Les Salons de 1893/01

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Les Salons de 1893
Revue des Deux Mondes3e période, tome 117 (p. 658-679).
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SALONS DE 1893

I.
LA PEINTURE AU SALON DES CHAMPS-ELYSÉES.

La crise que traverse, depuis quelques années, l’art de la peinture semble heureusement toucher à son moment critique. L’excès même des fantaisies sans raison et sans portée auxquelles s’est abandonnée, à son grand dommage, une bonne partie de la génération dernière, commence à inquiéter même les plus indulgens et les plus indifférens. La multiplication invraisemblable des expositions publiques ou particulières faites à tout propos ou hors de propos par les peintres, en accumulant les preuves de leur affaiblissement général, n’aura pas peu contribué à ce résultat désirable. Il n’y a rien de tel que la liberté laissée aux théories aventureuses et aux charlatanismes vaniteux pour prouver leur stérilité et leur impuissance. L’expérience faite au Champ de Mars où les sociétaires ont le droit d’apporter, mûrs ou avortés, tous les produits quelconques de leur veine, a été, sous ce rapport, des plus bienfaisantes. Telle médiocrité soi-disant méconnue ou persécutée, sur la valeur de laquelle on se pouvait abuser lorsque ses œuvres se révélaient une à une, presque clandestinement, dans un cabinet d’amateur paradoxal ou dans une arrière-boutique de marchand, parmi les applaudissemens naïfs ou intéressés que toute excentricité nouvelle récolte sans peine à Paris, apparaît dans tout l’éclat de son vide et de sa misère lorsqu’elle saisit l’occasion de s’étaler abondamment au grand jour. Il serait cruel de citer des noms qui sont sur toutes les lèvres, mais, cette année encore, dans les deux Salons, que d’avortemens douloureux, que de chutes prématurées, toutes dues à l’insuffisance technique et à l’impuissance matérielle ! On a, depuis un certain temps, si chaudement, si éloquemment prêché aux artistes, de toutes parts, l’inutilité des longues études, les dangers de la tradition, on leur a si bien inculqué le mépris de l’expérience et des maîtres, la passion infatuée de toutes les ignorances, la soumission à tous les caprices de la mode et à toutes les exigences de la réclame, que nous devions tôt ou tard en arriver au point où nous en sommes. Ce spectacle est-il assez lamentable pour que la génération nouvelle en retire un profitable enseignement et ne s’expose pas, par la même légèreté, à faire banqueroute à son tour ? C’est ce qu’il est permis d’espérer. Les efforts visibles, bien que encore insuffisans, qu’un certain nombre d’artistes, jeunes ou vieux, ont faits, cette année, de part et d’autre, tant au Champ de Mars qu’aux Champs-Elysées, pour se ressaisir dans cette débâcle et reprendre un peu plus de tenue, semblent indiquer déjà quelques préoccupations dans ce sens.

À mesure que les années passent, la scission entre les deux groupes, au point de vue de l’art, devient d’ailleurs de plus en plus inexplicable. Cette scission, sans doute, en excitant l’émulation entre les deux sociétés rivales, a eu pour effet de hâter, dans l’organisation matérielle des Salons, certains progrès auxquels le public s’est montré sensible ; peut-être même n’a-t-elle pas été sans utilité, comme nous venons de le dire, pour établir le bilan réel de nos forces disponibles, et pour amener des deux côtés de salutaires réflexions, ici, sur les inconvéniens d’une soumission excessive aux enseignemens scolaires, là, sur les dangers de l’inexpérience et de la précipitation dans la recherche des nouveautés. Quelque effort qu’on ait fait, toutefois, pour justifier théoriquement cette séparation, en lui attribuant pour cause une incompatibilité de principes, le visiteur impartial ne saisit plus guère, entre les deux Salons, de différences notables, au point de vue du système et des tendances. N’était que la grande quantité de toiles exposées par un même artiste au Champ de Mars y développe plus largement, et pas toujours à son profit, sa personnalité, et que les portes y sont plus grandes ouvertes aux excentricités hasardeuses, on y remarque, parmi les ouvrages de mérite, la même diversité dans l’esprit et dans l’exécution, qu’au palais des Champs-Elysées. Là comme ici, quelques maîtres, déjà mûrs, sans nous révéler rien d’inattendu, tiennent encore la tête, par ce seul fait qu’ils possèdent à fond quelque partie au moins de leur métier ; ici, comme là, de moins âgés qu’on avait pris trop vite pour des maîtres se débattent en des redites inutiles, parce que la forte éducation leur a manqué autant qu’une conviction soutenue ; dans les deux camps, un certain nombre de jeunes gens intelligens, ardens, laborieux, cherchent à se dégager, sans parti-pris, de la foule avec une anxiété qui prouve leur bonne foi en même temps que leur incertitude. Dans les deux Salons, d’ailleurs, on pratique également le vieux jeu et le nouveau jeu ; dans les deux Salons, l’élément international se fait une place de plus en plus considérable ; dans les deux Salons, quand les peintures sont bonnes, elles le sont par les mêmes raisons, c’est-à-dire quand elles parlent clairement aux yeux, quand elles expriment avec sincérité, avec conscience, avec force ou avec charme, ce qu’elles ont l’intention de dire, et qu’elles l’expriment dans le langage propre qui est le leur, le langage des formes colorées.

Dans ce langage particulier, qu’on le parle clair, haut et ferme comme ont fait les vrais maîtres, ou qu’on le murmure en sourdine selon la mode des décadens, c’est toujours, fatalement, la forme qui est le substantif, c’est la couleur qui est l’épithète ; l’artiste trouve le verbe qui les unit, mais, si l’un des deux termes peut quelquefois manquer, ce n’est pas certainement le substantif. Aujourd’hui comme hier, aujourd’hui comme demain, la meilleure des peintures sera donc toujours celle qui, sous l’accord le mieux approprié de colorations expressives, nous fera le mieux sentir l’exactitude, le mouvement, la vraisemblance des formes enveloppées, c’est-à-dire, en un mot, celle qui sera la mieux dessinée. Il va sans dire que nous entendons le dessin dans son sens le plus large et le plus complet, et que le dessin, pour nous, n’est pas la simple délinéation sèche et froide des contours telle que l’ont pu enseigner quelques pédans traînards, de l’école de David, mais le rendu, souple et libre, plein et vivant, des formes tel que l’ont compris tous les vrais maîtres de la peinture, depuis Raphaël jusqu’à Velasquez, depuis Léonard jusqu’à Rembrandt, depuis Titien jusqu’à Delacroix. Ceci entendu, on peut l’affirmer, c’est par la négligence du dessin que notre école française s’expose en ce moment à perdre la prépondérance que lui a longtemps assurée sa puissante éducation professionnelle ; c’est par la pratique du dessin, c’est-à-dire par l’observation constante, scrupuleuse, émue, des réalités vivantes qu’elle peut relever de nouveau, si elle veut, le niveau de l’art. Tous les bavardages du monde ne sauraient modifier en rien cette situation, ni soustraire les peintres de l’avenir à cette nécessité.


I.

Le sentiment général est si conforme, sur ce point, à l’opinion des connaisseurs, que le succès du premier coup, dans les deux Salons, est allé aux artistes qui, sachant le mieux leur métier, donnent le plus d’intensité à leurs figures par l’exécution la plus précise, quels que soient d’ailleurs les procédés employés. Peu importe, et justement, au public que les uns, comme MM. Roybet, Bonnat, Henner, Jules Lefebvre Carolus Duran, Carrière, s’en tiennent au système scolaire de l’isolement des formes éclairées dans un milieu neutre, ou que les autres, tels que MM. Roll, Dagnan, Léandrc, Henri Martin, s’efforcent de leur donner la vie en pleine lumière ; chacun des systèmes est également traditionnel et classique ; si les premiers relèvent de Léonard de Vinci et de Rembrandt, les seconds se rattachent à Véronèse et à Velasquez ; la filiation, pour tous, est honorable et indéniable, mais ce n’est qu’affaire de curiosité. Ce que le spectateur demande à tous, c’est de lui donner, par sa peinture, noire ou blanche, arrêtée ou fondante, une sensation décidée et particulière qui charme ou fixe sa vue et qui lui pénètre dans l’esprit. La sensation est d’autant plus particulière que l’artiste a vu et compris la nature avec plus de sincérité, elle est d’autant plus décidée qu’il sait mieux la représenter ou l’interpréter par la vérité de son dessin et l’expression de sa couleur, c’est-à-dire, en un mot, qu’il connaît mieux son métier. Il n’y a pas de style durable en peinture sans la justesse des formes, comme il n’y a pas de style durable en littérature sans la justesse des mots.

De là vient que, lorsqu’on rencontre tout à coup, comme on l’a fait cette année dans les tableaux de M. Roybet, une sûreté et une virilité d’exécution qui impliquent à la fois un œil assuré, une main hardie et de fortes études, on est justement disposé à toutes sortes d’indulgences pour le reste. Il est certain que sa grande toile où l’on voit l’impétueux Charles le Téméraire, entrant à cheval, cuirassé de pied en cap, visière basse, dans l’église de Nesles et faisant massacrer la population, ne présente point d’abord à l’œil un aspect satisfaisant. L’artiste qui a laborieusement acquis son habileté par une longue pratique des morceaux isolés, dans lesquels l’éclat des figures saillantes faisait oublier la monotonie des fonds obscurs, n’a pu se débarrasser, du premier coup, de ses habitudes d’antithèse violente entre le clair et l’ombre. Le noir, un noir triste et opaque, a envahi, plus que de raison, cette haute nef à verrières peintes, non pas tel qu’une nuit tombante qui assombrirait également toutes choses sans altérer les rapports de leurs colorations (car, dans cette opacité générale, certains points se détachent en vive lumière), mais comme un repoussoir voulu aux parties blanches. Ce parti-pris brutal et excessif trouble d’une façon fâcheuse l’unité d’une composition puissamment agencée, mouvementée et dramatique, et de laquelle jaillissent, de tous côtés, les morceaux brillans et vigoureux, têtes hurlantes et échevelées, torses dénudés et bras supplians, armures étincelantes et somptueuses étoffes, tout cela peint de main de maître, avec une sûreté et un entrain dont nous n’avions plus l’habitude, et qui nous reportent aux grands jours, aux jours oubliés, d’un art mâle et de la peinture héroïque. Quoi qu’il en soit, ce Charles le Téméraire nous révèle un talent expérimenté qui peut aborder sans peur les plus hautes entreprises. Pour devenir le peintre que nous rêvons, dont nous avons besoin, M. Roybet n’a plus qu’un progrès à faire, à nettoyer bravement et franchement sa palette. L’autre toile qu’il expose, un simple morceau de bravoure, mais d’une facture singulièrement ferme, et cette fois toute en lumière, les Propos galans, nous prouve qu’il n’a pas attendu pour travailler dans ce dessein. Les deux personnages en scène, dans une cour d’auberge, une maritorne épaisse, au teint hâlé, aux bras sales, la robe dégrafée, en train de plumer une volaille, et un trompette de mousquetaires, accoudé sur une table, suant la concupiscence, humant du nez et mangeant de l’œil ces appas débordans, n’ont assurément rien de distingué. On en trouve de semblables chez Hals et chez Jordaens ; la Bohémienne de la salle Lacaze pourrait être la fille ou la sœur de cette cuisinière. Mes bons amis, ne rappelle pas qui veut Hals et Jordaens ! Il ne faudrait vraiment à M. Roybet qu’un peu plus de fraîcheur et de jovialité dans ses colorations pour être tout à fait de la famille. Si ce n’est pas distingué, c’est bien portant, et, par ce temps de névrosisme agaçant, trouver quelque part encore de la santé et de la bonne humeur, cela fait grand bien.

L’énergie, parfois brutale, qui éclate dans le Charles le Téméraire fait quelque tort à la grande toile de M. Munkacsy, Arpad ou la Fondation du royaume de Hongrie en 896, vers laquelle se portent les yeux, en se retournant, dans le fond du salon d’entrée. Bien qu’il ne s’agisse plus là d’une composition dramatique et concentrée, mais d’une composition paisible et développée (les chefs des diverses tribus apportant leur soumission au conquérant hongrois), le premier aspect, même pour une procession solennelle, semble triste et froid. M. Munkacsy a parfaitement compris que, dans une scène de cette nature, régulière et toute en longueur, ses procédés antérieurs d’antithèses colorées (assez semblables à ceux de M. Roybet), qui lui avaient si bien réussi dans ses tragédies évangéliques, n’étaient plus cette fois de mise, car un milieu architectural a de tout autres exigences que le Salon ou qu’un musée. Il a donc voulu tenir tous ses personnages, groupés en plein air, dans une tonalité claire, et ce n’est pas la clarté, en effet, qui leur manque ; malheureusement, cette clarté est une clarté sèche, jaunâtre, maussade, et sentant, ce semble, l’atelier plus que le soleil. Une fois en place dans une salle du parlement hongrois, cette grande toile, d’ailleurs bien remplie, reprendra, sans doute, un peu plus de corps. En tout cas, il ne faut pas que cette première impression empêche d’apprécier les grandes qualités d’observateur et de dessinateur que M. Munkacsy a déployées dans cet ouvrage, beaucoup plus peut-être que dans ses compositions antérieures. Ce n’est pas sans efforts qu’on s’élève de la peinture anecdotique à la peinture historique et monumentale. Il faut que les difficultés en soient bien grandes pour qu’un virtuose, habile et expérimenté comme M. Munkacsy, n’ait pas pu les résoudre haut la main et semble y avoir même affaibli, malgré son labeur, une personnalité autrefois plus marquée.

En dehors des deux vastes toiles de MM. Roybet et Munkacsy, l’art décoratif et l’art historique ne se présentent guère que sous la forme d’allégories plastiques ou d’épisodes anecdotiques. La légende du doux Saint François ne s’est point assez rajeunie sous le pinceau sage et froid de M. Joseph Aubert pour faire oublier les chefs-d’œuvre du passé, et le Saint Pancrace de M. Lehoux arrête plus les yeux par la pesanteur vulgaire de ses membres athlétiques que par l’expression de sa ferveur. Les dimensions extraordinaires de ces figures ne sont justifiées ni par la vigueur du style, ni par l’ampleur de l’exécution. On s’étonne, de même, que M. Du Mont ait déroulé une si vaste toile pour nous montrer les dominicains du conseil de Salamanque accueillant, par des moqueries inconvenantes, les propositions de Christophe Colomb. Ce n’est pas que la façon n’en soit habile et qu’il n’y ait de bons morceaux de peinture, dans les visages comme dans les robes, mais presque tous ces visages sont des caricatures, et cette scène grave et douloureuse est comprise comme une comédie burlesque. Quand MM. Vibert, Chevilliard, Frappa et autres innocens farceurs renouvellent quelques antiques plaisanteries sur la sottise des moines, ils n’y mettent pas, du moins, cette solennité. Ce qui est grave doit être traité gravement. La composition dans laquelle l’artiste semble avoir le mieux compris cette obligation fondamentale d’approprier l’allure de son dessin à la dimension de sa toile est le Jésus de M. Danger. Le jeune pensionnaire de Rome prend pour épigraphe ce verset de saint Jean : « Voici son commandement : que nous nous aimions les uns les autres, comme il nous l’a commandé. » Comment les hommes ont-ils appliqué ce commandement divin ? En se tuant les uns les autres. Lorsque Jésus revient sur la terre, au crépuscule, afin de voir son œuvre, c’est entre des rangs de cadavres qu’il descend la colline. La conception n’est pas sans grandeur, mais il fallait, pour la réaliser, à la fois un poète plus ému et un praticien plus puissant. M. Danger, malgré son talent, n’a qu’imparfaitement atteint le but. Son Christ reste une figure banale et connue ; les morts et les mourans, épars aux pieds du Sauveur, mal groupés, mal caractérisés, forment un rassemblement de modèles académiques bien plus que de victimes tragiques. Comme envoi scolaire, le morceau est digne d’éloges. M. Danger nous montre qu’il n’a pas, comme tant d’autres, perdu son temps à Rome. C’est assurément quelque chose, et nous sommes bien éloignés de faire fi d’un pareil effort, mais il faut attendre M. Danger à quelque besogne plus libre pour estimer sa valeur d’artiste.

En tout cas, M. Danger, pour quelques parties, possède du moins son métier, il sait bien construire un corps humain, et pour peu qu’une bonne inspiration lui vienne et qu’il éclaire sa palette, il pourra faire œuvre vraisemblable et vivante ; mais combien cela fait peine à voir des artistes intelligens, actifs, distingués, s’épuiser en des tentatives laborieuses, parce que cette première science nécessaire, cette science de la forme en mouvement, est restée chez eux incomplète ! c’est le cas, il faut bien le dire, depuis l’abandon des études premières, pour les trois quarts de nos peintres historiques et décorateurs. Il y avait aussi une idée pittoresque dans la conception de M. Henri Delacroix, le Combat pour la vie, une lutte corps à corps d’hommes et de femmes nus, dans une barque désemparée, au milieu d’une mer furieuse. Vous imaginez-vous Michel-Ange, Rubens, Géricault, traitant cette scène tragique, tordant ces bras convulsifs autour de ces torses écrasés, échevelant ces têtes hurlantes, précipitant par-dessus bord ces blancs corps de femmes ? M. Delacroix, qui, depuis longtemps, s’honore par de nobles ambitions, a bien vu et bien indiqué le parti qu’on pouvait tirer du sujet. Ses figures sont même vivement groupées, puissamment mouvementées, mais l’inconsistance de leurs formes et l’invraisemblance de leurs musculatures ne permet ni une longue attention aux yeux, ni à l’esprit une émotion durable. Des insuffisances de même nature compromettent la valeur des Filles de Ménestho et de la Cueillette du mûrier, par M. Lequesne, ouvrages dans lesquels l’artiste montre toujours un sentiment assez remarquable de la beauté plastique, mais s’en tient, pour le rendu, à des procédés par trop sommaires, et témoigne d’une indifférence pour la justesse des perspectives aérienne et linéaire qui, pour être à la mode aujourd’hui, n’en est pas moins regrettable. M. Franc Lamy, dont nous avons signalé depuis longtemps l’esprit poétique et les allures distinguées, ne fait pas non plus, sous ce rapport, les progrès qu’on pouvait attendre de lui. Les jeunes femmes, blanches et fondantes, qu’il évoque sur des gazons bleuâtres, en des futaies vaporeuses, Au pays des fleurs, ne montrent pas toutes, dans leurs attitudes et dans leurs mouvemens, cette vraisemblance plastique qui semble devoir être au moins l’attrait obligatoire des plus fugitives apparitions. Le jeune couple qui rêve, dans la Pastorale antique de M. Bunny, un Australien, et qu’on y voit assis sur une branche surplombante au bord de l’eau, n’est peut-être pas d’une correction exemplaire, au point de vue des formes, mais son attitude est si naïve, et il se dégage de l’ensemble de la composition, tout imprégnée de poésie anglaise, un sentiment de quiétude si pénétrante qu’on y peut oublier les incertitudes de l’exécution.

On a quelque plaisir à trouver des membres mieux ajustés, un équilibre plus sûr, des carnations plus palpables dans les Artémis de M. Wencker et de M. Axilelte. La déesse de M. Wencker est de grandeur naturelle, vue de profil, dans un bois, la main droite appuyée sur un talus, en train de remettre, de l’autre, sa sandale. Le mouvement n’est pas nouveau, ni l’accord du paysage et de la figure parfaitement établi, mais l’étude est bonne et poussée à point, au moins dans les parties supérieures. Celle de M. Axilette, de plus petite stature, est représentée debout, sur la pente d’une colline, accourant, de face, son arc à la main, dans un mouvement qui rappelle un peu celui des Dianes de M. Falguière. La figure est vive, souple, nerveuse, finement modelée dans une lumière de crépuscule, calme et tiède, qui baigne mollement son corps, ainsi que celui de ses compagnes plus éloignées, sans anéantir pourtant la fermeté des formes. C’est une œuvre agréable, dans un style assez français, comme décor et comme plastique.

Les huit jeunes filles de M. Bouguereau, drapées à l’antique, qui entourent, en d’aimables attitudes, da, ns l’Offrande à l’Amour, le petit dieu debout sur son piédestal, sont toujours les jolies personnes que nous connaissons et que l’artiste groupe toujours avec la même aisance dans leurs chastes nudités. Les Amazones désespérées que M. Luminais chasse devant leurs vainqueurs appartiennent toujours à cette race un peu dure de femmes blanches et robustes qui lui a déjà fourni ses Gauloises. Chaque peintre se fait ainsi un type de beauté féminine auquel il reste fidèle. Tout ce que nous pouvons lui demander, c’est que, si son goût ne change pas, sa peinture garde toujours aussi ses qualités coutumières. On regardera certainement la Dormeuse d’Henner, éclairant l’ombre environnante des clartés tendrement nuancées de ses chairs ivoirines, avec le même plaisir que toutes ses aînées, puisqu’elle est encore aussi belle ; on regardera volontiers aussi la femme à mi-corps, le Sommeil, de M. Raphaël Collin, puisqu’aussi bien ce peintre délicat et chaste n’a jamais modelé si tendrement un beau buste. Parmi les jeunes artistes qui font preuve d’un goût distingué dans ces études du nu qui seront toujours, pour tous les peintres du monde, l’exercice primordial et indispensable, MM. Calbet, Henri Royer, Bréalité, tous trois iort en progrès depuis leurs récens débuts, semblent tenir le meilleur rang. Leur peinture, encore incertaine et grisâtre, gagnerait sans doute à s’enhardir et à s’affirmer, mais ils ont tous les trois un juste sentiment de l’harmonie et ils recherchent, sous la brume à la mode, la justesse et la solidité des formes, avec une conscience et une loyauté qui les amèneront forcément quelque jour à une exécution plus ferme et plus résolue. Le grand panneau décoratif de M. Calbet pour le casino de Royan, la Musique, où sont assemblées en plein air plusieurs nymphes jouant d’instrumens divers, joint même, à l’agrément pittoresque et plastique, cette aisance enjouée dans le groupement et l’allure, qui était autrefois la marque de l’école française, mais qui, dans ces derniers temps de réalisme maussade ou de songerie enfantine, est devenue assez rare. La Nymphe de M. Henri Royer n’est, en réalité, qu’un modèle assez vulgaire et de proportions assez lourdes, mais le rendu en est si juste, si soigné, si délicat et mené d’un pinceau si souple et si attentif que cette simple étude devient un des morceaux les plus distingués du Salon. À côté de la Nymphe, une étude de paysan assis, le Vieux, montre la même justesse d’observation et la même sensibilité de vision ; mais dans ce sujet réel, de grandes dimensions, l’insuffisance de cette facture diaphane et pâle, qu’il faut laisser aux rêveurs et aux impuissans, devient tout à fait choquante. Nous ne pensons pas non plus que M. Bréalité se soit dégagé suffisamment encore de ces vapeurs confuses dans lesquelles s’est longtemps exercée sa science très réelle et particulière du clair-obscur ; néanmoins, à la différence de tel et tel qui s’y noient, lui s’efforce au moins d’en sortir. Son étude de femme nue, accroupie devant son foyer, le Matin, se différencie déjà singulièrement, par la précision ferme des modelés sous l’enveloppe lumineuse, de certaines études similaires par M. Besnard ou M. Carrière qu’elle peut rappeler. Dans cet ordre de recherches, nous pouvons signaler encore le Bain de Leïlah par M. Hippolyte Lucas, Après le bain par M. Gardenty, l’Ève de M. Kowalsky, etc.

Dans le portrait, nous avons un plus grand nombre d’œuvres excellentes ou intéressantes. C’est là encore, c’est là surtout qu’éclate la supériorité des artistes qui, sachant dessiner, savent asseoir une tête sur ses épaules, attacher des bras à un torse, analyser le caractère d’une attitude et l’expression d’un visage, placer à leur gré une figure palpable et vraisemblable, soit dans un isolement qui met en saillie sa personnalité, soit dans un entourage d’êtres ou d’objets qui l’explique et qui la complète. Le goût croissant du public pour les représentations collectives de personnages contemporains offre, à nos peintres, sous ce rapport, un champ d’expériences et de tentatives singulièrement large. Il était naturel que les admirables tableaux de corporations dus aux Hollandais du XVIIe siècle, les chefs-d’œuvre de Ravesteyn, de Frans Hals, de Van der Helst, de Rembrandt, sans parler de vingt autres, servissent d’abord de modèles pour les ouvrages de ce genre ; aucun des peintres qui entreprendront pareilles besognes ne les pourra jamais oublier ; en effet, c’est en retrouvant leur sincérité devant la réalité infiniment variable, qu’ils ont chance de trouver à leur tour des expressions nouvelles et des accens inattendus. L’intervention résolue du paysage dans ces réunions de portraits groupés en plein air a déjà marqué un progrès dont tous les résultats ne sont pas encore acquis. Le grand tableau de M. Schommer, aux Champs-Elysées, celui de M. Roll, au Champ de Mars, tous deux représentant le président de la république entouré de nombreux personnages, l’un, à Boulogne-sur-Mer (Voyage de M. le Président de la République, 4 Juin 1889) ; l’autre, dans le parc de Versailles (le Centenaire de 1789), indiquent le parti qu’on peut tirer du paysage pour agrandir, animer, poétiser dans une certaine mesure, ces cérémonies officielles dont le compte-rendu exact présente tant de difficultés à un peintre à la fois scrupuleux et ami de son art. Nous parlerons plus tard de l’œuvre de M. Roll. Quant à celle de M. Schommer, on peut regretter qu’il n’y ait pas apporté plus de fermeté et de vivacité dans le rendu des figures, surtout sur les premiers plans, où le groupe des pêcheuses en costumes lui offrait un superbe motif, car la disposition générale de sa toile est assez heureuse et la grande importance qu’y prend la perspective de la ville et du port est bien faite pour donner sa signification véritable à la fête. Sous prétexte d’une Célébration du premier anniversaire de réunion à la Confédération helvétique en 1601, M. Henri Pille a réuni, sur une place publique de Bâle, en un groupe de francs buveurs, quatre ou cinq de ses amis que leur accoutrement archaïque n’empêche point d’être d’une ressemblance criante. Toutefois, ce n’est point par ses qualités de paysagiste que M. Henri Pille a conquis et conserve sa juste réputation. Le soleil dont il s’éclaire n’est qu’un soleil d’atelier froid, égal, un peu gris ; mais, pour la virtuosité de l’exécution, pour l’exactitude amusante des types, pour la vérité brillante des accessoires, cuirasses, brocs et verres, nous n’avons guère de praticiens à lui préférer.

C’est autour de la table que, de temps immémorial, parens ou amis, princes ou chiffonniers, politiques ou savans, se sont toujours réunis pour échanger leurs sentimens ou leurs pensées. La table reste donc, chez nous comme chez les Hollandais, le prétexte le plus facile à grouper des personnages qu’unissent des liens quelconques, de famille, de professions, d’idées. Ce thème offre toujours à un artiste des difficultés séduisantes et nouvelles, tant pour le groupement des figures dans une action naturelle et commune que pour leur bonne installation dans un milieu plus ou moins éclairé et encombré. Bien que Frans Hals et surtout Velasquez aient déjà résolu à cet égard, dans leurs tableaux d’intérieurs, les problèmes les plus ardus, il en reste encore beaucoup d’autres à aborder et à étudier. M. Marcel Baschet a sans nul doute pensé à ces deux maîtres lorsqu’il a peint, après un repas, M. Francisque Sarcey chez sa fille, Mme Brisson ; il pouvait le faire sans danger, car il possède une science personnelle de dessinateur dont il a déjà fourni des preuves ; ce souvenir, sans l’écraser, lui a porté bonheur. La fillette, rose et blanche, j’allais dire, la petite infante, qui regarde, de face, toute naïve et souriante, est d’une fraîcheur vive que le noble Espagnol eût aimée ; le vaillant ouvrier de Harlem aurait, de son côté, applaudi à la bonhomie bourgeoise et joviale du personnage principal, carrément enfoncé dans les flancs profonds d’un large fauteuil, ses mains croisées sur sa canne, car il aurait reconnu, dans cette franche, solide, joyeuse facture du visage haut en couleur, le souvenir de ses bons enseignemens. Peut-être eût-il fallu aux deux maîtres, pour les contenter tout à fait, plus de liaison entre les diverses figures, par une décoloration plus juste et plus nuancée du milieu atmosphérique. Mais M. Baschet qui, depuis quelques années, a tant appris, peut apprendre encore ; la liste de ses bons portraits, femmes et hommes, est déjà longue pour un artiste de son âge, et le morceau, plus complet et plus hardi, qu’il expose, s’y ajoute comme un effort heureux vers un art plus varié et plus puissant. L’autre repas, un déjeuner, une Réunion d’artistes, par M. Léandre, a pour théâtre une salle vitrée, aux fenêtres ouvertes, éclairée par une lumière fraîche et abondante. Une jeune femme, en toilette d’été, s’y mêle aux peintres en veston, devant la nappe blanche couverte de porcelaines et de verreries brillantes, sous la présidence d’un patriarche en houppelande brunâtre. On cause au dessert, les coudes sur la table, tandis que, dans la porte du fond, apparaît une vieille servante, apportant le café. La tonalité générale est d’une harmonie douce et juste. Les figures, de grandeur naturelle, se meuvent avec aisance dans cette atmosphère claire et calme. Les types sont, en général, indiqués avec précision. Il ne faudrait qu’un peu plus d’accent dans le caractère et de solidité dans les formes pour que ce tableau emportât tous les suffrages. En tout cas, pour M. Léandre, jusqu’à présent connu par des études de petites figures, délicates et un peu frêles, dans des intérieurs soigneusement étudiés, c’est là un témoignage de progrès décisif, et l’affirmation d’une intelligence active et ouverte qui, ne se laissant pas leurrer par les apparences, comprend à son tour la nécessité de soutenir ses harmonies par un fond plus sérieusement construit. Le Concours des bébés à la mairie de Passy et le Jubilé Pasteur, par M. Laurent-Gsell, montrent la même direction d’esprit ; mais ici, plus encore, sous l’expansion agréable de la lumière, on désirerait une fermeté plus réelle et un caractère mieux défini dans les figures éclairées.

Les peintres de portraits isolés n’ont point à se préoccuper, autant que les peintres de groupes, de l’agrément du milieu dans lequel ils les placent. La monotonie d’un fond uni, opaque ou transparent, réel ou conventionnel, dégageant la figure de tout accessoire étranger, la fixant, par conséquent, d’une façon plus nette, dans l’œil et dans l’esprit du spectateur, sera même, selon les apparences, toujours chère aux artistes supérieurs qui visent à exprimer le caractère intellectuel et moral de leur modèle plutôt qu’à reproduire ses apparences passagères et superficielles. Les deux plus beaux portraits du Salon, celui de Mme Donnat mère, par M. Bonnat, et celui de Mme veuve Émile Raspail, par M. Jules Lefebvre, doivent, en partie, leur gravité saisissante à cette expressive simplification des fonds et des vêtemens qui permet aux yeux de se reposer longuement, sans distraction inutile, sur les physionomies noblement résignées et endolories de ces deux femmes en deuil. La première, assise, nu-tête, en robe de velours, est une personne âgée, et M. Bonnat, avec sa franchise accoutumée, n’a pas manqué d’accentuer, en elle, les signes de la vieillesse, par les procédés vigoureux dont il dispose ; la seconde, d’apparence beaucoup plus jeune, se tient debout, coiffée d’un chapeau de crêpe, avec une ruche blanche, et M. Jules Lefebvre a défini son visage et ses mains avec l’extrême précision qui lui est particulière. Tous deux, l’un, le robuste manieur de pâtes, et l’autre, le chercheur attentif des contours, sont arrivés, par les chemins les plus divers, à se rencontrer dans la même façon élevée de sentir, sinon d’exprimer, et tous deux ont fait des œuvres supérieures, sur les tendances desquelles on peut discuter, mais dont on ne saurait contester l’égale excellence. Le portrait, vif et pénétrant, d’un homme âgé, maigre, distingué, nerveux, par M. Morot, est compris de la même façon, quoique avec moins de maîtrise. On a remarqué encore, dans cette catégorie, les peintures énergiques et graves, de M. de Pochwalski, de Cracovie (Portraits de S. E. le Comte Vladimir Dzieduszycki, conseiller intime de S. M. L’Empereur, et de M. Stanislas Burzynski), un très délicat portrait de jeune femme, par M. Tony Robert-Fleury, les ouvrages de M. Pascal Blanchard (Portrait de Mme B…), de M. Chartran (Portrait de M. Lozê, préfet de police), de Mme Parlaghy, de Budapest, de MM. Braut, Emmanuel Benner, Salgado, Brido, Hartmann, de Bengy, Pomey, Aviat, Berteaux, etc. Parmi les portraits plus colorés, sur des fonds plus variés, le plus naturel et le plus vivant a semblé celui du Père Didon, par M. Cormon ; le plus curieusement et habilement poétisé, celui de Lady Hélène Vincent, par M. Benjamin Constant, qui a peint aussi une image très individualisée et très brillante de S. E. lord Dufferin et Ava, ambassadeur d’Angleterre, et on a regardé avec plaisir ceux de M. Desvallières (Portrait de Mme F. de P…), un coloriste savoureux, de Mme Beaury-Saurel (Portrait de Mme Séverine), de M. Paul Chabas (Portrait de M. Robert Mitchell). Ces trois artistes sont en progrès marqué.


II.

Nos paysagistes de 1830 ont été, dans notre siècle, les véritables novateurs. C’est à eux que doit aller notre plus vive reconnaissance, car ce sont eux qui nous ont rendu le goût de la simplicité et de la sincérité, ce sont eux qui ont rouvert nos yeux, non-seulement à l’infinie variété des choses vivantes, mais encore à la fraîcheur et au charme de la lumière, à la gaîté et à l’éclat des couleurs. Toutes les petites écoles contemporaines, dites écoles du plein air, décoratives, impressionnistes, avec leurs qualités et leurs défauts, procèdent d’eux, en réalité ; les nymphes fugitives, qu’entrevoyait le père Corot, dans la buée crépusculaire des étangs, sont les mères coupables des apparitions vaporeuses devant lesquelles s’agenouille le symbolisme. Le paysage, maintenant, se mêle à tout, à la décoration, à l’histoire, à la scène de mœurs, au portrait, pour vivifier tout ou pour l’absorber. De la santé ou des infirmités de nos paysagistes, de leur sincérité ou de leur hypocrisie devant la réalité, dépend par conséquent, désormais, en grande partie la prospérité ou la décadence de la peinture contemporaine. Si ceux qui vivent en pleine nature, dans la vérité des êtres et des choses, ne conservaient plus le respect de cette nature et l’amour de cette vérité, n’y aurait-il pas lieu de craindre, à plus forte raison, que les artistes des villes, clôturés dans les ateliers, amollis dans les salons, anémiés par l’air vicié de bavardages et de flagorneries qu’ils respirent, ne s’égarent de plus en plus dans la recherche des bizarreries factices et des mièvreries écœurantes ?

Dieu merci ! Nos paysagistes sont bien vivans, et l’influenza pestilentielle, caractérisée par l’horreur de l’exactitude, de la simplicité, de la force, de l’éclat, qui atteignit quelques-uns d’entre eux, circonscrit heureusement ses ravages. Par une sorte de réaction naturelle, et que nous avons déjà signalée, contre les fantaisies déliquescentes dans lesquelles la main joue un plus grand rôle que la réflexion, c’est avec une faveur marquée que le public accueille aujourd’hui certains maîtres qui, dans la période réaliste, lui avaient paru froids ou pédans, mais dont, mieux instruit par l’expérience, il apprécie aujourd’hui le bon sens, la force et l’habileté : M. Français, qui, toujours vert sous ses cheveux blancs, donne encore, dans ses études larges et calmes, des leçons de clarté et de style à ceux qui le savent comprendre ; M. Harpignies, dont les beaux paysages, solides et austères, le Matin et le Soir, impriment plus que jamais, dans l’âme, avec leurs silhouettes décidées et leur sobre lumière, des impressions graves et durables ; MM. Bellel même, Paul Flandrin, de Curzon, qu’on trouvait trop classiques autrefois, mais dont on comprend aujourd’hui la poésie, puis tous ceux qui, autour d’eux et après eux, ont recherché à la fois, dans le paysage, .l’expression et la vérité ; M. Busson, avec une nouvelle étude d’automne, une Matinée, très émue et très colorée ; M. Lansyer, avec ses fines représentations d’architecture dans la IwcmhYQ, Santa Maria della Salute et le Golfe de Menton ; MM. Émile Michel, Guillon, Rozier et bien d’autres sont examinés d’un œil moins rapide et moins dédaigneux. Tous ces artistes exercent une action visible sur une partie de leurs jeunes successeurs qui, sous l’influence d’un retour d’aspirations poétiques, combiné avec des habitudes d’observation, sont en train, nous l’avons déjà remarqué, de reconstituer un genre de peinture, naguère conspué, mais qui répond sans doute à un besoin permanent de l’esprit puisqu’on le retrouve à presque toutes les époques de la peinture, le Paysage historique.

N’est-il pas naturel, après tout, pour un artiste, de déterminer plus nettement l’impression que lui a fait éprouver tel ou tel paysage, en y plaçant un ou plusieurs personnages, dont l’attitude corresponde à cette impression ? Que ce personnage soit réel, comme un berger de Troyon, imaginaire comme une dryade de Corot, historique comme un philosophe de Poussin, peu importe, à vrai dire. L’essentiel est que la figure augmente et fortifie, par sa présence, la sensation simple ou compliquée, pastorale ou tragique, qu’a éprouvée le peintre, à telle heure, en tel lieu et qu’il veut nous communiquer. Je chevauche donc volontiers avec le Don Quichotte de M. Demont, dans la plaine déserte, au bout de laquelle se lève la poussière d’une armée de moutons, bien que cette plaine verdâtre, dans ce ciel gris, soit plus française qu’espagnole, mais don Quichotte n’est-il pas de tous les pays et cette solitude ouverte ne se prête-t-elle pas à toutes les rêveries d’aventures ? Mon imagination flotte encore, sans peine, à la suite de l’apparition en robe blanche, la Légende qui s’envole au-dessus d’une vallée humide. Dans les deux cas, il s’agit d’ailleurs, avant tout, de paysages bien définis, bien étudiés ; l’artiste n’y a introduit une figurine que pour mieux en accentuer la signification.

D’autres fois, au contraire, c’est le peintre d’histoire qui associe, dans une large mesure, un paysage explicatif à ses personnages pour préciser leur rôle et affirmer leur caractère. Les trois Troubadours en longues robes rouges que M. Henri Martin nous montre arrêtés et s’entretenant dans une sapinière, assez mal bâtis comme ils sont, nous demeureraient indifférens si, à travers les branchages supérieurs de la haute futaie, ne glissait une nappe de lumière d’or qui transforme toute la scène. Cette lumière, pénétrant les profondeurs des bois, en fait comprendre l’étendue, la solitude, le silence, et l’on s’explique l’éblouissement qu’éprouvent, sous cette splendeur divine, les poètes aux cœurs exaltés, éblouissement qui leur permet de deviner dans cette lueur d’en haut l’essor vague et harmonieux des muses en robes blanches. L’impression est extrêmement poétique, très juste et très observée. Pourquoi, hélas ! faut-il toujours avoir à protester contre l’insuffisance avec laquelle M. Henri Martin continue à dessiner et à modeler ses figures et contre l’étrangeté mesquine de ses procédés d’exécution ? Sa façon très personnelle de concevoir les choses mériterait d’être servie par un instrument mieux conduit, et il est à craindre, s’il persiste dans cette voie, qu’il ne produise que des œuvres éphémères dont l’avenir, moins indulgent, constatera seulement les pauvretés lamentables d’exécution, sans tenir compte, comme nous le pouvons faire, des excellentes intentions.

Le sentiment du paysage se manifeste encore dans quelques autres toiles d’histoire ou de genre historique, où son intervention est des plus heureuses. Dans le Soir à Nazareth de M. Paul Leroy, où la figure de Marie est de grandeur naturelle comme celle des troubadours dans la toile de M. Henri Martin, le paysage est même presque tout. La jeune femme d’Orient qui rêve, assise, les pieds pendans, sur le parapet de sa terrasse, ne tient guère de place, en vérité, dans ce grand espace silencieux où les sommets plats des toitures en maçonneries blanchissent à perte de vue, çà et là nuancées par des ombres délicates qui tombent de leurs saillies légères ou que projettent quelques groupes de palmiers. Tout le charme de cette toile, d’ailleurs un peu trop grande, est dans le recueillement exquis de la lumière aux approches de la nuit que M. Paul Leroy a rendu avec une rare sensibilité. Le nimbe qui entoure la tête de la Vierge pourrait disparaître ; il devrait même disparaître, car il n’y a rien de particulièrement évangélique et chrétien, ni dans la figure, ni dans le paysage, qui sont tous deux très réels et très modernes, mais d’un sentiment délicat dans leur réalité. M. Paul Leroy fait partie de ce groupe d’artistes, MM. Girardot, Dinet, Point, etc., que l’amour du soleil a poussés vers l’Algérie et l’Orient et qui en ont rapporté une affection décidée pour les effets de lumière subtils violens ou extraordinaires. M. Paul Leroy est un de ceux qui apportent, dans ces recherches, le plus de goût et de sentiment. Nous trouverons ses camarades au Champ de Mars.

Cette intervention du paysage, dans les scènes de toute espèce, scènes de genre historique, scènes de mœurs rustiques ou mondaines, est si bien passée à l’état d’habitude, elle a si complètement modifié, en quelques années, notre façon de comprendre la lumière, la couleur, la peinture, que le public semble étonné lorsqu’il ne trouve pas, dans les compositions qui l’intéressent ou qui l’amusent, ce coin de verdure ou de fleur, cette fraîcheur ou cette vivacité de lumière, libre ou emprisonnée, que la jeune école lui offre presque toujours. C’est, sans doute, une des raisons qui, parmi les tableaux militaires, ont fait, dès le premier jour, remarquer et applaudir les Défenseurs de Saragosse, par M. Maurice Orange. Ce n’est pas seulement parce que la scène est présentée d’une façon pittoresque, et que l’artiste a fait preuve d’une certaine émotion dans sa manière de caractériser les Espagnols vaincus, défilant tristement, dans une longue rue, devant une haie de troupiers français, que les visiteurs se sont arrêtés ; la vivacité avec laquelle le soleil fait éclater toutes les guenilles glorieuses de ces pauvres gens dans la poussière d’un jour d’été a été pour beaucoup dans le succès. Rien de plus légitime en soi, et M. Maurice Orange n’a qu’à donner un peu plus de corps à ses figures pour être un peintre militaire très distingué. Qu’il ne dédaigne pas toutefois lui, non plus que ses confrères, les enseignemens qu’a laissés Meissonier ! Plus les figures sont nombreuses dans une composition, plus elles doivent y reprendre leur valeur par l’accentuation du caractère, la précision du geste, la vérité particulière de la physionomie. Que si les figures se rapetissent, on a le droit d’être plus exigeant encore ; c’est là surtout que l’expérience du bon dessinateur, vit et preste, devient nécessaire. Sous ce rapport, nous avons un excellent morceau, plein de mouvement et d’émotion, exécuté avec un entrain communicatif de dessinateur et de peintre, dans les Grenadiers de la garde à Essling, par M. Cormon ; l’effarement de la déroute chez les soldats de Lannes, qui viennent se jeter dans les rangs de la garde, blessés et mutilés, le sang-froid des grenadiers qui saisissent aux collets les fuyards et les repoussent derrière eux, sont vivement rendus. On remarque plus de sécheresse dans la façon dont M. Morot nous représente la Retraite de Saint-Jean-d’Acre avec Bonaparte en tête, suivi de Desaix, Lannes, Monge et de tout l’état-major, marchant à pied dans les sables de Syrie. Les figurines sont ressemblantes, d’une allure juste, mais sans tout l’accent qu’on y voudrait. Nous avons quelque peine à nous imaginer un soleil d’Orient si peu réchauffant, et des troupiers si propres, si indifférens, si réguliers dans ce désert poudreux. Les autres tableaux militaires, tels que le Kléber' à l’assaut de Saint-Jean-d’Acre, par M. Sergent, Ils n’iront pas le chercher là, par M. Boutigny, la Veille de la bataille de Craonne, par M. Roussel, ne sont que des anecdotes plus ou moins prestement rendues. M. Grolleron, cependant, a fait un effort plus intéressant dans son groupe de grandeur naturelle, les Frères d’armes étude dessinée avec soin, et le Retour de permission, par M. Neymark, est un bon morceau.

Le soleil d’Italie chez M. Alma-Tadema, et le soleil de Gaule, chez M. Rochegrosse, sont aussi des soleils tempérés. La belle clarté n’est point cependant incompatible avec l’archéologie ; M. Alma-Tadema nous l’a prouvé lui-même bien des fois, lorsqu’il asseyait ses élégantes Pompéiennes sur des bancs de marbre, devant la mer bleue. Il est vrai que la distraction à laquelle se livre, au dessert, l’empereur Héliogabale, celle d’enfouir une partie de ses convives sous une pluie de roses, est la distraction d’un triste sire, impliquant un état d’âme plus que maussade. Le misérable accomplit cette lugubre plaisanterie sans aucune joie, et le peintre ne semble pas en avoir éprouvé davantage à la peindre. Il va sans dire qu’on rencontre toujours, sous le pinceau de M. Alma-Tadema, ces fines têtes anglo-romaines dont la distinction archaïque est justement célèbre ; mais ce dilettante ingénieux a été souvent mieux inspiré. Le Pillage d’une ville gallo-romaine par les Huns de M. Rochegrosse intéresse, comme toutes les œuvres de ce jeune maître, autant par la singularité et par l’exactitude des costumes et des types que par l’habileté ingénieuse de la mise en scène. M. Rochegrosse s’est sincèrement amusé à étudier et à accentuer toutes sortes de contrastes entre ces délicats Gallo-Romains, représentans efféminés d’une civilisation vieillie et impuissante, et ces horribles cavaliers asiatiques, aux faces camardes, missionnaires de la sauvagerie ; il nous fait partager son amusement de bon lettré, sans nous effrayer outre mesure. On trouve dans cette toile des figures intéressantes et de jolis morceaux de peinture.

La lumière ne manque pas dans les deux tableaux de M. Jean-Paul Laurens, le Saint Jean Chrysostome, accusant publiquement l’impératrice Eudoxie, et la Petite de Bonchamp devant le tribunal révolutionnaire. Le premier sujet a été traité, il y a quelques années, d’une façon remarquable, par M. Wencker, qui avait réuni, au pied de la tribune où se tient l’impératrice et de la chaire dans laquelle vocifère le courageux évêque, une assistance assez nombreuse. M. Laurens a supprimé les spectateurs ; il dresse, simplement, dans l’espace vide, au premier plan, le vieux Chrysostome, debout, furieux, menaçant l’impératrice qu’on aperçoit, au fond, impassible, couverte de joyaux. C’est à probablement parler une étude de figure d’expression, plutôt qu’une composition, mais dans cette étude on retrouve la fermeté habituelle du peintre en même temps que son grand sens de l’histoire. La Petite de Bonchamp, fillette blonde, en robe rose, agenouillée, toute en lumière, sur une chaise de paille, entonne naïvement, pour remercier le tribunal révolutionnaire qui va gracier sa mère, la plus belle chanson qu’elle sache, une chanson royaliste ; c’est une des plus jolies figures qu’ait jamais peintes M. Laurens. Les attitudes étonnées et les types rébarbatifs des membres du tribunal révolutionnaire sont étudiés avec cette recherche impartiale et intelligente du type qui donne toujours du prix aux personnages de M. Laurens.

MM. Tito Lessi et Flameng ont donné aussi de la vivacité et de l’intelligence à leurs figurines, soigneusement exécutées, dans leurs toiles anecdotiques, la Visite de Milton chez Galilée à Arcetri, près Florence, et C’est lui ! Campagne de France, 1814. M. Lessi est d’une extrême habileté dans son métier ; il campe, habille, anime ses petits personnages avec une dextérité remarquable ; il fait mieux : il leur donne de l’expression et, au besoin, de la noblesse ; s’il n’y a rien de bien nouveau dans cette manière de peindre, après Meissonier et Fortuny, on constate au moins que la succession est bien recueillie. M. Flameng, moins minutieux et moins lustré, mais plus vif et plus gai, représente à nouveau, avec esprit. Napoléon s’endormant, un soir de campagne, après un maigre repas, dans une ferme champenoise, et un groupe de paysans admirant le héros harassé sous l’auréole d’une chandelle fumeuse. Ces deux tableaux, comme ceux de MM. Rochegrosse et Laurens, fourniront à la gravure des thèmes faciles et amusans.

M. Tito Lessi est un Italien. M. Sorolla-Bastida, l’auteur d’une scène de sacristie, très vivante et très bien peinte, le Baiser, est un Espagnol. Parmi les étrangers, les Belges se distinguent toujours par leur ferme attachement aux traditions de leur race, par leur goût résistant pour un réalisme expressif et pour une facture solide et décidée. Quelques-uns s’en tiennent, sans doute, de trop près, à l’imitation des anciens procédés ; tel est M. Leempoels, de Bruxelles, qui, sous des prétextes philosophiques assez peu compréhensibles, réunit dans ses deux tableaux l’Histoire de l’humanité, les Vices, un certain nombre de têtes d’expression, copiées sur le vii avec une rigueur méticuleuse et sèche qui n’est pas sans mérite, quoique assez ennuyeuse ; tel est M. Brunin, d’Anvers, un exécutant d’une conscience et d’une habileté remarquables, qui peint les orfèvreries et les tapisseries comme les meilleurs ouvriers du XVIIe siècle, mais dont l’Orfèvre et la Nature morte ont déjà l’aspect jaune et fané de tableaux antiques. Toutefois, il en est d’autres qui, suivant le génie de leur race, cherchent leurs inspirations dans un naturalisme plus simple et plus actuel. Tous ceux qui ne demandent pas à l’art uniquement des impressions aimables ont remarqué l’étrangeté poignante des deux études, l’Idiot et l’Ivrogne, par MM. Larock-Evert et Mertens. Dans les deux cas, il s’agit de pauvres diables en guenilles, assis, l’air abruti, dans une cour de briqueterie, que regardent, du coin de l’œil, sans interrompre leur travail, quelques compagnons de misère. L’observation est franche et l’exécution d’une rigueur impitoyable, mais on sent, sous cette dureté de facture, une émotion simple et vraie. Les deux peintres sont d’Anvers, se ressemblent beaucoup par la manière de procéder et semblent avoir pris leurs modèles dans le même endroit.

L’Angleterre nous envoie un tableau assez important de M. Herkomer, le peintre célèbre des Invalides de Chelsea. M. Herkomer qui, on le sait, est d’origine allemande, nous représente, dans Notre Village, une place, couverte d’arbres, dans la campagne bavaroise, avec quelques figures de paysans et de paysannes. C’est une étude consciencieuse et sérieuse, dans une note sourde et triste, dont la gravité nous peut sembler un peu pesante, mais qui n’est pas sans intérêt. La même conscience de rendu, avec une austérité voulue d’exécution, se retrouve dans une collection de portraits insulaires, l’Ordination des Anciens dans l’église nationale de l’Ecosse. C’est, au contraire, par un retour inattendu de caprice romantique que M. Frank Brangwyn, l’auteur d’un enterrement à bord très remarqué en 1891, nous affole les yeux, dans ses Boucaniers, par un tumulte pesant de couleurs éclatantes, plaquées à coups de couteau à palette, sans signification visible. Cette vaste pochade où l’indigo, le jaune et le vermillon se livrent une bataille amusante, nous prouve que le dilettantisme de M. Brangwyn est capable de se livrer aux divertissemens les plus variés. Ces exercices amusent la galerie ; peut-être vaudrait-il mieux, pour M. Brangwyn, demeurer dans la voie plus simple qu’il avait d’abord suivie. MM. Lynch et Sinibaldi ne sont pas des Anglais ; l’un est Péruvien, l’autre Parisien, mais tous deux travaillent sous l’influence anglaise des préraphaélites élégans et mondains. M. Lynch a plus d’acquit et de souplesse, sa Madeleine et son Floréal sont des figures aimables. Malgré une certaine sécheresse, quelques-unes des jeunes demoiselles, sveltes et chastes, s’avançant en troupe sur une colline, pour saluer l’Aurore, dans le tableau de M. Sinibaldi, semblent une réminiscence heureuse des dessins de Kate Greenaway.

Comme toujours, les sujets de mœurs populaires se montrent en grand nombre. Nous constatons avec plaisir qu’on renonce peu à peu à cette mode absurde qui a sévi, pendant plusieurs années, de les traiter, en figures colossales, dans d’immenses toiles vides et ennuyeuses. Pour raconter un drame de famille, un roman d’amour, une anecdote de village ou de faubourg, un cadre énorme n’est pas nécessaire. Les proportions que M. Jules Breton donne à ses toiles, par exemple, suffisent amplement pour y renfermer une scène complète. Son Chemin du pardon, entre des talus boisés, avec une jeune paysanne bretonne en costume écarlate, au premier plan, et des mendians installés à la file, est une note de voyage, charmante et vive, dont l’exactitude ravit tous les voyageurs qui ont visité la pieuse Bretagne. Il eût été inutile de faire plus grand. Dans ce genre de rusticité agréable, les toiles de MM. Brozik (la Rentrée des champs), Adan (A travers les champs), Adrien Moreau (l’Abreuvoir), Guillou (un Dimanche de procession), Jolyet (Lecture) sont de celles qu’on regarde avec plaisir. Nous devons citer encore, pour l’arrangement simple des figures et l’étude délicate de l’effet lumineux, les jolies toiles de MM. Constantin Leroux (les Crêpes en Bretagne), Paul Thomas (la Toilette des communiantes), Morisset (le Goûter), et surtout celle de M. Sautai, les Relevailles.

M. Enders, dans son banquet de paysans alsaciens portant un Toast à la France, M. Dantan, dans sa Procession, ont donné à leurs figures la grandeur naturelle ; mais ils ont agrandi en conséquence leur manière de peindre, et leurs toiles, bien remplies, présentent l’aspect de peintures murales, mates et franches. On pourrait reprocher à M. Dantan quelques mollesses dans l’exécution de ses figures habillées de blanc, d’un sentiment d’ailleurs simple et élevé. M. Enders a singulièrement et heureusement éclairci sa palette ; ses Alsaciens et Alsaciennes, peints d’une main ferme en pleine lumière, ont une gravité simple qui, par instans, avoisine le style historique. C’est plutôt par l’accent ferme du dessin que par la vigueur du coloris que Mme Demont-Breton justifie les grandes proportions données à une scène familière, le retour du marin, qu’elle intitule le Foyer ; on y retrouve les tendances élevées dont l’artiste a déjà fait preuve dans une série d’épisodes rustiques du même genre. Je m’imagine, pourtant, que sa toile eût gagné à se rapetisser, ainsi que beaucoup d’autres, notamment celle de M. Le Sidaner (l’Autel des Orphelines) où d’insaisissables fantômes bleuâtres flottent, épars, dans une buée blanche, et même les études toujours très émues de M. Geoffroy (la Prière des humbles, et un Jour de fête à l’école). Parmi les peintres qui étudient avec talent, les uns avec gravité, les autres avec esprit, les types et les mœurs populaires, nous retrouvons toujours MM. Buland (la Richesse de la France), Maroc (Au Rendez-vous des cochers) Gueldry (une Distribution de secours), dont la manière est fixée. Nous devons signaler, à côté d’eux, les études intéressantes de plusieurs artistes moins connus, une petite toile, d’impression fort triste, mais d’un art distingué, A l’Hôpital, par M. Bellery-Desfontaines, et une très franche étude, la Rue, par M. Adler.

Ce n’est pas de la peinture gaie, mais c’est de la peinture très particulière et très ressentie. Du reste, les artistes de ce groupe ont souvent les idées tournées au noir et l’on pourrait remplir une entière galerie avec les enterremens, agonies, maladies, convalescences qu’ils nous apportent. Il est vrai que la plupart de ces scènes lugubres sont surtout des prétextes à études de lumière naturelle ou artificielle, soleil, lampe, veilleuse, lanterne ou chandelle, sur des rideaux ou sur des draps. Quelques-unes cependant sont traitées avec un sentiment de tristesse, profond et communicatif, notamment la scène mortuaire, dans laquelle on voit deux femmes agenouillées près du lit d’une agonisante et, au fond de la chambre, apparaître, sous la porte, transparente et lumineuse, la figure du Christ. Ce tableau que son auteur, M. Bondoux, appelle : Je suis la Résurrection et la Vie, est non-seulement exécuté avec habileté, mais empreint d’une émotion poétique et religieuse assez rare aujourd’hui, malgré l’énorme quantité de toiles dans lesquelles s’affiche aujourd’hui un mysticisme néo-catholique, d’une qualité fort douteuse. Parmi ces peintures où les légendes chrétiennes réapparaissent, plus ou moins naïvement renouvelées et rajeunies par le dilettantisme contemporain, il en faut cependant distinguer quelques-unes ; celles, par exemple, de M. Buffet, la Tentation du Christ ; de M. Brunet, le Dernier cri du Christ ; de M. Paul-Albert Laurens, les Saintes Femmes. Nous remarquerons que, dans ces trois compositions, œuvres incomplètes, mais poétiquement conçues, d’artistes distingués, c’est encore le paysage qui est le véritable élément de rénovation.

Il faut donc en revenir à ce que nous avons déjà dit. C’est le paysage qui reste le grand attrait pour le public dans nos expositions actuelles, et tous les genres de peinture sont de plus en plus pénétrés et modifiés par ce goût dominant. Il importe donc grandement que notre école de paysagistes demeure dans la voie saine, franche, droite, où l’ont dirigée les maîtres observateurs et sincères, Jules Dupré, Théodore Rousseau, Troyon, Millet, Daubigny ; à ceux qui verront bien et qui seront de vrais artistes, le charme poétique viendra par surcroît, comme il est venu pour Corot ; mais on ne rêve bien que lorsqu’on a récolté la matière de son rêve et il faut toujours commencer par l’étude et par l’observation.

Sous ce rapport, heureusement, nous pouvons être rassurés. Le Salon des Champs-Elysées abonde en études loyales, sérieuses. On n’a qu’à se tourner presque au hasard pour en rencontrer. Si l’on aime les paysages du centre, un peu plats, mais avec de beaux ciels, en été, gais, multicolores, chaleureux, voici les Carrières-Charenton, de M. Guillemet, le Marais, de M. Yon, la Batteuse de M. Rigolot, les Sainfoins, de M. Quignon ; si vous ne détestez pas l’hiver, vous avez des effets de neige puissamment exprimés, la Ville-d’Avray, de M. Simonnet, et l’Effet de neige au coucher du soleil, de M. Hippolyte André ; s’il vous faut des verdures de printemps ou d’automne, vous avez MM. Sain, Biva, Bourgeois, puis la troupe des Francs-Comtois, MM. Isenbart, Boudot, Japy, Gros, bonnes gens, ronds et francs, parmi lesquels M. Pointelin, avec ses Côtes du Jura, si délicatement entrevues, tient une place à part, celle du rêveur. M. Nozal travaille pour ceux qui ont le goût des effets nouveaux et compliqués ; son étude des Sables près Saint-Pair est des plus curieuses et intéressantes. Aux âmes mélancoliques, ce sont deux étrangers qui parleront le mieux, M. Calderini, de Turin, avec une terrasse déserte et humide. Tristesse d’automne, et M. Denduyts, de Gand, avec un bois effeuillé et noir, les Bûcherons. Les Méridionaux, en particulier, ont joyeusement donné, et MM. Olive, Gagliardini, Allègre, Martin, Nardi, ont été rarement plus heureux. Une recrue étrangère qu’ils viennent de faire, M. Picknell, un Américain, travaillant aussi en Provence, leur fait honneur par la franchise de sa vision et la netteté de son exécution. Remarquons en outre que le plus grand nombre des bons morceaux de peinture, peints de main d’ouvrier, pouvant faire figure honorable dans des collections ou des musées, sont dus à des artistes faisant des animaux ou des natures mortes, c’est-à-dire s’exerçant dans des genres qui touchent au paysage ; tels sont, par exemple, le petit cuisinier fumant, au milieu de ses cuivres, après Besogne faite, par M. Joseph Bail, le Gras pâturage, de M. Marais, l’Appel et la Vallée du Mouzon, de M. Barillot. Parmi tous ces artistes vivant en plein air, d’une vie simple et naturelle, parmi les paysans, le nombre est grand encore de ceux qui ne se sont pas laissé entamer par les théories nébuleuses dont se troublent les esprits inquiets des citadins. C’est par les paysagistes, une seconde fois, que nous reviendra la santé.


GEORGE LAFENESTRE.