devenait au contraire claire, limpide et certaine ; au lieu de diminuer ! Sa vie, son œuvre, sa faute s’illuminaient. Ah ! qu’On lui donnât seulement le temps d’achever son Christ, afin qu’en franchissant la suprême porte il eût la paix de l’homme qui a vraiment fini sa journée !

Cependant, cette surexcitation douloureuse qu’une piqûre d’éther avait favorisée, s’abattit à la longue. Les pensées de Nicolas devinrent plus courtes, avec des arrêts, des vides, et aussi de bizarres déviations dues à la fièvre qui remontait. Mais certaines avaient l’acuité d’un éclair de vérité. Ses yeux voilés n’entrevoyaient plus son Christ que dans un nuage où le visage semblait. s’animer ; et plus il allait, plus il séparait l’idée de l’œuvre, le Sauveur lui-même de son effort de peintre. C’était le second détachement qui s’opérait : il mourait à l’art après être mort à l’amour. Car, ce qui arrivait, il le trouvait maintenant souverainement équitable ; et, pensant à son péché, il s’étendait, résigné, sur la croix du châtiment. Mais l’artiste disparu, l’homme restait, douloureux, misérable, faible, implorant de l’aide. Le médecin partit. Jeanne demeurait seule près du lit. Nicolas ne cessait de sentir sur lui le regard angoissé, chargé de souffrance, de cette sainte compagne, et une chose fatale se produisit son anxiété le conduisit à elle. Soudain ses lèvres murmurèrent :

— Ma pauvre femme…

Elle tressaillit, le prit aux épaules, le contemplant avec une telle tendresse qu’il en fut comme ranimé. Avec effort il prononça :

— Pauvre femme meurtrie que je vais faire souffrir encore !

Alors un sanglot qu’elle ne put contenir lui sortit des entrailles. La douleur sans limites la submergea elle dit d’une voix étouffée :

— Nicolas, reste avec moi !

Jamais pareil cri d’amour n’avait passé, aux heures de plus grande passion, sur les lèvres de Marcelle. Nicolas le comprit. Très longuement il regarda Jeanne, et il se disait que cette parfaite beauté, ce dévouement qui l’environneraient jusqu’à la dernière seconde, c’était encore beaucoup pour un misérable. Il serra ses deux mains faiblement et balbutia :

— Je te demande pardon.

— Pardon ! ah ! ne prononce pas ce mot. Je ne veux savoir qu’une chose c’est que je t’aime !

— Il y a une chose ineffaçable, accentua-t-il péniblement d’une voix éteinte, c’est que je t’ai trahie, c’est que je t’ai martyrisée ; c’est pour cela qu’on m’ôte la vie. Tout ce qui arrive est bien fait. N’essaye pas de me retenir, il faut payer ses fautes…

Mais la douleur de Jeanne, dont il était témoin, lui arracha bientôt une nouvelle exclamation de pitié :

— Ma pauvre femme !…

Puis il étendit sur le drap ses longues mains. blêmes où la sueur perlait en gouttelettes.

— Je t’offre ce qui me reste mes dernières heures. Elles sont pour toi, Jeanne.

Ses lèvres bougèrent encore ; elle ne l’entendait. plus ; elle dut se pencher jusqu’à sa bouche. Il continuait à répéter :

— Je me repens… Je me repens…

C’était la survivance glorieuse de la conscience qui restait lumineuse, alors que, l’une après l’autre, toutes les flammes s’éteignaient. Il pesait les différents actes de sa vie ; il remontait à son enfance ; il revoyait la maison natale où sa formation s’était préparée, sinon accomplie ; il allait plus loin encore en arrière, jusqu’à son ascendance ; l’idée de son vieux père lui causa un attendrissement ; il désira le revoir.

— Jeanne, dit-il, envoie quelqu’un à Triel et qu’on me ramène mon père.

Dès ce moment, ses yeux ne quittèrent plus l’image inachevée de Jésus, cette figure à laquelle il avait donné l’expression de justicier, et dont les yeux terribles fouillaient son âme. Les paroles scandées du Credo lui revenaient, telles qu’on les chantait dans son église quand il était petit : Venturus est judicare vivos et mortuos. « Mais je me suis jugé moi-même, pensait-il, et ma réprobation c’est moi qui la prononce. »

Cependant l’idée d’une sanction extérieure à lui-même, d’une parole supérieure à celle de sa conscience, l’idée d’un maître, s’affirmait en lui. Sa conscience n’était que la servante. Jeanne vit encore ses lèvres s’agiter faiblement : elle se pencha et entendit :

— Il va venir ; il vient.

Elle crut qu’il s’agissait du père Houchemagne.

— Il ne peut être ici avant quatre heures, mon pauvre chéri.

Nicolas sourit. Celui qu’il attendait, c’était le Maître de la conscience humaine, l’Auteur de la loi, le Formateur de la morale sur laquelle vivent toujours les foules. Celui devant qui l’homme est responsable du moindre de ses actes.

L’après-midi, la température du malade monta tellement qu’il fallut le mettre dans un bain. Un infirmier vint aider Jeanne. Nicolas suppliait qu’on le laissât tranquille.

— Qu’on respecte au moins mon dernier bien, ma seule chose…

On ne le comprit pas. Il voulait parler du temps, du temps devenu si rare, comme sacré pour lui, du temps que l’hallucination lui montrait comme les derniers fragments d’un trésor épuisé, des particules sans prix qu’on lui volait. Sans le savoir, il exhalait une plainte constante.

Jeanne, les yeux secs, se tordait les mains en le regardant.

Pourtant, le bain lui donna un apaisement. Le bien-être suscita en lui le désir de vivre. Il entrevit des matinées de printemps, le bord d’une eau claire, les bras de Marcelle à son cou. Un espoir animal l’envahit. Mais, quand on le recoucha, le froid, l’engourdissement reprirent, la respiration devint difficile ; la vie se raréfiait, il crut la mort voisine. Ce fut le plus grand déchirement. Une seconde syncope lui ôta le sentiment pendant de longues minutes.

Cette fois encore des piqûres le ranimèrent. Une nouvelle onde de vie le parcourut. Jeanne luttait pied à pied et s’imaginait gagner du terrain. Il y avait quelque chose de farouche dans son désir de sauver Nicolas. L’espérance ne l’abandonnait pas complètement. La première impression du malade qui vit ses mains emprisonnées dans celles de Jeanne, fut qu’il tenait d’elle ces derniers instants qu’on lui permettait encore.

Alors une obsession nouvelle le hanta. La faute qui l’empoisonnait, elle prenait forme, elle l’alourdissait, l’étouffait ; c’était comme un corps étranger qu’il aurait voulu vomir. Le besoin de l’aveu qui l’avait souvent torturé, et qu’il ne pouvait satisfaire alors qu’il chérissait toujours jusqu’au goût de son péché, le travaillait de nouveau ; mais il s’analysait encore, ne sachant s’il avait une foi suffisante en la divinité du prêtre, et un détachement véritable de Marcelle. Qu’un miracle le mit debout soudain, est-ce qu’il ne courrait pas aux chambres blanches, là-bas, pour l’étreindre plus fort que jamais, et sa confession serait-elle autre chose que la confidence humaine d’un cœur qui se décharge ?

La température s’était une fois de plus abaissée ; il pensait doucement, intensivement, sereinement. Et la voix intérieure lui disait que sa fin ne serait vraiment digne et sa vie complète, qu’après cet acte nécessaire. Sa curiosité des choses mystiques et la dilection qu’il avait toujours eue pour le monde spirituel, avaient été comme les ailes qui le portaient irrésistiblement aujourd’hui à des certitudes religieuses, à la soumission aux pratiques séculaires des ancêtres. Vers la fin de l’après-midi, il demanda un prêtre. Ce fut un jeune vicaire de Saint-Germain-des-Prés qui reçut l’émouvante confession de sa vie et l’aveu de l’imperfection même de l’aveu. Car Nicolas savait que ce n’était pas de sa propre volonté qu’il quittait celle pour laquelle il avait failli au plus noble des mariages. La tendresse et la pitié pour Marcelle sortaient de son cœur en même temps que le récit de son adultère. Son trouble et son inquiétude étaient douloureux à voir.

— Comment pourriez-vous m’absoudre, demanda-t-il au prêtre, puisque si par hasard je venais à guérir, je ne pourrais jamais abandonner celle qui s’est donnée à moi dans sa faiblesse, dans sa jeunesse, dans le plus grand amour.

— Mon pauvre frère, demanda le prêtre inspiré, pensez-vous que vous puissiez guérir ?

Nicolas sourit faiblement, montra sa poitrine oppressée, son masque tiré, creusé, ses mains exsangues.

— Alors, continua le confesseur, serai-je plus sévère que celui qui détermine seul le Bien et le Mal, et qui, connaissant votre impuissance à rompre vos liens coupables, les tranche lui-même ? Et comment vous refuserait-il sa miséricorde quand je vous vois vous soumettre à l’affranchissement que vous promet la mort avec une force d’âme qui m’étonne.

Les yeux de Nicolas se fermèrent. La main du prêtre, sortant de la manche noire, se leva. Il commença :

Ego te absolvo a peccatis tuis

Le malade revoyait les chambres blanches, les tendres lèvres de Marcelle, l’enlacement de ses bras, puis les larmes de Jeanne, son amour vainqueur de la trahison, de l’abandon, du délaissement. Il revoyait ses propres tortures morales, son dégoût de soi, le mépris de sa conscience pour sa volonté, toute sa déchéance.

Une croix fut tracée en l’air. Les paroles du prêtre s’éteignirent dans le grand atelier silencieux ; et il sembla soudain à Nicolas que le ciel s’éclaircissait, qu’un soleil plein de douceur luisait sur son âme. Une impression de bonheur détendit ses traits. Il murmura :

— Ah ! quelle paix ! quelle paix !

Le prêtre sortit très pâle. Jeanne l’attendait au seuil de l’atelier. Elle lut son émotion, mais le fit reconduire par un domestique, parce qu’elle voyait là-bas, dans le lit, les bras de Nicolas, se tendre vers elle…

Il avait fait un effort, s’était redressé, souriait à sa femme. Quand elle fut tout contre sa poitrine il l’entoura de ses bras, la pressa de toutes ses dernières forces. Ils ne se disaient rien. Ils faisaient le vœu de mourir ainsi, ensemble…

La nuit, Nicolas s’endormit d’un sommeil presque calme. Le vieux père Houchemagne, qu’on n’avait pas encore laissé monter pour ménager la faiblesse du malade, fut admis à pénétrer dans l’atelier, à venir regarder son fils. Il resta plus d’une heure immobile devant le lit, à contempler le visage ravagé du grand artiste, son enfant. Il ne pleurait pas. Il ne pouvait comprendre que celui qu’il croyait si puissant et supérieur fût devenu là pareil à un pauvre homme, et l’étonnement surpassait en lui le chagrin. Mais la douleur de Jeanne lui donnait pourtant peu à peu la clef de son malheur, et c’est en la voyant souffrir qu’il finit par avoir le sens de la perte prochaine. Alors il murmura seulement, et par intervalles :

— Pauvre petit gàs !… pauvre petit gâs !…

Il le revoyait en habit de première communion, si joli, d’air si sage ; plus jeune encore, en galoches, en tablier noir, les yeux si grands, si pensifs déjà ; et plus petit encore, dans les bras de sa mère, un soir d’été qu’on se sentait heureux dans la vieille maison de Triel.

Et il mâchonnait ses joues rasées, anéanti, écrasé devant le mystère de la vie, de la fuite de tout…

Par moments, il se distrayait de sa peine en regardant les immenses toiles des murailles, l’œuvre formidable de son « petit ». Est-ce qu’un garçon pareil, fait pour dominer le monde, allait mourir à trente-sept ans, comme un maçon, comme un charretier ? Était ce juste ?

En dormant, Nicolas poussa une plainte. Ce fut pour Jeanne comme un coup dans une plaie vive. Elle se rapprocha du vieil Houchemagne.

— Ah ! père, murmura-t-elle en posant son beau front de patricienne sur l’épaule du paysan, je l’aimais tant !

Alors le vieux se mit à pleurer, et il entourait Jeanne de ses mains hésitantes et tremblantes, comme s’il avait enlacé un être sacré.

Ils le veillèrent tous deux ainsi jusqu’à l’aube ; et le sommeil de Nicolas ne fut pas même interrompu. L’espoir leur revenait. Et le réveil aussi fut excellent. Le malade prononça en voyant Jeanne :

— Ma chère femme !…

La présence de son père l’illumina. Il prit la main calleuse du vigneron et l’embrassa plusieurs fois. Le vieux disait :

— Allons, ça va mieux aller, hein ! faut se guérir, mon gâs !

Quand le père Houchemagne fut allé se reposer, Nicolas appela sa femme et lui montrant le Christ inachevé :

— Je désire que tu donnes cela à la pauvre petite Marcelle. Tu lui diras que j’ai voulu… lui laisser ce souvenir…

Jeanne le promit distraitement, s’effrayant à ce moment de l’expression étrange et nouvelle des yeux du malade. Au bout d’une minute, il articula encore ;

— Ne l’abandonne pas…

À neuf heures du matin, trois médecins arrivèrent pour une consultation et fatiguèrent beaucoup Nicolas. Ils s’obstinaient à cataloguer la maladie dont mourait le grand artiste, à faire rentrer son cas dans des cadres communs et, ne pouvant le sauver, voulaient au moins pouvoir nommer son mal. Mais tous trois différaient d’avis ; d’ailleurs, tous les indices les déroutaient. Enfin, on s’entendit sur la grippe infectieuse, et cet accord parut les satisfaire beaucoup.

Nicolas semblait sommeiller. Pourtant on l’entendit murmurer :

— L’Inconnu doit être si beau !…

Bientôt Jeanne reconnut à nouveau les indices d’une syncope : la lividité de la face, la révulsion des yeux, et cette chute de la tête en arrière qui est comme un glissement de l’être vers l’abîme ; elle recourut vite à l’éther : la syncope était douce, tranquille ; Jeanne fit deux piqûres, puis une troisième, et il lui sembla que le malade dormait. Ses mains se posèrent sur le cœur de son mari : il ne battait plus.

Pendant de longues minutes, le visage contre le visage du mort, elle prononça son nom : « Nicolas ! » tendrement, désespérément, comme lorsqu’on rappelle un être aimé qui veut vous fuir. Mais l’âme chérie ne revint pas…

Quand Marcelle, traversant le jardin, vint sonner, comme chaque matin et chaque soir, à la porte du pavillon pour avoir des nouvelles, le domestique lui dit :

— Monsieur est mort.

Elle se redressa ainsi que les êtres forts quand ils reçoivent le coup suprême. Elle regarda l’homme qui venait de la frapper et elle ne bougea pas. Sa mine altière, la flamme de ses yeux filtrant sous les cils blonds exigeaient seulement qu’on lui donnât des détails. Le domestique parla une minute ; Marcelle ne paraissait pas l’entendre. C’est que la mort pénétrait aussi en elle et désagrégeait, après l’amant, l’amante qui ne vivait que de lui. Puis soudain le sentiment de propriété que le seul nom de Nicolas éveillait en elle, l’entraîna. Que faisait-elle, hésitante, humiliée sur le seuil, comme une intruse, quand celui qui était tout à elle reposait là-haut ? Elle écarta le valet de chambre, et résolument s’avança vers l’escalier. Et elle disait tout en montant, comme une folle :

— Me voilà, je viens à toi, mon Nicolas ; si j’étais venue plus tôt, tu vivrais encore. Mais on m’aurait jetée dehors comme une misérable. Maintenant tes yeux ne me verront plus, je ne pourrai te sauver ; il est trop tard ; mais je viens et je les renverrai tous, car tu étais à moi, à moi seule !

Quand elle entra, toute frémissante, dans l’atelier où cousine Jeanne veillait seule près du petit lit, et qu’elle aperçut, dormant son dernier sommeil, celui dont la vie était comme la sienne propre, elle s’arrêta, les yeux secs, sentant s’éteindre en elle aussi l’existence. Comment, jamais plus un baiser de lui, jamais plus son sourire, jamais plus cette adoration qui faisait d’elle une femme divinisée, jamais plus les tendres propos qu’ils échangeaient, jamais plus l’extase continue qu’avait été leur amour pendant huit mois ? Voici qu’elle aussi devenait un cadavre, mais un cadavre encore vivant, forcé d’agir et de traîner encore une affreuse existence…

Cependant Jeanne, douce envers la douleur, et qui pleurait avec un calme cruel, au chevet du mort, s’était retournée ; elle vit Marcelle et dit avec une confiance qui ébranla celle-ci :

Approche-toi, ma pauvre petite, approche-toi.

Dans le jour intense qui entrait par le vitrage et envahissait l’atelier, la flamme des deux bougies qu’on avait allumées devant un crucifix, sur une petite table, contre le lit, voltigeait irréelle, diaphane. La beauté de Nicolas mort, baigné de cette lumière, était parfaite. Les longs cheveux rejetés sur une tempe dégageaient le front si noble ; le nez, à peine un peu serré, et qu’aucune ombre brutale n’altérait, rappelait toujours ce masque royal que les artistes avaient tant admiré chez le vivant. Mais le mystère de cette face à jamais silencieuse tenait tout dans un étrange, énigmatique et définitif sourire, qui résidait sur les lèvres, dans la barbe fine, aux plis des yeux clos.

Approche-toi, ma pauvre petite, approche-toi.

Et Marcelle qui était entrée ici farouche, méchante, haineuse, prête à clamer ses droits sur ce cadavre bien-aimé, prête à chasser Jeanne, à la frapper en plein cœur, s’arrêtait maintenant interdite, toute son audace perdue ; elle n’osait pas regarder Jeanne, elle n’osait même pas venir à Nicolas. Sa conscience s’éveillait. Pour la première fois, devant ce ménage funèbre que, bien avant la mort et plus que la mort, elle avait désuni, elle voyait son péché. Le mot qu’Hélène avait prononcé lui revenait en mémoire : « Il ressemblait à un homme dévoré par des soucis terribles. »

Qui l’avait amené-là ? Qui l’avait tué ? Et le sentiment de sa faute se mêlait au déchirement de son cœur. Un tremblement la secouait.

— Il t’aimait bien, ma pauvre Marcelle, reprit la voix de Jeanne ; ses derniers mots ont été pour toi… pour te donner cette toile, cette figure de Jésus, son chef-d’œuvre… Elle sera à toi. Il l’a voulu…

Les lèvres de Marcelle frémirent. Elle murmura :

— Nicolas !

Puis elle fit quelques pas ; mais n’osant pas venir auprès de Jeanne, elle contourna le lit et resta aux pieds du mort, de l’autre côté. Et là, le besoin d’expliquer son chagrin à cousine Jeanne, ou le besoin d’exhaler en un mot le sentiment qui faisait éclater sa poitrine, lui arracha ce cri :

— Nicolas était mon maître !

Et aussitôt, sa douleur se déchaînant, elle tomba à genoux sans penser davantage à cacher pour Jeanne ses larmes et ses sanglots. Et son regard, tout son désir se concentraient sur les mains de l’artiste qu’on avait jointes, ces mains d’ivoire si aimées, et qui ne la caresseraient plus. Oh ! les baiser une dernière fois ! dire que cela même ne lui était pas permis ! Le respect de Jeanne était plus fort en elle que sa sauvage souffrance. Elle n’avait le droit que de pleurer en silence, en se faisant humble et petite, en se dissimulant.

Cependant Jeanne, les yeux clos, priait sans regarder le cadavre. Son âme croyante poursuivait dans l’infini l’âme disparue et semblait l’y retrouver encore. Ce fut seulement au bout de deux longues heures que, ramenée aux contingences, elle vit Marcelle, toujours effondrée, sans mouvement, de l’autre côté du lit. Et l’étonnement de sentir là une autre douleur dépassant la sienne, lui fit appeler :

— Marcelle !

Le visage de Marcelle se releva et apparut à Jeanne si ravagé que, s’oubliant maternellement pour la jeune fille, elle murmura avec pitié :

— Tu as trop d’émotions ici, ma pauvre petite, il faut partir.

— Partir ! répéta Marcelle.

Et ce mot, elle le dit avec un tel accent de révolte, en enveloppant la dépouille de Nicolas d’un tel regard, elle fut tellement, à cette minute, la femme à qui l’on veut arracher son amant, qu’un premier éclair de vérité frappa Jeanne.

— Laisse-moi rester, cousine Jeanne ! supplia Marcelle.

Alors, l’inquiétude, la plus terrible curiosité troublèrent Jeanne. Elle scruta Marcelle, la dévisagea, violant le secret de sa douleur. Et la torture de l’amante était si intense, si farouche, si évidente, que le soupçon grandissait chez la femme trahie. Était-ce possible, pourtant ? Quoi ! cette enfant, à peine adolescente, aurait été la créature qui, dans les ténèbres, possédait Nicolas ! Tout le drame honteux qui avait abattu l’Idole se serait passé entre cette inconnaissable Marcelle et lui ? Et la vision des mois derniers se déroulait devant Jeanne, lui montrant les luttes, les tourments, la défaite de Nicolas, son abandon à elle, et la bête féminine triomphante en cette sauvage enfant. Et l’orage le plus formidable qui dut jamais ébranler son être moral, elle le subit là, entre le cadavre de son mari et cette adolescente redoutable qui avait été le poison de son bonheur. Mais la sainte veuve que la douleur venait d’emporter hors de la vie, et qui ne pouvait plus désormais que se prêter à l’existence, ne devait plus connaître la haine avilissante. D’ailleurs, Marcelle était moins aujourd’hui la maîtresse coupable de Nicolas qu’un pauvre être martyrisé et ennobli. Mais surtout, ce qui l’innocentait aux yeux de Jeanne, c’était cet amour jaillissant toujours si visiblement de son cœur pour le mort. Jeanne se rappela les dernières paroles de Nicolas : « Ne l’abandonne pas. »

Et, sans dire un mot, elle quitta l’atelier mortuaire pour laisser à ceux qui s’étaient aimés un suprême tête-à-tête.

Alors, tout doucement, Marcelle se rapprocha du chevet, les yeux fixés sur les mains d’ivoire, sur la bouche au sourire mystérieux…

III

Le bruit de la mort d’Houchemagne se répandit dans Paris le jour même.

Les premières arrivées auprès du lit funèbre furent miss Spring et Blanche Arnaud. Elles entrèrent toutes pâles, tenant chacune à la main un petit bouquet de violettes. Elles retenaient. leurs larmes. Elles ne purent plus les arrêter quand elles se furent agenouillées devant la dépouille du demi-dieu. Elles pleuraient les chefs-d’œuvre condamnés au néant, l’enthousiasme qu’il ne leur donnerait plus, et leur culte pour le noble artiste, ce culte qui avait été l’une des plus belles joies de leur cœur. Elles faisaient, dans le grand atelier blanc, contre le drap blanc, deux taches noires avec leurs capes de vieilles filles. Timidement elles posèrent leurs violettes près des mains d’ivoire. On aurait dit les Saintes Femmes au Tombeau.

Addeghem vint ensuite, se raidissant contre l’émotion. C’était la première fois qu’il franchissait cette porte, et il lui apparaissait enfin, cet atelier objet de convoitises qu’il n’avait jamais dites entièrement. Voilà que ses curiosités étaient satisfaites. L’imposante nudité de l’immense pièce où les grands êtres mythiques dominaient aux murailles, tout d’abord l’atterra, et ce ne fut que dans l’instant suivant que ses regards s’arrêtèrent au petit lit où reposait l’artiste mort, entre les deux pleureuses.

Elles se redressèrent à la venue du critique. Blanche Arnaud, les yeux inondés de larmes, ne put dire un mot.

Miss Spring prononça :

— Cher monsieur Addeghem, c’est comme si un soleil se voilait !…

— Quelle perte ! quelle perte inestimable ! répétait le vieillard.

Et il s’arrêtait stupéfait devant les toiles inachevées, la Multiplication des Pains, l’image de Jésus.

Bientôt ce fut une foule. Une trentaine de jeunes peintres appartenant à ce qu’on appelait déjà, dans le monde artistique, l’école d’Houchemagne, étaient venus par groupes et se retrouvaient tous là. La plupart d’entre eux n’avaient jamais vu Nicolas, tout en l’imitant de loin, religieusement. Quelques-uns de ceux-là s’arrêtèrent, frappés devant la sérénité impressionnante du mort. Leur enthousiasme secret pour le maître de leur art, leur arrachait devant son cadavre des larmes de désolation, et deux ou trois reconnaissant Jeanne, toujours assise au chevet du lit funèbre, lui demandèrent la permission de prendre un suprême croquis de l’artiste en sa beauté mortuaire.

Elle devina qui ils étaient, ces jeunes gens dont le talent sortait indubitablement de l’âme de Nicolas ; ils étaient ses vrais fils, ceux qui le continueraient, qui feraient son œuvre, ceux qu’il savait exister sans les connaître tous, et qu’il aimait. Et le divin visage de Jeanne, meurtri de souffrance, leur sourit.

Et l’atelier s’emplissait toujours, car ceux qui arrivaient, les admirateurs de Nicolas, ses amis, les curieux, les indifférents, une fois qu’ils étaient entrés, ne pensaient plus à sortir. Et l’on se pressait, on se heurtait dans un silence sacré. Mademoiselle Angeloup était là, Nelly Darche, Vaupalier ; et tous ces êtres légers devenaient graves. Nugues sanglotait au pied du lit. Jenny Fontœuvre, depuis le matin, n’était pas encore revenue de sa consternation. Ce qui était arrivé, elle ne consentait ni à le croire, ni à l’admettre. Est-ce qu’un pareil artiste pouvait disparaître à trente-sept ans ? Pourquoi ? Et elle se révoltait, n’ayant jamais encore, de toute sa vie, sondé de tels problèmes. Son mari, ayant reconnu le médecin qui avait donné ses soins à Nicolas, s’en était emparé pour obtenir de lui le secret de cette mort foudroyante. Ç’aurait été, pour cet homme dépourvu de vie intérieure, un soulagement et un sujet de résignation que de savoir le nom de la maladie si brève qui avait emporté l’artiste ; et jusque dans ce coup du sort, il ne voulait pas de mystère. François Fontœuvre s’était arrêté au lit, et son regard ne se détachait pas de ce visage de cire à l’immobilité terrifiante, Hélène, assise au fond de l’atelier, sous le Sphinx, égrenait son chapelet.

Et tous ceux qui avaient connu Nicolas, ceux qui l’avaient combattu, ceux qui l’avaient aimé, ceux qui s’étaient enflammés pour son œuvre et ceux qui avaient proclamé sa déchéance, les artistes, les critiques, les journalistes, restaient là, fascinés par les grands êtres surhumains accrochés aux murailles, par la figure inachevée du Christ, mais surtout par le mort.

Les lèvres qui avaient tant parlé naguère du monde invisible ne bougeaient plus ; les mains inspirées qui avaient essayé de le peindre étaient liées pour toujours ; l’homme ardent qui, soulevant le manteau de plomb du matérialisme, avait tenté d’emporter les masses vers l’Idéal, n’était plus. Mais la leçon du monde invisible sortait. plus puissante que jamais de ses lèvres fermées, de ses mains immobiles, de son impassibilité. Une voix émanait de lui, qui perçait jusqu’à leur conscience les êtres troublés invinciblement attardés ici, et leur posait la redoutable interrogation que les morts laissent aux vivants : « Savez-vous où je suis allé ? »

FIN

2712-12. — Coulommiers. Imp. Paul BRODARD. — 1-13.

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

Première partie
Deuxième partie
 119
 140
Troisième partie
 159
 177
Quatrième partie
 245
 282
 304
Cinquième partie
 327
 353
 398