Les Salons politiques de Paris — Mme Claude Vignon

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L’Europe année 1, numéro 64, 13 décembre 1879 (extrait) (p. 2-5).


LES SALONS POLITIQUES
de Paris

Mme CLAUDE VIGNON

Le salon de Mme Rouvier, connue sous le pseudonyme de Claude Vignon, n’est pas à proprement parler un salon « politique », bien que son mari, député de Marseille, occupe une situation importante parmi ses collègues de l’assemblée, et soit cité comme l’un des hommes appelés à monter aux sommets politiques, — il appartient comme nuance à l’Union républicaine. — Ce salon est aussi, littéraire, et surtout, éclectique. C’est encore un terrain neutre, où se débattent toutes les grandes idées, où s’élaborent toutes les pensées nouvelles, dont le « motto  » est : « En avant » !

La personnalité de Claude Vignon est certainement incontestable comme caractère, comme artiste, comme écrivain. Car elle est à la fois sculpteur, romancier et journaliste. La notoriété de son triple talent n’est pas à établir. Elle a collaboré activement à différents journaux et à diverses revues : le « Temps », le « Correspondant », le « Moniteur », comme journaliste. Depuis quinze années, elle fait, dans l’« Indépendance belge », la correspondance parlementaire, mission qu’elle remplit avec un talent viril[1].

On doit à son ciseau de sculpteur le bas-relief central de la prise de la fontaine Saint-Michel, — enfants jouant dans un ruisseau ;

Les quatre statues des vertus cardinales du porche de l’église Saint-Denis ;

Deux des groupes de couronnement du Louvre ;

Des bas-reliefs — génies des arts et des sciences — dans l’escalier de la bibliothèque du Louvre ;

Deux bustes qui étaient dans les salons de la bibliothèque et qui ont été détruits par l’incendie du 24 mai 1871.

Un bas-relief qui était dans les escaliers des appartements de l’impératrice aux Tuileries a eu le même sort, et aussi, les deux bustes du roi et de la reine des Belges qui étaient dans la galerie des souverains à l’hôtel de ville. Elle a exposé à tous les salons jusqu’à ce jour ; à l’Exposition de 1878, elle a envoyé « un pêcheur » à l’épervier qui a été fort remarqué, et une statue en terre cuite, achetée pour la loterie nationale ; au dernier salon, son buste de M. Thiers, commandé par l’État pour la ville de Marseille, a été déclaré par Mme Thiers, le meilleur qui eût été fait.

Mais si le ciseau du sculpteur est actif, la plume de l’écrivain ne l’est pas moins : nos principaux éditeurs le savent bien, et le public lettré aussi. Les romans les plus connus sont : « Victoire Normand — Minuit ! (contes fantastiques) — Les récits de la vie réelle — Un Drame en province — Les Complices — Un Naufrage parisien — Élisabeth Verdier — Château Gaillard — Révoltée ! » sa dernière œuvre, parue en feuilleton dans le « Bien public » et dont le succès tout récent est immense.

Se lever à la première heure, déjeûner à la hâte, expédier non moins à la hâte, les affaires de sa maison et sa correspondance, se précipiter à Versailles par n’importe quel temps, à l’aide obligé de n’importe quel moyen de locomotion, y écrire pendant la séance un compte-rendu pour se délasser, aller dans les entr’actes chercher auprès des députés quelques renseignements politiques, reprendre le train ; arrivée à Paris, expédier à Bruxelles pour « l’Indépendance belge » sa correspondance, et souvent plusieurs autres pour Marseille, rentrée à Passy vers huit heures et demie, dîner à neuf heures, et après le dîner se mettre à travailler à des œuvres littéraires jusqu’à une ou deux heures du matin… Telle est la vie de chaque jour pour Claude Vignon !… Et cependant, elle trouve encore le temps de recevoir le mercredi et le dimanche soir, de paraître aux réceptions officielles, et d’avoir une maison admirablement tenue.

Pour compléter ce portrait d’une personnalité si intéressante, il faut ajouter que Claude Vignon a traversé les dernières années de l’empire dans un rayonnement de talent et de beauté. Elle est de haute taille, et depuis quelques années a pris un peu d’embonpoint. Sa tête est petite, les traits sont fins, éclairés par des yeux incomparables, puis une bouche ravissante, un sourire d’une grâce incomparable ; toute la bonté indulgente de ce noble caractère s’épanouit dans ce sourire de jeune fille, qui laisse apercevoir des dents !…, oh ! mais des dents merveilleuses ; ajoutez des pieds, des mains, des bras et des épaules, comme la Providence n’en devrait donner qu’à celles qui sont bêtes et laides pour les consoler.

Claude Vignon est Parisienne de naissance, comme elle l’est, d’esprit et de visage. Sa mère, admirablement belle aussi, appartenait à une famille de vieille noblesse ; son père joua dans l’opposition un rôle militant, à une époque où il y avait quelque courage à afficher des opinions républicaines.

Claude Vignon habite à Passy, rue de la Tour, près des fortifications, un hôtel charmant, dont elle est propriétaire et dont elle est l’architecte ; il y a une quinzaine d’années, les terrains appartenant à la ville, et situés dans ces lointains parages, ne trouvaient guère d’acquéreurs : on imagina de les vendre à des artistes, avec faculté pour eux, de les payer en peinture et en sculpture, destinés à des monuments publics. Ce fut ainsi qu’elle devint propriétaire rue de la Tour !…

Au rez-de-chaussée, se trouvent l’atelier, la salle à manger, et un grand salon-parloir, décoré avec un goût artistique très sévère ; vieilles tapisseries au mur, bustes en marbre ou en pierre, sur des fûts de colonnes ; cheminée monumentale dans le style du château de Blois, grands chenets du temps, etc. Cette grande salle ouvre dans la moitié de sa longueur, par une large baie garnie de portières sur une vérandah très gaie, garnie de plantes exotiques enfermées dans des caissons de faïences persanes, à droite, au fond, le magnifique portrait à l’huile que M. Saint-Pierre a fait de Claude Vignon : sa ressemblance frappante avec le modèle, la vigueur de la peinture, le talent de l’œuvre, ont fait assez de bruit au « salon » dernier pour que nous y revenions ici. Tout le monde sait que M. Saint-Pierre fut médaillé pour ce portrait.

À gauche de cette galerie, qui a vue sur le jardin (un morceau de l’ancien bois de Boulogne), est un charmant salon « Louis XVI », qui n’est formé que par des portières largement ouvertes habituellement : les murs sont décorés à fresques par « Puvis de Chavannes », et représentent des figures allégoriques : « La Pensée », « Le Travail », « L’Histoire », etc…

La chambre de Claude Vignon est immense ; les vieilles guipures, les étoffes anciennes y sont encadrées, au milieu des boiseries en vieux chêne sculpté ; les hautes fenêtres sont drapées de rideaux à bandes de tapisserie semées des lettres C. V., brodées par la maîtresse du logis. Aux murs, des portraits et des bustes de famille, des vues rapportées de voyage, égayent cet intérieur intéressant où l’on retrouve à la fois l’écrivain, le sculpteur, et la femme du monde.

  1. La direction de « l’Europe » tient à faire remarquer ici, qu’il ne lui a pas paru équitable de supprimer l’hommage qui est dû à Claude Vignon pour ses lettres si remarquées dans « l’Indépendance », par la seule raison que ce journal s’est mal conduit à notre égard, dans une circonstance que nos lecteurs n’ont pas oubliée.