Les Salons de 1913 et le Salon nécessaire

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Les Salons de 1913 et le Salon nécessaire
Revue des Deux Mondes6e période, tome 15 (p. 399-415).
LES SALONS DE 1913
ET
LE SALON NÉCESSAIRE

Les temps sont proches où les Salons ne rendront plus les services pour lesquels on les fit. Ils ne les rendent déjà guère, semble-t-il, car, dans la série ininterrompue des expositions particulières, qui va du 1er janvier au 31 décembre, ils ne forment qu’un épisode marquant par son énormité plutôt que par son intérêt. Tous les artistes qui le peuvent exposent ailleurs qu’au Grand Palais. Tous les prétextes leur sont bons pour déserter leur société officielle : débuts d’un jeune peintre, œuvre complète d’un maitre, décoration commandée par un particulier, retour d’un artiste qui fut en exploration dans un pays lointain, groupemens de spécialistes ou de régionalistes, « unions » ou « sociétés » diverses ; — enfin, expositions de clubs, qui, pour les portraits tout au moins, sont de véritables répétitions générales de la représentation salonnière. Tout cela est public ou quasi public, et sur tout cela, les gazettes s’expliquent copieusement. Quand s’ouvrent les Salons officiels, les 15 avril et 1er mai, le public des amateurs a, déjà, vu presque tout ce qui pourrait l’intéresser. S’il s’inquiète de l’absence de tel ou tel maitre, on lui répond invariablement : « Il se réserve pour son exposition particulière... » Hors les sculpteurs, qui n’ont point, jusqu’ici, trouvé d’emplacement aussi favorable pour y dresser leurs monumens que le hall des Champs-Elysées, il n’est pas d’artiste, inconnu ou célèbre, qui ne rêve de se montrer hors du Salon, comme autrefois toute son ambition était d’y rester.

Que s’est-il donc passé qui a, ainsi, renversé toutes choses ?

Pour le conjecturer, retournons d’un siècle en arrière. Ouvrons le catalogue d’un Salon sous le premier Empire, celui, par exemple, où ont paru les deux grandes œuvres typiques de David : le Sacre et les Sabines ; le Salon de 1808. C’est une chose mélancolique et reposante que de feuilleter ce léger cahier à couverture rouge marbré, qu’on vendait, il y a cent ans, dans les salles du Louvre et qui s’imprimait rue Ventadour. On y trouve des conseils pratiques. On y est averti, par exemple, qu’il ne faut point acheter le livret en dehors du Muséum, où on le paierait plus cher, et aussi qu’on trouve, à la porte, des préposés à qui l’on peut confier « son sabre. » Mais comme ce livret est mince ! C’est qu’il contient seulement 834 numéros. Or, notre Salon des Champs-Elysées, en 1913, en contient 5 510 et celui de l’avenue d’Antin, qu’il faut y ajouter, pour avoir l’équivalent du Salon de 1808, en contient 2 829. N’allons pas plus loin. Notre enquête est fermée. Nous voyons, tout de suite, pourquoi le Salon ne joue plus le même rôle qu’autrefois. Autrefois, c’était une sélection, sinon judicieuse, du moins effective. La collection d’art présentée au public n’était peut-être pas toujours bien choisie, mais elle était restreinte. Être reçu, c’était être vu et, par conséquent, jugé. Aujourd’hui, être reçu, être exposé parmi 8 339 autres, n’est rien ou presque rien. Car notre faculté d’attention ne s’est pas accrue en proportion des tableaux à regarder, qui ont passé de 834 à 8 339, c’est-à-dire exactement de 1 à 10. Nous ne pouvons, ni physiologiquement, ni moralement, recevoir ces impressions avec la force qu’il faudrait pour leur rendre justice.

Nous allons faire, pourtant, comme si nous le pouvions. Nous allons considérer ce qu’il peut y avoir de bon dans cette invasion annuelle de la peinture mondiale. Mais, après l’avoir considéré, nous nous demanderons ce qu’il faudrait faire pour restituer à nos expositions officielles l’intérêt qu’elles ont perdu, et, ayant dit ce que sont les Salons de 1913, qui paraissent un peu inutiles, ce que serait le Salon nécessaire.


I

Notre époque est favorable aux Mémoires, en peinture comme en tout le reste. Cette année, les grandes toiles décoratives ne valent pas grand’chose, les scènes d’histoire ne valent rien. Les symboles resteront indéchiffrables, parce que personne n’a la moindre envie de les déchiffrer. Parmi les scènes de genre ou de style, on ne trouve guère que le Parc et Famille en deuil de M. Lucien Simon, la Nuit Joyeuse de M. La Touche, Avant de paraître de M. Frieseke et le Premier regard au miroir de M. Muenier, qui retiennent l’attention. Mais les portraits honorables sont légion ; les paysages, où l’on aimerait vivre, forment tout un monde. Or, un artiste, qui peint un portrait ou un paysage, sans s’occuper de le faire entrer dans un ensemble imaginé ou préconçu, c’est un passant qui écrit, au jour le jour, ses Mémoires. S’il a le moindre talent, quelque don d’observation, de la clarté, de la bonhomie, il nous intéresse, parce que la Nature s’est chargée elle-même de tout le travail de composition, d’équilibre et que, même dans ses exemplaires les plus communs, il est rare qu’elle ait échoué.

Encore faut-il les bien voir et ne pas gâcher ses modèles ! Cette année, les peintres et les sculpteurs en avaient d’admirables : MM. Briand, Forain, Paul Deschanel, Jules Lemaitre, Paul Hervieu, Thureau-Dangin, Paul Déroulède, le cardinal Merry del Val, Léon Bourgeois, Branly, — de quoi illustrer tout un traité de physiognomonie comparée. Qu’en ont-ils fait ? Ce sont, assurément, de « bons portraits, » pour la plupart, c’est-à-dire bien peints ou bien modelés, et ressemblans, mais de cette sorte de ressemblance qui frappe seulement ceux qui connaissent le modèle. Or pour qu’une ressemblance vaille la peine qu’on s’y arrête, il ne faut point qu’elle frappe ceux qui connaissent le modèle. Il faut qu’elle frappe ceux qui ne le connaissent pas. C’est ce qui arrive, tous les jours, dans les musées, devant des effigies vieilles de trois ou quatre siècles, les portraits d’Holbein, par exemple, ou d’Antonio Moro, quand on s’écrie en les voyant : « Comme ce doit être ressemblant ! » Pourquoi disons-nous cela, et d’où vient que nous déclarons l’image conforme à un original dont nous n’avons aucune autre copie, ni aucune idée ? C’est que nous y avons reconnu quelque trait spécial et saillant qui, n’étant pas un trait commun de l’Espèce, doit être propre à l’individu. Nous ne jugeons point ce portrait par sa « ressemblance» ou sa conformité avec un visage que nous ignorons, mais par sa « dissemblance » avec le visage de l’Espèce, ou, si l’on veut, la moyenne des visages humains, dont nous gardons le type imprimé dans notre mémoire. C’est ce « trait de dissemblance » qu’il s’agit, pour l’artiste, de trouver et de profiler avec assez de netteté pour qu’il conditionne et détermine la figure tout entière. Tant qu’il n’a pas fait cela, il n’a pas fait œuvre de portraitiste. Il a copié une figure : rien de plus.

M. Roll peignant M. Léon Bourgeois, M. Aimé Morot peignant M. Deschanel, M. L’Hoest faisant le buste de M. Briand, ont copié des figures. Ils ne nous ont rien révélé des caractères. On ne peut pourtant dire qu’elles en manquaient. Il y a, chez ces trois hommes d’État, si différens soient-ils, un trait commun ; la souplesse de la dialectique, la douceur persuasive, cette sorte de charme patient et obstiné qui agit, si fortement à la longue, sur les assemblées. Plus d’une fois, en les écoutant, on a dû se rappeler l’invective adressée à ce ministre de la Restauration : « Tais-toi, Sirène ! » ou encore : « La Chambre est vaine de vous ! » Il y a, aussi, chez tous trois, le trait de la fermeté, de la suite et, par là, de l’autorité. Il y a, enfin, des traits particuliers à chacun d’eux, et la bonhomie souriante chez M. Léon Bourgeois, l’entière possession de soi et la maîtrise de son talent chez M. Deschanel, la pénétration désabusée chez M. Briand, se décèlent, au moins observateur des passans, avec un singulier relief. Qu’en reste-t-il dans leurs effigies ? Et, en quoi, diffèrent-elles d’une centaine d’autres portraits d’hommes du même âge, installés dans leur fauteuil, ou debout près de leur table de travail, que nous voyons au Salon ? En rien, parce que le trait qui fait vivre, à jamais, une figure, le « trait de dissemblance » n’y est pas.

Je ne veux pas dire que tous nos artistes y aient échoué. Les bustes en bronze de M. Forain et de M. Jules Lemaître, par M. de Saint-Marceaux, placés aux deux côtés du panneau de M. Aman Jean, salle IV bis, avenue d’Antin, sont très dissemblables de l’Espèce, expressément particularisés et ne laissent aucun doute sur la forte individualité de leurs modèles. Déterrés dans quelque quatre mille ans, par des archéologues pour qui nous serons devenus une manière d’Antiquité, ils apparaîtront naturellement comme les deux faces de l’Ironie, l’une douce et féline, l’autre amère et brusque, et dans le masque du philosophe comme dans celui du consul, on trouvera la précision, la netteté, la finesse d’une bonne définition. On les déclarera « ressemblans, » sans aucun doute, car on verra bien qu’ils diffèrent des figures d’Allégories, de Villes, de Génies, qu’on déterrera en même temps. Nous ne pouvons imaginer quels noms on leur donnera, ni à quel maitre on les attribuera, ni même si on rapprochera leur facture simple, massée, du Génie gardant le secret de la Tombe ou des nègres ramant sur la pirogue du Duc d’Uzès... Qui peut prévoir les attributions que feront les savans, alors, et les chasses-croisés de signatures, entre les œuvres que nous avons, en ce moment, sous les yeux ? En tout cas, ces deux bustes seront d’agréables surprises. Elles reposeront, un instant, de leurs angoisses les archéologues de l’avenir, ceux à qui incombera la tâche délicate et glorieuse, de trouver la tête et les bras de l’Homme qui marche ou de quelques autres œuvres de M Rodin.

Pareillement, le Portrait de M. Thureau-Dangin, par M. Marcel Baschet, offre un port de tête, un sourire, un geste si particuliers, d’une telle finesse, quelque chose de si bienveillant à la fois et de si pénétrant dans le regard, de si mesuré dans l’attitude, qu’il parait impossible que le peintre n’ait pas trouvé ces traits dans son modèle. C’est donc un portrait ressemblant. M. Marcel Baschet est coutumier du fait. On lui doit les plus belles effigies contemporaines qui aient paru, ces dernières années, aux Champs-Elysées. Mais il semble atteindre, aujourd’hui, à un degré d’analyse où il n’était pas encore parvenu. Et il y atteint avec une simplicité de moyens, une franchise de facture, qui double l’intérêt du résultat obtenu.

Ce ne sont point, là, les seuls bons portraits. Il y en a dans presque toutes les salles. Il y a un Portrait de M. Henry Deutsch de la Meurthe, par M. Bonnat, qui nous donne, un instant, l’illusion que nous visitons encore l’ancien Palais de l’Industrie, tant la facture du Maître de Bayonne est restée la même. En quelle année sommes-nous au juste ? Sans doute, venons-nous de voir le Portrait de M. Grévy, du même artiste, déjà célèbre, les Derniers rebelles devant le Sultan du Maroc, de Benjamin Constant, la Jeanne d’Arc écoutant ses voix, de Bastien-Lepage et une scène de genre, d’un jeune artiste que quelques-uns ont déjà remarqué, un certain Dagnan -Bouveret : l’Accident... N’est-ce pas Albert Wolff qui passe là-bas ?... Mais non, un mot entendu dans le brouhaha des conversations : le mot « cubiste » ou le mot « tango, » dissipe le charme... Nous ne sommes plus aux environs de 1880, nous sommes en 1913. Seul, M. Bonnat est resté aussi jeune et son talent aussi sûr.

De plus jeunes sont loin d’avoir cette sûreté ou cette égalité dans le travail, et le groupe de portraits qu’expose M. Gabriel Ferrier, par exemple, ne peut être comparé à ses anciennes effigies du général André, de M. Ribot ou de M. Aynard. M. Boldini a donné, maintes et maintes fois, des preuves d’un rare talent que nul ne s’aviserait de lui supposer, à ne voir que ses envois de cette année. D’autres, au contraire, semblent se renouveler, sans faiblir, comme M. Ferdinand Humbert dans son Portrait de Mlle Geneviève Dehelly. D’autres, enfin, progressent visiblement, comme M. Raymond Woog dans son Portrait de Mlle Edith B. G. : une petite fille, que son chien, un skye, regarde attentivement et admire, il faut l’espérer, car elle est peinte à merveille dans des tons fins, qui modulent très doucement. Parmi les portraits de femmes, on fait halte, un instant, devant celui de Mme Deschamps par M. Laszlo et celui que Mme Cecilia Beaux appelle Portrait (Femme et chien), avenue d’Antin ; devant le Portrait de Mme Pearman, par M. Spencer Watson, celui de Mme B. de S., par M. Roybet et celui de la Comtesse des I..., par M. Paul Chabas, aux Champs-Élysées. Parmi les portraits d’hommes, on regarde aussi, un peu plus longtemps que les autres, le Portrait de M. de L... par M. Dawant, celui de M. Alapetite, par M. Patricot, celui de M. Iswolsky, par Mme Cotton. Aucun d’eux ne révèle chez son auteur ni une psychologie très pénétrante, ni un métier très supérieur. Mais ce sont des ouvrages faits de main d’ouvrier. Ils reposent et dédommagent des grandes toiles vides et des prétentions décoratives injustifiées.

Toutefois, le vrai repos, dans ces Salons, surtout dans le Salon de l’avenue d’Antin, c’est le Paysage. L’orientation nouvelle de nos jeunes paysagistes, déjà signalée ici en plusieurs circonstances, se poursuit et devient de plus en plus sensible chez de plus en plus de jeunes peintres : c’est l’unité d’impression dans le motif ou, au moins, dans la manière dont le motif est rendu. Si l’on compare leurs toiles à celles des maîtres de Barbizon, celles de la Salle Thomy Thiery, au Louvre, par exemple, ou de la salle du XIXe siècle, on saisit tout de suite la différence. Les paysagistes anciens cherchaient à rendre toutes les impressions qu’ils avaient en face de la nature : je veux dire toutes ensemble, dans toute leur force, avec l’aspect caractéristique de tous les objets : impression de force produite par le chêne, de massivité produite par le rocher, de légèreté faite par les soies floches des nuages, de chaleur et de lumière faite par le soleil, de transparence et d’éclat faite par l’eau. Encore y ajoutaient-ils, volontiers, l’impression d’étendue, donnée par la plaine étalée au loin, de retraite et de secret donnée par un massif ombreux, de brise annoncée par les pointes des arbres émoussées dans le ciel et beaucoup d’autres, enfin, qu’on peut éprouver, en effet, dans le même moment, devant le même coin de nature. Le paysagiste actuel choisit un coin de nature qui ne produit, en lui, qu’une impression, ou bien il choisit, parmi ses propres impressions en face de ce coin de nature, une seule, l’isole et cherche à la rendre de la façon la plus intense. Un exemple saisissant nous en est fourni, cette année, par les six tableaux de M. Le Sidaner : ce sont six cadres encadrant six vides : des Ciels. Les anciens peignaient, eux aussi, des ciels et tentaient de nous faire éprouver tout ce que nous éprouvons devant cette Nuit sur la mer, ce Clair de Lune, cet Orage, ou ce Soleil couchant, mais ils le tentaient au-dessus d’un paysage de terre ferme, tout rempli d’intentions et d’expressions diverses qui en diminuaient nécessairement l’intensité. Ici, nous ne sommes distraits par rien, et sauf peut-être chez Van Goyen et chez Turner, nous n’avons jamais pénétré, à ce degré, le mystère des ondes aériennes accumulées au-dessus de nos têtes ou de ces nuées « qui sont de grandes divinités pour les hommes paresseux... »

De même, chez M. René Ménard, dans ce paysage de pins sombres et d’eaux claires qu’il appelle Les Baigneuses, il n’y a qu’une impression : la solennité des grands arbres doublée par le calme miroir. Tout y concourt, rien n’en distrait. Les figures de M. Ménard animent peu ses paysages ; elles ne les animent même pas du tout : ce sont des statues immortelles, comme la nature elle-même, et elles doivent tromper les faunes, ægypans, centaures et hamadryades, qu’on imagine toujours rôdant entre les fûts des arbres dans les forêts de ce païen attardé.

C’est encore une impression unique : l’impression de mystère, que donne M. Albert Moullé dans ses six toiles auxquelles il a mis des titres géographiques. C’est une notation psychologique qu’il faudrait, car ce n’est pas « un lieu » sur la terre, mais un « état » d’âme, qu’elles représentent admirablement. Regardez son Vieux chemin de Villerville et les autres : il s’en dégage un sentiment de recueillement, de clôture en plein air, de retraite impénétrable, de secret. Les feuillages descendent du ciel jusqu’à terre en épaisses tentures, de lourds tapis herbus étouffent les pas. On imagine que les paroles, à peine murmurées dans ce lieu, doivent y rester suspendues, car rien ne souffle, rien ne passe qui puisse les emporter. L’œil n’est pas distrait par les fantaisies que se permettent là-haut, peut-être, les nuages de M. Le Sidaner, ni par les jongleries de ce que Corot appelait « ce charlatan de soleil ! »

La course des nuages, justement et sur l’étendue déserte, voilà l’impression unique et contraire, que nous donne M. Damoye dans son Chemin du Mont-Saint-Michel. L’étendue calme et lumineuse, comme bénie à jamais par le saint qui y vécut, voilà l’impression unique fournie par M. Prinet dans son Assise. Les deux paysages de M. Georges Leroux, Le Bois sacré (campagne romaine) et Paysage italien (Tivoli), tendent aussi à produire en nous une impression unique : le calme des forêts d’Italie, bénies par la lumière, les têtes d’arbres vus d’en haut, comme les têtes des spectateurs rangés dans un amphithéâtre, serrés, étages, muets, devant la course toujours semblable et toujours émouvante du jour. Le Bassin de Flore, à Versailles, de M. Gallay-Charbonnel, ne témoigne que d’un sentiment : le mystère des hautes allées, à peine touchées à leur sommet par les dernières flammes du jour enflammant les dernières feuilles de l’année. La Grille du Parc (Ponthieu), de M. A. de Moneourt, raconte la mélancolie des choses faites pour servir à l’homme, abandonnées et oubliées et envahies par la nature qui, elle, n’a ni avenir, ni passé.

Ces paysages sont si recueillis, si fermés, si religieux, qu’en entrant à l’église, c’est à peine si l’on croit les avoir quittés. Et, en effet, les Tombeaux de M. Sabatté, l’Eglise de Sainte-Croix (de Bordeaux), de M. P.-G. Rigaud, même l’Intérieur de Chapelle (Bretagne) de M. Le Gout-Gérard, sont des manières de paysages de pierre, avec leurs rochers sculptés, leurs forêts de colonnes, leurs soleils de verrières. Les Tombeaux surtout, peints à Jouarre par M. Sabatté, expriment au plus haut point le calme lumineux d’un temple vide, la retraite idéale de l’âme, loin des cités bruyantes et des cris discordans, le grand réservoir de silence où l’homme moderne, plus que tout autre, a besoin d’aller quelquefois puiser.

Une autre leçon de lumière et de silence, avec le froid du tombeau, nous est donnée par M. Communal, le peintre de la Savoie. Si mal placé et mal entouré que soit son tableau. Cirque et glacier des Evettes, aux Champs-Elysées, salle 43, on est saisi par sa puissante beauté pour peu qu’on l’isole, par la pensée, et qu’on s’y attache un instant. Lui aussi, M. Communal exprime une impression unique : celle qu’on ressent dans la haute montagne, auprès des eaux rassemblées au creux du roc, devant les torrens immobiles du glacier et les neiges éparses dans les anfractuosités mal visitées par le soleil. C’est l’insensible beauté de la nature inféconde, abrupte et vide, sans un arbre, sans un sillon, sans une fleur, au-dessus de tout, détachée de tout, étincelante et dure comme un diadème.

Voilà des exemples. Mais ce qui prouve, mieux que tout le reste, la tendance à oublier les objets mêmes qui sont dans un paysage pour ne rendre que l’impression produite, c’est le goût des effets de nuit. Déjà signalé, ici même, il y a plusieurs années, il ne fait, chaque année, que s’accentuer davantage. Et ce sont les meilleurs maîtres qui le manifestent. C’est M. Le Sidaner, qui expose une Nuit sur la mer et un Clair de lune. C’est M. Louis Picard, qui montre Un Phare en Bretagne, phare allumé en pleine nuit et une Marine, qui est un effet produit par un autre phare, la lune, émergeant des nuages. C’est M. Muenier, qui étudie Fribourg, la nuit, sous le titre Nocturne. C’est M. Meslé, qui montre des paysages de Champagne vus la nuit, notamment Le Coteau, lever de lune. C’est M. Auburtin qui, lui aussi, peint son Nocturne. C’est une épidémie... Car il faut encore citer M. Dagnac-Rivière et son Clair de lune à Venise, M. Guignard et son Clair de lune dans les landes de Gascogne, M. Chudant avec ses deux Soirs de lune, au château et au pont de Buthiers, M. Guarro et sa Nuit d’été, M. Schofield et son Shadowland, M. Bastien-Lepage et son Parc Monceau la nuit, M. Moisset et son Soir, M. Andreau et sa Rue au clair de lune, M. Davis et sa Nuit tombante, M. Courant et son Quai de Nieuport au crépuscule, enfin, M. Cachoud, qui est un vétéran parmi les chevaliers de la lune, et qui expose, aux Champs-Elysées, Montbel (Savoie) à la lune d’octobre et l’Auberge du Platane (Savoie) nuit de lune. Ces artistes prennent la peine de dire où ils ont peint la nuit, c’est-à-dire quel est au juste le pays qu’on ne voit pas dans leur tableau : c’est beaucoup de conscience. Mais en réalité, c’est une impression qu’ils ont peinte : l’impression ressentie par le poète :


... Quum medio volvuntur sidera lapsu,
Quum tacet omnis ayer...


c’est-à-dire, où que ce soit, le Portrait de la Nuit.

Quelques paysagistes demeurent qui ne concentrent pas leur talent sur une seule impression : ils sont très rares, du moins parmi ceux qui rendent justice à la nature. Ce sont M. Olive, dans ses bords de la Côte d’Azur (Var) ; M. Gagliardini dans son Vieux Pays, M. Ponchin dans son Anse des Baumelles, puis les Vénitiens : M. Alfred Smith avec ses six vues de Venise, M. Gabriel qui en a exposé autant, M. Iwill, M. Abel Truchet, M. Allègre, M. Bouchor, M. Saint-Germier. Enfin, un maitre des paysages du Nord, le Van Goyen de notre temps, venu pour la première fois en Provence, M. Braquaval, qui a porté, dans l’étude du Marché à Draguignan et des Arènes d’Arles, les fines qualités d’analyse acquises autrefois sous les ciels nuancés de la Baie de la Somme. Si l’on ajoute à ces pages, déjà nombreuses, les envois de M. Dauchez et de M. Cottet, avenue d’Antin, et un excellent effet de Lumière sur les Dunes du Pas de Calais, c’est-à-dire une éclipse de soleil, des nuages qui passent, tout frisés de lueurs, par M. Hugues Stanton, aux Champs-Elysées, on aura, je crois, à peu près épuisé l’intérêt de ces traductions de la Nature, — et l’on pourra fermer le volume.

Les sculpteurs, eux aussi, ont, semble-t-il, une ambition nouvelle. Ils s’orientent, de plus en plus, vers la décoration des jardins. On s’est avisé, enfin, que nos places publiques étaient suffisamment pourvues de grands hommes et qu’il n’y avait plus guère, dans nos villes, un « refuge » inoccupé. On se tourne donc vers les parcs et les fontaines, et l’on imagine des figures propres à les animer. Ce sont, — est-il besoin de le dire ? — des figures antiques. Dès que le statuaire n’est plus guindé par un système esthétique, ni lié par une commande, il revient naturellement à la beauté plastique, au nu, aux gestes gracieux et nobles, aux Amours, aux Nymphes, aux Faunes, à ce que M. Henri de Régnier appelle : les Jeux rustiques et divins. C’est le titre qu’on pourrait donner à un groupe en plâtre, qui n’en a pas et qui est signé de M. Vendémiaire Pavot. Une fillette s’est aventurée dans une grotte ; deux jeunes faunins en sortent et la poursuivent, tendant le bras pour la saisir. Elle recule épouvantée et ravie. On entend chanter, dans sa mémoire, les vers du poète :


Jadis nous étions trois faunes dans la forêt...
…………………..
Nos clairs yeux d’agate
Apparaissaient dans l’ombre au détour des sentiers
Et nos dents blanches, aux pommes que vous jetiez,
Filles ! en nous fuyant, riaient de votre fuite.


Et l’on souhaite voir dans quelque parc ombreux, au fond d’une allée voûtée et secrète, se poursuivre, en marbre, ce jeu rustique et divin.

C’en est un, aussi, que la scène imaginée par M. Perrault-Harry, le Chevreau qui danse sur les ruines d’un temple écroulé, où se tord le cep de vigne, d’où filtre la source, un pas qu’il dansait déjà du temps d’Hésiode. Il danse comme un feu follet, avec l’ironie de tout ce qui vit pour tout ce qui s’écroule. C’est un jeu « rustique : » il n’est pas rare de rencontrer, au versant des montagnes qui dominent la Méditerranée, des pâtres qui font danser, devant vous, leurs chevreaux ou leurs boucs. Par ce bout d’entablement et ce morceau de colonne qui évoquent la Grèce antique, par sa grâce, par son style, M. Perrault-Harry en a fait, aussi, un jeu « divin. »

Il y a beaucoup à tirer des expressions et des gestes du monde animal, quand on considère ses espèces souples et gracieuses. C’est ce qui arrive pour M. Vacossin avec son Chien danois, intrigué par une tortue. Ce marbre ferait merveille dans l’encadrement régulier de belles allées à la française. De même l’Enfant au Dauphin de M. Puech, marbre exquis d’un tour spirituel et vif, se conçoit aussi bien dans quelque pavillon de parc, où sur quelque balustre de terrasse, que dans un salon. Enfin, toutes les Fontaines exposées, cette année, sont bien, par destination, des monumens rustiques. Et il y en a de charmantes. La Chanson de l’Eau, de M. Max Blondat, Le Berger et la Mer, avec sa frise de chèvres et son fond de bas relief par M. Laporte-Blairsy, la Fontaine en marbre de M. Bitter, L’Enfant à la coquille, fontaine de pierre de Mme Bonneau-Ladoux, Biblis de Mlle Maugendre, statue pour fontaine, La Douche, groupe d’enfans, fontaine de jardin, par M. Peyre, la Petite Dame de la Mer, fontaine bronze et marbre vert, de Mlle Janet-Scudder. Enfin, le Groupe central pour une fontaine monumentale à Nantes, par M. Fernand David.

Cet ensemble d’œuvres décoratives, tendant au même objet, est d’un bon augure. Trop longtemps, les décorateurs se sont obstinés à la création d’un « style moderne » dont nous n’avions nul besoin et qui, manifestement, s’inspirait de l’Etranger. Souhaitons qu’ils comprennent toute la beauté nouvelle qu’on pourrait ajouter, hors des maisons, aux théâtres de verdure, en reprenant les traditions françaises. Précisément, une Société nouvelle s’est formée, celle des Amateurs des Jardins. Elle prépare à Bagatelle, sous l’invocation de Le Nôtre, une exposition, en plein air, de tout ce qui peut servir à décorer les parcs et aussi les modestes parterres de notre pays. L’initiative prise par M. Pierre Roche, au dernier Salon de l’avenue d’Antin, va ainsi projeter, au dehors du Grand Palais, un rayonnement fécond pour le renouveau de la statuaire décorative. C’est très bien, mais c’est très fatal au prestige du Salon. Et, en ce point comme en tous les autres, nous sommes ramenés à la réflexion qui ouvrait ces lignes : l’intérêt qu’on prenait jadis aux Salons est, une fois de plus, transporté à une exposition particulière.


II

Devant cet intérêt croissant des petits expositions et l’intérêt décroissant des Salons, une question se pose : « Que faudrait-il pour rendre à cette institution, vénérable et gracieuse, son prestige ? » La réponse est dictée par les faits : il suffirait, mais il faudrait qu’elle redevînt ce qu’elle était autrefois et ce que sont précisément toutes ces expositions qui tendent à l’éclipser. Il faudrait que ce fût un Salon fermé, quelque chose comme l’exposition des « Messieurs de l’Académie royale » qui se tenait autrefois dans le grand Salon du Louvre, sous l’autorité de M. Lenormand de Tournehem, ou bien de M. le marquis de Marigny.

À ce seul énoncé je sais bien que notre esprit critique proteste. Il proteste, parce qu’il conserve encore toutes les attitudes qui lui ont été suggérées par la lutte contre les méprises de l’Art officiel et la tyrannie des jurys, par l’histoire et surtout la légende des génies méconnus et des grands refusés de l’Institut. Et aujourd’hui, que nul n’est plus empêché d’exposer, — fût-ce aux Indépendans, — et que l’État protège également toutes les « tentatives, » fût-ce les plus saugrenues ; qu’ainsi, tout le danger, pour les talens nouveaux, est, non pas qu’on ne voit pas assez de peintures, mais qu’on en voit trop, — et que les leurs passent inaperçues au milieu de la foule, nous continuons de faire, par atavisme, le geste de protestation qui avait sa raison d’être autrefois, et nous ne faisons pas le geste de sélection qui serait nécessaire aujourd’hui.

Aujourd’hui, en effet, la grande question, pour un jeune artiste de talent, n’est pas d’être reçu, c’est d’être vu, c’est-à-dire d’être jugé. Or, s’il expose au milieu de 8 339 autres œuvres d’art, il passe des années sans l’être. La masse des œuvres médiocres, énormes, tapageuses, criardes, écrase son œuvre ; l’irritation qu’elles causent au visiteur amène devant lui un juge prévenu. S’il peut s’en aller, exposer seul dans quelque « galerie, » il est sauvé. Les exemples abondent qui le prouvent. Mais s’il ne le peut pas, le jeune artiste reste aussi obscur et ignoré, au milieu du Salon, que s’il avait été refusé.

C’est donc pour lui, comme pour nous, qu’un Salon fermé est nécessaire : j’entends par « Salon fermé » celui qui serait composé de ce que les deux sociétés, — Société des Artistes français et Société nationale, — contiennent d’intéressant et allégé de ce qu’elles contiennent d’inutile : une collection de 1 000 à 1 200 toiles, tout au plus, rassemblées par un jury inamovible, — l’Académie des Beaux-Arts, par exemple, — et qui dirait au public : « Voilà ce que nous faisons, et voilà ce que nous trouvons bien parmi ce que font les autres. Nous en prenons la responsabilité. » Bien entendu, pour que cette collection eût toute sa valeur, il faudrait que les membres du jury, d’abord, et tous ceux qui sollicitent d’y mettre leurs œuvres, fussent tenus de ne les point mettre ailleurs. Pour que le Salon retrouvât son ancien prestige, il ne suffirait pas, en effet, d’en expulser quelques milliers de toiles médiocres : il faudrait encore y attirer et y maintenir les quelques centaines d’œuvres intéressantes qu’on voit aujourd’hui, dispersées, dans les petits Salons, tout le long de l’année et en toutes sortes de « galeries. » Il faudrait, à toutes, faire un sort, en les mettant en belle place et en les isolant convenablement de leurs voisines, ce qui est impossible avec cinq mille cadres, ce qui serait aisé avec mille ou douze cents. À ces conditions, le public des amateurs reprendrait le chemin du Grand Palais, dans de tout autres sentimens, poussé par une curiosité toute nouvelle. Ce ne serait plus la promiscuité, le désordre et le tintamarre d’une réception monstre ou d’une réunion publique : ce serait un Salon.

À cela, quelles objections peut-on faire ? Aucune qui vaille du point de vue de l’Art, ni du point de vue des jeunes artistes de talent. Nul Maître n’est fondé à prétendre que le Salon suffit à déceler le talent, qui, pour sa part, expose en d’autres « galeries, » ou, tout au moins, à son club. Car s’il croyait que le Salon suffît, il n’exposerait pas ailleurs. Or, ce qui ne suffit pas à un Maître déjà connu et considéré, comment suffirait-il au nouveau venu que rien ne désigne, sinon son talent ? Le Salon lui suffirait, il est vrai, s’il était organisé comme une exposition particulière, fermé à la foule des peintres sans valeur et des amateurs, jalousement gardé par un jury inamovible et tenu, lui-même, d’y réserver toute son œuvre. Et cela, c’est l’ancienne Académie royale, — ou à peu près.

Eh quoi ! dira-t-on, l’Académie royale ! L’Institut ! Oubliez-vous ses erreurs, ses préjugés, ses crimes ? N’est-il pas avéré que l’ancien jury de l’Institut a proscrit tous les novateurs, tous les inspirés, tous les maîtres : Delacroix, Millet, Rousseau, Corot, Chassériau, Barye, Chintreuil et tant d’autres ? Et qu’il ne reste plus aujourd’hui, vivans dans l’Histoire de l’Art, que ceux qu’il a refusés ?

En effet, c’est avéré ; malheureusement, ce n’est pas tout à fait vrai. Les crimes de l’ancien jury de l’Institut ont été fort exagérés par la légende. C’est une histoire de brigands, qu’on raconte aux jeunes artistes pour les endormir. Elle ne supporte pas l’examen d’une critique un peu défiante et d’un regard un peu attentif. Si nous parcourons, en effet, l’histoire des « grands refusés, » voici ce que nous trouvons. On a parfois refusé des œuvres d’un Maître, mais on a souvent accepté, au même Salon, d’autres œuvres du même Maître. On a refusé, en 1836, des petits groupes de Barye, mais en recevant son Lion au repos, qui valait dix fois ses petits groupes. On a refusé, en 1845, une Madeleine de Delacroix, mais il en avait envoyé deux et l’on avait accepté l’autre. On a donc refusé souvent faute de place et sans se priver, pour cela, du talent dont on repoussait une seule manifestation. D’autre part, la proscription a tenu souvent non pas à l’opinion propre du jury, mais à celle du temps, elle jury a été souvent plus libéral que le public et que les révolutionnaires eux-mêmes. La fameuse Olympia de Manet a été reçue en 1864, et ce n’est pas le Jury, mais c’est le révolutionnaire Courbet, qui s’écriait en la voyant : « C’est plat, ce n’est pas modelé. On dirait une dame de pique d’un jeu de cartes, sortant du bain ! » Les reproches faits au jury sont donc très exagérés. Il est vrai que le jury a refusé de grandes signatures ; il n’est pas vrai qu’il ait refusé de grands chefs-d’œuvre. Il faut se déshabituer de cette idée, que n’importe quel tableau est bon, quand il est signé du nom d’un homme qui a fait des tableaux admirables, c’est-à-dire qu’un homme qui en a fait de bons n’ait pas pu en faire de mauvais.

Il y a des exemples typiques. Jules Breton nous raconte, dans ses Mémoires, que son tableau Misère et Désespoir, sur lequel il comptait beaucoup, fut reçu par le jury en 1849, mais que lui-même il en fut très mécontent, qu’il le roula et l’oublia, à l’humidité, dans un coin de son atelier et le laissa pourrir. Eh bien ! si ce tableau, condamné par son auteur même, avait été refusé à ce Salon de 1849, quels cris d’indignation ne pousseraient pas, aujourd’hui, les critiques en écrivant l’histoire de ce jury ! Or, quand nous nous souvenons que Chassériau a détruit sa Cléopâtre refusée, que Millet a repeint sur son Saint Jérôme refusé un autre sujet, que Rousseau est revenu sur son Allée de Châtaigniers refusée et l’a repeinte en partie, que le Baptême du Christ de Corot n’était qu’une esquisse, et qu’aucune des œuvres de Puvis de Chavannes refusées, de 1850 à 1859, n’a pu être produite depuis par ^es admirateurs, il est permis de supposer que toutes ces épaves, bien que signées de noms illustres, n’étaient peut-être pas beaucoup supérieures au tableau signé : « Jules Breton, » et que Jules Breton, sans y être obligé par personne, a désavoué.

Et puis, les refus, ou si l’on veut les persécutions, n’ont jamais tué un grand artiste, pas plus d’ailleurs que l’indulgence et la protection n’en ont jamais fait naître. Lorsque Castagnary écrivait en 1876 : « Avant d’aborder l’examen des œuvres du Salon, je formulerai le cahier des humbles, des oubliés, des dédaignés, des bafoués, des proscrits par rancune, des reçus par ironie, de toutes les victimes de l’art officiel, » — il exprimait un sentiment généreux. Mais lorsqu’il ajoutait : « Ils ne constituent pas seulement l’immense majorité des artistes présens, ils forment la réserve de l’avenir. De cette couche profonde sortiront nos futurs génies. La République, qui naît et qui a besoin de serviteurs utiles, doit leur montrer de la bienveillance ; ils lui rendront un jour, en honneur et en gloire, plus qu’elle ne leur a avancé en intelligente protection, » — il ajoutait à ses idées généreuses une conclusion tout à fait enfantine. L’histoire de l’art tout entière nous enseigne qu’il n’y a aucun rapport entre le régime libéral adopté par un pays et la production du talent artistique dans ce pays.

Il n’y a jamais eu moins de liberté qu’en Espagne sous Philippe IV, ni un plus grand artiste que Velazquez. L’Angleterre n’a pas vu travailler sous ses parlemens un portraitiste aussi parfait que, sous son roi absolu Charles Ier, a été van Dyck. Les Médicis, à commencer par Cosme l’Ancien, le père de la patrie, étaient des tyrans, et Michel-Ange fut un peu bâtonné par le Pape. Les deux pays les plus libres du monde : la Suisse et les États-Unis, n’ont jamais produit un seul génie artistique, et si l’on considère les différentes époques politiques dans le même pays, comme en Italie, on voit que les grands artistes y ont surgi en foule aux époques de tyrannie et que pas un ne s’est montré depuis l’ère de la liberté.

C’est donc vainement qu’on parle de protection et de liberté accordées aux arts. En réalité, tout protecteur a été un tyran. La plupart des grands maîtres n’ont jamais pu faire agréer leurs plans à ceux qui les faisaient vivre. Aujourd’hui, le moindre élève sorti de l’École de Rome, pourvu d’une commande de l’État, réalise plus facilement son rêve, que Mantegna, aux ordres d’Isabelle d’Este, obligé de traduire les minutieux thèmes de sa protectrice, ou que van Dyck qui rêva, toute sa vie, de faire de la grande peinture décorative et qui fut toujours obligé par son protecteur de s’en tenir aux portraits. Il n’est pas dit, d’ailleurs, que le tyran, qui empêcha van Dyck de se répandre en de grandes compositions, ne lui ait pas rendu service. Il n’est pas dit, non plus, que pour les caractères forts, capables de puiser dans un échec passager une énergie nouvelle, la sévérité, ou même l’injustice d’un jury ne soient pas quelquefois une bonne épreuve, tandis que les succès trop faciles et trop prompts risquent d’alanguir, dans leurs germes, bien des talens qu’un long effort eût développés.

Mais telle n’est point, ici, la question. Il ne saurait venir à la pensée de personne, aujourd’hui, de fermer le Grand Palais à un seul artiste, ni de réserver à une société, fùt-elle l’Institut, le monopole des expositions publiques, officielles, prébendées par l’État. Tout citoyen français a le droit de peindre, d’exposer, voire de remplacer le dessin, la couleur, les idées, l’originalité, par des théories sur sa « conscience, » sur la « matière, » sur le « volume, » d’être « cubiste, » « futuriste, » et d’écarter ainsi, du Salon, par le formidable ennui qu’il dégage, les fervens, les naïfs amis de la Nature et de l’Art. On ne voit même pas clairement, au nom de quoi les jurys des Salons actuels décident l’exclusion de certaines œuvres, ni pourquoi l’on relègue, sous les tentes du bord de la Seine, l’Exposition des Indépendans... Du moment qu’un jury juge et choisit, il est exposé à l’erreur. Le jury d’un Salon fermé en ferait donc, comme les autres. Il faudrait, seulement, que ce jugement et ce choix fussent assez sévères pour que le public reprit quelque confiance dans la sélection ainsi opérée. Donc, un Salon sans jury, où l’on recevrait tout, — comme en 1848, — et où les places seraient tirées au sort. Puis, à côté, un Salon fermé, se recrutant lui-même, où l’on accepterait mille ou douze cents toiles, tout au plus : voilà la solution. Je ne dis pas qu’elle soit possible : je dis qu’elle est nécessaire.


ROBERT DE LA SIZERANNE.