Les Sans-Gueule
Les Sans-Gueule
Ils reçurent à l’ambulance les noms de Sans-Gueule nº 1 et Sans-Gueule nº 2. Un chirurgien anglais, qui faisait le service de bonne volonté, fut surpris du cas, et y prit intérêt. Il oignit les plaies et les pansa, fit des points de suture, opéra l’extraction des esquilles, pétrit cette bouillie de viande, et construisit ainsi deux calottes de chair, concaves et rouges, identiquement perforées au fond, comme les fourneaux de pipes exotiques. Placés dans deux lits côte à côte, les deux Sans-Gueule tachaient les draps d’une double cicatrice arrondie, gigantesque et sans signification. L’éternelle immobilité de cette plaie avait une douleur muette : les muscles tranchés ne réagissaient même pas sur les coutures ; le choc terrible avait anéanti le sens de l’ouïe, si bien que la vie ne se manifestait en eux que par les mouvements de leurs membres, et par un double cri rauque qui giclait par intervalles entre leurs palais béants et leurs tremblants moignons de langue.
Cependant ils guérirent tous deux. Lentement, sûrement, ils apprirent à conduire leurs gestes, à développer les bras, à replier les jambes pour s’asseoir, à mouvoir les gencives durcies qui revêtissaient encore leurs mâchoires cimentées ; ils eurent un plaisir, qu’on reconnut à des sons aigus et modulés, mais sans puissance syllabique : ce fut de fumer des pipes dont les tuyaux étaient tamponnés de pièces de caoutchouc ovales, pour rejoindre les bords de la plaie de leur bouche. Accroupis dans les couvertures, ils respiraient le tabac ; et des jets de fumée fusaient par les orifices de leur tête : par le double trou du nez, par les puits jumeaux de leurs orbites, par les commissures des mâchoires, entre les squelettes de leurs dents. Et chaque échappement du brouillard gris qui jaillissait entre les craquelures de ces masses rouges était salué d’un rire extra-humain, gloussement de la luette qui tressaillait, tandis que leur reste de langue clapotait faiblement.
Il y eut une émotion dans l’hôpital, quand une petite femme en cheveux fut amenée par l’interne de service au chevet des Sang-Gueule, et les considéra l’un après l’autre d’une mine terrifiée, puis fondit en larmes. Dans le cabinet du médecin en chef elle expliqua, entre des sanglots, qu’un de ces deux-là devait être son mari. On l’avait noté parmi les disparus ; mais ces deux blessés, n’ayant aucune marque d’identité, étaient dans une catégorie particulière. Et la taille ainsi que la largeur d’épaules et la forme des mains lui rappelaient invinciblement l’homme perdu. Mais elle était dans une affreuse perplexité : des deux Sans-Gueule, quel était son mari ?
Cette petite femme était vraiment gentille : son peignoir bon marché lui moulait le sein ; elle avait, à cause de ses cheveux relevés à la chinoise, une douce figure d’enfant. La douleur naïve et l’incertitude presque risible se mélangeaient dans son expression et contractaient ses traits comme ceux d’une petite fille qui vient de casser un joujou. De sorte que le médecin en chef ne se tint pas de sourire ; et, comme il parlait gras, il dit à la petite femme qui le regardait en dessous : « Eh ben ! quoi ! emporte-les, tes Sans-Gueule, tu les reconnaîtras à l’essai ! »
Elle fut d’abord scandalisée, et détourna la tête, avec une rougeur d’enfant honteuse ; puis elle baissa les yeux, et regarda de l’un à l’autre lit. Les deux coupes rouges couturées reposaient toujours sur les oreillers, avec cette même absence de signification qui en faisait une double énigme. Elle se pencha vers eux ; elle parla à l’oreille de l’un, puis de l’autre. Les têtes n’eurent aucune réaction, — mais les quatre mains éprouvèrent une sorte de vibration, — sans doute parce que ces deux pauvres corps sans âme sentaient vaguement qu’il y avait près d’eux une petite femme très gentille, avec une odeur très douce et d’absurdes manières exquises de bébé.
Elle hésita encore pendant quelque temps, et finit par demander qu’on voulût bien lui confier les deux Sans-Gueule pendant un mois. On les porta dans une grande voiture rembourrée, toujours l’un à côté de l’autre ; la petite femme, assise en face, pleurait sans cesse à chaudes larmes.
Et quand ils arrivèrent dans la maison, une vie étrange commença pour eux trois. Elle allait éternellement de l’un à l’autre, épiant une indication, attendant un signe. Elle guettait ces surfaces rouges qui ne bougeraient jamais plus. Elle regardait avec anxiété ces énormes cicatrices dont elle distinguait graduellement les coutures comme on connaît les traits des visages aimés. Elle les examinait tour à tour, ainsi que l’on considère les épreuves d’une photographie, sans se décider à choisir.
Et peu à peu la forte peine qui lui serrait le cœur, au commencement, quand elle pensait à son mari perdu, finit par se fondre dans un calme irrésolu. Elle vécut à la façon d’une personne qui a renoncé à tout, mais qui vit par habitude. Les deux moitiés brisées qui représentaient l’être chéri, ne se réunirent jamais dans son affection ; mais ses pensées allaient régulièrement de l’un à l’autre, comme si son âme eût oscillé en manière de balancier. Elle les regardait tous deux comme ses « mannequins rouges, » et ce furent les poupées falotes qui peuplèrent son existence. Fumant leur pipe, assis sur leur lit, dans la même attitude, exhalant les mêmes tourbillons de vapeur, et poussant simultanément les mêmes cris inarticulés, ils ressemblaient plutôt à des pantins gigantesques apportés d’Orient, à des masques sanglants venus d’Outre-mer, qu’à des êtres animés d’une vie consciente et qui avaient été des hommes.
Ils étaient « ses deux singes, » ses bonshommes rouges, ses deux petits marins, ses hommes brûlés, ses corps sans âme, ses polichinelles de viande, ses têtes trouées, ses caboches sans cervelle, ses figures de sang ; elle les bichonnait à tour de rôle, faisait leur couverture, bordait leurs draps, mêlait leur vin, cassait leur pain ; elle les menait marcher par le milieu de la chambre, un à chaque côté, et les faisait sauter sur le parquet ; elle jouait avec eux, et, s’ils se fâchaient, les renvoyait du plat de la main. D’une caresse ils étaient auprès d’elle, comme deux chiens folâtres ; d’un geste dur, ils demeuraient pliés en deux, semblables à des animaux repentants. Ils se frôlaient contre elle et quêtaient les friandises ; tous deux possesseurs d’écuelles en bois où ils plongeaient périodiquement, avec des hurlements joyeux, leurs masques rouges.
Ces deux têtes n’irritaient plus la petite femme comme autrefois, ne l’intriguaient plus à la façon de deux loups vermeils posés sur des figures connues. Elle les aimait également, avec des moues enfantines. Elle disait d’eux : « Mes pantins sont couchés ; mes hommes se promènent. » Elle ne comprit pas qu’on vint de l’hôpital demander lequel elle gardait. Ce lui fut une question absurde : c’était comme si on avait exigé qu’elle coupât son mari en deux. Elle les punissait souvent à la manière des enfants avec leurs poupées méchantes. Elle disait à l’un : « Tu vois, mon petit loup, ton frère est vilain, il est mauvais comme un singe — je lui ai tourné sa figure contre le mur ; je ne le retournerai que s’il me demande pardon. » Après, avec un petit rire, elle retournait le pauvre corps, doucement soumis à la pénitence, et lui embrassait les mains. Elle leur baisait aussi parfois leurs affreuses coutures, et s’essuyait la bouche toute de suite après, en fronçant les lèvres, en cachette. Et elle riait aussitôt, à perte de vue.
Mais insensiblement elle s’accoutuma plus à l’un d’eux, parce qu’il était plus doux. Ce fut inconscient, certes, car elle avait perdu tout espoir de reconnaissance. Elle le préféra comme une bête favorite, qu’on a plus de plaisir à caresser. Elle le dorlota davantage et le baisa plus tendrement. Et l’autre Sans-Gueule devint triste, aussi, par degrés, sentant autour de lui moins de présence féminine. Il resta plié sur lui-même, souvent accroupi sur son lit, la tête nichée dans le bras, pareil à un oiseau malade. Il refusa de fumer ; tandis que l’autre, ignorant de sa douleur, respirait toujours du brouillard gris qu’il exhalait avec des cris aigus par toutes les fentes de son masque pourpre.
Alors la petite femme soigna son mari triste, mais sans trop comprendre. Il hochait la tête dans son sein en sanglotant de poitrine ; une sorte de grognement rauque lui parcourait le torse. Ce fut une lutte de jalousie dans un cœur obscurci d’ombre ; une jalousie animale, née de sensations avec des souvenirs confus peut-être d’une vie d’autrefois. Elle lui chanta des berceuses comme à un enfant, et le calma de ses mains fraîches posées sur sa tête brûlante. Quand elle le vit très malade, de grosses larmes tombèrent de ses yeux rieurs sur le pauvre visage muet.
Mais bientôt elle fut dans une angoisse poignante ; car elle eut la sensation vague de gestes déjà vus dans une ancienne maladie. Elle crut reconnaître des mouvements autrefois familiers ; et les positions des mains émaciées lui rappelaient confusément des mains semblables, autrefois chéries, et qui avaient frôlé ses draps avant le grand abîme creusé dans sa vie.
Et les plaintes du pauvre abandonné lui lancinèrent le cœur ; alors, dans une incertitude haletante, elle dévisagea de nouveau ces deux têtes sans visages. Ce ne furent plus deux poupées pourpres — mais l’un fut étranger — l’autre peut-être la moitié d’elle-même. Lorsque le malade fut mort, toute sa peine se réveilla. Elle crut véritablement qu’elle avait perdu son mari ; elle courut, haineuse, vers l’autre Sans-Gueule, et s’arrêta, prise de sa pitié enfantine, devant le misérable mannequin rouge qui fumait joyeusement, en modulant ses cris.