Les Saladeros et l’industrie pastorale dans l’Amérique du Sud

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Les Saladeros de l’Amérique du Sud
Emile Daireaux


LES SALADEROS
DE L'AMERIQUE DU SUD


I

Nous avons tenté ici même[1] d’étudier sous ses divers aspects le caractère de l’habitant des pampas et de retracer cette vie oisive, indifférente à tout bien-être, de l’indigène au milieu de ses troupeaux et du colon, qui s’endort, lui aussi, dans l’inaction à l’ombre d’une prospérité précaire. Il est permis de chercher l’explication de l’état actuel du vaste territoire des pampas dans cette étrange législation espagnole qui défendait aux colonies le travail et la production en leur imposant la consommation exclusive des produits de la métropole : là est la vraie cause de l’état d’infériorité relative dans lequel, au milieu d’immenses richesses spontanées, a végété un pays plus anciennement colonisé que les états du nord. Perdu au milieu du désert, abandonné par la mère-patrie, le colon, quel qu’il fût, criminel expulsé, émigrant laborieux ou pionnier avide de découvertes, n’était plus considéré comme Espagnol du jour où il touchait le sol de l’Amérique et s’y établissait ; il devenait un instrument de fortune pour les chefs de compagnies autorisées à exploiter le pays, un vassal taillable et corvéable à merci. Il est surprenant qu’un pareil sort ait tenté quelques coureurs d’aventures et que les chefs d’expéditions aient pu enrôler des volontaires ; il fallait vraiment que l’Espagne de Philippe II et de ses successeurs fût un triste séjour pour que les états de la Plata, où n’existait pas l’attrait des mines d’or, aient pu se peupler en deux siècles de 56,000 Espagnols. Le système général appliqué à toutes les colonies était la défense absolue d’exporter autre chose que de l’or. Le revenu des mines était divisé par tiers entre le roi d’Espagne, ses représentans dans le pays et le colon ; le tiers abandonné à celui-ci ne pouvait être employé par lui à autre chose qu’à payer les objets qu’il tirait de la métropole pour sa consommation. Gréer une industrie quelconque dans la colonie lui était défendu, améliorer son sort lui était impossible ; l’agriculture elle-même lui était interdite par des règlemens rigoureux.

Il semblerait que les provinces de la Plata eussent dû être exemptées de l’application de lois qui n’étaient pas faites pour elles ; Buenos-Ayres était en effet à 1,000 lieues des mines de Potosi, qui produisirent 4 milliards de francs en cinquante ans, et ce terrain d’alluvions ne dénonçait l’existence d’aucune mine d’or ou d’argent, la surface seule promettait au travail humain des richesses capables de faire une concurrence victorieuse aux mines les plus riches. Les rois d’Espagne n’en accumulèrent pas moins les prohibitions, essayant d’arrêter l’élan irrésistible de la production de la pampa ; mais ils pouvaient plus facilement condamner l’homme à l’oisiveté que la nature à l’inaction, et les colons voyaient leurs richesses se développer malgré la loi et pour ainsi dire malgré eux, sans emploi ni profit, ne leur apportant que le dégoût du travail. Comme si ces lois eussent été insuffisantes, l’Espagne alla jusqu’à créer une fiction géographique qui doublait la distance réelle entre les provinces de la Plata et la métropole. Placées en effet sur un grand fleuve, clé d’autres voies navigables qui descendaient des pays les plus riches de ce continent, situées sur l’Atlantique, presqu’en face de l’Espagne, les provinces de la Plata furent soumises dès l’origine à l’autorité administrative de la vice-royauté du Pérou, dont le siège était sur le Pacifique, et toute communication directe avec la métropole leur fut interdite ; privées du droit d’exporter, elles ne pouvaient rien recevoir que par cette voie détournée, ce qui imposait aux objets de consommation les frais d’un voyage de 1,000 lieues par terre, et des droits de 50 pour 100 au profit du roi et du vice-roi. L’estuaire de la Plata se trouvait, par le fait de cette législation illogique, être une sorte de porte fausse condamnée, semblable à celles que les architectes simulent sur les édifices pour la symétrie, mais qui ne servent à rien.

Cette législation, à peine améliorée de temps à autre, dura de 1580 à 1810 ; elle était aggravée par l’existence de monopoles de tout genre. Une sorte de ferme du commerce existait en effet à Séville sous le nom de casa de contratacion, réunissant entré ses mains la consommation et la production des pays d’outre-mer ; quelques maisons opulentes sous la surveillance des douanes de l’état, qui régissaient l’embarquement et le débarquement des cargaisons, formaient en Espagne, aussi bien qu’en Amérique, une aristocratie commerciale où les nobles entraient sans déroger. Toutes les lois étaient faites en faveur de ces monopoliseurs sans aucun souci de l’intérêt privé du colon ni de l’intérêt public des colonies.

En quelques mots, nous en ferons connaître l’esprit. Une ordonnance de 1602, qui fut considérée comme un progrès sur les précédentes, permit pour la première fois l’exportation par la voie de la Plata de 2,000 fanegas[2] de blé, de 1,000 quintaux de graisse et de viande sèche pour la côte de Guinée pour y être échangés contre des nègres. On se demande à quoi pouvait servir l’importation des nègres, sinon à augmenter le nombre des consommateurs dans un pays où, la production étant prohibée, tout travail était superflu, et où, en permettant l’entrée de nègres, on défendait en même temps l’exportation de tout ce qu’ils pourraient produire. En 1718, le roi accorda enfin à un Espagnol le droit d’expédier directement deux petits navires par an de la Péninsule pour la Plata avec autorisation de rapporter en retour les produits de cette contrée. Ce mince progrès disparut lui-même dix ans plus tard devant les réclamations des monopoliseurs, et les exportations de la Plata durent reprendre la voie du Pacifique. Une pareille législation équivalait à une prohibition absolue d’exportation, étant donnée la nature des produits de la pampa, alors exclusivement composés de cuirs de bœufs, marchandise lourde et encombrante. Une seule voie de salut restait ouverte au colon : c’était la contrebande. Elle prit un développement considérable dans les ports voisins occupés par les Portugais, et sauva les provinces espagnoles d’une ruine complète en procurant à la production spontanée du pays les moyens de se répandre au dehors. Le champ à exploiter était tellement vaste, que les contrebandiers pouvaient former des compagnies puissantes, disposaient d’une véritable flotte, de ports de ravitaillement, et avaient à leurs ordres des armées de travailleurs entretenus par eux, faisant pour leur compte l’exploitation des animaux inutiles à leurs propriétaires. En raison du développement excessif et sans profit des troupeaux, les hacendados d’alors les avaient laissés vivre à l’abandon, se contentant d’en tirer leur nourriture quotidienne et renonçant à marquer les nouveau-nés ; il était rare même qu’ils s’occupassent d’abattre une quantité quelconque d’animaux pour en vendre le cuir, alors de peu de valeur et d’un placement difficile.

L’exploitation de la pampa au XVIIIe siècle était donc, à proprement parler, abandonnée à deux ou trois mille brigands, gauchos malos, que les contrebandiers entretenaient sur les limites du territoire des estancias, sur l’une et l’autre rive de la Plata, et auxquels ils faisaient appel lorsqu’ils avaient amené les navires destinés à la contrebande. On organisait alors une sorte de battue générale du bétail. On réunissait une troupe de ces cavaliers intrépides, qui se jetaient dans la pampa, là où les animaux étaient le plus nombreux, sans se préoccuper des propriétaires. Lorsqu’on rencontrait un troupeau, on formait le cercle, ceux des côtés rassemblaient le bétail, et ceux du centre, armés d’une longue perche de bambou terminée par une demi-lune de fer tranchant, coupaient le jarret des animaux affolés, sans s’arrêter dans leur course tant qu’il en restait debout, laissant le sol jonché de ces malheureuses bêtes bondissant sur place au milieu de beuglemens et d’efforts impuissans. Quand le massacre était fini, les mêmes individus mettaient pied à terre, enfonçaient leur long couteau dans le cœur de la bête abattue, d’autres, les suivaient, arrachaient le cuir et l’emportaient. Les entrepreneurs de ces abatages payaient un real[3] à ceux qui coupaient, le jarret, et un real à ceux qui écorchaient ; la viande était abandonnée aux chiens sauvages et aux oiseaux de proie. Les lois avaient créé cette industrie au grand détriment de la moralité et de la richesse du pays. Les propriétaires se voyaient, eux aussi, obligés d’employer le même système, qui, en se généralisant, conduisait à une destruction rapide du bétail. En effet, malgré les ordonnances qui défendaient d’abattre les mères et les génisses, on choisissait de préférence pour ces battues le printemps, époque de la mise bas ; les vaches pleines étaient les plus recherchées en raison de la valeur du veau mort-né, dont le cuir se payait fort cher en Espagne, et dont la chair était un régal pour le gaucho. C’était ruiner doublement le troupeau en détruisant les reproductrices et en égarant les veaux déjà nés qui erraient à l’abandon et mouraient en grand nombre. En dehors même des contrebandiers, les Indiens du Chili et des provinces des Andes, les habitans de Montevideo, les Brésiliens, tous, chrétiens et autres, venaient s’approvisionner dans cette mine inépuisable, sans autre but que de se fournir de cuirs et de graisse pour leur consommation.

Les hacendados cependant, ne renonçant pas à retirer un jour quelques revenus de leurs troupeaux, ne cessaient de lutter contre les erreurs économiques de la métropole ; pendant tout le XVIIIe siècle, ils adressèrent directement au roi d’Espagne des mémoires aussi curieux par l’élévation des idées et des doctrines que par le contraste avec la folie de ceux qui faisaient les lois. Ces mémoires constituent de vrais cahiers coloniaux, rédigés par des hommes nés cependant loin du centre de la civilisation, tenus volontairement dans l’ignorance, et qui, guidés seulement par l’intérêt privé, donnaient à l’Espagne des leçons d’administration aussi opportunes qu’inutiles. Tel était l’aveuglement de ceux qui avaient dans leurs mains la conduite des colonies, que le roi répondait aux réclamations des colons par les instructions suivantes, qu’il transmettait au vice-roi de la Plata vers la fin du XVIIIe siècle. « A. tous les vice-rois, écrivait-il, nous avons toujours recommandé de prendre le plus grand soin d’empêcher que dans les provinces on ne travaille les draps, on ne plante la vigne ou l’olivier, pour beaucoup de raisons de haute considération qui nous y forcent, et dont la première est de ne pas diminuer le commerce de notre royaume avec ces pays ; nous avons su que, malgré notre défense, on avait lâché la main, et que les vignes par exemple s’étaient développées ; nous défendons formellement que dorénavant il en soit planté aucune, que celles qui existent soient soignées ou replantées, si elles disparaissent, qu’il soit fait aucune plantation d’olivier ni travail de laine. »

En 1790 sont envoyées les premières suppliques ; vingt ans suffiront pour amener les esprits à la pensée d’une guerre ouverte, et pendant ce temps l’Espagne ne fera du reste aucune concession qui ne lui soit arrachée de vive force ; la seule qu’elle ait octroyée est la cédule du 4 mars 1795, qui pour la première fois autorise la vice-royauté de la Plata à faire directement le commerce avec la métropole et les autres colonies espagnoles, droit qu’elle ne concède qu’empêchée qu’elle est de surveiller ces transactions par suite de la guerre avec l’Angleterre. Pour la première fois, une apparence de commerce régulier remplaça la contrebande, et profita aux hacendados au lieu de faire exclusivement la fortune des pillards. En 1795, le commerce de la Plata se faisait déjà par 97 navires, et l’on exportait dans cette seule année 875,000 cuirs de bœufs, 44,000 de chevaux, et 250,000 kilos de suif.

Cette demi-liberté était due aux circonstances, mais était loin encore de constituer la liberté du commerce, et si les commissaires royaux ne pouvaient plus dire aux colons ce qu’ils leur disaient un siècle auparavant, « vous n’avez d’autre privilège que de ne pas être vendus comme esclaves ! » les colonies étaient en somme maintenues dans un état de dépendance assez complet pour n’avoir d’autre sentiment que la haine contre leurs compatriotes d’Espagne, devenus leurs maîtres. C’est là qu’il faut chercher le vrai sens de la révolution de 1810, qui n’avait au début rien de politique, et n’avait d’autre mobile que l’intérêt commercial. L’Espagne le comprit vite, et aux premières nouvelles du soulèvement tenta de l’arrêter par une ordonnance qui, datée du 17 mai 1810, six jours avant la proclamation de l’indépendance, concédait la liberté commerciale sans restrictions. Il était trop tard : moins d’une semaine après, le vice-roi était en fuite.

Mais ces trois siècles que l’on venait de traverser ne pouvaient par le fait d’une révolution s’effacer de l’histoire ; le mal était profond, tout était à créer. Il fallait changer la tradition, réagir contre cette indolence que les créoles avaient puisée dans les loisirs de la vie pastorale. La destruction des troupeaux avait été si rapide que l’on était passé en quelques années de l’extrême abondance à la crainte de voir disparaître le dernier troupeau. Si nous en croyons les chiffres rapportés par Félix de Azarà dans un mémoire écrit en 1751 et imprimé à Madrid en 1847, il faudrait estimer à 48 millions le nombre des bêtes à cornes qui peuplaient la pampa du Rio-Negro de Patagonie au Rio-Tebicuary du Paraguay. Ces chiffres sont peut-être erronés malgré l’exactitude ordinaire des observations de cet écrivain méticuleux ; mais, quel qu’eût été le nombre du bétail à cette époque, il était assez réduit à la fin du siècle pour qu’on estimât à peine à 6 millions les animaux qui avaient survécu aux battues. Aucun motif du reste n’engageait les habitans à être ménagers de leurs richesses. Au milieu des prohibitions de la loi espagnole, les créoles n’avaient jamais appliqué leur esprit à la recherche des procédés propres à utiliser les produits de leurs troupeaux. Quand était venu en 1795 la première autorisation d’exporter, les moyens manquaient pour en profiter ; les cuirs étaient le seul produit transportable à Buenos-Ayres pour y être embarqué, et encore un bon tiers pourrissait sur place faute de préservatif contre les insectes. Comme ils valaient de 12 à 20 réaux, soit de 7 à 11 francs la pièce livrés à Buenos-Ayres, ce qui, transport déduit, donnait à peine 5 réaux au propriétaire, celui-ci se souciait peu de chercher les moyens de préserver de la corruption une marchandise aussi peu estimée. Ce fut seulement en 1816 que pour la première fois on eut l’idée de plonger dans un bain saturé d’arsenic les cuirs séchés au soleil pour les protéger des mites, et aujourd’hui encore l’on ne procède pas autrement. Quant à la chair des animaux, elle était absolument sans emploi en dehors de la consommation journalière de la population très restreinte ; on allait jusqu’à tuer un bœuf pour en avoir la langue ou tout autre morceau désiré, le reste était abandonné. Une petite quantité de viande était séchée au soleil et expédiée en fût dans de la graisse : c’était le cecino, produit d’une fabrication coûteuse, d’une conservation difficile, auquel on a depuis un siècle tout à fait renoncé. L’esprit d’invention et l’activité industrieuse des habitans, qui au nombre de 100,000 végétaient sur cette terre, n’avaient aucune raison de se développer, et, faute d’un progrès quelconque, la ruine était imminente. Heureusement la révolution, en proclamant l’indépendance commerciale, éveilla l’esprit d’initiative, ouvrit le pays à l’activité étrangère, y révéla les inventions de l’industrie moderne, et, quoique dans une mesure encore restreinte, inaugura l’ère de l’exploitation lucrative et raisonnée de la pampa.


II

Les seuls établissemens qui aient servi à développer la production du bétail sont les saladeros. Le nom est fort ancien et se rencontre dès le début du dernier siècle dans les documens publics ; il n’existait cependant alors rien qui eût quelque analogie avec ce que l’on voit aujourd’hui. La fondation de ces usines, qui ont conservé dans leur aspect et leur mode de fabrication un cachet tout à fait primitif, a constitué vers le commencement de ce siècle un progrès considérable et ouvert aux estancieros le premier débouché important pour leurs troupeaux. L’origine en est fort obscure ; voici la tradition qui a cours à ce sujet.

En 1794, cinq matelots irlandais venus sur la côte de Patagonie pour la pêche de la baleine, se trouvant échoués et recueillis à Buenos-Ayres, eurent l’idée d’appliquer à la conservation de la viande les procédés de salaison et de séchage employés à celle du poisson ; c’était fort simple, mais l’ignorance des colons était telle, ils avaient eu jusque-là si peu d’intérêt à s’occuper de ces questions, que la révélation de ces cinq matelots fut accueillie comme une découverte des plus merveilleuses. On fit des essais qui réussirent parfaitement : des échantillons expédiés par des navires en partance firent le tour du monde sans s’altérer, en un mot le résultat fut du premier coup si satisfaisant qu’après quatre-vingts ans aucune modification n’y a été apportée, et le problème de la conservation de la viande, dans ce siècle de la chimie, n’a pas fait un pas.

De ce jour, l’industrie si importante des saladeros était créée. Cependant il ne fallait pas songer à fabriquer du jour au lendemain des quantités considérables de viande salée. Ce qui faisait défaut, c’étaient non-seulement les hommes entendus et pratiques dans ce travail nouveau, mais encore le sel, les tonneaux, et, ce qui était plus grave, les capitaux. Il fallut, comme toujours, que les hacendados s’adressassent au roi, lui demandant de favoriser la création de cette industrie, d’autoriser la venue de cent ouvriers irlandais catholiques qui pussent enseigner aux nègres ce travail nouveau ; on demandait aussi la fondation d’une compagnie qui pût acheter et centraliser à Buenos-Ayres tous les produits que l’on préparerait dans les estancias et les exporter pour les autres colonies et le continent européen. Ces pétitions restèrent sans réponse, et les colons durent se contenter d’employer le nouveau système de salaison, chacun séparément suivant le nombre de ses troupeaux et des esclaves dont il disposait, mais sans que l’on pût songer à établir des saladeros. Ce ne fut que de longues années après que quelques-uns furent créés à Buenos-Ayres, assez peu importans du reste au début pour qu’ils n’aient pas laissé trace dans les documens publics ; en 1822 seulement l’existence en est constatée par un règlement qui les atteint. Ils s’étaient groupés autour de Buenos-Ayres et devenaient assez gênans pour la ville, qui s’agrandissait et les englobait, pour qu’une ordonnance leur enjoignît de s’éloigner à une demi-lieue au moins du palais municipal, le Cabildo. Enfin le traité de 1825 avec l’Angleterre, en autorisant celle-ci à faire le commerce, leur donna une impulsion rapide, décida par cela même la fortune des hacendados, quintupla la valeur des troupeaux et contribua à la création d’une aristocratie de propriétaires qui vint prendre la place des riches négocians espagnols expulsés en 1810. A la même époque, un estanciero platéen, voyageant en Europe, envoyait à Buenos-Ayres pour y perfectionner la fusion des graisses un chimiste français, M. Antoine Cambacérès, neveu du prince de l’empire, qui devait consacrer sa vie au progrès de cette industrie, et qui créa au bout de quelques années de séjour un établissement modèle.

Il serait inutile d’exposer avec minutie les débuts de cette industrie, désormais immuable, qui, faute de progresser, finira par s’éteindre dans un temps que l’on peut déjà déterminer, et qui en limitera l’existence à un siècle de durée. Nous pouvons dire que nous étudions ici une industrie qui s’en va, mais qui néanmoins représente encore le seul débouché ouvert aux produits de la pampa, d’un commerce de 250 millions de francs pour les états de la Plata et la province brésilienne de Rio-Grande.

On appelle saladeros des usines où l’on tue les bêtes à cornes pour en saler le cuir et la viande. Le capital employé et mis en mouvement dans les saladeros est considérable, mais l’apparence extérieure des bâtimens n’en donne aucune idée ; ici, comme dans les estancias, on pousse trop loin la simplicité, et, si le grand propriétaire se contente pour sa demeure d’un rancho de boue et de paille, le propriétaire du saladero se contente plus facilement encore de hangars de bois de l’allure la plus primitive, délabrés, incommodes, plantés généralement au hasard, sans plan préconçu, sans que l’on ait même songé à se préoccuper de l’économie de la fabrication.

Le chef de l’usine, le saladériste, dirige ses affaires de loin, paraît rarement au saladero et quitte peu Buenos-Ayres ou Montevideo, les deux seuls marchés des cuirs verts et de la viande salée. C’est là qu’il vend ses produits, acte préalable de la fabrication. — Par un bouleversement des lois industrielles, le saladériste en effet vend sa marchandise, non-seulement avant de l’avoir fabriquée, mais avant d’avoir songé à acheter la matière première, et, qui plus est, il en touche le prix en signant les contrats à livrer avec les maisons d’exportation. Si l’on calcule que chaque chargement de 10,000 cuirs vaut de 300,000 à 400,000 francs, on s’expliquera l’importance de ces découverts, faits sans autre garantie qu’un simple reçu et une promesse de livrer une marchandise dont le vendeur ne dispose pas ; ajoutons que, sauf les événemens imprévus du commerce, ces contrats sont toujours exécutés à la lettre, et que, pour n’être garantis que par la bonne foi, les avances faites ne sont en rien aventurées. Le saladériste a du reste vite employé ces capitaux ; aussitôt les contrats signés, il remet les espèces nécessaires à des agens spéciaux, appelés capataces, qu’il envoie dans la campagne faire les achats, former les troupes et amener les animaux au saladero pour l’abatage, après les avoir payés, suivant l’usage, à la sortie même de l’estancia. Le capataz est la cheville ouvrière de cette industrie, et le triple rôle qui lui est confié : acheter, choisir et payer, dit assez quelles qualités exceptionnelles on exige de lui ; de son intelligence dans le choix des animaux, qui est l’acte le plus important de la fabrication, dépend la fortune du saladériste. Ces agens sont toujours des pampasiens indigènes, connaissant par le menu la valeur des animaux de chaque propriété et sachant dire, à la seule inspection d’une troupe de mille animaux sur pied, ce qu’elle rendra en moyenne en poids de cuir, de graisse ou de viande. Les achats se font d’octobre à mars, dès la fin du printemps jusqu’à la fin de l’été. Le capataz enrôle les hommes pour l’aider dans la formation et la conduite de la troupe ; douze ou quinze hommes sont nécessaires par mille animaux ; chaque homme mène avec lui six ou huit chevaux de rechange.

Les animaux de l’estancia réunis à la demande du capataz, le choix est fait par lui personnellement, et les bêtes choisies sont enfermées à part dans un corral, ou, s’il n’en existe pas, dans un cercle d’hommes à cheval, et mises à sa disposition ; elles ne sont point contre-marquées, étant destinées à être abattues immédiatement ; le changement de propriétaire est constaté par un bulletin avec désignation détaillée des marques, visé par le juge de paix du district. Le capataz peut dès lors songer à se mettre en route.

Le départ est l’opération la plus difficile, surtout si l’estancia est située aux confins de la pampa, où les animaux sont d’une sauvagerie indomptable. Il est d’usage que l’estanciero prête tous les hommes dont il dispose pour accompagner la troupe jusqu’à deux ou trois lieues des pâturages où elle s’est élevée. Le départ se fait invariablement une heure avant le lever du soleil, afin d’arriver avant la nuit le plus loin possible de la querencia et éviter la fuite de la troupe, invinciblement attirée par ses habitudes. Deux hommes prennent la tête et servent de guides, poussant en même temps devant eux les chevaux de relais de tous les autres hommes, qui, eux, se distribuent sur les flancs de la troupe et galopent comme feraient des chiens de berger : le capataz ferme la marche, marche pénible, bruyante, pleine d’incidens, de fatigues de tout genre, de course après les fuyards, qui font pointe de tous côtés, et souvent s’échappent par petites bandes fort difficiles à réunir et à ramener sans que pendant ce temps d’autres les imitent. Après quatre ou cinq heures de ce voyage laborieux, qui n’a mené la troupe qu’à trois ou quatre lieues du point de départ, on fait halte pour laisser reposer et manger hommes et bêtes pendant une heure ; l’on repart ensuite et l’on continue à avancer lentement jusqu’à ce que, deux ou trois heures avant le coucher du soleil, on rencontre un bon pâturage et de l’eau. C’est là que l’on campera pour passer la nuit sous la garde de deux ou trois hommes à cheval. On fait, aussitôt arrivé, les préparatifs de la nuit et du souper général. Pour cela, on tue un des bœufs du troupeau, bien entendu le plus gras et le meilleur, et l’on prépare un immense rôti que l’on mangera sans pain ni sel.

L’habitant de la pampa est rompu dès longtemps à ce genre de vie : depuis le matin de cette rude journée passée à cheval au soleil d’été, au milieu d’une poussière noire, il n’a pris autre chose que de fréquentes gorgées de gin ou de caño du Brésil, et sucé quelques matés : cet abus d’alcool le maintient dans un état nerveux, nécessaire pour résister à tant de fatigues. La journée n’est pas finie ; après le souper, chacun arrange sa tropilla de chevaux et prend un cheval frais qui lui servira quand viendra son tour de veille ; si la tropilla est bien habituée à suivre la jument, madrina, on entrave simplement les pieds de devant de celle-ci au moyen d’une lanière de cuir en forme de huit, et qui prend les deux jambes au-dessus du sabot ; les chevaux restent à paître autour d’elle et ne s’éloignent pas du bruit de la clochette qu’elle porte au cou ; si les chevaux sont peu habitués à la madrina, on les entrave tous de la même manière. Le troupeau pendant ce temps a pâturé, la nuit est venue, on le ramasse alors, et des hommes de garde à tour de rôle galopent autour sans discontinuer. La première nuit est forcément très inquiète : hommes et chevaux sont trop disposés à dormir, les bœufs au contraire ne pensent qu’à se lever, à mugir ou à s’échapper, et le capataz, sur qui pèse la responsabilité, n’a pas le droit de se reposer un seul instant. Comment dépeindre les nuits d’orage où le vent souffle soulevant un épais nuage de poussière suivi bientôt des éclairs, de ce tonnerre sans fin de la pampa et d’une pluie torrentielle ? Le troupeau fuit alors sous le vent, comme un navire qui lâche ses voiles et se laisse porter hors de sa route, mais loin du danger ; il faut le suivre alors jusqu’à ce que, s’arrêtant de lui-même et groupé en masse compacte, le dos au vent, il prenne le parti d’essuyer la bourrasque, immobile et la tête baissée.

Au matin, on reprend la marche, qui se continuera ainsi pendant plusieurs jours à raison de 6 ou 8 lieues par jour. Quelquefois le saladero est éloigné de 80 ou 100 lieues du point de départ. Avant d’arriver au but du voyage, il faut passer à la tablada, sorte de bureau d’octroi spécial où, les animaux destinés à l’abatage doivent être révisés par l’autorité. Ces tabladas sont les vrais postes de défense de la propriété pastorale. Ceux qui gouvernent sont tous plus ou moins intéressés à la protéger, il en résulte une minutie et une rigueur peu communes dans l’application des règlemens ; mais il faut bien dire que la loi, malgré ses sévérités, a difficilement raison des mille ennemis de la propriété rurale. Le vol des animaux sur pied et des cuirs est favorisé par l’étendue des juridictions de campagne, par la complaisance des autorités subalternes et surtout par les émigrations d’animaux qui, chassés par la sécheresse ou des ouragans, s’éloignent à 20 ou 30 lieues de leurs pâturages, et restent trois ou quatre mois sans y revenir : l’habitude de puiser dans le bien du voisin est si enracinée que les meilleures lois et la vigilance la plus active, deux choses bien inconnues des créoles, seront malgré tout insuffisantes, et le réseau des tabladas laisse inévitablement passer au travers de ses mailles très lâches des troupeaux entiers d’animaux sur pied et des chargemens de cuirs secs.

Une histoire restée célèbre donnera une idée des mœurs de la campagne sur ce point. Dans un petit village de la frontière, un paysan se trouvait un jour chez un commerçant considéré du district. Tout en causant, celui-ci lui demanda ce qu’il gagnait ; c’était fort peu de chose. « Si tu es homme à travailler, lui dit-il, je vais faire ta fortune. Combien peux-tu écorcher de bœufs et m’apporter de cuirs chaque nuit ? — Dix ou quinze, répondit le paysan. — Très bien, je te les paie vingt piastres papier[4] chacun ; tu peux en gagner deux cents toutes les nuits. Va, travaille, et en peu de temps tu seras riche, je te paierai au comptant ; mais aie bien soin de venir seulement après minuit. Tu jetteras les cuirs par-dessus le mur dans ma cour, tu frapperas doucement à la porte, tu entreras, nous compterons, tu recevras ton argent, et de même chaque nuit. » Le paysan, bien instruit, promit ses cuirs pour le soir même. La nuit venue, il apporta vingt cuirs, de même pendant deux semaines sans y manquer ; il touchait sa paie et revenait la nuit suivante. Comme cela se passait au milieu de l’hiver, les cuirs séchaient lentement, notre commerçant en comptait plus de 300 réunis, payés à 20 piastres ; il savourait d’avance la double perspective d’un bénéfice considérable et de la gloire qui en rejaillirait sur son intelligence commerciale. D’autres aussi faisaient ce commerce, mais personne n’avait découvert un homme aussi travailleur, aussi constant et aussi discret. Un matin cependant, le contre-maître chargé de faire sécher les cuirs vint aviser le négociant qu’il s’en trouvait un de la marque de son estancia ; il n’y fit pas attention, supposant que c’était le cuir d’un bœuf égaré. Le jour suivant vint à souffler un vent sec du sud, et les cuirs séchèrent rapidement. Le contremaître découvrit alors qu’il y en avait plusieurs ; il en avertit le négociant. Celui-ci effrayé vint lui-même faire une inspection minutieuse qui se termina par des imprécations : tous les cuirs sans exception étaient de sa marque. Fou de colère, il attend de pied ferme la venue nocturne du gaucho trop travailleur, décidé à lui faire un mauvais parti. La nuit arrive, et avec elle le gaucho indolent, demi-couché sur son cheval plus chargé que jamais de cuirs frais sanguinolens pendant jusqu’à terre de chaque côté de la monture. Le commerçant lui laisse déposer son fardeau, et, contenant mal sa fureur : « Qu’est-ce que je t’ai proposé l’autre jour, canaille ? dit-il, de m’apporter des cuirs et que je te les paierais vingt piastres au comptant ? — Eh ! ce ne sont pas des cuirs que je vous ai apportés ? — Si, brigand, mais ils sont de ma marque. — Eh alors ! patroncito, dans quel troupeau devais-je prendre ? — Oui, va, fais la bête ! — Ma foi, patroncito, j’y suis maintenant, mais j’étais loin de penser que vous m’envoyiez tuer les bœufs d’autrui. Comme je n’ai jamais volé personne, je n’y ai pas vu malice ; j’ai supposé que vous me faisiez travailler de nuit pour ne pas déranger tout le troupeau ; du reste je n’ai rien à voir dans tout cela, payez-moi mon travail, car il n’est pas juste que je perde ma peine pas plus que ceux qui m’ont aidé. » Il n’eut pas à menacer longtemps, le négociant paya ; le lendemain le fait était public, et l’on en faisait des gorges chaudes sans qualifier le négociant autrement que de maladroit et le gaucho de malin.

Il faut ajouter cependant que les commerçans qui commanditent ce genre de rapine sont de petits négocians des frontières, n’ayant rien de commun avec les saladéristes. Ceux-ci ne cherchent pas à éviter l’examen des tabladas ; le capataz y conduit donc le troupeau, et, muni d’un bon à tuer en due forme, fait reprendre la marche vers le saladero, où déjà les dispositions sont prises pour recevoir cet arrivage. À 1 ou 2 kilomètres de l’établissement, on rencontre un groupe de quelques hommes envoyés à cheval au-devant de la troupe pour présider à l’entrée au corral ; ils amènent avec eux deux bœufs qui prendront la tête du troupeau, et, dressés de longue main à ce triste rôle d’agens provocateurs, le conduiront jusqu’au dedans du corral. Il serait impossible de rendre le mouvement, les cris, les beuglemens de cet ouragan d’hommes, de chevaux, de bêtes à cornes, qui, tous invisibles au milieu d’une trombe de poussière noire, se précipitent dans le corral. Les bœufs, aveuglés, souffrant de la faim, de la soif, de la longue fatigue de ce dernier voyage, se heurtent en masse à tous les pieux qui forment l’enceinte, se bousculent, se précipitent furieux, reculent effrayés, se foulent aux pieds les uns les autres, cherchent une issue de droite et de gauche, condamnés à attendre la mort jusqu’au lendemain au milieu de ces souffrances, sans une goutte d’eau ni un brin d’herbe. Les précautions sont prises pour que ces mouvemens de houle n’aient pas de suite funeste. Afin que jamais un trop grand nombre d’animaux ne puisse à la fois faire force sur l’enceinte et ouvrir une brèche, le parc étroit où on les enferme se développe en détours tortueux, se repliant sur lui-même de telle façon que l’élan soit impossible et que tous soient réduits à se débattre dans des efforts individuels sans pouvoir se grouper ni faire sur les parois une attaque d’ensemble. Néanmoins on ne s’explique pas le sang-froid des hommes entrés dans l’enceinte, et qui, au milieu de cette cohue, continuent paisiblement leur besogne, faisant sortir les deux bœufs qui ont servi d’appeau et jetant le lasso pour prendre et enlever la génisse que l’usage leur concède, offerte par l’estanciero qui a vendu la troupe ; quelque épuisée de fatigue qu’elle puisse être, elle est traînée au bout du lasso par un cheval, arrachée du corral, et, les jarrets coupés, saignée d’un coup de couteau au cœur. Destinée à l’asado con cuero (rôti dans le cuir), vieil usage de la pampa et seul régal du gaucho, la bête est dépecée toute palpitante, presque vivante, peut-être sensible ; chacun taille son morceau dans le cuir et la chair avec une dextérité et une insouciance rares, et le place ainsi sur une braise d’os rougis, où la viande cuira doucement en conservant tout son jus dans son enveloppe naturelle ; c’est là un mets justement apprécié, la partie de l’animal entre cuir et chair a surtout une saveur spéciale[5]. L’usage en était autrefois très répandu ; tout étranger qui se présentait dans une estancia y était fêté par un asado con cuero, on sacrifiait une génisse à son intention ; mais le prix élevé des cuirs fait perdre peu à peu cet usage coûteux, et le veau gras tend à devenir dans la pampa, comme partout ailleurs, une figure de rhétorique.

Le troupeau a passé la nuit dans le corral ; au point du jour, l’abatage doit commencer. On lusse au mât un drapeau qui indique au voisinage qu’il y a du travail. Le grand corral est mis en communication avec une série d’autres plus petits où ne peuvent pénétrer que quelques animaux à la fois ; enfin une poterne à guillotine s’ouvre et donne passage à dix animaux seulement ; c’est l’antichambre de la mort. Cette enceinte fort petite, fermée comme les parcs voisins de pieux de bois dur serrés les uns contre les autres, de forme ovale, s’appelle le brette ; une porte à guillotine Y donne entrée, les animaux que l’on y pousse y trouvent un sol dallé, rendu glissant à dessein et où à peine ils peuvent se tenir debout. À l’entour règne une sorte de plain-pied circulaire où, le lasso à la main, se tient un gaucho généralement vêtu du costume traditionnel ; c’est le desnucador, dont le nom imagé indique la fonction. Il jette le lasso sur la victime choisie dans ce groupe affolé ; à peine est-elle prise que le lasso, dont la courroie prolongée passe dans une poulie et vient aboutir à la selle d’un cheval ou à un joug de bœufs, se tend et amène pour ainsi dire mécaniquement le bœuf, la nuque tendue, sous une autre poterne. Le desnucador est venu pendant ce temps se placer au-dessus, et d’un seul coup de couteau frappé entre deux vertèbres, immobilise l’animal et le fait tomber lourdement sur un petit wagon ; la porte s’ouvre, le wagon glisse, et le lasso, dégagé, va enlever une autre victime, tout cela en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire : 1,000 ou 2,000 animaux, en quelques heures, passeront de cette manière sous le couteau du desnucador, qui recevra pour son travail, où une adresse peu commune est nécessaire, la haute paie de 10 francs par 100 têtes.

Le bœuf étourdi, mais non pas mort, est porté par le wagon à quelques pas de là et jeté sur une esplanade dallée abritée d’un toit que l’on nomme la playa. Cette esplanade, ou littéralement plage, est de tout le saladero l’endroit le plus caractéristique, où la curiosité vous attire, d’où l’horreur vous éloigne. C’est là que le boucher fait sa besogne ; les pieds et les bras dans le sang, le corps demi-nu, le couteau à la main, 50 ou 100 individus, suivant l’importance du travail du jour, tous en mouvement, absorbés par leur labeur, saignent, écorchent, dépècent chacun un bœuf en six minutes ; non sans inquiétude, on se demande, au milieu de tous ces longs couteaux, agités dans tous les sens, ce qu’un incident quelconque, une colère, un mot maladroit pourrait produire. Ce travail repoussant, ce sang chaud qui jaillit quelquefois au visage et qui toujours monde le corps, font de ces hommes une race à part : élevés dès l’enfance dans ce milieu, employés même dès l’âge de quatorze ans à cette besogne, ils s’habituent à frapper, à donner la mort, à sentir la chair palpiter et le sang couler sous leur couteau. Que ne doit-on pas craindre le jour où de pareils hommes deviennent un instrument de gouvernement dans la main d’un tyran ou d’un parti ? Rosas, il y a trente ans à peine, n’hésita pas à recourir à eux pour terroriser Buenos-Ayres, et recruta sa redoutable mazhorca parmi ces bouchers de saladeros et d’abattoirs. Les mazhorqueros ne frappaient qu’avec le couteau et à la gorge. Ils n’attaquaient que des adversaires isolés, et le faisaient seulement quand ils étaient en nombre suffisant pour ne pas craindre de représailles, — sans haine, sans passion politique, par ordre, semblant ne rechercher dans leurs crimes quotidiens que l’assouvissement d’un instinct de sauvagerie. Quelques fanatiques allaient bien jusqu’à manger, dit-on, du maïs frit (dans la graisse de la victime ; mais c’étaient là des bravades isolées, la majorité se contentait de la joie de sentir une victime humaine palpiter sous le couteau. Les mazhorqueros ont disparu avec Rosas de la scène politique ; cependant la race n’en est pas éteinte, le danger est toujours présent, aucune raison ne s’oppose à ce qu’ils n’obéissent demain à un nouveau maître comme ils le faisaient avant 1852.

Aussitôt l’animal jeté sur la playa, où il tombe couché sur le côté gauche, il est saigné d’un coup de couteau, et avant que le sang ait fini de s’écouler, le fil du couteau a déjà commencé à pratiquer une ouverture dans toute la longueur du cou et du ventre pour détacher le cuir par en haut ; la chair s’agite encore que l’animal est ouvert, les intestins extraits et jetés, et le cadavre retourné sur le côté droit pour achever l’écorchement ; le boucher laisse le cuir étendu sur le sol, partage la viande par de grandes entailles régulières sans la détacher du squelette, puis il passe à un autre animal. Celui qu’il quitte est repris par les cuarteros, qui à coups de hache séparent les membres, et ensuite les enlèvent, pendant que les manteros relèvent la viande tailladée et la portent à une table où les charqueadores la découpent par longues tranches de manière que chacune ait un pouce et demi d’épaisseur à l’état frais, qui se réduira à un pouce après dessiccation ; les bas morceaux, les os inutilisés et les cuirs seront relevés pour être portés dans d’autres hangars, où ils seront élaborés. Tous ces travaux se font au milieu d’une agitation indescriptible ; ce n’est pas le bruit du travail plein de parole humaine dont parle le poète, c’est une autre rumeur, une agitation préoccupée et silencieuse, attentive à la besogne et aussi au danger que peut produire un moment d’oubli.

De temps à autre en effet, des incidens souvent burlesques, quelquefois terribles, viennent interrompre l’horrible labeur de ces hommes. La porte du brette mal fermée peut laisser échapper quelque animal furieux, mal frappé, ayant assez de forces pour se dégager du lasso, et dont le premier mouvement a suffi pour mettre en fuite tous ceux qui pourraient lui opposer une résistance. Les uns glissent sur les caillots et se culbutent, un autre tombé dans le réservoir au sang ou dans la fosse à saumure, celui-ci s’étale tout rouge sur un monceau de viande molle, cet autre disparaît dans une montagne de sel, l’épouvante est partout, et l’auteur de cette déroute en prend sa grosse part. L’effet de son premier bond est à peine produit que sa position devient des plus difficiles malgré la disparition de ses adversaires ; sur ces dalles fangeuses et glissantes, ce sont des faux pas et des chutes d’où il se relève plus épouvanté ; il est rare qu’il lui reste assez de forces pour prendre du champ et se jeter dans la plaine. Le plus souvent il tombe frappé d’un coup de lance avant de pouvoir tenter ce suprême effort ; s’il trouve une issue, quelques hommes à cheval armés du lasso s’élancent à la poursuite du fugitif, et ne tardent pas à s’en emparer.

Le travail continue. Tout ce qui touche aux soins à donner à la viande est le plus pressé ; au milieu des chaleurs excessives de l’été, seule saison de ces travaux, quelques heures suffiraient pour perdre des milliers de quintaux de viande fraîche. Découpée par les charqueadores, elle est fichée à des crochets en plein air pour y refroidir ; cette préparation, qui demande une heure et demie, est indispensable, la viande palpitante serait rebelle au sel. Après le refroidissement, elle est visitée et portée dans un bassin de saumure où les saleurs l’agitent avec des gaffes, la pêchent et la déposent sur le sol, où elle s’égoutte et dégorge les impuretés que le sel lui fait rejeter : de là les morceaux sont portés dans le saloir qui fait suite. Sur une couche de gros sel blanc, on étale une couche de viande, et l’on forme une pile de 3 ou 4 mètres de côté ; à chaque coin sont placés des hommes, la pelle à la main, qui avec une grande dextérité répandent sur chaque couche de viande une couche de sel blanc scintillant et granuleux. Cette pile s’élèvera à 3 ou 4 mètres et contiendra environ 2,000 quintaux de viande ; vingt-quatre heures après, elle sera retournée et reformée à côté de façon que les couches du bas soient reportées en haut. Le lendemain, la viande est mise à l’air et ensuite reformée sur une couche de cornes de 30 ou 40 centimètres de haut, afin qu’elle puisse finir de s’égoutter ; chaque semaine elle est remuée, étendue sur des châssis et soumise à l’action de l’air et du soleil ; cette opération se renouvelle six fois. Après ces travaux, qui ont duré environ quarante jours, la viande peut être livrée au commerce, elle ressemble assez par son aspect peu agréable à de la morue sèche. Elle est alors expédiée en vrac par chargemens entiers pour La Havane et le Brésil.

Quelque brutale que puisse paraître cette manipulation de la viande, elle constitue cependant la partie la plus soignée du travail du saladero. Les procédés ne se sont pas améliorés depuis bientôt un siècle que ce produit s’exporte. Les consommateurs du tasajo sont toujours les nègres esclaves ; pas un homme libre n’ayant encore accepté l’usage de cet aliment, on se demande ce qu’il en sera de cette industrie à l’époque prochaine de la suppression de l’esclavage.

Pendant que le travail de la viande s’est exécuté, le cuir a été enlevé et porté aussi dans un bassin de saumure, composé du trop-plein du bassin de la viande ; il est plongé et agité à plusieurs reprises et de là porté au saloir, où les cuirs, étendus par couches entremêlées de sel, noirci pour avoir déjà servi à saler la viande, dégorgeront leurs impuretés pendant six ou huit jours, après lesquels ils peuvent être livrés à l’exportation. À bord du navire, la pile sera refaite de la même manière et entretenue dans un état de demi-humidité jusqu’à l’arrivée dans le port de débarquement ; ces chargemens se font par petits navires qui emportent de 8,000 à 10,000 cuirs sans autre cargaison.

Il reste à traiter tous les bas morceaux qui ne sont pas exportables et la graisse ; on les porte à la cuve où se fera l’élaboration du suif par l’ébullition. Cette cuve généralement en bois, rarement en fer, est semblable comme aspect et grandeur à nos cuves à vin : une porte ouverte en bas sert à charger le fond ; un homme nu, placé à l’intérieur ; reçoit les débris et les quartiers qu’on lui apporte de l’esplanade ; il les empile dans la cuve, et, lorsque le fond est fait, il ferme la bouche d’en bas et le chargement continue par le haut. La cuve pleine, on chauffe un générateur indépendant dont la vapeur pénètre par un tube en serpentin dans la cuve au milieu des viandes amoncelées et met en ébullition l’eau qu’on y a versée ; le bouillon devra durer quarante-huit heures, temps nécessaire pour séparer complètement la graisse des fibres musculaires. Il reste à faire écouler le suif bouillant et liquide par des conduits jusque dans des tonneau, où il refroidira en quelques jours : il sera ensuite livré à l’exportation. Les résidus sont retirés de la cuve, et, après avoir passé à la presse pour en extraire autant que possible tout le suif, ils sont encore employés comme combustible et servent à chauffer le générateur à vapeur.

Le travail est ainsi terminé, l’animal transformé dans toutes ses parties ; à son entrée, il pesait environ 220 kilogrammes et coûtait au saladériste en moyenne 70 francs, achat et frais, de voyage compris ; il produit 176 kilogrammes de substances élaborées, soit 115 de viande, 29 de cuir, 14 de graisse, 19 d’os, sabots et cendres ; la viande, après avoir été séchée, perdra 50 pour 100 de son poids. On consomme annuellement pour le travail des salaisons dans la Plata 1 million d’hectolitres de sel, soit une valeur de 5 millions de francs sur le lieu de consommation, fournis presque exclusivement par Cadix ; c’est la seule matière première qui entre dans tout le travail du saladero ; il est inutile de dire que les côtes marines de la république, qui ont plus de 500 lieues d’étendue, pourraient le fournir en abondance, et inutile d’ajouter qu’il se passera de longues années avant que l’on essaie de l’y aller chercher. Les ouvriers sont divisés par équipes spéciales à chaque travail, payés à tant par tête, et tous associés entre eux ; le prix de la main-d’œuvre pour tout le travail est de 2 fr. 50 cent, par tête ; les bouchers sont généralement des indigènes, le reste des travaux est fait par des Basques français. L’animal produira à la vente 90 ou 95 francs qui se répartiront entre l’estanciero, l’ouvrier et le saladériste, ce dernier obtenant un bénéfice de 10 ou 15 francs par tête, dont il lui faudra déduire le loyer du saladero et les risques de toute nature, qui sont à sa charge.

Les prix que nous donnons sont ceux des quatre dernières années ; mais il faut observer qu’il s’est opéré depuis 1870 une hausse considérable ; le prix des cuirs s’est élevé depuis la guerre de France de 25 à 40 francs les 60 livres, poids moyen des cuirs de Buenos-Ayres ; celui de la viande salée, sans que de nouveaux débouchés se soient ouverts, s’est élevé de 15 à 25 francs le quintal. Il faut attribuer cette plus-value des produits de la pampa à la diminution de là production, motivée en partie par l’épizootie de 1873, mais surtout par la décadence manifeste de cette ancienne industrie. L’élevage des bêtes à cornes tend à disparaître dans la Plata, et bien des raisons contribuent à ce résultat. La guerre civile dans l’Entre-Rios a depuis quatre ans presque supprimé la production de cette province, la plus riche autrefois en bétail, et compromis l’avenir par la destruction des troupeaux ; la même chose peut se dire de la république de l’Uruguay, dont la campagne a été pillée tour à tour par chacun des partis qui divisent et ruinent ce malheureux pays. Dans la province de Buenos-Ayres, où la paix règne depuis quinze ans d’une manière presque continue, le mal n’est cependant pas moins profond ; l’abandon où les grands propriétaires laissent leurs estancias, confiées à des majordomes, commence à porter des fruits néfastes : pour profiter des hauts prix, ceux-ci ne se sont pas contentés de vendre les bœufs, ils ont sacrifié sans souci les vaches reproductrices qui, naturellement plus saines, engraissent rapidement et se vendent avec facilité pendant que le rebut du troupeau, composé de vaches maigres, ne trouve pas d’acheteur et occupe sans profit le terrain. Le majordome, intéressé à tirer de l’estancia des revenus abondans, sacrifie ainsi l’avenir au présent ; au bout de peu de temps, l’estancia, ruinée par ce procédé, ne produit plus rien, le troupeau disparaît, et l’estanciero, entraîné par l’exemple, remplace l’élève improductif de la bête à cornes par celui du mouton, qui lui donne des résultats immédiats, si bien que chaque jour l’exportation des cuirs et de la viande diminue, et que c’est à peine si cette année il a été exporté 500,000 cuirs de saladeros au lieu de 2 millions, chiffre de 1869.

Il est très important pour les états de la Plata de surveiller cette industrie, qui est, on peut le dire, spéciale au pays : l’Australie et le Cap de Bonne-Espérance produisent autant de laine que les états de la Plata, mais ne sauraient rivaliser avec eux pour l’élevage des bêtes à cornes. On peut malheureusement prévoir aujourd’hui la ruine prochaine de l’industrie pastorale, qu’un seul événement pourra sauver, comme le fit il y a un siècle l’introduction du procédé de conservation des viandes par le sel ; cet événement, depuis longtemps attendu et préparé, sera la découverte d’un moyen pratique de conservation de la viande à l’état frais et de son exportation pour les pays plus habités et moins favorisés ; mais il faudrait pour un péril imminent un remède prompt, et il est triste de dire que les efforts tentés sont loin d’être concluans : un examen rapide en donnera une idée.


III

Depuis 1794, époque où furent expédiés les quelques barils de viande séchée et salée par le procédé des pêcheurs de morue, la fabrication du tasajo n’a fait aucun progrès ; elle a été plus ou moins grande suivant l’état de tranquillité du pays, et les prix ont varié en conséquence, mais les consommateurs sont restés les mêmes, et le goût de cet aliment peu agréable ne s’est développé sur aucun marché nouveau. Le prix du tasajo a varié à Buenos-Ayres entre 1 et 7 piastres argent le quintal ; ce n’est que tout récemment que ce dernier prix a été atteint, et l’on ne saurait l’attribuer à de nouvelles demandes, la hausse résulte uniquement de la diminution de l’offre. Les estancieros platéens feraient fausse route, s’ils envisageaient cette plus-value de la viande salée comme une augmentation de richesse acquise ; elle n’est en réalité qu’un signe de décadence et l’avant-coureur d’une ruine prochaine, que seule pourrait éloigner la découverte d’un moyen pratique de conservation de la viande fraîche qui, en rendant la production lucrative, ramènerait les estancieros à l’élevage. Ce problème a une importance universelle et intéresse au même degré l’Europe et le pays producteur : aussi des primes ont été simultanément offertes par la France, l’Angleterre et la république argentine pour le meilleur procédé de conservation de la viande à l’état frais. Pour le moment, après des essais de toute nature, les plus habiles sont arrivés à poser le problème. Ceux qui se sont le plus approchés du succès ont présenté des viandes d’un aspect acceptable, mais d’une saveur répugnante.

Ce qui est démontré, c’est que l’air, la chaleur, l’humidité, sont les agens actifs de décomposition qu’il faut combattre, — que le froid au contraire est un agent de conservation que l’on peut utiliser : la question est d’éloigner ces ennemis ou d’employer cet auxiliaire, mais elle est plus vite posée que résolue. C’est qu’il y a encore d’autres élémens du problème dont il faut tenir compte, par exemple la condition de fabriquer par grandes quantités, de conserver à la viande son aspect naturel, de lui faire traverser les chaleurs des tropiques : toutes ces difficultés diverses arrêtent également les inventeurs.

L’agent le plus actif de la putréfaction étant l’air atmosphérique, tous les systèmes présentés jusqu’à ce jour tendent à en écarter l’action. On a essayé de toutes les substances, de l’huile comme les Romains, du miel comme les Scythes, de la graisse, du vinaigre, de l’alcool ; aucun de ces préservatifs ne saurait être employé autrement que par les ménagères pour les besoins limités d’une famille, aucun ne suffit pour la conservation de millions de bœufs et la consommation des peuples. On a essayé aussi du système Appert, que tout le monde connaît, et qui consiste à soumettre les boîtes, avec la matière que l’on se propose de conserver, à l’action d’un bain-marie après une fermeture hermétique. Ce système, perfectionné en Écosse par Fastier, qui, lui, expulse l’air de la boîte par une petite ouverture en la soumettant à une haute pression, est encore le meilleur connu pour les conserves alimentaires, mais il ne saurait être appliqué à la conservation des viandes fraîches ; trop coûteux, il n’a même pas l’avantage de laisser à la viande son aspect naturel : elle sort de la boîte revêtue d’une couche grise peu engageante, et il faut lui restituer sa couleur naturelle avant de lui faire subir aucune préparation culinaire.

En 1868, un concours fut ouvert à Buenos-Ayres ; soixante-douze systèmes, dont vingt-sept avec échantillon, furent présentés, pas un n’a obtenu ni mérité le prix, aucun ne donnait les moyens de préparer une quantité considérable de viande fraîche à bon marché ; nous croyons même qu’aucun échantillon n’arrivait à satisfaire l’œil, le goût et l’odorat tout ensemble. Depuis cette époque, le découragement paraît s’être emparé des chimistes, et ils ont à peu près renoncé à lutter contre l’inévitable décomposition des matières organiques. Les seules tentatives qu’on poursuit aujourd’hui ont pour objectif la conservation par le froid sans emploi direct d’aucun réactif : c’est donc une question intéressant non plus les chimistes, mais les constructeurs ; on essaie de disposer dans des navires ad de grandes glacières dans lesquelles on transportera des bœufs entiers pour les livrer à la boucherie européenne tels qu’ils sortiraient le jour même de l’abattoir local. des essais dans ce sens ont été faits tout récemment à Melbourne et à Paris, et l’on attend à Buenos-Ayres un chimiste français qui doit y appliquer ce système.

Pour ne parler que des résultats acquis et des modes de fabrication essayés jusqu’ici par l’industrie, nous devons dire que les viandes conservées, pour être peu répandues sur les marchés, n’y sont cependant pas inconnues ; de Melbourne et de Sydney, aussi bien que de Buenos-Ayres, des envois ont été faits sous différentes formes et peu à peu acceptés par la consommation. On cite entre autres les viandes Oleden, envoyées de la Plata, qui ont été cotées, il y a trois ou quatre ans déjà, à Londres et à Liverpool. Préparées en saumure, elles ont à peu près l’aspect du wet beef des Nord-Américains. À la même époque apparurent les viandes Morgan, un peu oubliées aujourd’hui. Le système du docteur Morgan était, il faut le dire, plus original que pratique. Le bœuf, frappé à la nuque, comme dans tous les saladeros, est couché sur le dos, on lui plonge le couteau dans le cœur et on laisse écouler le sang, que l’on remplace immédiatement par un courant de saumure insufflé violemment. La chair, ensuite dépecée, est saturée de sel extérieurement comme elle l’a été intérieurement. Comme produit, le docteur Morgan n’obtient ainsi par un long détour autre chose que le tasajo, sans lui donner aucune qualité qui le fasse rechercher par des consommateurs nouveaux. Je ne connais qu’une seule tentative industrielle faite dans à Plata, pour la préparation de la viande fraîche. Une usine font montée, il y a quelques années, pour appliquer un système inventé par un chimiste français, M. Gorges, qui prétendait exporter la viande à son état naturel, en vrac, sans emballage spécial, après l’avoir simplement trempée dans un antiseptique préparé secrètement ; mais la société formée a été dissoute avant que l’usine ait donné : aucun résultat, et cette invention est restée ensevelie dans le silence.

En dehors de ces essais infructueux et de la vieille industrie du tasajo, deux procédés d’utilisation des viandes de la Plata ont été admis définitivement dans la consommation, qui y trouve des produits d’une fabrication aussi parfaite que possible, mais ne remplissant qu’incomplètement le but que l’on se propose : ce sont les conserves de viandes cuites, et l’extrait de viande de Liebig.

Les viandes cuites, préparées en boîtes par le procédé Appert, ne sont pas spéciales à la Plata, et ne sont qu’un dérivé des conserves depuis longtemps usitées en France par la marine, ou une imitation de ce qui a été fait en Australie. On emploie pour cette fabrication des morceaux choisis ; après leur avoir fait subir une cuisson très modérée, on les place dans des boîtes hermétiquement fermées qui sont ainsi soumises à l’ébullition dans un bain-marie. On a remarqué que cette dernière opération faite à air comprimé n’est pas sans inconvéniens et change la nature de la viande, car dans cette ébullition les jus de viande sont séparés violemment de la partie fibreuse et n’y rentrent plus. On fait donc entrer dans la consommation un produit présentable, mais en réalité peu profitable. Toutefois les efforts des chimistes seront ici plus facilement couronnés de succès : il ne s’agit que de perfectionner un produit déjà accepté.

Pour le moment, le consommateur européen en est réduit à ces préparations imparfaites et à l’extrait de viande inventé par Liebig, qui a indiqué le moyen de concentrer sous un petit volume les élément solubles d’une grande quantité de viande, mais qui n’a point doté l’humanité d’un produit véritablement nutritif. Sans doute, à ne considérer que l’importance de la fabrication, l’extraction carnis de Liebig serait un produit de premier ordre ; mais la vogue qu’il a obtenue tient à diverses causes étrangères aux qualités intrinsèques qu’il peut posséder : ces causes sont le besoin d’un produit remplissant plus ou moins bien l’objet qu’il prétend remplir et surtout l’importance des capitaux engagés dans l’entreprise, qui l’ont sauvé du sort commun à toutes les usines du même genre établies dans la Plata. La société fondée en 1863 pour exploiter le procédé du baron Liebig s’est établie sur les bords du fleuve Uruguay, dans la république de ce nom, à Fray-Bentos, sur un terrain de neuf lieues carrées qu’elle acheta. Elle disposait d’un capital de 500,000 livres sterling fourni par des actionnaires anglais : les gouvernemens européens n’ont cessé de lui faire des demandes considérables, et son succès, complet dès le premier jour, ne s’est pas démenti. Aujourd’hui les états de la société accusent un bénéfice annuel de 150,000 livres sterling (3,750,000 francs). L’établissement, usine ou saladero, car il tient des deux genres, — ne diffère pas sensiblement des saladeros que nous avons décrits, et se compose d’une suite de hangars sans style, ni luxe. Les animaux abattus sont exclusivement des bœufs, et le système d’abatage est le même que celui qu’on emploie d’ordinaire dans les saladeros. Toutes les parties de l’animal, cuir, basses viandes, os et graisses, sont utilisées comme dans les saladeros, les parties choisies de la viande subissent seules une élaboration spéciale. Détachée de tous les os et de la graisse qu’elle contient, la chair est introduite dans une immense machine à hacher et réduite à l’état de chair à saucisse. Sous cette ferme, elle est placée dans des marmites dont les dimensions varient, et qui doivent avoir 1m,10 de haut sur 1m,30 de large et 1m,50 de long pour 3,000 livres de viande ; elles sont munies d’un double fond séparé du premier par une chambre de 50 centimètres de haut et destinée à recevoir la vapeur. On jette dans la marmite une quantité d’eau égale à trois ou quatre fois le poids de la viande ; on chauffe jusqu’à l’ébullition, mais on a soin de ne pas la laisser se produire. Lorsque la cuisson a ainsi duré deux heures et demie et que la viande commence à prendre un aspect blanchâtre, on ouvre une soupape carrée munie d’un filtre en toile métallique, destiné à arrêter les matières solides en laissant écouler le liquide ; le bouillon traverse un tamis et passe dans un serpentin de distillateur pour aller s’écouler en deux ou trois heures dans une autre chaudière plus petite que la première, mais garnie comme elle d’un double fond : là elle est encore soumise à une dernière cuisson de trois heures environ ; il reste à laisser congeler et mettre en pots. La viande ainsi travaillée donne en extrait 2 1/2 pour 100 de son poids net sans os ; elle pourrait aisément en fournir 10 pour 100, s’il ne fallait éviter la dissolution de la gélatine contenue dans les tissus animaux, ce qui empêche d’épuiser la viande ; la présence de la gélatine en quantité notable dans l’extrait le ferait moisir et lui donnerait un goût désagréable. 30 ou 40 kilogrammes de viande en produiront 1 d’extrait, ce qui veut bien dire que ce kilogramme d’extrait contient les parties solides de 40 kilogrammes de viande, mais non pas qu’on y retrouve les élémens nutritifs de cette quantité de matière. Il reste donc de grands progrès à faire, dont le moindre ne sera pas de fixer l’azote que contient la viande, en même temps que d’utiliser la gélatine et l’albumine, ce qui donnerait à l’extrait des qualités nutritives plus sérieuses en même temps qu’un goût plus agréable. La chose est possible : un produit de ce genre a même été fabriqué, il y a quelques années, par un chimiste français, M. A. Biraben, qui dirigeait le saladero du célèbre baron brésilien Mana ; mais cet établissement, malgré la grande fortune de son propriétaire, a cessé, il y a plusieurs années, sa fabrication.

L’extractum carnis, tel que l’a formulé Liebig, reste donc seul dans le commerce avec toutes ses imperfections ; néanmoins l’usine créée pour l’exploitation du procédé, tout imparfait qu’il soit, est loin de pouvoir suffire aux demandes de l’Europe. Les abatages de ce saladero sont limités à mille têtes par jour ; encore n’est-ce pas un mince problème à résoudre dans ce pays, où les troupeaux semblent inépuisables, que d’arriver à abattre chaque jour de l’année dans un lieu déterminé cette quantité d’animaux. En effet, dans ces prairies naturelles, le bétail subit tous les contre-temps des saisons ; il est gras ou maigre suivant que le ciel en dispose, il faut donc prendre à l’avance des mesures pour obtenir dans les départemens environnans des quantités suffisantes d’animaux sains et emmagasiner cette matière première dans des prairies spéciales où il faudra veiller à ce qu’ils ne perdent pas leur graisse ; les neuf lieues appartenant à la compagnie, enfermées dans une enceinte de fil de fer qui représente à elle seule une dépense de 500,000 francs, n’ont pas d’autre destination. L’usine Liebig diffère en cela des saladeros, qui ne peuvent travailler que trois ou quatre mois de l’année, à l’époque où les animaux sont gras, qui achètent et abattent immédiatement sans faire provision de bétail sur pied. Une autre éventualité menace la prospérité de l’usine Liebig, c’est l’épuisement des troupeaux dans un rayon assez rapproché pour être exploitable, car depuis douze ans que l’usine existe, elle n’a cessé de puiser dans les. troupeaux du voisinage et d’y choisir la fleur des animaux. Si l’on calcule que le rayon extrême où elle puisse s’approvisionner ne dépasse pas 60 ou 80 lieues au maximum, déjà exploitées par d’autres saladeros, et où il lui faut puiser 400,000 bêtes à cornes par an, on comprendra aisément qu’un jour doive arriver où l’usine chômera faute de matière première. Le rayon en effet ne saurait s’étendre, et l’on ne voit pas comment les moyens de transport pourraient être créés ; il n’y a pas de transport possible pour ces quantités et ces sortes d’animaux, et le voyage à pied est le seul praticable ; on peut donc prévoir que dans un avenir prochain l’établissement Liebig sera réduit à l’état nomade, obligé de se transporter ailleurs en attendant que le pays où il est se soit repeuplé. Quoi qu’il en soit, cette usine est la seule qui dénote dans ce vaste et riche pays un progrès réel sur la pratique d’un siècle entier d’immobilité et de routine qui épuisait les troupeaux sans les utiliser.

En somme, si nous considérons les richesses sans nombre, multipliantes à l’infini, des pampas de l’Amérique du Sud, et l’emploi misérable qui en est fait, il faut convenir qu’il y a dans le système d’exploitation un vice profond, et que là plus qu’en aucun lieu du monde l’homme gaspille sans profit les trésors que la nature a mis à sa portée. Est-ce seulement apathie, est-ce indifférence, impossibilité de produire ou manque de besoin ? C’est tout cela et quelque chose de plus. Le vrai mal qui ronge le pays, c’est l’absence d’un système économique et financier adapté à sa situation. Depuis le jour où les créoles ont pris en 1810 l’administration de leurs affaires, ils ont, il faut bien le dire, fait le plus souvent de bien mauvaise politique et toujours de mauvaises finances. Ils ne se sont jamais préoccupés de la nécessité de développer l’industrie ni le travail sous aucune forme. Dominés par des nécessités d’argent toujours pressantes, cherchant non pas les charges les moins lourdes, mais les impôts faciles à lever, tous les gouvernemens qui se sont succédé, obligés de recourir aux douanes, ont eu le tort de ne les considérer que comme une source de revenus pure et simple, au lieu d’y voir un élément protecteur du progrès local. Un pareil système ne peut aboutir qu’à l’anéantissement de l’agriculture et de l’industrie, en même temps qu’au développement excessif du commerce étranger, qui est la pire forme du parasitisme, absorbant à son profit toutes les richesses du pays, éloignant le producteur indigène de son marché naturel, et endormant le peuple entier dans l’oisiveté et une abondance factice. Tels ont été l’aveuglement et l’ignorance qui ont présidé à la répartition des charges qu’il semble que ce soit un parti-pris de frapper au hasard tous les produits, sans autre règle que d’infliger des droits élevés aux objets qui sont d’un besoin plus absolu ou d’un emploi plus général. Les produits, quels qu’ils soient, sont frappés à l’entrée de 30 pour 100 de droits sans distinction, les matières premières à la sortie de 8 pour 100. Pour qui voit les choses de près, un semblable régime ne saurait aboutir qu’à l’épuisement et à la ruine du pays.

Comme nous l’avons exposé, l’industrie pastorale semble être parvenue à un état de prospérité inconnue jusqu’à ce jour ; depuis dix ans, par suite de l’augmentation en nombre et en valeur des troupeaux, la fortune générale de la province de Buenos-Ayres, qui est la seule importante de la république argentine, s’est augmentée de plus de 2 milliards de francs en capital mobilisé, sans parler de la plus-value des terres et des immeubles due à l’augmentation de la population. Il y a dix ans, le nombre des moutons était de 30 millions de têtes, valant 3 francs pièce, il est aujourd’hui de plus de 70 millions valant en moyenne 8 francs, soit une valeur de 90 millions remplacée par une valeur de 560 millions ; en ajoutant à ce chiffre la plus-value des bêtes, à cornes, qui est aujourd’hui un fait acquis, et équivaut à près de 400 millions de francs, on atteint au chiffre de 870 millions, qu’il faut encore augmenter du produit annuel de ces troupeaux pendant ces dix années et de la valeur des récoltes agricoles, aujourd’hui suffisantes pour la consommation locale. Tout compte fait, on peut donc estimer à 2 milliards de francs le capital dont le pays a bénéficié. Si l’on songe que cette somme doit se répartir entre une population de 500,000 individus, on croirait qu’un pays qui a bénéficié d’un tel accroissement de richesse devrait être la terre promise de l’industrie. Il n’en est rien. Bien au contraire cette augmentation de richesse est accompagnée d’une crise financière et commerciale telle que le déficit du budget national atteint 25 pour 100, celui du budget provincial de Buenos-Ayres 20 pour 100 de leur chiffre de dépenses, que les fortunes privées sont toutes profondément atteintes, que le tiers des propriétaires peut être considéré comme ruinée que la propriété immobilière est dépréciée et délaissée, qu’en un mot le pays semble n’avoir pris son élan que pour tomber plus lourdement dans un abîme. Bien de plus logique que ce résultat de mœurs économiques mauvaises ; toute cette richesse acquise a été gaspillée, immobilisée, mais surtout exportée, les dépenses de toute nature, publiques ou privées, ont augmenté, le travail et l’épargne ont continué à rester inconnus. Le commerce étranger, qui semblerait devoir profiter de tout ce gaspillage, en est arrivé à ne plus pouvoir vivre lui-même sur ce pays ruiné par l’inaction, et liquide dans des conditions désastreuses. Quelques chiffres suffiront à mettre en lumière cette situation.

La production de la république argentine s’arrêtant là, où le travail de l’homme devient nécessaire, c’est-à-dire à la récolte de la matière première, il faut payer par une soulte tout le travail étranger que représente chaque objet manufacturé. Ainsi le cuir sort de la république à l’état brut, paie dès droits de sortie, et représente environ une valeur de 35 francs par pièce de 40 livres ; de cuirs tannés ou travaillés, il n’en est pas question, et il faut recourir aux fabriques européennes pour fournir la consommation locale de cuirs, selles, chaussures, équipemens militaires, etc. La différence est plus sensible encore sur la laine, qui est expédiée à l’état brut, non lavée, chargée de 70 à 72 pour 100 d’impuretés, et qui revient après avoir été lavée, filée, tissée, teinte, confectionnée, plus-value considérable que lui aura donnée le travail fait à l’étranger et que le pays consommateur devra payer. C’est à ces causes qu’il faut attribuer la stagnation des affaires que dénonce la statistique officielle. L’exportation annuelle de la république argentine a été dans ces quatre dernières années de 41 millions de piastres fortes en 1871, de 46 en 1872, de 45 en 1873, de 43 en 1874, soit une moyenne annuelle de 43 millions 1/2 de piastres où 226 millions de francs. L’importation par contre a été de 47 millions en 1870, de 44 en 1871, de 59 en 1872, de 71 en 1873, de 49 en 1874, soit une moyenne de 54 millions de piastres ou 280 millions de francs : déficit total, 54 millions de francs chaque année. Ce déficit explique l’état de crise que traverse le pays aujourd’hui que, par suite de l’élan donné inconsidérément au crédit, l’état et les particuliers ont à payer en outre les intérêts des capitaux étrangers employés ou immobilisés dans les chemins de fer, les tramways, les travaux publics de toute nature, enfin les intérêts des emprunts, qui s’élèvent en capital à 354 millions de francs, et en intérêts à 28 millions.

Le mal serait moindre, si les emprunts, qui écrasent le contribuable, avaient du moins été employés à organiser l’outillage du pays ; c’est là malheureusement une préoccupation secondaire dont on a eu moins de souci que de se procurer à prix élevés toutes les aises, tous les luxes, tout le superflu de la civilisation européenne. Pour faire face à ces dépenses, il a fallu élever l’impôt jusqu’aux dernières limites du possible, et il a atteint cette année 206 francs par habitant dans la province de Buenos-Ayres, y compris 95 francs environ de droits de douane correspondant à 231 francs de produits d’importation que consomme en moyenne chaque habitant. Ces charges considérables ne produisent ni grandeur extérieure, ni progrès intérieur, et se gaspillent en dépenses administratives en disproportion avec l’exiguïté de la population et des ressources. Les gros budgets attirent les nombreux fonctionnaires et perpétuent le mépris du travail productif. Ce mépris était poussé si loin dans les colonies, que non-seulement les métiers manuels, mais des professions d’un rang élevé, comme celle de médecin, étaient considérées comme serviles.

De pareilles idées sont l’âme du régime qui consiste à coloniser sans honorer le travail ou le favoriser, à laisser le commerce libre, mais l’industrie sans protection. Où est l’explication d’un tel état de choses ? Elle est certainement dans l’indifférence des créoles, décidés à ne vivre que de professions et de fonctions bien rétribuées et se souciant peu des bienfaits éloignés d’une industrie largement développée. Ce sont eux qui font les lois, et de ces lois sortent ces théories qui ne sont ni le libre échange comme en Europe, ni la protection raisonnée et implacable comme aux États-Unis, où cette doctrine vigoureusement appliquée a produit des maux passagers pour un profit durable. Dans les états où les matières premières existent en abondance et se produisent sans travail, et qui veulent consommer des produits manufacturés comme dans les pays les plus civilisés et les plus industrieux, une seule doctrine est admissible, c’est celle qui produira l’acclimatation du travail et de l’industrie, et le moyen qu’il faudra employer, quoi qu’il en puisse coûter à ceux qui veulent se payer de mots, c’est la protection quand même poussée jusqu’à la prohibition, et non pas ce système bâtard qui frappe purement et simplement d’un droit de 30 pour 100 tous les objets de première nécessité, sans s’arrêter à considérer si les moins frappés sont ceux que l’industrie locale pourrait produire et les plus chargés ceux qui n’appartiennent pas à sa production. Ce système arrive uniquement à développer outre mesure le commerce et à supprimer le travail producteur, à détruire l’arbre à fruit pour nourrir le parasite. L’Amérique espagnole n’a jamais procédé autrement ; il ne faut pas chercher ailleurs la raison de l’infériorité où elle vit en face de l’Amérique saxonne, infériorité qui cessera le jour où les lois s’occuperont de corriger ce vice héréditaire, où ton reconnaîtra que l’ère des peuples pasteurs et contemplatifs est passée, et que l’industrie pastorale, pratiquée à l’exclusion de toute autre, replongerait par l’oisiveté dans la barbarie cette société platéenne, qui se pique avec raison d’être la plus raffinée du continent américain.


EMILE DAIREAUX.


  1. Voyez la Revue du 15 juillet 1875.
  2. Une fanega équivaut presque exactement à un hectolitre.
  3. Le real argent valait 55 centimes de notre monnaie.
  4. Il s’agit ici de la piastre de la province de Buenos-Ayres, qui vaut 22 centimes.
  5. Macaulay raconte qu’en 1689 en Irlande, lors du soulèvement des paysans qui suivit la révolution, la campagne était pillée par des bandes armées d’insurgés catholiques qui détruisaient les troupeaux, comme on le fit au XVIIIe siècle dans la pampa. « Il n’était pas rare, dit-il, de voir des bandes affamées se jeter sur les troupeaux pour en dévorer, sans pain ni sel, la viande, que ces esclaves affranchis avaient toujours considérée comme la nourriture du riche. Souvent, manquant de marmites, ils faisaient cuire le bœuf dans sa propre peau, découpant des beefsteaks sur l’animal encore en vie et suspendant la viande saignante sur des charbons. » Il est probable que la même cause a dans l’origine donné aux habitans de la pampa l’idée de ce mets spécial, et que cet usage, devenu depuis un luxe, n’était à l’origine qu’un signe de sauvagerie.