Les Salons de 1894/01

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Les Salons de 1894
Revue des Deux Mondes4e période, tome 123 (p. 650-674).
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LES SALONS DE 1894

I.
LA PEINTURE

Les deux Salons qui viennent de s’ouvrir ne sont ni pires, ni meilleurs que les précédens, peut-être même sont-ils meilleurs, parce qu’on y sent partout quelque hésitation à se laisser duper plus longtemps par le verbiage littéraire et les puériles séductions des procédés bizarres. Au Champ de Mars, il est vrai, plusieurs chefs d’école faiblissent visiblement, mais un assez grand nombre de jeunes gens, faisant effort pour sortir des déliquescences et des vapeurs, commencent à y préciser, par les vieilles et bonnes méthodes, par l’étude de la forme et des dessous, le sens de leurs recherches mieux dirigées. Aux Champs-Elysées, les maîtres de la génération précédente se tiennent, presque tous, debout et fermes, prêchant d’exemple et sonnant le rappel, et, autour d’eux, se rassurent, de plus en plus, les bien intentionnés ; et, si l’on y remarque, plus que là-bas, des études sèches et laborieuses, d’une tournure banale et scolaire, on y constate aussi le fruit de ces études dans la variété, dans la simplicité, parfois dans la portée d’un certain nombre d’œuvres consciencieusement achevées ; c’est, d’ailleurs, aux Champs-Elysées que semblent se réfugier, sauf exception, avec l’art historique et monumental, le goût des compositions réfléchies et le souci de la bonne exécution. Les promenades, dans les deux endroits, ne sont donc point fâcheuses pour quelqu’un qui s’intéresse à toutes ces recherches amusantes de l’expression par la couleur, la lumière et la forme qui sont la raison même et le fond de ce grand art, si varié et si indéfinissable, de la peinture ; car, ce qui manque à nos contemporains, nous le savons, ce n’est ni l’activité des yeux, ni celle de la main. Jamais peut-être l’imagination n’a été plus libre qu’aujourd’hui, ni plus ouverte à toutes les sensations que peuvent donner la vie et la nature, ni plus prompte à se répandre sur des objets plus divers ; jamais non plus l’habileté technique ne s’est trouvée mise, d’un seul coup, par une extension peut-être excessive de l’enseignement, à la portée d’un plus grand nombre. Que faudrait-il donc pour qu’il sortît, de cette agitation confuse, une école durable et des œuvres définitives ? Il y faudrait, nous ne cesserons de le dire, chez les artistes, des convictions plus fermes et plus d’énergie laborieuse ; dans les œuvres, une réflexion plus attentive et une conscience plus soutenue. Presque toute cette virtuosité n’est qu’apparence, presque toute cette intelligence reste en l’air, faute de travail, de méditation, d’approfondissement. Notre légèreté aimable et vaniteuse, là comme ailleurs, nous expose à des mécomptes fréquens et à des désillusions amères. Si rémunération des agréables esquisses d’une habileté courante et superficielle pourrait être assez longue, celle des ouvrages sérieux et complets, d’une valeur certaine et durable, serait par malheur assez brève ; il n’y a cependant que ceux-là qui comptent soit pour l’influence d’une école, soit pour la gloire d’un artiste.


I

Quel que soit le sujet choisi par un peintre, ce sujet entraîne pour lui d’inévitables obligations. La première est celle de le présenter logiquement et raisonnablement suivant le but qu’il se propose, la place qu’il lui destine, l’époque et le milieu où il se place. Brosser des trognes de chiffonniers et des haillons de mendians avec la même tendresse que des visages satinés de mondaines et des toilettes parisiennes ; faire cheminer, dans un plafond ouvert, la tête en bas, des citoyens obèses et pesans, vêtus de noir, comme une menace trop réelle suspendue au-dessus de nos têtes ; affubler indifféremment, dans une scène historique, les anciens d’oripeaux modernes ou les modernes d’accessoires antiques, ce sont là des erreurs et des mensonges que l’impertinence des uns et l’ignorance des autres nous ont, il est vrai, accoutumés à tolérer, mais qui n’en restent pas moins condamnables et détestables ; on peut même voir, dans cette indifférence intellectuelle, l’une des causes les plus certaines de l’insignifiance ou de l’absurdité de tant de compositions, comme de l’impuissance générale à renouveler le vieux fonds des sujets, sacrés et profanes, toujours les mêmes, toujours rapetassés et ressassés, jusqu’à l’énervement, depuis quatre siècles. La seconde obligation que contracte le peintre, en tant que peintre, ouvrier, homme de métier, c’est de tirer de ce sujet tout le parti matériel qu’il comporte, soit par l’accentuation ou la souplesse des formes, soit par l’accord éclatant ou délicat des colorations, soit par l’intensité ou les finesses de la lumière. Les grands maîtres, en de rares chefs-d’œuvre, nous donnent tout à la fois ; on ne peut exiger autant de tout le monde ; ce qu’on peut, néanmoins, demander au plus humble artiste, c’est d’aller jusqu’au bout dans la voie choisie, de nous dire sérieusement, sincèrement, entièrement, même dans une esquisse, même dans une étude, tout ce qu’il a senti, vu, et voulu à ce propos.

On doit donc savoir aujourd’hui grand gré aux artistes qui, parmi le désarroi des volontés flottantes et lâches, affirment avec énergie leurs convictions, quelles qu’elles soient, convictions d’ouvriers, de chercheurs, de poètes ou de penseurs, soit par quelque travail de longue haleine comme la suite des compositions évangéliques de M. James Tissot (Champ de Mars), soit par quelque morceau de tenue solide ou même simplement de bravoure énergique, comme le Triomphe de l’Art, par M. Bonnat, les Victimes du Devoir, par M. Détaille, la Main-chaude, par M. Roybet (Champs-Elysées), soit même par quelque simple étude ou impression, mais approfondie et caressée, de figure ou de nature, tels que la Lavandara de M. Hébert et la Soirée d’automne, de M. Harpignies (Champs-Elysées), le Christ à Gethsémani et la Marchande de Cierges de M. Dagnan-Bouveret (Champ de Mars). De tels morceaux, même restreints, valent mieux pour la renommée de l’école française et pour la satisfaction des visiteurs que des fourmilières de pochades tapotées à l’aventure, ou des lieues carrées de toiles grises, vaguement teintées par quelques apparitions confuses. Ces ouvrages ne sont pas les seuls qui commandent l’attention, et nous devrons, à leur entour, signaler bien d’autres tentatives estimables ; mais, comme il se trouve que ces ouvrages appartiennent aux diverses catégories de peinture qu’on regarde, ce seront autant d’occasions pour nous d’examiner où en sont et ce que peuvent devenir aujourd’hui, entre les mains des peintres, les traditions chrétiennes et païennes, la poésie de l’histoire et celle de la vie contemporaine, l’intelligence de la figure humaine et celle de la nature extérieure.

I

La série des 423 peintures, aquarelles, dessins, études que M. James Tissot a consacrés à la Vie de N.-S. Jésus-Christ, dans deux salles du Champ de Mars, est dominée par un tableau significatif. C’est le seul que l’artiste ait jugé à propos de peindre à l’huile et de peindre en grand ; c’est, en effet, le frontispice parlant de son œuvre. Deux misérables, homme et femme, vieux, infirmes, dépenaillés, succombant sous le poids de toutes les douleurs humaines, à bout de forces, désespérés, s’abritent, se serrant l’un contre l’autre, parmi des ruines. « Ruines récentes », nous dit l’artiste, qui précise ainsi sa pensée, ruines de la civilisation moderne qui s’est fiée vainement à la science et à la liberté pour la conduire au bonheur et à la justice, et qui se sent périr, dans des convulsions d’envies et de haines, faute d’une foi morale et d’une haute espérance. « Mon Dieu, mon Dieu, » gémissent-ils, dans leurs plaintes. Et le peintre a fait asseoir, près d’eux, souffrant comme eux, meurtri comme eux, doucement, silencieusement, un compagnon, un frère, celui qu’ils appellent, le Dieu ! « Une chaleur se dégage de ce voisinage divin, dit l’artiste, ils se réconfortent, prennent courage en écoutant les voix intérieures. » M. James Tissot a sans doute brossé des morceaux de peinture plus nets et plus clairs ; il n’en a pas exécuté de mieux sentis, ni plus profondément. Lui aussi, il a été pris de cette grande pitié pour les misères incurables de l’humanité qui serait la dernière vertu de notre décadence et pourrait être notre salut si elle devenait suffisamment active et effective ; c’est avec cette grande pitié qu’il est parti pour la Palestine, pour y suivre, pas à pas, dans les sentiers pierreux et sous les pâles oliviers, parmi ces Syriens dont le temps n’a changé ni les types, ni les mœurs, les traces de leur aîné glorieux, de celui qui, le premier, éprouva si ardemment cette salutaire pitié et la sut si puissamment répandre, en la fortifiant d’ineffables espérances et de consolations infinies, que lui-même se put croire et que le monde dut le croire un Dieu.

M. James Tissot a recommencé en peintre le pèlerinage extasié que Renan avait accompli on historien. D’autres l’avaient précédé dans cette voie. Depuis Decamps et Rida, bien des peintres ont reconnu, de temps à autre, dans les Syriens d’aujourd’hui, les patriarches et les prophètes d’autrefois. Quelques bons tableaux ou illustrations, d’une observation curieuse, le plus souvent épisodiques, parfois un peu factices et froids, sont sortis de cette école. Aucun artiste n’avait entrepris, avec une longue résolution, de pousser l’idée à fond et de ressusciter sur place, d’un bout à l’autre, depuis l’Annonciation jusqu’à la Pentecôte, la légende évangélique, en oubliant toutes les traditions antérieures, afin de lui rendre, par l’exactitude des lieux et des acteurs, une vraisemblance plus saisissante et plus immédiate. Depuis les pieux et hardis naturalistes du XVe siècle, depuis Fra Beato Angelico et Jehan Foucquet, c’est la plus libre et la plus complète tentative qu’on ait faite pour rajeunir et humaniser l’iconographie chrétienne. On nous assure que M. James Tissot a entrepris ce redoutable travail avec la même foi que ses illustres prédécesseurs. C’est tant mieux pour lui et pour son œuvre. La gravité convaincue qu’on y respire partout double la valeur des pages bien réussies et force, dans les passages moins heureux, l’indulgence et la sympathie des plus indifférens.

Les 270 compositions déjà faites d’après les quatre Evangiles (M. Tissot nous en promet 650) n’offrent pas, cela va sans dire, un égal intérêt. Il y aurait lieu de les prendre en détail, en relisant les textes, de les comparer avec les interprétations antérieures (et la comparaison serait bien des fois à l’honneur de l’enlumineur contemporain), mais c’est une étude trop longue et trop grave pour être entreprise ici, et qu’il faut réserver pour le jour où M. Tissot aura tout fini. Ce qui frappe, à première vue, dans l’ensemble exposé, c’est que l’artiste, avec un sentiment très varié de l’arrangement pittoresque, est plus narratif que lyrique, plus idyllique que tragique. Comme Renan, c’est par l’Enfance du Christ, la Prédication, les Paraboles, la Semaine Sainte, tout ce qui est plus à notre portée, plus familier et plus humain, qu’il a été le plus vivement ému. Quand il nous montre, dans un milieu oriental, avec des costumes orientaux, l’Épreuve des Prétendans, les Fiançailles de la Vierge, l’Anxiété de Saint Joseph, l’Adoration des Bergers, nous sommes vraiment ravis, non pas seulement de la nouveauté du décor et de l’arrangement, mais surtout de la vraisemblance expressive des figures dans leurs attitudes et dans leurs physionomies. Chaque fois que la scène se passe en plein air ou avec quelque fond de campagne entrevu à travers une voûte ou une lucarne, le paysage, un paysage réel, étudié sur place avec une rare conscience (le peintre tient à nous en fournir les preuves par une quantité de croquis annexés), devient, comme chez les divins Quattrocentisti de Florence et de Bruges, un complément lumineux dont l’intervention est décisive. Les Rois Mages en voyage, l’Enfance de Saint Jean-Baptiste, la Tentation dans le désert, Jésus sur le pinacle du Temple, les Vocations de Saint Pierre, de Saint André, de Saint Jacques, de Saint Jean, la Samaritaine à la Fontaine, et bien d’autres développent des fonds charmans ou grandioses, d’un effet délicieux dans leurs petites dimensions, et, comme chez les Quattrocentisti, les personnages, loin de s’y perdre, en sont raffermis et ennoblis, dans la vivacité parlante de leurs allures. L’observation, si bienveillante et tendre de M. Tissot lorsqu’il l’applique aux enfans et aux femmes, devient plus profonde et plus haute lorsqu’il l’applique aux hommes. Ses études sur le vif, pour les Apôtres, sont particulièrement remarquables. Il ne craint pas, au besoin, la malignité et la satire : la populace de Jérusalem, hurlant, des palmes à la main, les Tartufes du Temple et toute la canaille acclamant Barrabas, sans parler des Bridoisons officiels et des Pandores romains, sont présentés avec une ironie grave qui ne détonne pas dans l’ensemble dramatique. Comme nous l’avons dit, c’est dans les dernières scènes, celles de la Passion et du Calvaire, que M. James Tissot s’est le moins complètement soustrait à la tyrannie des réminiscences. Quelque effort qu’il fasse (il en fait souvent là encore de très heureux ! ) il n’y peut oublier toujours, surtout dans les gestes et les expressions de la grande victime, comment ses puissans devanciers, Mantegna, Michel-Ange et d’autres, ont déjà réalisé ce type de l’Homme-Dieu. Comment serions-nous surpris qu’un peintre du XIXe siècle, dans un temps de dilettantisme sceptique, ne soit pas arrivé à modifier l’idéal d’un Dieu précisé par de pareils génies, en des siècles de foi ? C’est pour nous déjà un sujet suffisant d’étonnement et d’admiration que, par la seule force de l’observation juste et de l’émotion sincère, il ait modifié autour de lui tout le reste !

Quel que soit le parti qu’on prenne vis-à-vis des légendes religieuses, qu’on les aborde en homme de foi avec une entière soumission aux formules orthodoxes, ou qu’on les interprète en poète et en philosophe avec toute liberté, il n’est point permis de le faire sans respect et sans émotion. Nous voulons donc penser que tous les peintres, assez nombreux, qui, en ce moment, se reprennent à des sujets chrétiens, obéissent à leurs propres tendances et ne se conforment pas seulement à une mode. Cependant, soit qu’ils s’y trouvent insuffisamment préparés par leurs travaux habituels, soit qu’ils se trompent eux-mêmes sur l’intensité et la fermeté de leurs sentimens, la plupart n’aboutissent qu’à des conceptions assez banales et d’une médiocre portée. Les libertés qu’ils prennent en fait de costumes et de types, à l’exemple des Quattrocentisti et de Rembrandt, ne suffisent pas toujours à leur donner le sens de l’observation naïve et pénétrante non plus que celui d’une commisération profonde et communicative, et comme, chez beaucoup d’entre eux, le métier est encore incertain ou insuffisant, ils en sont, le plus souvent, pour leurs frais de fausse naïveté sans nous faire illusion un instant par la puissance ou la séduction d’une extraordinaire virtuosité.

Au Champ de Mars même, autour de M. James Tissot, on pourrait trouver des exemples de ces tentatives avortées. Il faut faire exception pour le Christ à Gethsémani de M. Dagnan-Bouveret. Ce n’est qu’une figure, plus petite que nature, presque tout enveloppée d’ombre, mais d’une physionomie singulièrement expressive et sous laquelle l’artiste a pu justement écrire les paroles désespérées du Fils de l’Homme : « Mon âme est triste jusqu’à la mort. » M. Dagnan-Bouveret, un des rares peintres qui analysent à fond le visage humain, en cherchant, sous les apparences superficielles, le dessous atavique, moral et intellectuel, a su imprimer à ce visage du Christ, avec sa simplicité et son attention ordinaires, une pitié vraiment profonde et navrée. La facture s’est ressentie de cette émotion, elle est plus ferme et plus vibrante. Le Christ à Gethsémani de M. Tissot, d’une attitude plus tragique dans un décor pittoresque, ne nous donne pas, on doit le reconnaître, une impression si vive ni si pénétrante.

La foule se presse, comme d’habitude, autour de la nouvelle fantaisie pseudo-évangélique de M. Jean Béraud, le Chemin de la Croix. Sur la pente rude du Calvaire, ou plutôt de Montmartre, le Christ traditionnel, celui que nous voyons sur tous les tableaux des stations, dans sa robe rouge, marche péniblement sous la grande croix qu’il porte ; derrière lui gesticulent et vocifèrent quelques juifs en paletots et vestons, avec les plus hideuses trognes qui puissent sortir des bas-fonds de l’usure et du colportage, suivis par d’autres groupes d’Israélites mondains et cossus. Sur le devant, une vieille femme en noir, la Misère, excite un ouvrier en chemise à jeter des pierres au condamné. A droite, agenouillés, levant vers lui les mains, se tiennent, au contraire, tous les souffrans ou tous les innocens qui attendent et appellent le Messie consolateur, le vieillard, le soldat, la mère, la fiancée, l’agonisant soutenu par le prêtre, l’enfant présenté par la sœur de charité. Le sujet est exposé avec clarté, les figures sont exécutées avec exactitude et soin, mais tout cela ne suffit pas à faire d’une scène bourgeoisement mélodramatique une allégorie synthétique, passionnée, émouvante. Le style est trop petit, le dessin trop mince, la couleur trop froide pour que tous ces personnages vulgaires ou répugnans soient transformés en types durables. C’est le Dies iræ joué sur un flageolet. M. Béraud a trop d’esprit pour s’emporter à la violente satire, il est trop Parisien pour ne pas être sceptique, et ce léger persiflage n’a rien qui ressemble, en vérité, à une explosion de fanatisme antisémitique.

La Dernière heure du Christ, par M. Carolus Duran, n’affecte aucune prétention à moderniser la tragédie du Calvaire. C’est une vive et rapide esquisse, une chaude vision de coloriste, dans laquelle sa virtuosité agite, avec sa prestesse habituelle, une multitude de figurines et d’étoiles brillantes dans un décor somptueux. En général, d’ailleurs, on n’aborde pas des scènes aussi compliquées. Les épisodes de l’Evangile les plus simplement humains, la Fuite en Égypte, le Bon Samaritain, sont ceux qui attirent les néo-chrétiens du naturalisme comme les plus faciles à transplanter. Neuf fois sur dix, ce ne sont plus que des titres généraux s’appliquant à des scènes fréquentes de la vie commune ; une auréole par-ci par-là, jetée autour d’une tête vulgaire, ne suffit pas à la diviniser, et nous n’avons à estimer dans ces peintures, comme dans leurs congénères moins bien titrées, que la sensibilité et la science avec lesquelles elles sont traitées. Dans M. de Uhde, c’est un charpentier allemand, chassé sans doute par la misère ou quelque persécution religieuse, qui s’éloigne, à la brune, avec sa femme et son enfant, d’un village maudit dont les lumières s’éteignent au fond de la plaine. Saison rude et triste, nuages menaçans, route incertaine et glissante parmi les fondrières. La mère, tremblante, s’appuie tendrement contre son protecteur, et l’on se sent pris de compassion pour ce couple de prolétaires misérable et résigné. Fuite en Égypte ou fuite en Suisse, c’est tout un. M. de Uhde apporte toujours une émotion particulière dans les adaptations de ce genre. Pourquoi faut-il que sa peinture, obstinément pâteuse et confuse depuis quelques années, compromette quelquefois par une obscurité pesante des visions si sincèrement émues ? Il y a encore un bien grand sens de la bonhomie campagnarde dans l’allure des deux paysans, les Pèlerins, vus de dos, qui accompagnent si respectueusement, à travers les champs en fleurs, le Christ en robe blanche. Ce sont des pèlerins bavarois, le village qu’ils cherchent est Emmaüsdorf ; mais le sentiment biblique les transforme, et cette peinture plébéienne est vraiment de la peinture religieuse.

Il s’en faut de peu que le Jésus guérissant les malades par M. Lucien Simon et le Bon Samaritain par M. René Ménard ne soient d’excellens exemples en ce genre ; il s’en faut de quoi ? D’un peu plus de clarté et de décision dans la facture. L’émotion y est franche et vraie, la disposition moderne et heureuse. Chez M. Simon, la scène se passe au bord de la mer. Les infirmes, de pauvres pêcheurs, attendent sur la plage, les uns sur des brancards, les autres soutenus par leurs camarades, et la douce silhouette du Christ guérisseur, blanchissant sur le ciel d’un gris fluide et tendre, semble un prolongement de la grande lueur lunaire qui descend d’en haut et pacifie les eaux. La conception est d’un poète et d’un peintre. Et ce qui manque de décision et de mouvement dans les figures, M. Lucien Simon n’est pas incapable de le donner, si nous nous en rapportons aux études, trop sommaires, mais d’un beau jet de sentiment et de coloris : dont il accompagne cet essai de tableau. Le portrait d’une jeune mère embrassant son enfant sous ce titre significatif : les Miens, est notamment un ouvrage très ressenti pour le geste, l’expression, l’exécution, avec une simplicité qui n’est point du tout commune. Dans le Bon Samaritain de M. René Ménard, qui ramasse son blessé, le soir, près d’une ferme en Brie, avec l’aide de quelques campagnards, les formes sont plus flottantes encore, les indications beaucoup trop incertaines, mais l’impression est sincère et grave. M. Ménard se prépare du reste aussi à réaliser, dans l’avenir, plus complètement ses rêves poétiques par des études consciencieuses de la figure humaine ; nous le retrouverons, parmi les portraitistes d’avenir, avec l’image très finement et scrupuleusement analysée, de son oncle, l’helléniste poète et philosophe, M. Louis Ménard, et celle de sa mère, une œuvre très simple, libre et émue, un des bons portraits du Champ de Mars.

M. Adolphe Binet, qui répand dans tous les sens un esprit d’observation assez vif et fin, que nous avons vu, des années précédentes, s’enhardir, non sans succès, aux compositions militaires, aborde, cette année, la légende sacrée. Ni son étrange Tentation de saint Antoine, où les nudités les plus effrontées gambadent, en des attitudes remarquablement lubriques ou théâtralement sanglantes, autour de l’ermite effaré, ni même son Bon Samaritain, qui nous montre un ouvrier blessé rapporté par des passans sur un quai de la banlieue parisienne, ne nous prouvent, à vrai dire, que pour se mesurer avec des sujets religieux M. Binet se soit suffisamment imprégné d’esprit religieux. Dans le Bon Samaritain, bien étudié, proprement et soigneusement peint, nous retrouvons cette même faculté d’analyse, vis-à-vis des réalités communes, qui donne leur valeur relative aux études environnantes, le Pêcheur à la ligne, les Confidences. L’analyse de M. Binet, comme celle de toute cette école patiente et minutieuse, un peu terre à terre et bourgeoise, qui se rattache, par sa précision, à l’art photographique, a plus de justesse que de chaleur, plus d’esprit que de profondeur, plus de patience que d’émotion, et le grand souffle de l’Evangile n’a pas suffi à passionner ce dilettantisme éclectique et cette virtuosité placide. On ressent bien plus de tendresse, de pitié, de chaleur dans les simples études de prolétaires, ouvriers, mères, nourrices, que M. Roll a faites d’après nature, ce semble, et dont l’une même, la plus touchante et la plus poignante, s’intitule Exode. C’est la même pensée que chez M. Uhde, et la sincérité de l’affection et des angoisses partagées respire dans les attitudes comme dans les expressions du couple en fuite. Malheureusement, M. Roll, qui s’entend cependant à mettre une figure à son point, s’est contenté le plus souvent d’indications sommaires et assez confuses, et ce sont là des intentions d’excellens tableaux plutôt que des tableaux.

Aux Champs-Elysées aussi, on remarque quelques artistes religieux et bon nombre de peintres donnant dans la religion : ce sont parfois ceux-là mêmes qui pratiquaient hier le réalisme démocratique et tomberont demain dans le mysticisme moyenâgeux, si cette nouvelle forme du dilettantisme ennuyé et inquiet de nos contemporains devenait, à son tour, la mode pour les nigauds et les marchands. On ne peut, à vrai dire, demander aux peintres plus de convictions stables et de foi solide que n’en ont, de notre temps, les hommes d’Etat, les philosophes, les écrivains, dont c’est pourtant le métier de penser. Peut-être même leur meilleur privilège, quelques-uns diraient leur utilité sociale, est-il pour eux, comme pour la plupart des poètes et des musiciens, cette faculté de refléter, presque inconsciemment, les tergiversations morales et intellectuelles de la société qui les inspire, comme ils reflètent les aspects variés et changeans de l’univers qui les éblouit et les passionne. Pourvu qu’ils aient la sincérité du moment, ne leur en demandons pas davantage ; souvenons-nous que Pérugin, le fournisseur attitré des dévotions italiennes, l’admirable créateur de tant de saints extasiés, ne put jamais, au dire des contemporains, faire entrer dans sa cervelle de pierre l’idée de l’immortalité de l’âme, et souvenons-nous que l’auteur de la Cène exemplaire et définitive, le grand Léonard de Vinci, fut un des penseurs les plus libres que la Renaissance ait connus, libre au point de tout comprendre et de tout exprimer.

Les grandes toiles de M. Douillard et de M. Monchablon, Mater Dei et Venite adoremus, destinées à remplir dans les absides de quelques chapelles le rôle complémentaire que le moyen âge réservait justement à des décorations plus solides, la mosaïque ou la fresque, témoignent d’une fidélité consciencieuse à la tradition. La Vierge de M. Douillard est d’un caractère assez noble, et la disposition, sur deux rangs, d’une troupe fort nombreuse d’anges vêtus de blanc sur fond doré, dans la composition de M. Monchablon, n’y semble monotone qu’à cause de la monotonie d’un type aimable et doucereux trop également répété. On sait quel parti ont tiré de ces ordonnances symétriques les délicieux naturalistes du XVe siècle, Filippo Lippi, Benozzo Gozzoli, Memling et même les peintres décorateurs du XVIe et du XVIIe siècle. Rien n’empêche un moderne de rajeunir les types les plus vieillis par les mêmes moyens qu’eux, mais il y faut les qualités qu’ils possédèrent, ou le sens profond et délicat des variétés infinies de la physionomie humaine, ou le maniement puissant et personnel des grandes formes typiques.

Il n’en est pas moins vrai qu’il y a toujours quelque mérite à entreprendre et à mener presque à bien de si vastes tâches auxquelles leur éducation superficielle et l’indifférence du public préparent aujourd’hui si mal les artistes. Dans une toile restreinte, sans placement déterminé, n’ayant à subir aucune condition d’entourage architectural ou de milieu moral, le dilettantisme mystique se trouve, naturellement, plus à l’aise. A vrai dire, le plus souvent, il ne prend le sujet sacré que comme un prétexte à quelque effet pittoresque, plastique, lumineux, et ce serait peine perdue d’y chercher un accent de ferveur ou d’enthousiasme. Le Saint Jean-Baptiste de M. Trigoulel, dont la tête rayonnante, tombée à terre, illumine le sombre cachot, le Saint Paul l’Ermite, de M. Surand, dont le blanc cadavre est allongé devant la fosse que lui ont creusée les lions, le Saint Denis, de M. Krug, présentant lui-même à l’assistance sa tête coupée, ne sont pas des compositions sans mérite. Toutes les trois prouvent même chez leurs auteurs de véritables efforts pour l’exécution éclatante ou ferme du morceau, et, par le temps qui court, c’est bien quelque chose ; mais la science y tient plus de place que l’émotion. C’était un bien beau sujet que Saint François d’Assise, poussant la charrue sur les pentes du mont Alverna, et chantant, à gorge déployée, cet admirable Cantique du Soleil, le premier salut de la Renaissance à la nature retrouvée et adorée ; et M. Chartran a eu le sentiment de ce qu’on en pouvait tirer. Les grands bœufs, précédés par le vol des corbeaux, halètent laborieusement sous la grande lumière, et le pieux ascète, émacié et efflanqué jusqu’à la transparence, pousse le soc avec conviction. Avec plus d’accent dans le type du saint et plus de fermeté dans l’exécution, c’eût été un excellent morceau. A son retour de Rome, M. Luc Olivier-Merson avait traité un sujet identique dans son Saint Isidore. C’était d’une clarté charmante, d’une fraîcheur et d’une vivacité vraiment légendaires. Le Saint François de M. Chartran ne fera pas oublier le Saint Isidore de M. Merson.

Dans le Saint Isidore, si nous ne nous trompons, un bon ange, un bel ange, tout blanc, avec des ailes blanches, se présentait sur le sillon pour encourager le laboureur. Nos contemporains ont beaucoup de goût pour ces collaborateurs célestes qui, dans la Légende Dorée, viennent toujours si à propos aider les solitaires dans leurs grosses ou petites besognes. Ces seigneurs d’en haut ne sont pas fiers, d’ailleurs, et, pourvu qu’ils soient chez des moines, ils travaillent à l’office, à la cuisine, au jardin, aussi bien que dans la chapelle ou au cloître. Chez M. de Richemont, ils sont deux qui se présentent juste à point dans le réfectoire de Sainte-Sabine au moment où saint Dominique, assis au milieu de ses moines affamés, vient de constater l’insuffisance des comestibles : l’un apporte sur un plateau de gros pains bis qu’illumine une auréole appétissante ; l’autre puise dans une cruche de l’eau qui, l’on peut l’espérer, va se changer en vin d’excellent cru. Sur le gradin de son chef-d’œuvre au Louvre, le Couronnement de la Vierge, Fra Giovanni da Fiesole a raconté le même épisode avec son exquise et pieuse candeur. Murillo lui a donné une mise en scène plus substantielle et grossière dans la Cuisine des Anges. M. de Richemont, qui préfère l’Angelico, mais qui l’aime trop pour ne pas le savoir inimitable, a traité la chose, comme c’était son droit, dans un goût plus pittoresque et plus moderne. La table des moines, reculée à l’arrière-plan, ne nous les montre pas tous avec des visages aussi nobles ni avec des gestes aussi extatiques dans l’inquiétude ou la surprise ; la place la plus importante, sur le premier plan, est laissée aux deux beaux anges. Cela a été de nouveau, pour M. de Richemont, l’occasion de développer une de ses symphonies en notes blanches auxquelles il se complaît. L’ensemble est d’une distinction agréable, et qui gagnerait encore si les figures, de dimensions un peu grandes, étaient exécutées avec une fermeté proportionnée. M. de Richemont, dans ses premières œuvres, a montré qu’il savait peindre le morceau avec éclat et virilité ; les recherches, souvent heureuses, qu’il a faites depuis dans le sens des grandes distributions lumineuses et des harmonies finement nuancées n’en seront que mieux appréciées lorsqu’il les affirmera avec plus de décision. L’ange sommelier de M. de Richemont devient chez M. Paupion un ange jardinier accourant, les arrosoirs en main, au secours du bon Saint Fiacre, tout suant et tout haletant, sous un soleil violent, entre ses carrés de légumes desséchés. L’effet de lumière est vif et juste ; les deux figures, naturelles et familières, sans prétention.

Une des meilleures figures dans ce genre est le Fra Angelico de M. Paul-Hippolyte Flandrin, agenouillé, la tête dans ses mains, en prière et on extase, sur un échafaudage, dans un couloir du couvent de Saint-Marc, devant sa fresque commencée. C’est la mise en scène des paroles de Vasari : « On raconte qu’il ne se mettait jamais à l’œuvre sans avoir d’abord fait oraison ; il ne peignait jamais un crucifix sans verser des larmes. » L’attitude, l’expression, le plissement de la robe blanche, sont rendus avec une émotion sincère et simple qui n’est pas sans grandeur. Tandis que le pieux artiste est abîmé dans sa méditation, trois Anges, sur la pointe du pied, se tiennent sur le seuil de la porte, le regardant avec vénération et curiosité. L’idée est bien florentine et d’un homme qui a vécu avec Lippi et Botticelli ; il eût suffi d’un peu plus d’accent dans la physionomie et dans les allures de ces sourians adolescens pour que l’œuvre fût excellente ; on y respire, en tous cas, une sincérité, dans la délicatesse, et quelque timidité respectueuse qui a bien son charme.

M. Brangwyn, de Bruges, mais habitant à Londres, et très anglicanisé est un praticien plus robuste et plus audacieux que M. Flandrin. La passion pour les placages de couleurs violentes ou intenses semble être sa passion dominante. Il ne faut donc pas chercher dans son adaptation de la légende des Rois mages, qu’il intitule l’Or, l’Encens et la Myrrhe, une manifestation tendre ou vive du sentiment technique, pas même du sentiment humain. La Vierge, qu’il assied, à la chute du jour, son enfant dans les bras, devant la porte d’un enclos d’Orient, est banale et insignifiante ; mais les trois Arabes qui viennent apporter leurs présens, et qu’on voit seulement de dos, fermement drapés dans leurs burnous rayés, ont des attitudes si graves et si recueillies, l’harmonie sourde et grise qui les enveloppe dégage tant de calme et d’apaisement, qu’on se surprend à rester, comme eux, en contemplation, devant cette mère et cet enfant. La légende de Saint Joseph demandant asile pour la Vierge a été représentée avec tendresse et d’une façon pittoresque par M. Guy Rose, un Américain. Une Fuite en Égypte, par M. Besques, est agréablement présentée. Ce sont des toiles anecdotiques et de petites dimensions. Dans une toile de grande dimension, le Dernier des jours du Christ, malgré une disposition ingénieuse et une certaine énergie de dessinateur et de coloriste, M. Capdevieille n’arrive pas à nous faire oublier la Cène traditionnelle.


II

A l’époque, bien récente encore, où la critique courante n’avait de coups d’encensoir que pour les manifestations les plus brutales d’un réalisme grossier et superficiel, il n’était pas difficile de prévoir une réaction prochaine en faveur de l’imagination. Nous n’avons jamais, quant à nous, on le sait, cessé de l’annoncer, et de la désirer, tout en répétant, d’ailleurs, que ce ne devait point être une révolution, mais une transformation ; car si un art qui se borne à l’exacte copie des choses est un art incomplet, sans action et sans charme, un art qui n’aurait point à son service la vraisemblance nécessaire des apparences et se contenterait d’intentions intellectuelles et morales serait bien plus encore un art mort-né et impuissant.

Est-ce dans l’intelligence, plus attentive et plus libre, des chefs-d’œuvre de l’antiquité, du moyen âge et de la renaissance ; est-ce dans le commerce, plus fréquent et plus assidu, des littératures ancienne et moderne ; est-ce seulement dans l’interprétation, plus personnelle et plus émue, des phénomènes naturels, que les peintres trouveront les élémens d’une rénovation dont ils ont le désir et l’espérance ? Un peu partout, probablement, suivant le tempérament de chacun et suivant ses habitudes d’esprit. Prétendre interdire telle ou telle direction ou prétendre indiquer une voie unique dans l’état compliqué d’une civilisation formée de tant d’apports divers nous semble une pensée chimérique. N’y aura-t-il pas toujours chez nous des chrétiens et des païens, des mondains et des simples, des sensuels et des mystiques, des lettrés et des ignorans, et chacun ne demandera-t-il pas toujours aux artistes de lui donner quelque chose qui corresponde à ses goûts ? Le pêle-mêle des Salons n’est qu’un reflet du pêle-mêle social. Tout au plus verra-t-on de temps en temps, comme on l’a déjà vu, la mode osciller d’un côté ou de l’autre, sans arriver heureusement à établir sa domination absolue. Delacroix n’a pas tué Ingres, Corot vit près de Courbet, Manet n’a pas enterré Meissonier. Qui songe à s’en plaindre ?

C’est l’art décoratif proprement dit, l’art de peindre des murailles, des voûtes, des plafonds qui se trouve, à cet égard, dans la situation la plus embarrassante. On avait cru simplifier la chose en lui conseillant de s’en tenir à des qualités purement négatives. La décoloration des teintes, l’atténuation des formes, la suppression du mouvement, ont paru d’excellens moyens pour faciliter des unions de convenance entre la peinture et l’architecture. Ce prudent système, entre les mains d’un artiste supérieur, M. Puvis de Chavannes, — à la Sorbonne, à Amiens et ailleurs, — a produit tout ce qu’il pouvait donner ; on a vite compris qu’il serait insuffisant dans des milieux plus colorés ou plus agités qu’une salle de cours ou un escalier de musée. Tous les imitateurs de M. Puvis de Chavannes se sont chargés d’en faire la preuve. On peut même craindre, en regardant le dernier ensemble du maître au Champ de Mars, l’Escalier du Préfet à l’Hôtel de Ville, où se retrouvent pourtant, dans les nobles figures allégoriques des voussures, ses anciennes et belles qualités, que lui-même ne soit allé jusqu’aux extrêmes limites du possible dans la simplification et la généralisation. On pourra toujours regretter qu’il n’ait pas caractérisé d’une façon plus nette, plus française, plus moderne, non seulement la personnalité si extraordinaire et si colorée de Victor Hugo, mais les individualités mêmes de toutes les images symboliques qui l’entourent.

Aux Champs-Elysées, d’autre part, il est bien sûr que l’allégorie choisie par M. Bonnat pour représenter dans un plafond de l’Hôtel de Ville le Triomphe de l’Art, ne saurait prétendre à plus de nouveauté et que, d’ailleurs elle n’y prétend pas. C’est donc toujours le Phébus inévitable, l’Apollon, jeune et beau, s’élançant, sur Pégase, vers l’empyrée, avec la Muse envolée qui lui montre la route. M. Mercié, après bien d’autres, dans son superbe haut-relief du Louvre, au-dessus des guichets, avait déjà, en ces derniers temps, repris ce thème. Mais si M. Bonnat, comme M. Mercié, n’a rien prétendu inventer en fait de composition, il a voulu, du moins, donner au mythe traditionnel toute sa valeur significative par la force et la perfection de l’exécution. Cette toile, aux modelés vigoureux, n’est pas, certes, ce que nos ancêtres appelaient de la plate-peinture, et le relief des formes y est même si décidé qu’on croit presque, de loin, voir une sculpture peinte. Le Brun, à Versailles, après les grands brosseurs d’Italie, avait compris, dans certains cas, au milieu des moulures et des dorures, le décor plafonnant de cette façon hardie, et rien ne nous prouve qu’il ait eu tort. Peut-être même, sous l’abondante lumière du gaz, ce grand cheval blanc, d’un élan si fier, d’un mouvement si résolu, emportant son cavalier glorieux et extasié vers le ciel ouvert, sera-t-il, de toutes les figures volantes de l’Hôtel de Ville, celle qui, malgré son poids, semblera le mieux s’acquitter de son rôle et le mieux enlever vers les hauteurs les yeux et l’âme des passans. La vigueur des tons obscurs dont le groupe ascendant est entouré et comme cerné, le parti pris violent des taches claires que font sur le bleu du ciel ou le noir du sol les musculatures robustes des deux lutteurs terrassés qui symbolisent l’Ignorance et la Barbarie, et les hiboux envolés de l’Envie, tout est fait pour accentuer le mouvement expressif des figures principales. Si le groupe inférieur n’est qu’un morceau de bravoure d’une habileté remarquable dans son arrangement trop prévu, le groupe supérieur, en revanche, est d’un accent noble et mâle qui nous reporte aux plus belles époques de l’art. La Muse, tenant la lyre, n’est pas moins fière et fervente que l’Apollon. Il est impossible d’affirmer, avec plus de résolution et d’éclat, que la fermeté du dessin et l’énergie du mouvement sont les qualités décisives du peintre. Cette protestation du vaillant artiste, au milieu du désarroi général des convictions et de l’amollissement croissant du métier, a d’ailleurs été entendue comme elle devait l’être : le public, las de tant de fadeurs amorphes, a tout de suite applaudi ; les jeunes gens qui croient encore aux vertus du dessin peuvent reprendre courage.

De ce que le plafond de M. Bonnat, dans son style sculptural, viril et hautain, nous semble un bon ouvrage, il ne s’ensuit pas, tant s’en faut, qu’on ne puisse exécuter autrement un plafond, qu’on ne puisse en faire une vision plus colorée et plus nuancée, avec des figures plus légères et plus souples. On doit même reconnaître que le système de M. Bonnat est des plus dangereux, et qu’on ne saurait engager des virtuoses ordinaires à s’y risquer. Toutefois, dans un plafond, comme ailleurs, quel que soit le parti pris, il est bon, il est juste que le peintre s’y préoccupe à la fois de l’effet matériel et de l’expression intellectuelle, car, bon gré mal gré, dès qu’il y a un sujet à traiter, il y a une expression intellectuelle à chercher, et, à mérite égal d’ouvriers, celui qui nous intéressera l’esprit en même temps que les yeux sera le plus grand artiste. C’est par la puissance de leur réflexion autant que par la chaleur de leur pinceau que Géricault et Delacroix ont été les plus grands peintres de leur génération, comme l’avaient été de la génération précédente Louis David et Prudhon. Si notre école est relevée de son affaissement, soyez bien certains que ce ne sera pas par un pauvre d’esprit ou par un ignorant.

En général on peut affirmer que plus un artiste analyse et approfondit les particularités de son sujet, plus il y trouve d’élémens d’intérêt et de nouveauté, non seulement pour le fond, mais encore pour la forme. Si M. Debat-Ponsan, par exemple, dans son plafond pour l’Hôtel de Ville de Toulouse, s’était efforcé d’imprimer un caractère plus spécial, plus méridional, aux aimables Nymphes, filles de Toulouse, portant la palette, le compas, l’ébauchoir, qui font la ronde, en plein azur, autour de leur mère, n’eût-il pas mieux réjoui nos yeux, n’eût-il pas mieux dit ce qu’il avait à dire ? Si M. de Quinsac, représentant, dans un plafond aussi, l’Apothéose de Gutenberg, avait pris à tache de restituer plus exactement la physionomie du vieil imprimeur et de donner aux allégories environnantes des types et des accessoires plus significatifs, n’aurait-il pas pu faire, au lieu d’un décor agréable et banal, une composition intéressante et personnelle ? Le plafond de M. Debat-Ponsan ferait aussi bon effet à Tours qu’à Toulouse ; celui de M. de Quinsac pourrait porter le nom de Vesale, de Christophe Colomb, de Véronèse, avec quelques imperceptibles modifications. et voilà le véritable mal ! Ce qui est presque bon partout n’est excellent nulle part, et c’est cette banalité inconsciente qui gâte les meilleurs ouvrages décoratifs de notre temps. Cela chagrine d’autant plus que les deux toiles de M. Debat-Ponsan et de M. de Quinsac ne sont pas sans mérite, tant s’en faut, et que ces deux peintres s’y montrent même, tant pour l’arrangement que pour l’exécution, en sérieux progrès.

M. Comerre a-t-il essayé de mieux caractériser, dans son panneau pour la Préfecture du Rhône, les figures du Rhône et de la Saône ? Il y a quelques années, M. Puvis de Chavannes, traitant le même thème pour le Musée de Lyon, l’avait rajeuni avec la grâce d’imagination et le charme poétique qu’il apporte en ses rêveries harmonieuses. L’arrangement de M. Comerre reste plus commun. Le Rhône, c’est toujours le bon vieux fleuve, chevelu et barbu, appuyé sur son urne penchante ; le peintre, il est vrai, a fortement marqué sa vigueur musculaire : c’est un dieu viril et résistant, il pourra emporter aisément, dans son cours majestueux, la jolie Saône, dont le corps souple et blanc flotte à la dérive sur des eaux pâles. Toutefois l’ensemble, d’une facture mince et terne, est sans effet et sans chaleur. Les figures sont, pourtant, bien exécutées ; celle de la Saône, notamment, est un morceau académique d’une correction savante et délicate.

Tout cela, à vrai dire, est assez pauvre au point de vue imaginatif et ne suppose pas grands efforts de recherche, de sensibilité, d’invention. Puisqu’il est avéré qu’on ne saurait se passer, dans l’art décoratif, ni des figures allégoriques, ni des traditions mythologiques, ni des nudités, il faudrait au moins tenter d’introduire, dans tous ces élémens vieillis, quelque attrait nouveau par la vivacité de la sensation et la particularité de l’observation. Trouverons-nous cet attrait dans les quinze ou vingt bonnes études plastiques, qu’on peut remarquer aux Champs-Elysées ? Est-ce la Perle et l’Innocence, de M. Bouguereau, toutes deux dessinées avec cette sûreté aimable qui est devenue proverbiale ; est-ce l’Esclave, par M. Maillart, l’Innocence, par M. Perrault, la Nymphe chasseresse, par M. Wencker, la Venus Genitrix, par M. Danger, l’Indolence et les Trois Grâces, par M. Emmanuel Benner, la Phrosine et Mélidore, par M. Jean Benner, la Léda, par M. Moreau-Néret, l’Aube du Poète, par M. Henry Perrault, la Femme nue, par M. Franc Lamy, l’Idylle, par M. Henri Royer, le Sauvetage, par M. Munier, le Berger et la Mer, par M. Lebayle qui ouvriront un nouveau chapitre de l’histoire de la beauté humaine, cette beauté si diversement comprise par les civilisations’ diverses ? Non, n’est-ce pas ? Toutes ces études nous peuvent être agréables, commodes interprétations consciencieuses de la réalité ou d’élégantes réminiscences d’un art supérieur, mais on n’y saurait trouver ce que les auteurs n’ont point cherché d’ailleurs à y mettre, aucun symptôme d’une conception particulière et moins prévue.

On devine plus d’indépendance et plus d’ambition chez MM. Lequesne et Gervais qui, depuis quelques années, se sont faits les adorateurs de la beauté nue, mais qui placent, en général, leurs déesses ou leurs nymphes dans des décors d’une dimension exagérée. M. Lequesne est un dessinateur attentif et agréable qui étudie, sous tous ses aspects, la beauté féminine avec un goût délicat et non sans succès. Les morceaux intéressans, chez lui, ne sont pas rares ; mais, jusqu’ici, ces morceaux se sont perdus dans l’éparpillement de vastes compositions, vaguement poétiques, d’intention confuse, sans effet précis. Son Torrent, cette année, un torrent de femmes, qui descendent, en désordre, sur une pente rapide, avec les grandes eaux, n’échappe pas à ce reproche. Pour donner à la scène toute sa signification pittoresque, de la clarté et de l’expression, il eût fallu quelque parti pris de mise en lumière nette et décidée, avec une distribution habile des ombres, le sacrifice de certaines figures au profit de certaines autres. En voulant leur conserver à toutes la même valeur, l’artiste les a toutes amoindries, et, au lieu de faire une belle peinture, mouvementée et décorative, n’a présenté qu’une collection d’études. Le sentiment de la beauté nous semble, néanmoins, chez M. Lequesne, plus élevé et plus pur qu’il ne l’est chez M. Gervais, dont les trois déesses, dans le Jugement de Paris, étalent leurs nudités colossales agrémentées par des coiffures et des bijoux d’un goût bizarre, avec une complaisance savante qui n’a rien de la naïveté homérique. L’Olympe d’où descendent ces trois honnêtes dames ne doit pas être un Olympe inaccessible. Le mont Œta, sur lequel les contemple le jouvenceau très émerillonné qui les juge, est figuré par une terrasse de villa italienne qu’illumine un soleil électrique. Les figures, de trop grandes dimensions pour leur solidité, se perdent encore dans cette grandeur exagérée du décor et dans cet éparpillement de lumière plus abondante que chaude. L’ensemble, paysage, attitudes, expressions, éclairage, sent, en un mot, le théâtre plus que la nature et la vérité, et l’exécution même, à la fois minutieuse et flottante, incertaine et prétentieuse, ne contribue guère à corriger cette première impression. On peut douter, heureusement, que cet essai d’introduction, en France, de certaines pratiques déplorables de la peinture italienne contemporaine ait aucune chance de succès. Il serait fâcheux d’y voir se perdre un artiste dont les débuts ont été salués avec sympathie et qui montre, dans cette toile même, des qualités réelles de dessinateur et de peintre.

Beaucoup de personnes qu’exaspère la lumière papillotante jetée par M. Gervais autour de ses déesses nues, sur ses terrasses de marbre, ne se montrent guère moins surprises et blessées par la lumière brillante dont M. Rochegrosse inonde son Chevalier aux fleurs, bardé de fer, dans une campagne sans ombre. Entre les deux éclairages pourtant la différence est grande et si, chez les deux, la vivacité des colorations est poussée à l’extrême, on reconnaîtra, pour peu qu’on y regarde, chez M. Gervais l’exagération d’un effet artificiel et chez M. Rochegrosse l’exagération d’un effet naturel. Le Chevalier aux fleurs, dès l’ouverture du Salon, a été fort applaudi et fort discuté. Nous n’hésitons pas à l’applaudir. Ce n’est pas seulement, dans l’évolution du talent de M. Rochegrosse, qui nous a déjà procuré bien des surprises, une étape nouvelle et curieuse, c’est peut-être, pour beaucoup d’hésitans et d’incertains, un appel décisif vers des pays nouveaux. M. Rochegrosse, plus curieux et plus lettré que ne le sont beaucoup de ses camarades, a compris, dès ses débuts, que la peinture contemporaine, le plus souvent destinée à des curieux et des lettrés, avait bien le droit de s’inspirer de toutes les découvertes contemporaines, si propres à exciter l’imagination, faites par l’érudition archéologique, historique, poétique.

MM. Gustave Moreau, Jean-Paul Laurens, Luc Olivier-Merson, avaient déjà indiqué, par des œuvres qu’on n’oublie pas, combien il reste à moissonner de ce côté ! Il est permis de croire, — et nous en voyons, de tous côtés, les symptômes, — qu’ils seront suivis, dans cette voie, par toute une génération de chercheurs un peu inquiets, mais enthousiastes, qui trouveront, peut-être, dans un rattachement sincère aux traditions de notre moyen âge, un renouvellement de leurs inspirations dans un sens bien national et bien français. On n’a qu’à se rappeler le concours récemment ouvert pour les vitraux de la cathédrale d’Orléans où devaient être représentés les gestes de Jeanne d’Arc. Malgré l’inexpérience décorative de la plupart des concurrens, on fut frappé de l’ampleur et de la gravité parfois inattendues que les difficultés mêmes et la noblesse du sujet avaient données à leurs talens. Ce commerce obligatoire, durant quelques mois, avec nos vieux maîtres, miniaturistes, sculpteurs, verriers, du XVe siècle, avait développé chez plusieurs d’entre eux un sentiment du caractère dans les figures et de l’émotion dans la mise en scène que leurs ouvrages antérieurs faisaient à peine prévoir. Quelques-unes des pièces de ce concours reparaissent aux Champs-Elysées. Nous regrettons de n’y point retrouver les cartons de M. Galland, qui a obtenu le prix, ni ceux de M. Grasset, dont l’archaïsme, parfois singulier, mais savant, convaincu, animé, nous a laissé un souvenir savoureux ; mais nous y revoyons avec plaisir la série des compositions de MM. Maignan, Lionel Royer, Guillonnet. Celles de M. Maignan sont accompagnées d’une verrière exécutée, comme spécimen, par M. Champigneulle fils, Jeanne d’Arc au château des Tournelles, dont les belles colorations font comprendre et valoir les intentions du peintre. MM. Lionel Royer et Guillonnet y joignent tous les deux, un grand carton de Jeanne d’Arc au sacre de Charles VII à Reims, dans lequel chacun d’eux développe ses qualités personnelles. M. Lionel Royer est plus pondéré et plus élégant ; sa figure principale, la bonne Jeanne, celle qui a le plus tourmenté tous les concurrens, est plus simple et plus noble que chez la plupart d’entre eux. M. Guillonnet, de son côté, malgré plus d’inexpérience, fait preuve, soit dans ses cartons, soit dans ses dessins, d’une entente du groupement, d’une perspicacité historique, d’une vivacité d’exécution qui annoncent un artiste d’avenir dans cet ordre d’idées. Ce sont là des travaux dont les marchands et les amateurs s’occupent assez peu sans doute, mais qui nous semblent autrement intéressans, pour notre pays et pour notre école, que la recherche d’un puéril et agaçant tapotage plus ou moins éclatant, de taches multicolores sur quelques pouces de toile sous prétexte d’impressionnisme ou de symbolisme.

Pour en revenir à M. Rochegrosse, son Chevalier aux fleurs n’est point, tant s’en faut, un manifeste d’intransigeance vis-à-vis de l’impressionnisme et du symbolisme. De ces deux formes éternelles et fatalement renaissantes de la sensibilité expressive, le jeune artiste prend même tout ce qu’on en peut prendre en restant un peintre et un artiste. Sous ce rapport, son tableau, sans être, au point de vue technique, un chef-d’œuvre irréprochable, est assez heureux pour mériter l’estime et pour faire avancer la question. Le sujet, on le connaît, d’ailleurs, il s’explique de lui-même, dans un cadre de proportions modestes, par la seule vue, ce qui, pour une peinture, est le devoir et la vertu. L’art ne se passera jamais du symbole ni de l’allégorie, qui sont, dans nombre de cas, la seule traduction possible, pour les yeux, des idées morales ou poétiques, mais cette traduction n’est acceptable que si elle est claire ; lorsqu’il faut y joindre une seconde traduction écrite, celle du livret ou du commentaire, elle est insuffisante. Aussi faut-il de grands artistes pour manier l’allégorie, et toujours de grands poètes. C’est, dans le passé, Giotto, Botticelli, Mantegna, Raphaël, Michel-Ange, Rubens, c’est, de notre temps, Prudhon, Delacroix et, parmi nos contemporains, Baudry, Gustave Moreau, Puvis de Chavannes. L’allégorie de M. Rochegrosse est donc claire ; un jeune chevalier, tout cuirassé, la tête nue, les yeux dressés au ciel, marchant dans son rêve (il a des frères chez Memling), s’avance, par un beau jour de printemps, à travers une prairie en fleurs. Prairie verdoyante, luxuriante, éblouissante, sous l’ardeur vive et claire du jeune soleil, prairie animée et vivante, dont toutes les fleurs vierges, pivoines rosées, iris violets, coquelicots de pourpre, pavots bariolés, se dressent et s’agitent sur leurs tiges onduleuses, de souples et blancs corps de femmes, auxquels leurs pétales servent de coiffures, couronnant des têtes naïves ou malignes. Toutes ces femmes-fleurs (on en retrouve les mères, mais des mères plus mondaines, dans les Fleurs animées de Grandville), se pressent autour du jeune homme, l’attirant, le caressant, sans pouvoir le détourner de sa voie. C’est le sujet déjà traité, d’une façon différente, par M. Henri Martin, en 1892, dans l’Homme entre le Vice et la Vertu ; la composition de M. Rochegrosse se présente d’une manière plus simple et plus séduisante. On pourrait certainement désirer, dans la facture, plus de force et de solidité, mais la vivacité, la fraîcheur, la jeunesse de la lumière dont la scène est égayée et comme enivrée, la conviction ferme et douce du jeune chevalier, la grâce, sans grossièreté (chose rare aujourd’hui ! ) de quelques-unes des fleurs séductrices, les belles intentions de nuancemens délicats dans le modelé et le coloris qu’on y peut surprendre, sont d’assez notables qualités pour justifier l’effet produit par cette rêverie juvénile.

Le danger, dans cet ordre de recherches poétiques, danger auquel, plus d’une fois, ne s’est pas soustrait M. Rochegrosse, c’est de s’en tenir aux intentions, de prendre des rêveries pour des formes et des idées pour des faits. La plupart des jeunes gens qui se sont épris, comme lui, des souvenirs du moyen âge et de la renaissance, en restent, pour le moment, à des balbutiemens. Le Dante et Béatrix, de M. Maglin, le Troubadour, de M. Charrier, ne sont que des ombres et des reflets d’ombre d’après Botticelli et M. J.-P. Laurens. L’intention est distinguée, mais cela ne suffit pas. M. Bussières se débrouille peu à peu, prend des forces, s’éclaircit ; son Ophélie et sa Valkyrie sont en progrès visible. Si cet artiste intéressant pensait moins au théâtre et regardait plus la nature, il assurerait plus vite sa personnalité. M. Desvallières, si coloriste et si bien doué, ne donne pas dans son Narcisse, laborieusement encombré de réminiscences pesantes, la mesure de son dilettantisme savoureux. Pour le juger, il faut aller voir, dans la salle des dessins, ses Joueurs de balle, grandes figures nues, au crayon noir, traitées avec une décision ferme et nerveuse, dans le goût florentin du XVe siècle, librement néanmoins et à la moderne, et qui eussent justement ravi son maître Elie Delaunay. C’est par des études de ce genre qu’on se rend capable de donner quelque jour du corps à son rêve, quel que soit le rêve ; aussi sommes-nous tranquille sur l’avenir de M. Desvallières. Nous le sommes moins sur celui de beaucoup d’autres qui croient travailler en accumulant sur de vastes espaces des fantômes vagues dans des décors vides.

La nécessité d’un fond solide et d’une exécution ferme dans la peinture, surtout dans le tableau, est telle, que ces qualités matérielles suffisent à classer très haut un ouvrage, même lorsque cet ouvrage ne révèle aucune originalité particulière d’invention ou de technique. L’un des tableaux que regardent avec le plus de plaisir les amateurs aux Champs-Elysées, n’est-il pas la Main-chaude, de M. Roybet, le pendant et la suite du beau morceau qu’il avait exposé l’an dernier : Propos galans ? Mêmes figurans dans la même auberge, même maritorne, corpulente et rubiconde, plongeant, cette fois, sa tignasse rouge dans les genoux d’un des reîtres avinés assis sur un tonneau, tandis que les autres ricanent autour d’elle. Quelques personnages supplémentaires, un cavalier ébouriffé, frère jumeau du cavalier entreprenant du Propos, une jeune fille en capeline blanche, costumée à la hollandaise, comme les autres, complètent agréablement le groupe.

Il n’est pas besoin d’être un grand visiteur de musées pour voir d’où procède la virtuosité de M. Roybet. Frans Hals, Metzu, Van der Helst, Brauwer, Jordaens, sont ses meilleurs conseillers, quoiqu’il ne les écoute pas également en tout ; s’il tient de Jordaens, par exemple, sa verve d’allures, sa grosse jovialité, sa liberté de touche, il ne lui emprunte pas toujours cette chaleur puissante du coloris qui excuse et transforme, chez le vieux Flamand, les plus basses vulgarités. Quoi qu’il en soit, cette Main-chaude est brossée, d’un bout à l’autre, avec une telle sûreté de facture, une telle fermeté de rendu qu’il y faut bien reconnaître une main d’ouvrier supérieur et une intelligence de virtuose remarquable. De semblables morceaux n’ouvrent pas sans doute à une école des horizons nouveaux, mais ils la maintiennent dans un utile souci de la technique sérieuse et du métier suffisant. La recherche historique est plus intéressante et plus élevée dans les Puritains et Cavaliers de M. Henri Pille. La note est toujours un peu grise, le travail martelé et grenu, mais les physionomies sont étudiées avec ce sens assez vif du passé que M. Henri Pille apporte souvent dans ses adaptations rétrospectives de la figure vivante. Le tableau de Jean-Bart, de Mme Demont-Breton, a, par ses dimensions et ses intentions, le caractère d’une composition historique. L’épisode pourtant n’est qu’anecdotique et, sans dommage, aurait pu être représenté par de moins grandes figures. C’est Jean-Bart dans le port de Dunkerque, faisant signer des engagemens à des pécheurs pour les emmener sur sa galiote. La figure principale n’est point la meilleure, bien qu’elle soit fermement campée, on peut l’imaginer plus caractérisée et plus héroïque. Le scribe besogneux, en souquenille noire, aux cheveux longs, qui donne la plume aux recrues est déjà une étude plus intéressante. Le groupe des pêcheurs, à gauche, est tout à fait remarquable. Mme Demont-Breton montre là, non seulement cette intelligence et cette connaissance profondes des types populaires de la côte flamande, qu’elle prouve encore, à deux pas de là, par sa belle étude d’un Fils de pêcheurs, mais une science de la forme et une fermeté d’exécution très remarquables. À côté de ces bonnes têtes hâlées et franches de loups de mer, les têtes expressives et tendres de la mère portant son enfant et de la fillette qui les accompagne forment, non point un contraste, mais une harmonie charmante et heureuse. L’effet de ce beau groupe se trouve d’abord perdu dans l’égalité un peu terne de l’ensemble ; mais, pour peu qu’on l’examine, on y reconnaît un des morceaux naturalistes les plus sincères et les plus ressentis, disons le mot, un des plus virils du Salon.

On trouverait difficilement un morceau de cette valeur dans aucune des nombreuses peintures, grandes ou petites, qui portent également des titres historiques. M. Motte, aux Champs-Élysées, dans son immense toile de Sainte Geneviève ravitaillant Paris, comme, au Champ de Mars, M. Delance dans sa toile non moins vaste, le Prévôt des Marchands Étienne Boileau avec les Syndics des Corporations rédigeant le Livre des métiers, n’a point suffisamment proportionné la vigueur de son exécution à la dimension de ses figures. La toile de M. Delance, mieux composée, dans une gamme harmonique un peu grise, mais bien soutenue, pourra sans doute faire un assez bon effet d’ensemble au Tribunal de Commerce de Paris, auquel elle est destinée ; nul ne se fût plaint cependant d’y trouver les types des vieux Parisiens plus fortement précisés au milieu d’une architecture plus exacte. Les historiens ordinaires du moyen âge, MM. Luminais, dans les Pirates normands au IXe siècle et dans sa Fin de la reine Brunehaut ; M. Laugée, dans les Commensaux de saint Louis ; M. Gaston Mélingue, dans sa Jeanne d’Arc et le capitaine Baudricourt, répètent, non sans agrément, ce qu’ils nous ont déjà dit autrefois et dans le même langage, un langage honnête et sincère, mais sans grand éclat, et ils n’ont pris, au commerce des chroniqueurs et des trouvères, ni l’accent épique ni l’accent lyrique.

La légende napoléonienne, qui fait seule concurrence à la légende évangélique pour le nombre des manifestations, n’inspire pas non plus des visions bien puissantes. Nous restons toujours dans l’anecdote, sinon le commérage. En fait de combats, c’est l’Empereur venant, après la bataille d’Essling, embrasser le Maréchal Lannes, blessé sur son brancard ; le tableau est de M. Boutigny, et c’est le meilleur qu’il ait peint. C’est la Musique à Iéna de M. Sergent, esquisse vive et amusante, où l’on voit les clarinettes s’époumoner et le chef de musique battre la mesure sous une grêle de balles. En fait d’actions personnelles, c’est le Souper de Beaucaire, où le jeune Bonaparte prévoit une dictature, par M. Lecomte du Nouy ; c’est Bonaparte au Mont Saint-Bernard, par M. Jules Girardet ; c’est Napoléon réfugié dans une chaumière champenoise, durant la Campagne de France, par M. Kratké : les trois épisodes sont présentés, avec les qualités particulières de chaque artiste, d’une façon claire et ingénieuse qui en rendra les reproductions facilement populaires, mais la figure du héros n’y offre rien d’inattendu. M. Jean-Paul Laurens, représentant la scène orageuse entre l’Empereur et le Pape, à Fontainebleau, qu’Alfred de Vigny a déjà racontée, se devait à lui-même de préciser en traits plus incisifs les physionomies des deux rivaux : le geôlier et son prisonnier. On est au moment où le vieux Pontife, assis dans son fauteuil, indigné et exaspéré, mais ne laissant monter jusqu’à son visage jaune d’Italien impassible qu’un fier et triste sourire d’ironie, va lâcher le mot : Tragediante ! Napoléon, dressé sur ses ergots, a jeté à terre une chaise et son tricorne : jusqu’où va s’emporter la colère du Corse ? Les deux acteurs sont bien mis en scène, vifs, expressifs, et pourtant ils semblent tous deux plus petits que dans la prose nette et serrée de Servitude et Grandeur militaires. Autour d’eux, avec une exactitude minutieuse, sur une vaste étendue, M. J.-Paul Laurens nous a détaillé le banal tapis à fleurs qui couvre le parquet, la belle tapisserie du XVIIe siècle qui couvre la muraille, les chaises, les fauteuils, les consoles ; il ne nous a fait grâce d’aucune pièce du mobilier, et l’exactitude même de cet entourage encombrant, loin de contribuer à mettre en valeur les seuls personnages intéressans, les étouffe, au contraire, et les amoindrit. N’était-ce pas le cas, ou jamais, de sacrifier l’entourage aux figures ?

L’antiquité classique n’a point inspiré non plus d’œuvres capitales. La Mort d’Orphée, de M. Lauth, dans un vaste paysage, est une délicate étude de nu, mais le sujet s’y exprime peu. Dans le Rêve d’Orphée, embrassant la Muse qui descend du ciel, il y a du charme dans l’arrangement des figures, telles que les a présentées, avec grâce et souplesse, M. William Dodge. M. Paul Leroy a revu Pénélope au milieu de ses femmes, avec ses souvenirs d’Orient. M. Paul Leroy a des tendresses de coloris, d’une finesse lumineuse, qui lui sont assez particulières ; il possède aussi un sentiment assez personnel de la grâce féminine. Ce qui lui manque encore pour faire valoir sa délicatesse et sa distinction, c’est de savoir coordonner ses figures dans la toile, d’en sacrifier au besoin quelqu’une, tout ou partie, en vue de l’effet général. Il reste, dans sa façon de poser les choses et d’exécuter le morceau, quelque chose d’incertain et de flottant qui, pour la masse du public, gâte ses rares qualités. La Pénélope est cependant une œuvre de vrai peintre. Dans les petites esquisses de M. H. Lévy, Œdipe vainqueur du Sphinx et Deucalion et Pyrrha, on trouve toujours, au contraire, cette science de la mise en scène colorée qu’il tient de son admiration réfléchie pour Delacroix. Cela est plus facile, il est vrai, dans un petit cadre que dans une grande toile, dans une enveloppe champêtre que dans un cadre architectural, et c’est pourquoi tant d’autres, sans doute, se contentent de semer des figurines dans de grands paysages. Parmi ces toiles mixtes, qui tiennent du paysage autant que de l’histoire, on a remarqué avec justice, dès le premier jour, le Défilé de la Hache, par M. Buffet. Nous avions déjà signalé, l’an dernier, chez ce jeune artiste, à propos de sa Tentation du Christ, un sentiment décidé de la composition dramatique et celui de la concordance expressive des figures avec la nature environnante, qui nous faisaient bien augurer de son avenir. Son tableau de cette année confirme cette bonne opinion.


GEORGES LAFENESTRE.