Les Salons de 1891/02

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Les Salons de 1891
Revue des Deux Mondes3e période, tome 105 (p. 922-944).
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SALONS DE 1891

II.[1]
LA SCULPTURE ET l’ARCHITECTURE AU SALON DES CHAMPS-ELYSÉES.

L’âme des morts, cette année, plane sur le jardin des sculpteurs. Que de crêpes noirs suspendus aux socles de marbre ! que de vaillans ouvriers du ciseau, que de sincères amans de la vie et de la beauté ravis en quelques mois, la plupart avant l’heure, tous pleins encore de projets hardis ou de douces pensées! Et qu’ils étaient bien Français, tous ceux qui viennent de disparaître, Français par la loyauté du génie et par la simplicité du cœur. Français par le courage à la besogne et par la belle humeur affable et tendre, Aimé Millet, le plus ancien, que rendirent célèbres son Ariane et son Vercingétorix ; Charles Gauthier, l’auteur modeste et savant du Jeune Braconnier, tous deux professeurs aimés et respectés de plusieurs générations; Gautherin, frappé à quarante ans, si laborieux et si délicat, et mettant toute son âme à représenter les gloires des laborieux et les charmes des délicats, l’auteur du Travail du Diderot, de la Clotilde de Surville et de tant de bustes d’enfans exquis ; Delaplanche, le Parisien spirituel et héroïque , un de ces consciencieux travailleurs qui cachent sous un bon sourire l’énergie de leur vouloir et la fierté de leur pensée, l’auteur de l’Éducation maternelle et de la Musique; Henri Chapu, enfin, l’un des initiateurs les plus modestes, mais, en réalité, les plus influens de la nouvelle école de sculpture, l’un de ceux qui, le plus résolument, sans parti-pris et sans fracas, par la seule grâce d’un goût particulièrement pur et l’extrême conscience du labeur réfléchi, a rajeuni nos traditions scolaires en prenant désormais conseil un peu moins chez les Romains, beaucoup plus chez les Grecs et chez les Florentins! La Jeunesse, pour le tombeau d’Henri Regnault; la Pensée, pour celui de Daniel Stem ; les Monumens de la duchesse d’Orléans, de Mgr Dupanloup, de Gustave Flaubert, pour ne citer que les œuvres fameuses de ce doux et infatigable travailleur, dont l’activité s’étendit sur tous les genres de l’art sculptural, depuis la médaille et la plaquette jusqu’aux grandes compositions monumentales, tiendront un rang glorieux parmi les chefs-d’œuvre qui, depuis l’aurore de la renaissance, depuis Ghiberti, l’un des ancêtres de Chapu, ont su le mieux allier la noblesse du sentiment antique à la vérité du sentiment moderne. Pourquoi faut-il qu’à cette grande perte irréparable, si prématurée et si inattendue, soit venue, dès l’ouverture du Salon, s’en joindre une autre, plus prématurée et plus inattendue encore, celle d’un jeune pensionnaire de la villa Médicis, Antoine-Joseph Gardet, dont le joli Tireur d’arc avait été fort remarqué l’année dernière, et qui nous envoyait aujourd’hui un aimable groupe, le Sommeil de l’Enfant Jésus, inspiré par les bons maîtres italiens?

Les statues que Chapu et Delaplanche ont caressées, les dernières, de leur ciseau soigneux, et qui les rappellent au Salon, ne compteront pas, sans doute, dans leur œuvre, comme les pièces capitales et résumant le mieux leur haute pensée d’artiste, mais elles y prendront une place honorable et témoigneront de la sûreté de main à laquelle ils étaient arrivés tous deux, au moment même où la mort les surprenait inopinément dans leurs ateliers. La Princesse de Galles, assise, en grande toilette, dans un fauteuil de style gothico-romantique, figure aimable et réelle, à laquelle l’artiste était tenu de conserver pourtant toute la dignité officielle, ne rentrait point dans la série des sujets que Chapu avait l’habitude de traiter. Son imagination plastique, dès longtemps accoutumée à un maniement plus libre des formes expressives, a dû faire quelque effort pour s’en tenir à une reproduction si fidèle des détails infinis dont se compose, à l’heure actuelle, la toilette compliquée d’une grande dame. La conscience naïve et scrupuleuse qu’il apportait en toutes ses tâches l’a servi ici comme elle l’avait servi lorsqu’il avait dû représenter, sur une place de Corbeil, les deux frères Galignani en redingotes et en pantalons, et qu’il avait su faire de ce groupe, par une intelligente soumission à la réalité et un sentiment de bonhomie élevé, une œuvre à la fois familière et puissante. Quelle que soit, dans la Princesse de Galles, l’importance des falbalas, jupons, soieries, broderies, dentelles, traitées avec une rare prestesse, le grand esprit de l’artiste s’y manifeste surtout par le naturel de l’attitude, la facilité des arrangemens, l’expression affable et sérieuse du visage. L’effigie de M. le cardinal de Bonnechose, destinée à surmonter un tombeau dans la cathédrale de Rouen, laissait plus de liberté à son imagination. Dans cet ordre d’idées, sans modification apparente des attitudes et des gestes traditionnels, cette statue de prélat agenouillé, les mains jointes, traînant derrière lui le long flot de son manteau, est un véritable chef-d’œuvre. C’est un chef-d’œuvre psychologique, si l’on examine la tête ferme, énergique et vive, avec un clignement d’yeux et un plissement de lèvres d’une expression si particulièrement hautaine et fine ; c’est un chef-d’œuvre sculptural, si l’on remarque l’extraordinaire aisance, sans nulle emphase ni redondance, avec laquelle le personnage porte, tout prêt à se mouvoir, la lourde masse de ses vêtemens et l’adresse avec laquelle, sans mesquinerie, toutes ces draperies sont jetées, superposées, froissées, suivant la nature du tissu, si l’on observe aussi avec quel sentiment décoratif sont posés, sous les genoux de l’archevêque, son chapeau de cardinal, et, à son côté, sous un pan d’étoffe, sa longue crosse en argent doré. Il y a là une habileté à manier et faire sentir les diverses matières qui dépasse de beaucoup toutes les habiletés italiennes, parce que c’est une habileté à la fois plus sérieuse et plus discrète et toujours rigoureusement soumise à la préoccupation dominante et supérieure de l’unité sculpturale et de la haute expression morale.

Les sculptures de Delaplanche sont d’une portée un peu moindre. Son Saint Jean-Baptiste assis, pour l’hôpital d’Épernay, est une de ces robustes figures, solidement campées et franchement accentuées, dans notre tradition du xviie siècle, comme il en avait déjà taillé plus d’une, en maître ouvrier qu’il était, sans y apporter d’innovations très apparentes. En réalité, lui aussi, c’était un amoureux de l’éternel féminin, et c’est par ses évocations aimables ou attendries de la beauté, par son Message d’amour, sa Musique, sa Danse, sa Vierge au lis, sa Sainte Agnès, que son nom vivra surtout dans nos mémoires. La figure d’Ève, la pécheresse typique, avait souvent hanté son imagination. Au Luxembourg, nous avions Ève après le péché, une femme à l’ampleur puissante, la mère vaillante du genre humain. Au Salon, c’est Ève avant le péché et, plus qu’il ne l’avait fait déjà dans son premier marbre, le sculpteur, en haine des banalités, s’est efforcé de renouveler cette figure, non-seulement par l’expression, mais surtout par la disposition. L’Eve avant le péché assise sur le sol, appuyant, par un mouvement câlin, sa tête souriante sur son genou gauche relevé, la main droite pendante et touchant un de ses pieds, dans l’autre main tenant la pomme, offrait, au point de vue sculptural, par son attitude ramassée et tassée, une série de difficultés que ce praticien expert semble avoir accumulées à plaisir. On croirait d’une gageure dans un atelier, d’un défi accepté de faire entrer une figure dans les huit points d’un dé ou les quatre faces d’un cube. Il reste, au premier abord, quelque chose d’un peu surprenant et d’un peu pénible dans cette attitude, mais il faut reconnaître que le sculpteur a exécuté ce tour de force avec une science et une grâce extraordinaires. Le laisser-aller apparent des gestes et la lente apparition du sourire dans la pénombre sont combinés, pour une séduction prochaine et irrésistible, avec une élégance et une finesse très modernes. La souplesse musculaire, la délicatesse épidermique sont, d’un bout à l’autre de ce marbre délicat, exprimées sans affectation ; c’est encore une de ces belles pièces qui, même brisées et dépecées dans les siècles futurs, y rediraient encore, par leurs fragmens, l’habileté des sculpteurs français, comme le moindre tronçon de statues grecques exhale ce grand amour de la beauté qui les animait et les ennoblissait tout entières.

Parler de la beauté, c’est penser à M. Falguière et aux hymnes éclatans qu’il ne cesse de chanter en son honneur. Aujourd’hui encore, à l’entrée du Salon, c’est une de ses Dianes qui nous salue. Cette fois, disons-le tout de suite, c’est une Diane digne de son titre, non plus seulement par la souplesse et la vivacité de son beau corps, mais encore par la fierté pure de son attitude et de son expression. Décidément, nous avions raison de le croire, la première Diane, cette tireuse d’arc si alerte et si décidée, cette jolie gaillarde aux formes rebondies, mais à l’air si plébéien, n’était qu’une suivante de la pudique chasseresse. Pour la rencontrer, M. Falguière n’avait eu qu’à chercher dans la banlieue d’Athènes ; c’est dans Athènes même qu’il a trouvé aujourd’hui la déesse. Toute nue, grande, svelte, posée sur la jambe gauche, le pied droit légèrement relevé en arrière, elle vient de tirer sur quelque oiseau, car la tête dressée, les yeux au loin, elle tient encore en l’air, d’une main en avant, son arc détendu et ramène l’autre main, qui vient de lâcher la corde, un peu en arrière, à la hauteur de l’oreille. Ce mouvement en hauteur donne à toute la figure un élan qu’accentue encore le jet de la chevelure libre et agitée par l’air, dont une grande mèche vient battre la joue de la chasseresse. Le torse, les bras, les cuisses, sont modelés avec une verve et une sûreté incomparables ; il est impossible de rendre avec plus de vérité et plus de goût à la fois la beauté des formes en mouvement et la souplesse de la chair vivante. Pourquoi M. Falguière n’a-t-il pas conservé partout, à son travail du marbre, la même fermeté franche et vive? Pourquoi ces mollesses, ces effacemens, ces estompages, par exemple, sur le visage même et dans les extrémités, notamment sur les pieds longs et plats, qui ne semblent plus assez nerveux, qui ne sont plus les pieds de ce corps agile? Pourquoi, d’autre part, ces cheveux en plaques, qui se rabattent comme des ailes ou des lambeaux d’étoffes chargent la figure au lieu de l’alléger? Nous ne signalerions pas, dans un chef-d’œuvre, ces vétilles faciles à corriger, ces apparitions inopportunes des procédés pittoresques à la mode, si les ouvrages de M. Falguière n’étaient pas, à juste titre, considérés comme des exemples et des modèles par toute notre école. Trop de jeunes gens ont aujourd’hui tendance à abuser des procédés sommaires pour donner à leurs figures des apparences de formes et des apparences d’expression ; il ne faudrait pas que l’exemple (même dans les détails) leur parût venir de si haut, alors surtout que le talent de M. Falguière poursuit sa marche ascendante, et que sa manière, déjà si puissante et vivante, s’élargit et s’ennoblit de jour en jour.

Autour de MM. Falguière et Delaplanche, un assez grand nombre d’artistes, appartenant aux générations suivantes, cherchent encore à exprimer, dans des figures isolées, leur manière de comprendre la beauté féminine. M. Carlès, dans son Eternel poème, nous montre une grande femme, debout, adossée à un tronc d’arbre qui se divise en fourche à la hauteur de ses épaules. Elle penche en arrière sa tête dans cette fourche, et ce mouvement qui nous dérobe en grande partie la physionomie de la séductrice n’est pas, à vrai dire, ce qu’il y a de plus heureux dans sa pose. Le reste du corps, ample et souple, se développe de face assez franchement, dans un rythme de lignes facile et large, mais qui n’a rien d’inattendu. C’est une beauté d’ailleurs fière et noble. M. Ferrary, dans sa Phryné se découvrant devant l’Aréopage, a cherché un type plus sec et plus nerveux. Ce n’est pas la première fois que nous remarquons en M. Ferrary ce goût pour les formes longues et serrées, avec des mouvemens vifs et saccadés, qui donne à ses figures, comme à celles de certains maîtres florentins, un aspect compliqué et anguleux, même lorsque le geste en est juste et bien pondéré. Dans la Phryné, qui, une jambe tendue en avant, s’efface brusquement le corps de trois quarts, au moment qu’elle lève les bras pour rejeter son voile en arrière, on peut trouver que le geste est vraiment trop violent. Ce serait plutôt celui de l’avocat lançant une péroraison pathétique que celui de sa cliente, la courtisane, découvrant à ses juges, pour les éblouir, la tranquille splendeur de sa beauté. Dans la figure de M. Ferrary, cette beauté, au lieu de s’étaler, se dérobe donc de toutes façons, et par l’obliquité fuyante de l’attitude et par la discrétion inopportune des formes fines et sèches, les maigreurs d’une compagne de Diane plutôt que d’une prêtresse de Vénus. Même erreur, ce semble, pour l’expression de la tête, une tête intelligente, fière, individuelle, et, avec ses cheveux courts et durs, virile plus que féminine, ce qui étonne un peu dans l’affaire où l’on attend surtout de la séduction et du charme. Cette physionomie garçonnière, jointe à cette allure de combat, déroute les yeux devant une figure construite et exécutée, avec une conviction évidente et une science réelle, par un artiste distingué et chercheur, qui montre une horreur estimable pour les banalités, mais qui ne paraît pas avoir trouvé cette fois l’accord nécessaire pour les yeux entre la signification de la figure et ses apparences plastiques.

M. Stanislas Lami, sous le titre d’une Première faute, a représenté une jeune femme nue, à genoux, se cachant la tête dans ses mains croisées. On remarque dans cet ouvrage un goût juste et délicat et un arrangement expressif. La figure, de pied en cap, est parlante sans affectation, ce qui est un mérite assez rare aujourd’hui; le sentiment de remords qui l’anime se traduit à la fois par l’affaissement du corps sur les jambes repliées et pressées l’une contre l’autre et par l’abaissement de la tête sous l’ombre légère formée par les bras levés et les mains serrées. C’est l’ouvrage d’un artiste qui comprend dans quelle mesure la disposition pittoresque peut venir en aide au rythme plastique et qui semble être à la fois un bon ouvrier et un esprit poétique. Le jury a justement récompensé cette agréable figure. Il a dû de même signaler, mais pour des qualités d’un autre ordre, la Madeleine au réveil, de M. Peene. Ici, l’expression morale tient peu de place, et le repentir n’éclate pas d’une façon très sensible dans la manière dont la belle pécheresse, assise aussi sur ses genoux, s’étire les bras pour se bien réveiller. Cette forte fille aux appas robustes n’est pas encore entrée dans la période des pénitences, mais c’est un bon morceau de sculpture, traité avec souplesse et largeur, et qui dénote, chez son auteur, un sentiment décidé de la beauté puissante. L’Étoile du soir, de M. Puech, une jeune femme, sortant de ses voiles, s’élançant vers le ciel dans une attitude déjà connue, ne nous a pas donné tout le plaisir que nous en attendions. Il y a là quelque tendance à l’afféterie, à une manière mondaine et petite, qui ne doit pas être celle de l’auteur de la Sirène. On trouve plus de santé, de franchise dans l’Écho enchanteur de M. Pézieux, une fille de belle humeur qui s’amuse à faire de ses mains un porte-voix. Le sujet, en lui-même, n’est pas un sujet plastique. Traduire un son par des formes, c’est un problème insoluble. Pour être fidèle à son titre, M. Pézieux aurait dû nous faire comprendre, par l’attention avec laquelle sa figure écoute, qu’il y a répercussion des sous qu’elle émet. Cela lui était-il possible? En sculpture, plus encore qu’en peinture, il ne faut pas tant chercher midi à quatorze heures. On doit s’y contenter de la représentation des choses qui peuvent être comprises à première vue et par le sens de la vue. Que la voix lancée par la belle fille de M. Pézieux rencontre, ou non, un écho, cela nous importe peu, en réalité. L’essentiel est que, dans l’action même de lancer sa voix, son attitude soit juste et son geste naturel; cela suffit pour faire une bonne statue. Dans cet ordre d’idées, purement plastiques, on peut signaler encore, comme des études intéressantes et des morceaux soignés, la Baigneuse, de M. Louis-Noël, et la Seine à sa source de M. Becquet, toutes deux en marbre, ainsi que les modèles du Soir, par M. Ruckstuhl, du Lever de l’aurore, par M. Auguste Moreau, de la Soie, par M. Devaux, de la Cigale, par M. Kossowsky. Pour ces deux dernières figures, il y a quelque inadvertance dans la disposition du sujet même ou de ses accessoires. L’allégorie de la Soie, représentée, d’une part, par une femme nue élevant des deux mains, au-dessus de sa tête, une branche de mûrier pliée en cerceau, et, d’autre part, par un enfant à ses pieds jouant avec une navette, est une allégorie peu intelligible et insuffisamment caractérisée. La Cigale, de son côté, grelottant, toute nue, sur une pierre, est non-seulement une cigale peu prévoyante, mais une cigale fort distraite, car elle ne remarque pas qu’elle est assise sur une draperie, peut-être insuffisante pour en tirer un vêtement complet, mais dont elle pourrait toujours, en attendant mieux, se couvrir quelques parties du corps. Les deux figures, d’ailleurs, ne sont pas sans mérite; elles n’en auraient pas moins si elles étaient arrangées plus clairement ou moins négligemment.

Les lois de la plastique sont si exigeantes, qu’on ne saurait s’étonner de la peine qu’éprouvent les sculpteurs à trouver des sujets nouveaux qui s’y puissent aisément soumettre, non plus que des incohérences et des subtilités qu’on remarque fréquemment dans les titres de leurs groupes et statues. Ces incohérences et ces subtilités ne tirent pas d’ailleurs à conséquence, lorsque l’artiste est un véritable sculpteur et que le travail accompli dans son imagination a transformé en une vision claire et palpable ce qui a pu n’y apparaître d’abord qu’à l’état d’impression littéraire ou de raisonnement analytique. Nous avons vu ce qui s’est passé dans le cerveau de M. Pézieux; il a probablement vu une femme écoutant sa voix répercutée par un écho et s’amusant à faire retentir cet écho. L’attitude de cette femme, la seule chose qui soit plastiquement traduisible, l’a frappé, et il l’a reproduite par les moyens propres à son art, mais, confondant l’occasion de sa création avec la création elle-même, il leur a donné le même nom, l’Écho enchanteur.

D’autres fois, c’est par une gestation d’intelligence plus curieuse encore que, d’une analyse compliquée d’un phénomène naturel, peut sortir une conception plastique dont le symbolisme, comme traduction directe du phénomène, reste très confus encore, mais qui devient une allégorie évidente et claire s’appliquant à d’autres phénomènes humains d’ordre passionnel ou moral. Chez les Grecs, durant la grande période, cette puissance d’anthropomorphisme semble avoir été spontanée et générale. Chez les modernes, elle est beaucoup plus rare. Nous la trouvons cette année dans le groupe d’un jeune homme que son arrangement habile et ses qualités expressives désignent tout de suite à l’attention du passant, même le moins cultivé, mais devant lequel se sent inquiet l’homme curieux qui, lisant le titre inscrit sur la plinthe, s’épuise à en saisir la justification dans le détail des figures. Le jeune homme s’appelle M. Larche. Il est déjà l’auteur d’une charmante figure, un jeune Jésus dont il nous explique très subtilement encore l’expression intelligente en l’appelant Jésus parmi les docteurs, quoique la figure soit isolée. Son joli groupe s’appelle la Prairie et le Ruisseau. Comment raconteriez-vous en plâtre ce que dit la prairie au ruisseau? M. Larche s’est fort bien tiré de ce problème. La prairie est une femme, encore jeune, mais d’une physionomie intelligente, affectueuse, un peu triste, qui s’efforce, par un geste de mère ou de grande sœur, de retenir auprès d’elle un jeune garçon, d’allure vive et inquiète, fort désireux de courir et de vagabonder ailleurs. Pourquoi la femme est-elle la prairie ? Parce qu’elle a quelques herbes dans les cheveux ? Pourquoi le gamin est-il le ruisseau? Parce qu’il a ses pieds trempant dans l’eau et qu’il froisse dans ses poings fermés quelques herbes volées à la prairie? Tout cela est bien puéril et serait enfantin si tout cela ne disparaissait pas dans la clarté expressive de la conception sculpturale. Pour le spectateur, dans le groupe de M. Larche, il n’y a plus ni ruisseau, ni prairie; il ne reste qu’un adolescent, avide de liberté, se dérobant aux baisers d’une amie, douce et sûre, dont l’affection pèse comme une chaîne à son ambition et à sa curiosité, et cette lutte est si bien exprimée par le mouvement et l’expression des deux figures, dans un langage sculptural, vif et ressenti, que tout le monde croit comprendre, et comprend, en effet, parce que la réalisation se trouve ici plus simple que l’intention, ce qui est le cas des belles œuvres d’art. M. Larche a été, l’an dernier, lauréat d’une bourse de voyage ; c’est, évidemment, un esprit ouvert et cultivé, libre et personnel, qui a déjà profité, mais en bon Français, des conseils de l’Italie et de la Grèce.

Les auteurs des autres groupes qui attirent l’attention ne s’embarrassent pas, il faut le dire, en des fantaisies si quintessenciées. Rien de plus facile à saisir que l’allégorie du Joug, par M. Pépin. C’est la vieille histoire d’Aristote chevauché par la courtisane, de l’homme fort dompté par la faible femme, le thème favori des imagiers et des conteurs du moyen âge. M. Pépin a voulu donner plus de force à l’éternelle comédie en faisant de l’homme apprivoisé une sorte de géant qui, coiffé, comme Hercule, d’une hure menaçante, s’accroupit sous la dompteuse, longue et mince. Celle-ci, à cheval sur les épaules de l’athlète, le mate et le mène, avec une branchette fleurie pour cravache. Cette grosse pièce est exécutée d’une main sûre par un sculpteur expérimenté et robuste qui semble fait pour s’attaquer aux grandes décorations monumentales. Rien de plus simple encore que les groupes classiques de MM. Mercié, RoutelHer, Holweck, d’Houdain, les groupes naturalistes de MM. Sinding, Theunissen, Stigell, etc. M. Mercié s’est reposé de ses puissantes créations en s’amusant à traiter une odelette anacréontique. Il s’agit d’un petit faune, qui a commis quelque polissonnerie et qu’une nymphe met En pénitence. La pénitence consiste à le priver de sa syrinx, dont l’enfant à genoux implore la restitution ; mais son institutrice s’obstine à ne pas la lui rendre et la cache derrière son dos. Le grand artiste a traité ce badinage avec l’aisance et la souplesse qu’il apporte en tout ce qu’il fait. Lorsque l’exécution du marbre sera achevée, ce sera un très agréable morceau. La Nymphe victorieuse, de M. Boutellier, enjambant le cadavre de l’insolent qu’elle a percé de ses traits, le Repos de Diane, de M. d’Houdain, la Vestale allant au supplice et le Vin, de M. Holweck, contiennent d’excellentes parties dans un style large et franc. M. Sinding est un Norvégien qui ne déteste pas Michel-Ange. Il a du goût pour les figures puissantes, assises et ramassées dans des attitudes passionnées, comme les géans qui replient et resserrent leurs membres contractés dans les écoinçons trop étroits pour eux de la Sixtine. Le groupe d’amans enlacés qu’il appelle un Homme et une Femme, le groupe de la Mère captive, qui, les mains liées derrière le dos, penche son sein sur la bouche haletante de son enfant gisant à terre, le montrent fort habile à condenser dans une masse un peu lourde un sentiment pathétique et profond. M. Stigell, un Finlandais, dans sa composition du Naufrage, réunit, sur les épaves d’une embarcation, un homme debout, portant dans ses bras un petit enfant et criant au secours, tandis qu’une femme désespérée s’accroche à un tronçon de mâture, et qu’un jeune garçon s’affaisse, près d’être saisi par les flots. L’exécution de ce groupe important est inégale et heurtée, mais on y remarque de la vigueur, du mouvement, de l’expression. D’une main plus sûre, avec un accent convaincu et compatissant, un jeune sculpteur français traite un sujet tout moderne : Pendant la grève. C’est là encore un de ces thèmes trop particuliers qui ne semblent guère se prêter à un développement sculptural, surtout dans les grandes dimensions, et qui courent grand risque de n’offrir qu’un intérêt anecdotique. Heureusement, M. Theunissen a un tempérament de vrai sculpteur. Par la simplification des figures, par la simplicité des attitudes, par l’intensité des expressions, il a su donner à son groupe un intérêt plus général qui justifie, dans une certaine mesure, sa tentative. Pour cause de grève, ou autre, nous avons donc devant nous une famille de pauvres gens évidemment accablés par la misère et l’inquiétude, une mère tenant un enfant nu sur ses genoux et ne sachant que répondre à sa fillette, qui la regarde et qui la supplie, lui demandant du pain ; un père, en costume de mineur, debout, l’air inoccupé et hébété. Tout cela prêtait beaucoup à la déclamation ; on ne saurait engager les jeunes artistes à s’attaquer souvent à des matières si sentimentales et si périlleuses. Il est juste de reconnaître que M. Theunissen n’a pas trop glissé sur cette pente; ses figures conservent, dans leur expression douloureuse, la gravité simple qui convient à une œuvre de sculpture.

Rien de plus légitime, rien de plus estimable que toutes ces tentatives faites pour renouveler l’art de la sculpture par l’introduction du sentiment moderne. Chez les sculpteurs de haut vol, comme chez M. Boucher, il arrive d’ailleurs le plus souvent que le sentiment moderne engendre des ouvrages d’un caractère absolument général qui seraient compris à toutes les époques et par toutes les races. Le phénomène, nous l’avons vu, est assez commun et presque fatal ; ce serait prouver même une grande ignorance des phases ordinaires de la gestation Imaginative que d’attribuer, chez les artistes supérieurs, cet agrandissement et ce dégagement de l’idée généralisée à des causes purement scolaires et conventionnelles. Cette tendance naturelle des esprits élevés a déjà, de notre temps, abouti, en peinture, aux œuvres supérieures de Millet, Corot, Puvis de Chavannes, et, en sculpture, à celles de Guillaume, Chapu, Paul Dubois, Mercié, etc. A la Terre, de M. Boucher, dont nous avons déjà apprécié le modèle en 1890, n’est que l’image d’un homme qui bêche, mais cette image est si fortement simplifiée et si singulièrement agrandie, à la fois par les dimensions et par l’exécution, que l’artiste a pu, sans qu’on s’en étonne, la considérer comme un hymne en l’honneur du travail. L’effort énergique, patient, continu, auquel se livre ce géant nu pour soulever les grandes mottes de la glèbe est exprimé avec un calme grandiose. L’artiste, de plus, ne s’est pas contenté, pour sa figure, du caractère expressif, il a voulu pousser l’exécution matérielle jusqu’à sa dernière perfection ; s’il y avait même quelque faute à regretter dans ce puissant ouvrage, ce serait l’insistance excessive du ciseau sur quelques détails anatomiques. Les confrères de M. Boucher lui ont décerné la médaille d’honneur; le jugement du public a confirmé le jugement des sculpteurs. On peut signaler la même tendance à la généralisation dans d’autres œuvres distinguées dont le point de départ est aussi l’observation d’une attitude ou d’un mouvement vulgaires, le Chasseur de M. Boutry, qui joint à cet envoi un remarquable bas-relief, l’Amour et la Folie, le Retour de la chasse au sanglier, de M. Larroux, le Bûcheron de Mlle Ducrot, le Pro fide de M. Anglade; dans toutes ces figures, sauf dans la dernière, l’action ne se prêtait pas à une manifestation bien haute de l’expression morale ; elle s’y est seulement dégagée de toutes les particularités pour apparaître avec sa signification universelle. Chez d’autres artistes, l’observation du présent n’aboutit, au contraire, qu’à une traduction littérale, souvent expressive ou spirituelle, mais conservant un caractère plus anecdotique et plus littéraire ; nous avons d’agréables spécimens de ce genre dans l’Idylle de M. Mombur, le ''Chevrier basque entouré de ses chèvres et la Graziella par M. Hector Lemaire, le Boxeur fatigué de M. Tilden, l’Hiver (deux jeunes garçons engourdis par le froid et étendus l’un contre l’autre) par M. Laporte, Abandonnées ! par M. Mengue. Cependant, toutes ces œuvres, dans lesquelles domine l’observation ou la sentimentalité, n’auraient guère perdu à être traitées dans des proportions réduites. Le chef-d’œuvre et le type de la sculpture anecdotique reste encore le petit Mozart accordant son violon, par M. Barrias, dont nous retrouvons ici une traduction en marbre commandée par M. Jacobsen, de Copenhague, l’admirateur généreux de la sculpture française (c’est à M. Jacobsen qu’appartient aussi la Princesse de Galles par Chapu). Cette nouvelle interprétation a été pour l’artiste l’occasion de montrer son habileté à trouver dans le marbre, comme il l’avait déjà trouvé dans le bronze, les qualités particulières qui, dans chaque matière, peuvent le mieux contribuer à l’expression d’une figure.

Les monumens, d’une dimension considérable, inspirés ou commandés par le patriotisme, occupent, comme d’habitude, une assez grande place dans la nef. Le plus volumineux, et qui ne réunit pas moins de sept figures colossales, est le Monument national de Costa-Rica, par M. Louis Carrier-Belleuse. On y voit, sur le devant, un cadavre de flibustier déjà puni, puis un autre flibustier qui s’enfuit, et, derrière, debout, la république de Nicaragua, troublée par l’invasion, mais soutenue par sa voisine Costa-Rica. Trois autres républiques centro-américaines, représentées par des indigènes, accourent encore au secours de leurs sœurs. Ce groupe, très mouvementé, est traité avec franchise et vigueur, sans déclamation théâtrale, ce qui est difficile à éviter dans des scènes de ce genre. Les deux statues de héros de l’indépendance américaine, par M. Mac-Monnies, toutes deux destinées à des places de New-York, sont de simples figures de grandeur naturelle, mais exécutées avec une accentuation très simple et très grave du caractère des personnages. Le premier, Nathan Hale, exécuté par les Anglais, comme espion, en 1776, est représenté au moment du supplice, debout, les mains liées, lorsqu’il prononce ses dernières paroles : « Je regrette de n’avoir qu’une vie à donner à mon pays. » Le second, James S.-T. Stranahan, premier citoyen de Brooklyn-New-York, garde en effet tout l’air, dans son attitude de promeneur, d’un de ces bons et intelligens bourgeois dont Franklin est resté pour nous le type. Un autre Américain, un Canadien, M. Philippe Hébert, Français d’origine, nous offre une bonne effigie de Frontenac gouverneur français du Canada, en 1690. La sculpture de M. Hébert, comme celle de M. Mac-Monnies, a, d’ailleurs, une tournure absolument française.

Les quatre figures de M. Allar, pour la basilique en construction à Domrémy, composent un groupe remarquable. Néanmoins, on ne pourra porter sur l’ensemble un jugement définitif que lorsque ces figures seront en place, et exécutées dans la matière pour laquelle elles ont été préparées. Ces quatre statues, Jeanne d’Arc entendant les voix, saint Michel, sainte Catherine, sainte Marguerite, lui ordonnant de partir au secours de la France doivent être disposées sous le porche de l’église. L’artiste s’est donc trouvé, pour les réunir, en présence de difficultés singulières; d’une part, il fallait conserver à Jeanne d’Arc une place digne d’elle, ce qui excluait la possibilité de nous la faire voir de profil et encore moins de dos; d’autre part, il fallait assurer également aux trois saintes la position prépondérante qu’elles doivent tenir dans un édifice qui leur est consacré. M. Allar les a donc tous présentés de lace, Jeanne sur le premier plan, en bas, en avant, sa quenouille à la main, un genou en terre, se soulevant au murmure de ces voix qui l’appellent et vers lesquelles elle ne s’est pas encore retournée; puis, un peu en arrière, sur un assemblage de nuées, au-dessus de sa tête, les trois apparitions, non pas à l’état de vapeurs confuses, mais en chair et en os, saint Michel au milieu, brandissant l’oriflamme, sainte Catherine, à gauche, apportant l’épée, sainte Marguerite, à droite, présentant le heaume. Ces trois figures, noblement et largement sculptées, sont étudiées avec une conscience parfaite. L’artiste, en s’inspirant des maîtres du moyen âge pour leur donner un caractère conforme aux données légendaires, a su pourtant éviter les mesquineries d’un archaïsme prétentieux. Des trois saints personnages, le saint Michel est peut-être celui dont le type est le moins satisfaisant. Un peu plus d’énergie dans son mouvement et de vivacité dans sa physionomie ne messiéraient pas, en une heure si grave, à ce chevalier du ciel, à ce dernier défenseur de la France éplorée. A vrai dire, nous le trouvons un peu joli. Les deux saintes ont le droit d’être plus calmes, et c’est avec une dignité de grandes dames qu’elles offrent des armes à l’humble fille des champs; n’est-ce pas, en effet, sous ces belles apparences qu’elles durent se présenter à son imagination, et comme descendues des verrières brillantes de l’église, où la paysanne avait pu les entrevoir? Quant à Jeanne, elle devait forcément rappeler par son attitude la Jeanne de Chapu, comme celle-ci avait rappelé la Jeanne de Benouville, puisque toutes les trois sont prises dans le même moment; cependant, M. Allar n’a pas plus copie Chapu que Chapu n’avait copié Benouville. Sa Jeanne, forte et belle fille, à la physionomie intelligente et décidée, noblement simple dans son vêtement et sous son bonnet de paysanne, se soulève pour mieux entendre les voix, par un mouvement naturel et nouveau. Tant il est vrai qu’il n’y a rien d’usé pour un véritable artiste. Ce groupe de Domrémy est l’œuvre la plus importante qu’ait entreprise l’auteur d’Alceste, depuis plusieurs années ; nous sommes heureux d’y retrouver cette noblesse de conception et cette franchise d’exécution qui avaient dès lors classé M. Allar à un rang supérieur parmi les hommes de sa génération.

L’Alsace et la Lorraine se réfugiant au pied de l’autel de la patrie, par M. Bartholdi, forment la partie la plus importante du monument de Gambetta qui doit être élevé à Ville-d’Avray. La disposition en est décorative et architecturale ; on dirait une sorte de fronton dont l’autel de la patrie occuperait le centre, tandis que les deux figures assises, l’une à droite, l’autre à gauche, adossées à l’autel, chacune tenant un enfant, en suivraient les plans inclinés. Les deux figures, nettement caractérisées, sans violence, sans emphase, très calmes et dignes dans leurs attitudes pensives et tristes. sont exécutées, dans un bon style classique, avec une franchise très sculpturale. Il suffirait à l’artiste de pousser un peu plus le travail du marbre, en quelques parties, notamment dans l’enfant nu, debout, près de l’Alsace, pour donner toute sa valeur à cet intéressant morceau. C’est aussi l’Alsace que M. Gustave Michel a évoquée dans Souviens-toi, non plus une Alsace allégorique, mais une Alsace vivante et réelle, qui sous les traits d’une grande paysanne, dans son costume national, vient de gravir la cime d’une montagne et, de là, montre du doigt l’horizon à un jeune homme, vêtu aussi d’un costume alsacien, qui l’accompagne en la suivant. Il semblerait, au premier abord, qu’un tel sujet ne comportât guère que les dimensions de la sculpture anecdotique ; cependant M. Gustave Michel a osé donner à ses figures des dimensions colossales, et on ne saurait le lui reprocher, car en même temps qu’il les agrandissait matériellement, il les agrandissait moralement par la force simple et puissante de l’émotion dont il les remplissait, par la grandeur qu’il savait mettre dans la fermeté de leurs attitudes, dans la discrétion de leurs gestes, dans le jet de leurs vêtemens. Le Souviens-toi est une œuvre profondément sentie qui ne tardera pas à devenir populaire.

Pour en finir avec les gros morceaux de sculpture, il nous reste à signaler, parmi les effigies historiques, la statue équestre du Général Lassalle, comte de l’empire, par M. Henri Cordier, ouvrage audacieux et brillant, le groupe de Danton, appelant le peuple aux armes, entre un volontaire battant du tambour et un gamin coiffé du bonnet phrygien qui l’acclame, bronze commandé à M. Auguste Paris pour le monument de Danton à Paris, la statue en bronze de Lazare Carnot, par M. Delhomme, pour la ville de Carnot, en Algérie. Tous ces ouvrages méritent sans doute l’attention, ainsi qu’un certain nombre d’études mythologiques ou naturalistes qu’il nous est impossible d’examiner en détail, tels que l’Orphée, de M. Paul Aubert, le Martyre, statue en bois de M. Armand Bloch, l’Encélade foudroyé de M. Muhlembeck, le Génie de la sculpture, par M. Davis, le Premier artiste, par M. Richer, la Jeunesse et l’Amour, par M. Chrétien, la Naïade, par M. Hercule, l’Amphitrite, par M. Ludovic Durand, la Première révélation, par M. Foretay, la Jeune femme jouant sur une tortue, par M. Seysses, etc.

Nous avons hâte d’inviter nos lecteurs à examiner de plus près deux séries d’objets de dimension moindre, mais dans lesquelles nos artistes déploient un talent de plus en plus remarquable, les bustes et les médailles. Rien de plus ennuyeux que la description d’un buste ; rien de plus amusant et de plus instructif à regarder lorsque l’artiste n’est pas seulement un habile pétrisseur de terre, mais encore un homme qui sait voir l’esprit sous la peau et qui pénètre son modèle jusqu’à l’âme. En choisissant ici une vingtaine de marbres, de bronzes ou de plâtres, qu’on joindrait à une vingtaine de toiles, prises, en haut, parmi les peintures, quelle collection curieuse et parlante de documens humains on pourrait réunir! En première ligne, M. Paul Dubois, par M. Falguière, un marbre vivant digne des deux noms qu’il porte; M. Corbon, sénateur, une tête très caractérisée et très expressive, par M. Gustave Crauk; en seconde ligne, tous très sincères et très intéressans, les bustes de M. Jules Roche, ministre du commerce, par M. Roulleau; de M. Cavelier, membre de l’Institut, par M. Fagel; de M. Patenôtre, ministre plénipotentiaire par M. Marqueste; de M. Francis Chevassu, par M. Peynot; de M. le docteur Manouvrier, par M. Mabille; de M. A. Debière, par M. Gauquié ; d’un avocat, M. S.., et de Mme L..., par M. Allouard; de M. Péligot, membre de l’Institut, par M. Forgeot; de S. E. M. le baron de Mohrenheim, ambassadeur de Russie, par M. Bernstamm; de Mlle Alice M.., par M. Henri Gréber; du Général D.., par M. Suchetet.

La section des médailles devient particulièrement riche et précieuse depuis que la plupart de nos bons médailleurs, MM. Chaplain et Roty en tête, se sont mis à y joindre d’autres menus ouvrages de sculpture et de gravure, tels que plaques et plaquettes de bronze, monnaies, jetons, encadremens, bracelets même, glaces et peignes, où ils fixent dans un petit espace, à l’exemple des maîtres de la renaissance, des trésors de science et d’art, souvent de poésie et d’émotion. Qu’on s’arrête devant le cadre de M. Chaplain avec ses images si intelligemment vivantes de Meissonier, Gounod, Delaunay, devant celui de M. Roty, avec sa petite, mais si pénétrante effigie de Sir John Pope Hennessy, sa médaille de Mounet-Sully, sa plaquette du Club Alpin; devant celui de M. Bottée, avec son Encadrement pour un Portrait de Vitloria Colonna et ses médaillettes d’un dilettantisme si fin, Diana, Bellona, Cybéle, Amphitrite; devant ceux de MM. Daniel-Dupuis, Henri Dubois, Lavée, Patey, Maugendre-Villers, Mouchon, Vaudet, etc., et l’on reconnaîtra qu’il y a là tout un art renouvelé qui est en train de devenir un art nouveau, s’adaptant très facilement à nos mœurs, d’une circulation et d’une conservation très faciles, d’un commerce instructif et poétique, et l’on songera qu’il est grand temps, pour les collectionneurs avisés, de mettre la main sur tous ces petits chefs-d’œuvre, qui deviendront dans l’avenir des pièces d’un haut prix. La Société des artistes français a bien fait d’ouvrir cette année les portes plus larges à tous ces arts dérivés de la sculpture, qu’où a trop souvent considérés comme des arts inférieurs, parce qu’ils s’exercent sur de plus petits objets. Kt cependant tous ces arts ne demandent pas, chez ceux qui les exercent, moins de science et d’habileté, et ils exigent même fort souvent plus d’imagination et plus de goût. C’est ce dont on se convaincra si l’on termine sa promenade devant les pierres gravées par MM. Lechevrel et François, et si l’on tourne, avant de sortir, autour du Vase en bronze doré, sur les flancs duquel M. Levillain a encadré des épisodes de la vie de Diogène, dans un fourmillement de figures nues et tordues du plus charmant effet décoratif. C’est encore là une œuvre d’art au premier chef.


II.

Par suite de la division en petites galeries du grand salon de sortie, au premier étage, deux salles de la section d’architecture, en communication avec les salles des aquarelles et des pastels, se trouvent désormais sur le passage des visiteurs. Un trop grand nombre de châssis restent encore relégués dans le pourtour de la nef. Néanmoins, cette disposition oblige le public à regarder les envois les plus intéressans, et le plaisir inattendu qu’il y prend l’engage souvent à pousser plus loin sa promenade. Le jury spécial fait preuve d’habileté en ouvrant toutes grandes les portes de sa section à tout ce qui se rattache de près ou de loin à l’architecture ou aux arts qui en dérivent, à tout ce qui peut attirer ou amuser les amateurs et les conduire peu à peu à une étude plus attentive de la construction et de ses lois ; c’est ainsi que plus de la moitié des ouvrages exposés par les architectes sont des relevés à l’aquarelle ou au crayon d’après des édifices de tous les pays ou d’après les œuvres décoratives qu’ils contiennent, fresques, verrières, sculptures, boiseries, meubles. Chaque année, le goût pour les études rétrospectives s’accentue d’une façon marquée, et les salles d’architecture deviennent ainsi une collection de documens pour l’histoire générale de l’art fort utile à consulter. Ces salles deviendraient tout à fait instructives, si l’on se décidait, comme on l’a déjà souvent demandé, à établir dans l’une d’elles une table de lecture sur laquelle on pourrait consulter les livres ou documens se rapportant aux principaux projets, relevés ou restaurations suspendus alentour. Quelques exposans ont déjà pris les devans en attachant au-dessous de leurs cadres un livret explicatif; mais il faudrait procéder par une mesure plus générale. Dans toutes les expositions où ce système a été pratiqué, on s’en est fort bien trouvé. Si, de plus, à certains jours, quelques architectes voulaient bien exposer, dans une causerie familière, l’historique et la logique de leurs travaux, on arriverait sans doute, en peu de temps, à familiariser beaucoup plus de gens qu’on ne croit avec ces questions de construction et de décoration, dont la connexité avec tous les autres arts est si importante à constater et à développer.

Cinq grands projets de restaurations, accompagnés de nombreux relevés et études, qui couvrent les parois des deux salles, reportent successivement notre imagination vers les civilisations les plus lointaines et les plus diverses. Le premier est la restitution du Temple de Baïon, à Angkor, dans l’Indo-Chine, par M. L. Delaporte et M. Deverin. Déjà, les années précédentes, M. Fournereau, le dernier explorateur de ces ruines gigantesques, nous avait mis sous les yeux les documens les plus curieux à ce sujet. Il était naturel, néanmoins, que celui qui l’a précédé dans ces études, celui qui le premier a signalé et analysé ces admirables monumens d’un art inconnu, celui qui, au prix de tant de fatigues, a rapporté d’Angkor tous ces beaux fragmens de sculpture qui forment le musée Khmer au Trocadéro, le lieutenant de vaisseau Louis Delaporte, résumât aussi, dans un travail d’ensemble, le résultat de ses longues et courageuses recherches. M. Delaporte, pour la mise en œuvre de ses documens, s’est associé un architecte distingué, M. Deverin. Le panorama magique qu’ils déroulent devant nous, en donnant les preuves à l’appui, est bien fait pour ravir nos yeux et troubler nos pensées.

Figurez-vous une esplanade, sur terrasse, carrée, une esplanade énorme, sur laquelle s’étagent, formant, par rangs de tailles, comme un cercle de plus en plus resserré, autour d’une tour centrale, haute de 50 mètres, une trentaine de tours pyramidales, dont la hauteur s’élève à mesure qu’elles s’en rapprochent. Chacune de ces tours-pyramides ou préasats, couvrant une cellule dans laquelle est placée une idole, est formée, à l’extérieur, par une superposition de cinq étages au moins, et se termine au sommet par deux couronnes de feuilles surmontées d’un bouton de lotus. Sur chaque face de la tour est plaqué, en relief, un masque gigantesque de Bouddha. Toutes ces tours sont reliées entre-elles par un système général de galeries sur colonnes, qui n’en laissent aucune isolée. Sur la façade, de chaque côté d’un premier prêasat, sous lequel s’ouvre la porte principale, se déploient deux de ces colonnades, laissant voir, sous leurs ombres, les parois revêtues de bas-reliefs. Toutes ces tours, du haut en bas, tous les entablemens, les siècles, les chapiteaux de ces galeries sont couverts d’une ornementation sculptée presque ininterrompue, aussi variée, aussi fine, que la broderie d’un châle ou d’un coffret des Indes. C’est au musée du Trocadéro, sur les moulages ou les fragmens originaux, qu’il faut admirer en détail les ressources de cet art souple, délicat et charmant, non-seulement dans ses variations ornementales, mais aussi dans les représentations figurées. Ici nous avons l’effet d’ensemble et cet effet est merveilleux.

D’où vient cet art étrange, cet art d’une civilisation singulièrement puissante et raffinée et qui a disparu cependant sans laisser aucune trace historique? Les monumens d’Angkor semblent avoir été construits du VIIIe au XIIIe siècle de notre ère. D’où venaient les grands architectes et les grands sculpteurs qui y mirent la main? Par suite de quelle filiation mystérieuse trouvons-nous mêlés aux élémens hindous tant d’élémens helléniques? Ce qui trappe, au premier coup, dans ce temple de Baïon, c’est la régularité extraordinaire, la régularité scolaire et classique, d’un plan très net dans ses complications et une symétrie presque inexorable ; c’est ensuite la méthode avec laquelle sont échelonnés dans le ciel tous ces cônes gigantesques, l’ordre infini et attentif qui règne dans la disposition du décor dont ils sont chargés et dans lequel l’œil ne perçoit d’abord qu’une accumulation inextricable de broderies. Jamais on ne vit plus de caprices dans l’ornement, mais jamais non plus autant de discipline dans les caprices. Le rythme grec se fait bien sentir dans les proportions des chapiteaux et des fûts, dans la division ternaire des entablemens, dans certaines moulures et certains ornemens courans, mais quelles variations inattendues et luxuriantes autour de cette mélodie trop courte et trop sèche pour l’imagination asiatique! On comprend la séduction que doivent exercer, sur place, dorés par le soleil, mêlés à la végétation prodigieuse et impitoyable qui, depuis plusieurs siècles, les enlace et les désagrège, les vestiges imposans et nombreux encore de ces monumens mystérieux; on s’explique que M. Delaporte les ait fréquentés avec passion jusqu’à ce que la maladie l’en chassât; on est heureux de savoir que M. Fournereau les étudie de nouveau, et qu’il arrachera encore quelques secrets à cet art magnifique d’un grand peuple évanoui sans laisser d’autres traces de sa grandeur.

Au sortir de cet éblouissement colossal, revenir vers l’art grec du Ve siècle, c’est changer trop brusquement d’atmosphère pour n’en être pas surpris. Le Temple de Mitaponte, restitué par M. Charles Normand, semble, à l’abord, un peu petit, d’un style si net et si raisonnable qu’on est tout près de le trouver pauvre. Mais, si l’on s’y arrête, combien cette clarté logique, cette belle combinaison des formes, cette répartition mesurée du décor, gagnent sûrement l’esprit reposé et calmé! Lorsque le duc de Luynes et M. Debacq firent leurs fouilles à Métaponte en 1828 sur l’emplacement d’une ferme, la Massaria di Sansone, indiquée sur le plan de M. Normand, ce voyage était périlleux, coûteux, difficile. Aujourd’hui, le chemin de fer de Tarente passe à quelques centaines de mètres. Dans son dernier et beau livre, la Grande-Grèce, François Lenormant avait décrit le paysage de Métaponte (avec tant d’émotion et de si vives couleurs que des artistes devaient vite s’y sentir attirés. Le temple dorique, que M. Charles Normand a tenté de restituer, se trouve à une assez grande distance des lieux explorés par le duc de Luynes, à la Tacola dei Paladini. Quinze colonnes encore debout, quelques substructions, des mosaïques conservées au Cabinet des médailles, d’autres fragmens retrouvés dans des fouilles récentes, ont suffi à l’architecte pour reconstituer ce petit édifice dont les traits caractéristiques semblent être l’étroitesse du sanctuaire et la largeur du péristyle ouvert qui l’entoure. C’est de ce péristyle, à l’abri des ardeurs du midi ou des humidités du soir, que les Métapontins, disciples de Pythagore, pouvaient contempler, en rêvant ou discutant, le panorama magnifique qui explique encore la construction de l’édifice sur ce plateau rocheux : — « Ce panorama, dit Lenormant, a toute la grandeur désolée, toute l’imposante majesté de la campagne de Rome. On domine de là le cours tortueux du Bradano et l’ensemble de la plaine vide d’habitans. Par-delà Bernalda, le regard plonge jusqu’au fond des gorges de la Basilicate, qui semblent faites pour servir de retraites à un peuple de brigands, tels qu’étaient les Lucaniens. Et quand on se retourne du côté opposé à celui du cirque gigantesque que dominent les montagnes, la vue se repose à loisir sur l’étendue de la mer. Nul endroit ne pouvait être mieux choisi pour y élever un de ces édifices aux lignes d’une pureté idéale dont les Grecs avaient le secret. » — Ce n’était pas seulement, nous le savons aujourd’hui, par la netteté, la délicatesse, la souplesse, l’harmonie de leurs lignes que les édifices grecs enchantaient les yeux, c’était encore par la richesse des couleurs dont ils étaient revêtus. La polychromie était en usage sous le ciel brillant de la Grande-Grèce comme sous le ciel brûlant de l’Indo-Chine. A Métaponte, comme plus tard à Angkor, c’est par des fonds de pourpre ou d’azur, c’est par des rehauts d’or que s’avivent les sculptures, entrelacs, animaux chimériques ou figures. Dans quelle mesure la restitution peinte du fronton, des métopes, de l’idole, des tapisseries, des parois du temple de Métaponte est-elle conforme aux données de l’archéologie? C’est ce que les érudits spéciaux peuvent décider. En tout cas, il y a, pour le public, un spectacle attrayant, facile à saisir, qui s’adresse vite à son imagination et le dispose à comprendre et à étudier davantage. Si, devant les châssis de M. Charles Normand, on trouvait, sur une table, l’ouvrage du duc de Luynes et de Debacq, celui de François Lenormant, des photographies et des détails, pense-t-on que le public ne les examinerait pas avec profit et avec reconnaissance?

Depuis que M. Paulin a obtenu un véritable succès avec sa reconstitution animée des Thermes de Dioclétien dont il nous redonne encore cette année un morceau, une Piscine, ses successeurs à la villa Médicis accompagnent aussi presque toujours leurs dessins techniques de vues d’ensemble souvent très intéressantes et très suggestives. Ce n’est pas pour cela sans doute qu’on les envoie à Rome et en Grèce, et il ne faudrait pas qu’ils consacrassent tout leur temps à ces exercices de main et d’imagination, néanmoins, il n’y a point de mal à ce qu’ils sachent dire habilement ce qu’eux seuls peuvent bien dire, le charme ou la grandeur de l’architecture en place, de l’architecture expliquée et harmonisée par la lumière et par le milieu pour laquelle elle a dû être faite. Il n’y a pas d’art plus mêlé à la vie des choses et des êtres que l’architecture, mais si on ne la voyait que sur des épures et des plans, on ne s’en douterait guère; c’est peut-être parce que tant de constructions sont uniquement préparées dans l’atelier au lieu d’être conçues en plein air, qu’elles nous apparaissent, sur le terrain, si mortes, si sèches, si froides. Aussi prendrons-nous toujours bonne idée d’un architecte qui est en même temps, devant les édifices même, sous leur ciel, dans leur paysage, je ne dis pas un habile, mais un sincère aquarelliste. C’est la preuve qu’il sait voir, dans les constructions, en même temps que leurs profils, et leurs pleins et leurs vides, le rôle expressif qu’y joue la qualité de la matière dans l’accentuation de ces profils, les clartés, ombres, pénombres, reflets qui animent ces pleins et de ces vides, et le caractère particulier qui résulte pour un monument tant de ses colorations spéciales que du rapport de ces colorations avec le ciel, les verdures, les fabriques environnantes. Parmi un assez grand nombre de feuilles d’aquarelles d’après des édifices de siècles divers, qui montrent bien cette intelligence du milieu architectural, les plus jolies nous paraissent être celles de MM. Chesquier (Clochers et beffrois flamands), Chapelain de Caubeyres (Relevé et mosaïque du baptistère de Ravenne), George Pradelle (Baptistère de Saint-Marc et église basse de Saint-François à Assise) ; ce ne sont que des croquis de voyage, comme les croquis au crayon de M. Mayeux sur l’Architecture bretonne, mais ce sont des notes vives et sincères qui préparent les yeux à se fixer sur des études plus précises, forcément plus abstraites aussi, des monumens analysés dans leurs détails.

Pour en revenir à nos pensionnaires de Rome, leurs envois, cette année, sont assez intéressans. Il semble qu’il ait fallu beaucoup d’imagination à M. Pierre André pour reconstituer, avec une pareille magnificence, le Forum et le théâtre d’Ostie, car les fouilles ne semblent lui avoir fourni, pour le Forum surtout, d’après son relevé de l’état existant, qu’une petite quantité de documens. Cependant sa reconstitution, dans sa hardiesse, est grandiose et brillante, d’une vraisemblance générale et suffisante; on ne saurait blâmer un jeune artiste qui, avant de subir les exigences trop souvent mesquines de la pratique, ose ainsi confier au papier indulgent les grands rêves de sa fantaisie studieuse; le public et le jury ont également pris goût, avec raison, aux envois de M. Pierre André. M. Chedanne a une façon plus timide et plus froide de présenter les choses; ses études sur le Théâtre de Marcellus semblent extrêmement consciencieuses, mais on y voudrait un peu plus de force et de chaleur dans l’interprétation d’un art si puissant; il a fait aussi quelques dessins délicats d’après plusieurs tombeaux florentins, notamment celui de notre ami Fra Filippo Lippi dans la cathédrale de Spolète. C’est un peu plus d’ardeur également qu’il faudrait à M. Defrasse pour donner à sa restauration de la fameuse Ca d’oro à Venise le charme éclatant de cette étrange et romanesque bâtisse ; ses dessins d’après un Autel de Mars et Rhéa récemment découvert à Ostie sont, il est vrai, poussés avec beaucoup de soin, mais on se demande s’il était bien utile de dépenser tant d’intelligence et de temps pour reproduire et compléter une œuvre de décadence, sans grand intérêt sculptural, dont une simple photographie donne plus fidèlement les détails et le caractère.

Notre moyen âge et notre renaissance, comme toujours, ont fourni une ample moisson. Les monumens principaux de France sont depuis longtemps étudiés sans doute, et il faut bien s’attendre à ce que l’attention des jeunes architectes se porte maintenant soit sur des édifices secondaires, soit sur des objets annexes, tels que décorations, peintures, sculptures, mobiliers; mais là encore n’y a-t-il pas beaucoup de trésors à signaler et à sauver? On ne saurait donc trop encourager ce mouvement, qui non-seulement accoutume les artistes à vivre en contact avec l’art national et à se pénétrer de son esprit, mais qui attire aussi l’attention des particuliers, des autorités, des historiens, de la foule elle-même, sur une quantité d’objets dont la disparition ou l’altération seraient profondément regrettables. Le travail le plus important auquel ait donné lieu l’architecture militaire et civile à la fin du moyen âge est celui de M. Barbaud sur le Château de Bressuire, construction plus importante par ses dimensions et par sa position que par son style même, et qui semble d’ailleurs avoir subi, avant sa ruine, plusieurs remaniemens qui en avaient déjà modifié le caractère. M. Barbaud a étudié son sujet avec une conscience et une patience qui rendent tous ses relevés et ses projets de restauration fort intéressans à étudier. On examinera avec plaisir encore les études de M. Léon Benouville sur le Château de Vizille, ceux de M. Dausset sur le Château de Bournazel, dont le donjon date seul du moyen âge et dont la partie la plus intéressante est une très belle façade de la renaissance, dans un style solide et large qui sent le voisinage des traditions romanes; celles de M. Paul Goût sur le Cloître de l’abbaye de Saint-Jean de Vignes à Soissons ; un Vitrail de l’abside de Reims, par M. Margotin.

Deux des envois les plus curieux et les plus habilement exécutés, pour cette période, sont ceux de M. Rouillard et de M. Laffillée. Tous deux ont relevé, pour les Archives des monumens historiques, quelques-unes de ces anciennes peintures murales dont le nombre diminue chaque jour et dont il est si utile de conserver le souvenir pour l’histoire de l’art français comme pour la connaissance de l’iconographie chrétienne. Les Peintures de l’église de Pontigné (Maine-et-Loire) (une Vierge avec l’enfant et les animaux symboliques) nous montrent clairement à la fin du moyen âge l’emploi de poncifs traditionnels pour l’exécution des décorations murales et la persistance de procédés empruntés à l’art des verriers. Celles de la Chapelle de Saint-Antonin, dans l’ancien couvent des Jacobins, à Toulouse, témoignent d’un art plus personnel et plus avancé et mériteraient une étude particulière. Ce qu’on ne saurait trop louer dans les aquarelles de M. Rouillard, c’est l’exactitude émue, touchante, presque passionnée, avec laquelle il a rendu, non-seulement le caractère naïf et bizarre de ces figures détériorées, mais l’harmonie mélancolique et délicate de ces couleurs usées et de ces nuances évanouies. C’est d’une justesse et d’un charme exquis. On trouve les mêmes qualités d’impression et d’expression chez M. Laffillée, qui, dans les peintures plus rudes et plus sauvages de l’Église de Poncé (Sarthe), nous offre des représentations assez singulières de la Mort du juste, dont l’âme, sous la forme accoutumée d’un enfant emmailloté, est recueillie par un ange, et de la Mort de l’impie, dont l’âme est happée à sa sortie par un diable rouge à tête de coq, superbement crête et tirant de son bec une collection de langues aiguës à faire frémir les damnés de Dante. M. Laffillée a d’ailleurs acquis, dans ses voyages prolongés dans nos provinces, une expérience spéciale pour ce genre de travail ; l’ouvrage important qu’il vient de terminer, en collaboration avec M. Gélis-Didot, sur la Peinture décorative en France depuis le IXe jusqu’au XVIe siècle, lui assure, parmi nos architectes-archéologues, une place des plus distinguées. Pour la Renaissance, les relevés les plus instructifs sont ceux du Château d’Écouen, par M. Dutocq, qui nous permettent d’examiner de près le chef-d’œuvre de Bullant et d’en admirer les merveilleux détails; de l’Hôtel de Moudrainville à Caen, par M. Malençon, de la Collégiale d’Oiron, par M. Libaudière; de la Porte de Saint-Maclou, à Rouen, par M. Paulme; de la Porte Heurtaut, au château d’Amboise, par M. Gabriel Ruprich-Robert.

Les œuvres originales d’architecture qui attirent l’attention ne sont pas aussi nombreuses que les études rétrospectives. Ce n’est pas qu’on n’y voie, en quantité, des projets d’hôtels de ville, d’écoles, d’universités, de mairies ; mais la plupart de ces dessins ne sortent pas de la banalité, et, dans ceux qui essaient d’en sortir, l’influence des expositions dernières joue parfois un rôle néfaste. Il y a, en effet, un style d’exposition, si l’on peut appeler un style le pêle-mêle incohérent de toutes les formes et de toutes les matières appliquées, souvent à titre d’essai, à des édifices d’un caractère provisoire, dont la qualité principale ne peut être que l’apparence légère et le décor amusant. Appliquer cette parure théâtrale à un édifice durable et sérieux, c’est habiller, à la ville, une honnête femme d’oripeaux de carnaval. Nombre d’autres projets ne sont que de lourds entassemens de réminiscences académiques, comme nous en voyons dans les concours d’écoles, indistinctement destinés aux usages les plus divers, banques, théâtres, universités, etc. La plupart des étrangers se distinguent, il faut bien le dire, par ce goût déplorable pour les masses pédantesques et confuses. Nous retrouvons un sentiment plus délicat, une appropriation plus juste et plus simple des traditions aux nécessités modernes, de la netteté dans la conception, de la fermeté dans l’exécution, chez M. Dusart (un Projet de gare) et chez M. Antonin Durand (Caserne des Célestins, — École professionnelle du meuble). Un Monument commémorât if de la guerre de 1870-71 au Bourget, par M. Deslignières, en forme de tombeau, présente aussi une masse, des profils et un décor d’une gravité simple qui contraste heureusement avec les tendances générales aux agitations de lignes et aux surcharges d’ornemens. En attendant qu’on leur offre des occasions de développer leur originalité, nos jeunes architectes ont, en somme, grandement raison de se mettre à l’école des bons maîtres du passé.


GEORGE LAFENESTRE.

  1. Voyez la Revue du 1er juin.