Les Sceptiques grecs/Livre II/Chapitre II

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Impr. nationale (p. 99-122).

CHAPITRE II.

ARCÉSILAS.


Les anciens distinguaient parfois jusqu’à cinq académies[1] : celle de Platon, celle d’Arcésilas, celle de Carnéade et de Clitomaque, celle de Philon et de Charmide, celle d’Antiochus. Une tradition plus autorisée[2] à laquelle nous nous conformerons, n’en distingue que deux : l’Ancienne et la Nouvelle, celle de Platon, et celle d’Arcésilas.

L’ancienne Académie n’ajouta rien d’essentiel à la doctrine de Platon[3] ; elle se borna à la développer et à la commenter. Speusippe et Xénocrate[4], reprenant une division de la philosophie en trois parties, déjà indiquée par Platon, s’attachèrent à exposer méthodiquement la pensée du maître, en s’aidant à la fois de ses livres et des souvenirs de son enseignement ; Xénocrate pencha davantage vers les mathématiques et introduisit nombre d’éléments pythagoriciens dans le platonisme ; Polémon, Cratès, Cranter, négligeant un peu la métaphysique, se préoccupèrent surtout de la morale. Mais le caractère commun à tous ces philosophes fut qu’ils s’efforcèrent de faire du platonisme un corps de doctrine, de l’approprier à l’enseignement[5]. On ne cherchait plus, car la vérité était trouvée ; elle était dans la parole du maître : on ne discutait plus ; on commentait.

La nouvelle Académie changea tout cela. Elle déclara qu’il fallait se remettre à chercher la vérité, car il n’était pas sûr qu’elle fût trouvée ; elle ajouta même qu’on ne la trouverait jamais. Par suite, elle remit en honneur la méthode dialectique, un peu oubliée depuis Socrate. Elle proclame, comme Socrate, qu’elle ne sait rien, elle ajoute que cela même, elle ne le sait pas. Au dogmatisme elle substitua une libre critique ; c’est en cela qu’elle fut nouvelle. L’auteur incontesté de cette révolution dans l’Académie fut Arcésilas.


I. Arcésilas naquit à Pitane, en Éolide, vers 315 av. J.-C.[6]. Venu à Athènes avec l’intention d’étudier la rhétorique, il prit goût à la philosophie, et devint le disciple d’abord de Théophraste[7], puis de Crantor[8], avec qui il se lia d’une étroite amitié, et qui plus tard lui légua sa fortune[9]. Dès sa jeunesse, il donnait de belles espérances, et Théophraste ne le vit quitter son école qu’avec les plus vifs regrets[10]. Après la mort de Crantor, il entendit Polémon[11] et Cratès[12], et telle fut l’impression qu’il reçut de leur enseignement, qu’il les appelait des Dieux, des débris de l’âge d’or[13]. Il est probable qu’il connut aussi Pyrrhon, Diodore le mégarique et Ménédème[14]. Comme tous les académiciens de son temps, il avait appris les mathématiques, d’abord avec Autolycus[15], dans son pays, puis à Athènes, avec Hipponicus[16]. Il avait lu Platon[17], et professa toujours pour lui la plus vive admiration. La supériorité d’Arcésilas était tellement reconnue, même par ses condisciples, qu’après la mort de Cratès, Socratides[18] s’effaça devant lui, et lui laissa la direction de l’école ; il mourut, âgé de 75 ans, vers 340 av. J.-C.

Sa vie ne fut marquée d’aucun événement important. Il resta systématiquement à l’écart des affaires publiques, et tandis que la plupart de ses contemporains illustres couraient au-devant d’Antigone avec un servile empressement, il se tint toujours sur la réserve. Aussi, envoyé plus tard en ambassade auprès d’Antigone par ses concitoyens, il échoua.

S’il fallait croire tous les commérages de Diogène, Arcésilas aurait été un personnage fort peu estimable. Il n’est presque question, dans le chapitre que le compilateur lui a consacré, que d’orgies et de débauches ; on l’appelle un nouvel Aristippe ; nous voyons le successeur de Platon vivre publiquement avec deux courtisanes, et ce sont ses amours les moins coupables ; il n’est pas jusqu’à son amitié avec le sage Crantor qui n’ait donné lieu à de méchants propos. Il mourut, nous dit-on, pour avoir trop bu, et il aurait rendu le dernier soupir en divaguant, et dans un hoquet. Ce sont au moins des exagérations et probablement des calomnies. Ses succès, comme ses doctrines, lui avaient fait beaucoup d’ennemis ; on l’a vu par ce que Timon dit de lui, et Plutarque[19] nous assure qu’Épicure était fort jaloux de sa gloire. Vraisemblablement, l’ennemi acharné de Zénon n’avait rien de l’austérité stoïcienne ; il se peut qu’il ait pris plaisir à se mettre, de toutes les manières, en opposition avec son rival, et qu’il ait eu pour le luxe et l’élégance plus de goût qu’on n’en attend d’ordinaire d’un philosophe ; sa grande fortune le lui permettait ; les mœurs de son temps l’y invitaient et sa morale ne le lui interdisait pas. C’était assez peut-être pour donner prise à la malignité et à l’envie. Mais Plutarque, qui parle souvent de lui, ne lui adresse aucun reproche de ce genre ; il cite des mots ou des actions qui donnent de lui une tout autre idée. Et nous avons, pour nous éclairer sur ce point, un témoignage précieux, celui d’un adversaire, du stoïcien Cléanthe. Quelqu’un accusait devant lui Arcésilas de ne pas vivre honnêtement : « Tais-toi, dit Cléanthe[20] ; si dans ses discours il supprime le devoir, il le rétablit dans ses actions. » C’est Arcésilas encore qui, voulant expliquer pourquoi on quitte quelquefois les autres sectes pour celle d’Épicure, mais jamais celle d’Épicure pour les autres, disait[21] : « C’est que des hommes on fait des eunuques, mais avec des eunuques on ne fait pas des hommes. »

Nous avons sur le caractère d’Arcésilas des renseignements qui lui donnent une physionomie toute particulière. La plupart des philosophes de son temps étaient pauvres, ou même déguenillés, ce qui ôte un peu de leur valeur à leurs théories sur le mépris des richesses. Arcésilas, au contraire, était riche ; et pour l’honneur de la philosophie, on est heureux de voir qu’il sut, sans ostentation et sans faste, mais au contraire avec une aimable simplicité, faire de sa fortune le plus noble usage. Un des nombreux traits qui nous sont rapportés montre avec quelle bonne grâce et quelle exquise discrétion il répandait ses bienfaits. Il avait appris qu’Apelle de Chios était malade et se trouvait dans le plus complet dénuement ; il vint le voir, et lui dit : « On ne voit ici que les quatre éléments d’Empédocle, du feu, de l’eau, de la terre et de l’air. Et toi-même, tu n’es pas bien couché. » Puis arrangeant son coussin, il glissa dessous une bourse qui contenait vingt drachmes[22]. Sans doute, il était coutumier du fait ; car, quand la femme qui servait Apelle lui apprit sa trouvaille, celui-ci dit en riant : « Voilà un tour d’Arcésilas. » On raconte aussi que son maître de mathématiques, Hipponicus, étant devenu fou, il le prit chez lui et le soigna jusqu’à complète guérison.

Arcésilas avait une grande droiture de caractère. Bien qu’il fût en guerre ouverte avec les stoïciens, il interdit l’entrée de son école à un certain Battus qui s’était moqué de Cléanthe dans une comédie, et il ne se réconcilia avec lui que quand il eut donné satisfaction à Cléanthe[23]. Ses sentiments n’avaient rien de mesquin et d’exclusif ; bien qu’il fût très friand de popularité, il engageait ses propres élèves à suivre les leçons des autres philosophes ; lui-même en conduisit un auprès du péripatéticien Hiéronyme[24]. Il paraît avoir exercé une grande influence sur les jeunes gens qui se pressaient autour de lui, bien qu’il ne leur ménageât pas les réprimandes et eût souvent pour eux des mots durs[25].

Tous les témoignages s’accordent à rendre hommage au merveilleux talent d’Arcésilas. Familier dès l’enfance avec Homère et Pindare, il fut poète à ses heures, et composa quelques épigrammes. Cicéron[26] nous parle de la grâce exquise de ses discours, et c’est l’orateur autant que le philosophe qu’il admire en lui. Plusieurs mots qu’on cite de lui attestent la finesse et la promptitude de son esprit. Il fut d’ailleurs servi à souhait par les circonstances, et les adversaires qu’il eut à combattre étaient les plus propres à faire ressortir, par le contraste, les brillantes qualités dont il était doué. C’est contre les stoïciens qu’il ne cessa de lutter, et il semble s’être donné pour tâche de harceler sans cesse Zénon de Citium, son ancien compagnon aux leçons de Polémon. Lourds et embarrassés dans leurs formules sèches et arides, inhabiles, malgré leur subtilité, aux finesses de la dialectique, gênés par leur gravité et leur sérieux, par toutes leurs qualités, qui au grand jour des discussions publiques se tournaient en défauts, les stoïciens étaient déconcertés par cette éloquence agile et ailée, tour à tour ironique, subtile ou emportée, toujours brillante, qui bourdonnait à leurs oreilles, les attaquait sur tous les points à la fois, les irritait, leur ôtait tout sang-froid, et savait toujours, chose importante à Athènes, mettre les railleurs de son côté : « Leur muse, dit un ancien[27], n’avait pas le secret du beau langage, et ignorait les grâces. » Leur embarras était d’autant plus grand, qu’ils n’avaient point de prise sur un adversaire qui faisait profession de ne rien affirmer, se dérobait, leur glissait entre les mains, chaque fois qu’ils croyaient le saisir, et savait[28], comme ces fantômes malfaisants qu’on appelait les empouses, prendre mille formes différentes. Ils en étaient réduits, faute de savoir par où prendre Arcésilas, à injurier Platon, qui était mort ; et ils paraissent s’être acquittés de ce soin avec conscience. Dans la stupeur de ses adversaires, dans l’enthousiasme de ses partisans, la victoire d’Arcésilas fut complète. Les Athéniens étaient sous le charme, car à tous ses dons oratoires leur philosophe joignait tous les avantages physiques : la beauté de son visage[29], le feu de ses yeux, le charme de sa voix enlevaient tous les suffrages. On en était arrivé à ce point, nous dit Numénius, qui a tracé de ces luttes oratoires un tableau vif et animé, qu’il n’y avait pas une parole, pas un sentiment, pas une action, si insignifiante qu’elle fût, qu’on se permît d’approuver, si tel n’était pas l’avis d’Arcésilas de Pitane. Jamais, nous disent d’autres écrivains[30], aucun orateur ne fut plus populaire, et ne laissa, après sa mort, de plus unanimes regrets.


II. Arcésilas n’a rien écrit[31] ; tout ce que nous savons de positif sur sa doctrine se réduit à assez peu de chose. Nous connaissons seulement le point précis du long et retentissant débat qu'il eut avec Zénon et les stoïciens ; il est vrai que ce point est d’une importance capitale et que, si Arcésilas a gain de cause, c’en est fait de tout le stoïcisme.

À partir d’Aristote[32], une des questions les plus discutées dans toutes les écoles, aussi bien par les épicuriens que par les stoïciens, les sceptiques ou les académiciens, est celle du criterium de la vérité. Zénon trouvait ce criterium dans ce qu’il appelait la représentation compréhensive (φαντασία καταληπτική). Parmi nos diverses représentations, il en est qui font sur nous une impression si particulière, si nette et si précise, qui se gravent si vivement dans l’âme, qu’il est impossible de les confondre avec les autres et qu’elles portent en elles-mêmes le témoignage de la vérité de leur objet : elles le font connaître en même temps qu’elles sont elles-mêmes connues[33] ; en d’autres termes, elles sont vraies. Ces représentations forment le premier degré de la connaissance, que Zénon comparait à la main ouverte[34]. En même temps qu’elles se produisent, elles provoquent dans la partie supérieure de l’âme, en raison même de leur clarté et de leur force, un assentiment (συγκατάθεσις) qui est comme une réponse au choc venu du dehors. Cet acte, émané de l’initiative de l’âme, dépend de la volonté, mais ne manque jamais de se produire quand l’âme éprouve une représentation vraie[35]. C’est le second degré de la connaissance, comparé par Zénon à la main légèrement fermée. Vient ensuite la compréhension (κατάληψις), comparée au poing, puis la science, assimilée au poing fermé et fortement maintenu par l’autre main.

Ces principes posés, Zénon établissait[36] que le sage cesserait de mériter son nom s’il lui arrivait jamais de donner son assentiment à des représentations qui ne seraient pas compréhensives ; il ne le donne qu’à la vérité : il n’a point d’opinions, il n’a que des certitudes.

Toute cette théorie de la science, et par suite toute la morale, repose sur la représentation compréhensive, qui est réellement, et à elle seule, le criterium de la vérité. Si on la supprime, il n’y a plus de compréhension, partant plus de science. C’est bien là le nœud vital du système. C’est là qu’Arcésilas, en tacticien avisé, porta ses coups les plus rudes.

Il nia d’abord que l’assentiment puisse être donné à de simples représentations[37] ; on ne l’accorde, suivant lui, qu’à des jugements (ἀξιώματα). C’est à peu près ce que nous disons aujourd’hui en affirmant qu’il n’y a de vérité ou d’erreur que dans le jugement. Mais ce n’était pas l’argument principal de sa réfutation.

Il admettait pleinement la déduction de Zénon : le sage, s’il mérite son nom, n’a pas d’opinions, mais des certitudes. Seulement il n’y a pas de certitude ou de science, car il n’y a pas de représentation compréhensive. Par suite, le seul parti qui reste au sage, c’est de ne rien affirmer ou de suspendre son jugement. Arcésilas abonde dans le sens de Zénon, mais pour l’amener plus sûrement à son scepticisme. Il veut l’enfermer dans ce dilemme : ou le sage a des opinions, ou il ne doit rien affirmer. La première proposition, qui nous semble aujourd’hui fort acceptable et que Carnéade admettra, ne pouvait à aucun prix être accordée par Zénon : il est contradictoire à ses yeux que le sage ou le savant puisse ne pas savoir ce qu’il affirme. Il faudra donc prendre le second parti. Faute de certitude absolue, le sage renoncera à toute croyance. Cette abdication vaut mieux qu’une concession : c’est la doctrine du tout ou rien.

Voici maintenant comment Arcésilas prouvait qu’il n’y a pas de représentation compréhensive. La définition stoïcienne admet explicitement[38] qu’une représentation vraie diffère spécifiquement des autres représentations, comme les serpents à cornes diffèrent des autres serpents. Les premières sont produites par ce qui est, de telle façon quelles ne sauraient être produites semblablement par ce qui n’est pas[39]. Or, en fait, disait Arcésilas, cette différence spécifique n’existe pas, car des objets qui ne sont pas font sur nous des impressions aussi nettes et aussi expresses que ceux qui sont. Nous n’avons aucun moyen, lorsqu’une représentation se produit, de distinguer si elle est compréhensive ou non, si elle a un objet ou n’est qu’un fantôme. Il n’y a donc pas de critérium de la vérité.

Il ne nous est pas permis d’attribuer à Arcésilas tous les développements que les académiciens donnèrent plus tard à cet argument et tous les exemples qu’ils invoquèrent, car ils ne sont pas expressément mis à son compte par les textes. Il est bien probable cependant que, pour montrer qu’il n’y a pas de différence spécifique entre les représentations vraies et les fausses, il invoquait déjà les erreurs des sens, les illusions du rêve, de l’ivresse, de la folie[40]. Et il est aisé de deviner quel parti un dialecticien habile et spirituel pouvait tirer de tous ces faits pour tourner en ridicule le dogmatisme stoïcien.

Il concluait que ni les sens ni la raison ne peuvent atteindre la vérité[41]. Il faut se souvenir ici que, par raison, les philosophes de ce temps n’entendent plus la faculté de connaitre l’absolu, comme Platon et Aristote, mais seulement le raisonnement, qui tire des conséquences des données sensibles et s’élève de ce qui est visible à ce qui ne l’est pas. Contester les données des sens, c’était donc du même coup mettre la raison en interdit.

En fin de compte, il n’y a rien que l’homme puisse percevoir, rien qu’il puisse comprendre, rien qu’il puisse savoir. Tout est enveloppé de ténèbres. Rien ne serait moins digne d’un sage que de devancer par des affirmations téméraires la certitude qui lui manque : il doit s’abstenir et douter toujours. Par suite[42] ; Arcésilas passait ses journées à combattre toutes les assertions dogmatiques, et il apportait dans ces discussions une subtilité et une obstination que rien ne lassait[43].

Outre ces attaques contre la théorie de la connaissance des stoïciens, il est probable qu’Arcésilas s’est plus d’une fois égayé aux dépens de leur physique et de leur théologie. C’est ce qu’on peut conjecturer d’après un passage de Plutarque[44] : Arcésilas, pour se moquer de la formule stoïcienne suivant laquelle un corps qui se mêle à un autre corps le pénètre dans toutes ses parties (ϰράσεις δι’ ὅλων), disait que, si on coupe une jambe et si on la jette à la mer, où elle se décompose, la flotte d’Antigone ou celle de Xerxès pourront naviguer dans une jambe. De même, quand Tertullien[45] nous dit qu’Arcésilas distinguait trois sortes de dieux, il est vraisemblable qu’il s’agit d’une critique de la théologie stoïcienne ; mais nous n’avons sur ce point que des renseignements tout à fait insuffisants.


Cependant une grave difficulté se présentait : que faire et comment vivre, si on ne croit à rien, si on n’a pas d’idées arrêtées sur le bien et sur le mal, sur ce qui est utile ou nuisible ? Il semble, en effet, que la suspension du jugement doive entraîner la suspension de l’action, et qu’étant incertain dans ses opinions, on ne puisse être qu’irrésolu dans sa conduite ; l’une de ces abdications entraîne l’autre. Mais, d’un autre côté, l’inaction et l’immobilité absolues sont incompatibles avec les tendances les plus naturelles de l’homme el les exigences les plus pressantes de la vie. On ne peut éviter de se prononcer sur les choses de la vie pratique, et refuser de se décider, ce serait encore se décider. Une philosophie qui aurait recommandé à ses adeptes de demeurer incertains et irrésolus, de se laisser porter par les événements, comme les feuilles mortes sont le jouet du vent, était d’avance vouée au ridicule : moins que personne, des Grecs, des Athéniens ne pouvaient s’en contenter. D’ailleurs, au temps d’Arcésilas, ce qu’on demandait avant tout à la philosophie, c’était une règle de conduite : la question n’était pas de savoir s’il faut agir, mais comment il faut agir. C’était là le but et la raison d’être des systèmes : la logique et la physique n’étaient que le vestibule de la morale. On pouvait, à la rigueur, se passer du vestibule, pourvu qu’on eût l’essentiel, mais renoncer à la morale, c’était renoncer à la philosophie.

C’est ici que les stoïciens attendaient Arcésilas et que vraisemblablement ils reprenaient l’avantage. Ils tenaient en réserve, comme ultima ratio, un argument qui devait décider de la victoire en leur faveur, alors même que leur défense obstinée de la représentation compréhensive n’aurait pas satisfait tout le monde. L’action, disaient-ils, et à plus forte raison la vertu, sont impossibles à qui n’a point de croyances. La sensation et l’instinct ne suffisent pas à la vie de l’homme. Agir, c’est se décider. Quel homme se décidera sans savoir si le parti qu’il prend est convenable ou non à sa nature, avantageux ou nuisible, bon ou mauvais ? Cicéron[46], lorsqu’il fait parler les stoïciens, insiste longuement sur cet argument, et Plutarque[47] nous apprend que les stoïciens s’en servaient comme d’un épouvantail dont ils menaçaient leurs adversaires sceptiques.

Nous ne pouvons, à la vérité, affirmer qu’au temps d’Arcésilas ils avaient donné à cette argumentation tout le développement qu’elle eut plus tard. Mais il paraît impossible que des raisons si simples et si légitimes ne se soient pas présentées de bonne heure à leur esprit[48]. En tout cas, Arcésilas ne pouvait manquer d’avoir à s’expliquer sur la manière dont il convient d’agir, et voici comment il se tirait de cette difficulté.

Il avouait que la vie pratique exige un critérium, et ce critérium, il le trouvait dans le raisonnable (εὔλογον). Il formulait sa pensée à la manière stoïcienne, dans un sorite : le but suprême de la vie est le bonheur, le bonheur a pour condition la prudence (φρόνησις), la prudence consiste à faire son devoir (ϰατόρθωμα), le devoir est une action qu’on peut expliquer raisonnablement (εὔλογον)[49].

Qu’est-ce maintenant que cet εὔλογον dont Arcésilas fait le critérium de la conduite pratique ? Tous les historiens l’ont jusqu’ici confondu avec le πιθανόν de Carnéade et ont désigné l’un et l’autre indifféremment par les mots de vraisemblable et de probable. Mais Hirzel[50], dans un des meilleurs chapitres de la belle étude qu’il a consacrée au scepticisme ancien, a montré qu’il y a une différence notable entre les significations de ces deux termes.

D’abord il nous est expressément attesté[51] qu’Arcésilas rejetait le probable (πιθανόν) ; suivant lui, aucune représentation ne l’emporte sur une autre au point de vue de la créance qu’elle mérite[52]. C’est assez arbitrairement que quelques historiens ont tenu le témoignage de Numénius pour non avenu. D’autre part, nous voyons que les stoïciens[53] faisaient une différence entre πιθανόν et εὔλογον. Le πιθανόν est défini : ἀξίωμα τὸ ἄγον εἰς συγϰατάθειν et le εὔλογον : ἀξίωμα τὸ πλείονας ἀφορμὰς ἔχον εἰς τὸ ἀληθὲς εἶναι. Si le πιθανόν conduit à l’assentiment, Arcésilas était conséquent avec lui-même en le repoussant. Il pouvait, au point de vue pratique, admettre le εὔλογον comme équivalent de la vérité.

D’ailleurs, le εὔλογον d’Arcésilas ne se confond pas avec le πιθανόν de Carnéade. Pas une fois le mot εὔλογον n’est employé par Sextus lorsqu’il expose les théories de Carnéade. De plus, pour Carnéade une représentation isolée peut, en raison de sa force et de sa vivacité[54] être appelée πιθανή ; il est clair que le εὔλογον suppose une pluralité de représentations bien liées entre elles. Il est vrai que Carnéade, comme on le verra plus loin, ne se contente pas de ce premier caractère, et exige en outre que la (φαντασία soit ἀπερίσπαστος et περιωδευμένη : et ici, il est évident que la raison intervient[55]. Mais elle intervient d’une autre manière que chez Arcésilas. Chez ce dernier, c’est de la raison seule que dépend la vraisemblance ; chez le premier, la probabilité des représentations ne vient que pour une part de la raison ; sa véritable source est l’expérience : la raison ne fait guère qu’exercer un contrôle. Il faut donc faire une distinction entre les deux termes : pour Arcésilas, c’est le raisonnable qui est le critérium pratique de la conduite ; pour Carnéade, c’est le probable. — Si on persiste à désigner la philosophie de la nouvelle Académie sous le nom, d’ailleurs assez mal choisi, de probabilisme (car ce mot était employé au xviie siècle avec une signification bien différente), c’est seulement à partir de Carnéade que ce mot trouvera son application légitime.

Le raisonnable pour Arcésilas désignait donc des actions qu’on peut justifier par de bonnes raisons, qui s’accordent entre elles, et forment un ensemble bien lié. C’est une idée stoïcienne, comme la forme de raisonnement adoptée par Arcésilas. De même aussi le mot ϰατόρθωμα est fréquemment usité dans la terminologie stoïcienne. De tous ces faits il semble résulter qu’au moins en morale les stoïciens avaient arraché à leur redoutable adversaire d’importantes concessions. Il ne paraît pas d’ailleurs qu’Arcésilas se soit étendu volontiers sur les questions de cet ordre : car Cicéron ne mentionne pas une seule fois ses opinions sur cet important sujet.

Il va de soi que malgré ces concessions au stoïcisme, Arcésilas ne peut pas plus être considéré comme un dogmatiste que les pyrrhoniens eux-mêmes ; car ces derniers reconnaissaient aussi un criterium pratique. D’ailleurs, comme il ne s’agit ici que de l’accord subjectif des représentations, Arcésilas continue à ne rien affirmer hors de lui.

Il y a pourtant quelques différences entre le fondateur de la nouvelle Académie et les pyrrhoniens. D’abord Arcésilas n’assignait pas pour fin dernière de la conduite l’adiaphorie ni l’ataraxie ; il s’en tenait à la suspension du jugement ; Sextus[56] marque assez nettement cette différence. En outre, tandis que les purs pyrrhoniens demandaient à la raison une entière abdication, et se soumettaient aveuglément à la coutume et aux lois établies, Arcésilas prend la raison pour juge en chaque cas particulier ; par là, on peut dire qu’il s’élève fort au-dessus du pyrrhonisme ; il garde quelque chose de la tradition socratique et platonicienne. Il est au total aussi sceptique que Timon ; mais son scepticisme est celui d’un homme instruit et éclairé ; il reste philosophe dans le scepticisme, au lieu que les purs pyrrhoniens renonçaient jusqu’au nom de philosophes.

III. Jusqu’ici, rien dans les doctrines d’Arcésilas, sauf le dernier point que nous venons d’indiquer, ne peut nous faire comprendre pourquoi il a pris, et pourquoi les anciens lui ont conservé le nom d’académicien. En quoi est-il le continuateur de Platon ? Il l’est de deux manières : d’abord, Platon aimait à employer des formules dubitatives, et on sait avec quelle défiance, voisine du scepticisme, Socrate pariait des théories physiques. À tort ou à raison, Arcésilas et les nouveaux académiciens, en poussant le doute jusqu’à ses dernières limites, pouvaient se croire fidèles aux idées du maître. Sur ce point, les témoignages abondent : Cicéron regarde toujours la nouvelle Académie comme la fille légitime de l’ancienne. Mais c’est surtout par sa méthode, par sa manière d’enseigner et de parler qu’Arcésilas s’est montré véritable académicien. Les anciens attachaient peut-être plus d’importance à ces formes extérieures qu’au fond des choses, et pour mériter le nom d’académicien, il suffisait à leurs yeux de parler comme les académiciens.

Voici comment procédait Arcésilas. Il attendait qu’un interlocuteur vînt exprimer devant lui son sentiment sur quelque point ; en général, il n’aimait pas qu’on lui adressât des questions ; il faisait parler les autres. Mais, quelle que fût la thèse exposée, il entreprenait aussitôt de la réfuter. Par exemple[57] on lui disait : le plaisir est le souverain bien (souvent même on le disait sans le penser, uniquement pour lui donner l’occasion de parler, et le mettre en train), et il discourait sur ce sujet. De là sans doute une grande variété de discours. Il faut bien qu’Arcésilas ait traité de la sorte un grand nombre de sujets ; car il ne paraît pas que les thèses négatives que nous venons de résumer aient pu suffire à son activité philosophique et oratoire. C’est ainsi que, comme Socrate, il interrogeait et répondait. Comme Socrate aussi, il traitait tous les sujets qui se présentaient, suivant le hasard des rencontres et l’inspiration du moment. Voilà pourquoi Cicéron nous dit qu’Arcésilas avait repris les usages de l’Académie, depuis longtemps tombés en désuétude. Ce qu’il ne dit pas, c’est que, selon toute vraisemblance, il y avait entre Arcésilas et Socrate de profondes différences. Sceptique et irrésolu seulement en apparence, Socrate, à travers tous les détours de ses questions, ne perdait jamais de vue le but moral qu’il poursuivait ; il avait des points de repère, des idées arrêtées, qui donnaient à ses discours un sérieux et une élévation que n’ont pas connue ses disciples dégénérés. En outre, Socrate se proposait moins de briller que d’instruire, et il est permis de penser que sur tant de sujets nouveaux ou anciens, imprévus ou attendus, Arcésilas cherchait surtout l’occasion d’étaler les grâces de son esprit, et de faire valoir les ressources de sa dialectique.

En résumé, ni dans les idées d’Arcésilas, ni dans la méthode qu’il mit à leur service, nous ne trouvons une grande originalité. Ses rivaux, Épicure[58] surtout, le lui ont reproché plus d’une fois ; ils l’accusaient de ne rien dire de nouveau, et de jeter de la poudre aux yeux des ignorants. Arcésilas en convenait de bonne grâce ; il se flattait seulement de suivre l’exemple de Socrate, de Platon et de Parménide, et il s’abritait derrière l’autorité de ces grands noms.


IV. Il n’est pas facile, même après qu’on a réuni tout ce que nous pouvons savoir d’Arcésilas, de se faire une idée nette de ce personnage, et de porter un jugement d’ensemble sur son enseignement. Est-ce un penseur sérieux, ou seulement un discoureur habile à ce jeu de la dialectique qu’il appelait lui-même un art d’escamotage[59] ? Est-il sincère en son scepticisme, ou sceptique même à l’égard de son scepticisme ? Est-ce un philosophe ou un sophiste ?

Les anciens se trouvaient déjà dans le même embarras où nous sommes, et de bonne heure les avis ont été partagés à l’égard du fondateur de la nouvelle Académie. On en fait parfois un dogmatiste honteux : on le supposait au fond plus platonicien qu’il ne voulait le paraître ; dans son for intérieur, il aurait toujours tenu pour les dogmes du maître dont il conservait ostensiblement la tradition, et son scepticisme n’aurait été qu’une sorte de contenance qu’il se donnait, en un temps peu propice aux spéculations métaphysiques. Sextus Empiricus, après avoir dit[60] en son propre nom qu’il le regarde comme à peu près pyrrhonien, ajoute que suivant quelques-uns, les arguments sceptiques lui servaient seulement de pierre de touche pour éprouver ses disciples : s’il leur trouvait les qualités d’esprit requises pour comprendre la doctrine du maître, il les initiait à ses dogmes. Suivant Dioclès de Cnide[61], c’était par crainte des disciples de Théodore et de Bion, ennemis acharnés de tout dogmatisme, capables de ne reculer devant rien, qu’Arcésilas, afin de conserver son repos, avait feint de ne croire à rien ; son doute était comme l’encre que jette la sépia autour d’elle, et qui la protège. Il est vrai que Numénius, qui rapporte ce témoignage, ajoute aussitôt qu’il ne le croit pas exact.

Un texte beaucoup plus important est celui où Cicéron[62] fait allusion à un enseignement ésotérique de la nouvelle Académie. Il y avait, semble-t-il, des mystères dont la connaissance était réservée aux initiés ; c’est afin d’atteindre la vérité que les académiciens défendaient et combattaient tour à tour toutes les opinions.

La tradition qui attribuait aux nouveaux académiciens des pensées de derrière la tête persista longtemps ; nous en trouvons encore un écho chez saint Augustin[63]. Arcésilas, suivant saint Augustin, voyant le stoïcisme gagner de proche en proche, et la foule disposée à croire que l’âme est mortelle, que tout, y compris Dieu, est matériel, aurait désespéré de la ramener à la vérité. Faute de mieux, il se serait contenté, ne pouvant l’instruire, de la désabuser, et c’est pourquoi il se serait attaché à battre en brèche le dogmatisme sensualiste des stoïciens ; les croyances de l'Académie étaient comme un trésor, qu’il avait enfoui, et qu'en des temps meilleurs, la postérité saurait retrouver.

De nos jours, Geffers[64] a soutenu ingénieusement la même opinion : Arcésilas aurait mérité pleinement son nom d’académicien, et serait toujours, au fond du cœur, demeuré fidèle à Platon.

Il faut convenir qu’il y a là une difficulté embarrassante ; le texte de Cicéron surtout peut donner fort à penser. Nous ne croyons pas toutefois qu’on doive s’arrêter à ce soupçon de dogmatisme ésotérique, que nous verrons reparaître à propos de chacun des nouveaux académiciens.

L’assertion de Dioclès de Cnide est bien invraisemblable, et Numénius avait bien raison de n’y pas croire. Comment admettre qu’un dialecticien hardi et sûr de lui, comme Arcésilas, ait tremblé devant des adversaires très inférieurs, et n’ait pas osé dire toute sa pensée ?

Il faut aussi écarter le témoignage de saint Augustin ; nous voyons en effet par un passage formel du Contra academicos[65] qu’il s’agit ici d’une conjecture toute personnelle, d’une explication que le père de l’Église s’est proposée à lui-même, et qu’il ne donne que sous toutes réserves. Il se peut, il est vrai, qu’il ait été amené à cette hypothèse par certaines indications des auteurs anciens, et par je ne sais quelle obscure tradition. Mais, comme lui-même fait allusion au texte de Cicéron, il est probable que c’est ce texte qui l’a induit à faire son hypothèse. Le texte de saint Augustin n’a donc pas de valeur par lui-même : du moins il n’a que celle qu’il emprunte au témoignage de Cicéron. Or, Cicéron, s’il fait allusion à une sorte de dogmatisme mystérieux, ne parle pas en tous cas d’un dogmatisme platonicien. Et si la nouvelle Académie avait eu un enseignement secret de quelque importance, comment croire que Cicéron ne l'eût pas connu ? Et s’il l’a connu, comment supposer qu’il n’y ait fait qu’une obscure allusion ? Comment comprendre surtout qu’il ne nous parle jamais d’Arcésilas que comme d’un sceptique ? Bien plus, Platon lui-même ne lui apparaît jamais que comme un sceptique ; il ne voit en lui que l’homme qui discutait toutes les opinions, sans se prononcer sur aucune[66]). D’après lui, c’est le jugement que formulaient sur Platon tous les philosophes de la nouvelle Académie ; s’ils déclarent qu’il n’y a qu’une seule Académie, que la nouvelle se confond avec l’ancienne, c’est qu’ils prêtent à l’ancienne le doute que professe la nouvelle[67].

Reste le témoignage de Sextus. Mais Sextus ne le donne que sous forme dubitative ; lui-même n’y croit pas, et il est bien plutôt disposé à ranger Arcésilas parmi les purs pyrrhoniens. Le vers d’Ariston souvent cité, Platon par devant, Pyrrhon par derrière, Diodore au milieu, indique peut-être que pour ces anciens témoins, le platonisme n’est chez Arcésilas qu’à la surface : c’est une apparence ; la réalité, c’est le pyrrhonisme. Et enfin, nous savons que Timon a fait l’éloge d’Arcésilas après sa mort. L’intraitable sillographe lui aurait-il pardonné des arrière-pensées platoniciennes et des réticences dogmatiques ?.

Il reste vrai cependant que Cicéron et Sextus parlent sinon d’un dogmatisme platonicien, au moins d’une sorte de dogmatisme. D’où vient cela ? Il ne faut pas oublier que les nouveaux académiciens sont, non de purs sceptiques, mais des probabilistes ; en d’autres termes, ils se réservent le droit d’avoir des opinions. Ces opinions, ils s’interdisent de les professer en public, parce qu’ils ne veulent pas donner prise sur eux à leurs adversaires, parce qu’ils veulent garder toujours l’offensive ; c’est une attitude de combat qu’ils ont choisie. Mais en particulier, avec des disciples d’élite, ils pouvaient discourir à leur aise, et après avoir montré le pour et le contre, laisser voir leurs préférences. Encore paraissent-ils avoir évité d’exercer une influence efficace sur les croyances de leurs adeptes. Ils se bornaient à proposer des opinions, sans les imposer ; ils voulaient, dit Cicéron dans le passage même que nous avons rappelé tout à l’heure, que la raison seule, et non l’autorité, les décidât : ut ratione potius quam auctoritate ducantur. On peut comprendre à présent, comment a pris naissance la tradition, ou la légende, dont saint Augustin s’est fait l’écho ; on voit sur quelle confusion elle repose[68]. Comme les nouveaux académiciens, toujours sur la réserve en public, ont un enseignement particulier plus positif, la malice des adversaires ou l’ignorance de quelques historiens leur prête des dogmes. Comme ils se disent disciples de Platon et se réclament de son autorité, on leur attribue des dogmes platoniciens. On ne prend pas garde, ou on ne veut pas voir, qu’entre leur enseignement ésotérique et leur culte pour Platon il n’y a aucune connexité. Ce n’est pas comme platoniciens qu’ils ont des dogmes, puisque suivant eux Platon lui-même n’en a pas. Et au vrai, ils n’ont même pas de dogmes, mais seulement des opinions vraisemblables.

Encore faut-il ajouter que tout cela est vrai bien plutôt des successeurs d’Arcésilas que d’Arcésilas lui-même. Il paraît en effet, on l’a vu, avoir été surtout sceptique, et en fin de compte plus près de Pyrrhon que de Carnéade lui-même. Sextus[69] dit en propres termes qu’il est presque complètement d’accord avec les pyrrhoniens. Mnaséas, Philomélos, Timon, au témoignage de Numénius[70], le regardaient comme un sceptique. Rappelons enfin que selon Cicéron[71], c’est Arcésilas, qui a le premier recommandé la suspension du jugement, et le même Cicéron[72] déclare que sur ce point, il eut plus de fermeté que Carnéade, à qui il arriva peut-être de concéder que le sage pourra avoir des opinions, non seulement au point de vue pratique, mais même en théorie.

Arcésilas fut-il du moins sincère dans son scepticisme ? On en doutait parfois chez les anciens. Suivant quelques-uns[73], dans la guerre acharnée qu’il fit à Zénon, il n’aurait obéi qu’à un sentiment de jalousie contre son ancien compagnon, et au désir de le contrecarrer et de le dénigrer en toutes choses. C’est ce que disaient les stoïciens, et ils aimaient à le représenter comme un esprit brouillon et inquiet, sans conviction sincère, se plaisant à jeter partout le désordre et la confusion, faisant en un mot pour la philosophie ce que Tibérius Gracchus fit en politique[74]. Cicéron prend la peine de le défendre contre ces accusations : il semble que ce soit bien inutile. Pour attribuer à un grand esprit des motifs aussi bas et des sentiments aussi mesquins, il faudrait d’autres preuves que les boutades passionnées de quelques adversaires.

Ajoutons que d’après le rapprochement des dates il ne paraît pas possible qu’Arcésilas ait suivi les leçons de Polémon en même temps que Zénon[75].

Entre ces interprétations diverses, le plus sage nous paraît être de s’en tenir au jugement de Cicéron. Arcésilas a pu être un esprit sincère et élevé, vivement frappé de la difficulté de reconnaître la vérité au milieu de tant de systèmes différents ; l’abstention lui parut en fin de compte le parti le plus sûr, et il l’a considérée comme pouvant se concilier, ainsi que le dit Cicéron[76], avec l’honneur et la dignité du sage. Il pouvait après tout invoquer d’illustres autorités, Parménide, Socrate, Platon ; et il ne s’en fit pas faute.

Il se peut aussi qu’il ait obéi à des motifs moins nobles. En ces temps de luttes continuelles et publiques, la philosophie du doute était la plus facile à défendre. N’être embarrassé d’aucun dogme, ne donner prise sur soi à aucun adversaire, prendre toujours l’offensive, et n’avoir rien à garder, était une attitude commode et avantageuse, pour un orateur avide de popularité et attaché avant tout au succès. Aucune autre doctrine ne pouvait donner à l’éloquence plus d’occasions de briller ; aucune n’était plus, appropriée à la souplesse d’esprit et à l’habileté oratoire dont nous savons qu’Arcésilas a donné tant de preuves. Nous ne pouvons rien affirmer, et il faut nous aussi nous contenter ici de vraisemblances ; il est vraisemblable que des raisons de cet ordre ont été de quelque poids dans la balance où Arcésilas, avant de prendre parti pour l’indécision, a pesé le pour et le contre.


V. La nouvelle Académie ne brille dans l’histoire que d’un éclat intermittent : à la distance où nous sommes, nous ne la connaissons que par les grands noms qui l’ont illustrée ; les sommets seuls émergent de l’oubli. Pour avoir des renseignements précis, il faut aller d’Arcésilas à Carnéade, et franchir une période de cinquante ans.

Nous savons pourtant que dans l’intervalle, la doctrine n’a cessé ni d’être représentée ni d’être enseignée, et si incomplètes qu’elles soient, les données que nous possédons nous prouvent que l’activité philosophique, si elle a été moins heureuse, ne s’est pas entièrement arrêtée. Les chefs de l’école entre Arcésilas et Carnéade nous sont connus ; nous savons même les noms d’un grand nombre de philosophes, qui sans avoir eu la direction de l’école, demeurèrent attachés à la doctrine du maître.

Lacydes, Téléclès et Évandre, Hégésinus, tels furent les chefs de la nouvelle Académie ; Carnéade fut le quatrième[77].

Lacydes devait avoir quelque célébrité, puisque Diogène a écrit sa vie, et que Numénius parle assez longuement de lui : il est vrai que l’un et l’autre content des anecdotes sans intérêt, ou même ridicules[78]. Il succéda à Arcésilas, dans la quatrième année de la cent trente-quatrième olympiade (241 av. J.-C.) et remplit sa fonction pendant vingt-six ans[79] ; même il y a lieu de penser qu’il enseigna du vivant d’Arcésilas, ou du moins occupa près de lui dans l’Académie une place importante[80]. Les renseignements que nous avons sur lui sont contradictoires. Diogène l’appelle ἀνὴρ σεμνότατος ; d’autre part, il dit qu’il mourut d’un excès de vin, et divers témoignages nous parlent aussi de son culte immodéré pour Bacchus[81]. On nous dit encore qu’il fut un travailleur acharné, aimable et d’un commerce facile. Quoique pauvre, il ne répondit pas aux avances que lui fit Attale, et il se dispensa de lui faire visite en disant : « Les statues doivent être regardées de loin. » C’est lui qui par ses écrits fit connaître les doctrines d’Arcésilas ; on cite de lui[82] deux ouvrages : φιλόσοφα et περὶ φύσεως. Il ne paraît pas qu’il ait modifié en rien la doctrine de son maître.

Lacydes, suivant Diogène, laissa la direction de l’école aux Phocéens Télèclès et Évandre. Cicéron[83] ne nomme qu’Évandre, et après lui Hégésinus (appelé par Clément d’Alexandrie[84] Hégésilaus), qui fut le maître de Carnéade. Nous ne savons de ces philosophes que leur nom.

La liste est assez longue de ceux qui nous sont donnés comme ayant professé les doctrines de la nouvelle Académie : ici encore il faut nous contenter d’une simple énumération[85]. Parmi les disciples d’Arcésilas, on cite Pythodore[86] qui consigna aussi dans un traité les opinions de son maître, Aridices de Rhodes[87], Dorothée[88], Panarétos[89], Démophanes[90], Ecdémos ou Édélos[91] qui joua un rôle politique, au temps de Philopémen, Apelies[92].

Lacydes eut pour disciple Aristippe de Cyrène[93], le même sans doute qui écrivit un livre περὶ φυσιολόγων[94] et peut-être περὶ παλαιᾶς τρυφῆς[95] ; puis Paulus[96]. Voici enfin les noms d’autres académiciens : Paséas, Thrasys, deux Eubulus[97], Agamestor[98] ou Agapestor[99], puis Damon, Leonteus, Moschion, Évandre d’Athènes[100]. Boéthus, disciple d’Aristippe de Cyrène, eut une controverse avec Carnéade[101].


  1. Sextus, P., I, 220. Cf. Numénius, ap. Euseb., Prœp. evang., XIV, iv, 16.
  2. Cic. De Orat., III, xviii, 67 ; Ac., I, xii 46 ; De Fin., V, iii, 7 ; Varro, ap. Augustin. De civ. Dei, XIX, i, 3.
  3. Diog., IV, i ; Cic., Ac., I, ix, 34.
  4. Sext., M., VIII, 16.
  5. Cic., Ac., I, iv, 17 : « Sed utrique (Aristoteles et Xenocrates), Platonis ubertate completi, certam quamdam disciplinæ formulam composuerunt, et eam quidem plenam ac refertam : illam antem Socraticam dubitationem de omnibus rebus, et nulla affirmatione adhibita, consuetudinem disserendi reliquerunt. Ita facta est, quod Socrates minime probabat, ars quædam philosophiæ, et rerum ordo, et descriptio disciplinæ. »
  6. Diogène nous apprend (IV, 61) que Lacydes lui succéda dans la quatrième année de la cent trente-quatrième olympiade (240 av. J.-C.) ; et d’autre part (IV, 44), qu’il mourut à l’âge de soixante-quinze ans. Diogène se trompe probablement lorsqu’il dit, d’après Apollodore, qu’il florissait dans la cent vingtième olympiade (296 av. J.-C.), car Arcésilas n’aurait eu alors que dix-neuf ans.
  7. Diog., IV, 29.
  8. Ibid. Cf. Numen. ap. Euseb. loc. cit., v, 12.
  9. Diog., IV, 25.
  10. Diog., IV, 25.
  11. Sext., P., I, 220 ; Cic. De Orat., III, xviii, 67 ; Fin., V, xxxi, 94 ; Ac., I, ix, 34. Augustin., Ad Diosc. epist., 16 ; Euseb., loc. cit., v, 11.
  12. Diog., IV, 32.
  13. Diog., IV, 22.
  14. Diog., IV, 33 ; Euseb., loc. cit. ; Sext., P., I, 234.
  15. Diog., 29.
  16. Ibid., 32.
  17. Ibid.
  18. Ibid.
  19. Adv. Colot., 26
  20. Diog., VII, 171.
  21. Diog., IV, 43
  22. Plut., De adul. et amic., XXII, 63. Cf. Diog. IV, 37.
  23. Plut., De adul. et amic., XI, 55.
  24. Diog., IV, 42.
  25. Ibid., 36.
  26. Ac., II, VI, 16 ; De Orat., III, XVIII, 67.
  27. Num. ap. Euseb., loc. cit., XIV, vi, 14.
  28. Num., loc. cit., XIV, vi, 14.
  29. Ibid., vi, 3.
  30. Diog., IV, 44 : Ἀποδεχθεὶς πρὸς Ἀθηναίων ὡς οὐδείς.
  31. Diog., IV, 31 ; Plut., De Alex. virtute, I, IV.
  32. Voir Ravaisson, Essai sur la métaphysique d’Aristote, t. II, p. 197.
  33. Pseud. Plut., De plac. philos., IV, 12 : Ἐνδεικνύμενον ἑαυτό τε καὶ τὸ πεποιηκός.
  34. Cic., Ac., II, xlvii, 145.
  35. Cic., Ac., II, xii 38.
  36. Cic., Ac., II, xxiv, 77 ; xx, 66 ; xxi, 67 ; Sext., M., VII, 153 et seq.
  37. Sext., M., VII, 154 : Ἡ συγϰατάθεσις οὐ πρὸς φαντασίαν γίνεται, ἀλλὰ πρὸς λόγον· τῶν γὰρ ἀξιωμάτων εἰσὶν αἱ συγϰαταθέσεις.
  38. Sext., M., VII, 252 : Εἶχέ τι τοιοῦτον ἰδίωμα ἡ τοιαύτη φαντασία παρὰ τὰς ἀλλας φαντασίας ϰαθάπερ οἱ ϰεράσται παρὰ τοὺς ἀλλους ὄφεις.
  39. Cic., Ac., II, vi, 18 : « Visum impressum effictumque ex eo, unde esset, quale esse non posset, ex eo, unde non esset : id nos a Zenone definitum rectissime dicimus. » Cf. ibid., xxiv, 77 ; Sext., M., VII, 248, 402 ; P., II, 4 ; Diog., VII, 46.
  40. C'est du moins ce qu'on peut conjecturer d'après le passage de Sext. (M., VII, 154) : Οὐδεμία τοιαύτη ἀληθὴς φαντασία εὑρίσϰεται οἵα οὐϰ ἂν γένοιτο ψευδὴς, ὡς διὰ πολλῶν ϰαὶ ποιϰίλων παρίσταται.
  41. Cic. De Orat., III, xviii, 67.
  42. Cic., Ac., I, XII, 45.
  43. Cic., ibid.
  44. Adv. Colot., 26.
  45. Ad nation., II, 2.
  46. Ac., II, vii, 22 et seq. ; xii, 39.
  47. Adv. Colot., 26.
  48. On voit, par un passage de Plutarque (Adv. Colot., 96), que, suivant les académiciens, l’instinct (ὁρμὴ) peut se porter de lui-même à l’action et n’a pas besoin de l’assentiment (συγϰατάθεσις) donné à la sensation. D’autre part, nous savons (Plut., St. rep., XLVII, 12) que Chrysippe soutenait le contraire. C’est peut-être contre la théorie d’Arcésilas qu’est dirigée l’objection de Chrysippe.
  49. Sext., M., VII, 158.
  50. Op. cit., 150. À l’appui de cette thèse, on pourrait signaler les critiques que Carnéade, d’après Plutarque (De com. motiv., XXVII, 15), a dirigées contre la théorie stoïcienne de la εὐλόγιστος ἐϰλογή. (Voir ci-dessous, p. 167.)
  51. Numen., ap. Euseb., Prœp. evang., XIV, vi, 5 : Ἀναιροῦντα ϰαὶ αὐτὸν τὸ ἀληθὲς, ϰαὶ τὸ ψεῦδος, ϰαὶ τὸ πιθανόν.
  52. Sext., P., I, 232 : Οὔτε ϰατὰ πίστιν ἢ ἀπιστίαν προϰρίνει τι ἕτερον ἑτέρου.
  53. Diog., VII, 75, 76.
  54. Sext., M., VII, 166-171.
  55. Contrairement à Hirzel, il nous semble que c’est la raison qui juge s’il n’y a pas contradiction entre les diverses représentations qui accompagnent celle qui est en question. Mais il reste vrai, comme il l’a montré, que la source de la probabilité est essentiellement dans la donnée sensible.
  56. P., I, 232 : Καὶ τέλος μὲν εἶναι τὴν ἐποχὴν, ᾖ συνεισέρχεσθαι τὴν ἀταραξίαν ἡμεῖς ἐφάσϰομεν.
  57. Cic., Fin., II, i, 9 ; De Orat., III, xviii, 67 ; De Nat. Deor., I, v, 11.
  58. Plut., Adv. Colot., 96 ; Cf. Cic., Ac., II, v. 14.
  59. Stob., Floril., LXXXII, 4.
  60. P., I, 234.
  61. Num. ap. Euseb., loc. cit., vi, 6. Cf. viii, 7.
  62. Ac., II, xviii, 60 : « Restat illud, quod dicunt, veri inveniendi causa contra omnia dici oportere, et pro omnibus. Volo igitur videre quid invenerint. Non solemus, inquit, ostendere. Quæ sunt tandem ista mysteria ? aut cur celatis, quasi turpe aliquid, sententiam vestram ? »
  63. Cont. Academic., I, xvii, 38. Cf. Ad Diosc. epist., 16.
  64. De nova Academia Arces. auct. constituta, Gymn. progr. Gotting., 1842 ; p. 18.
  65. III, xvii, 37 : « Audite jam paulo attentius, non quid sciam, sed quid existimem… Hoc mihi de Academids interim probabiliter ut potui persuasi… hæc et alia hujusmodi mihi videntur… »
  66. Ac., I, xii, 66. Cf. De Orat., III, xviii, 67.
  67. Ac., I, xii, 46.
  68. C’est l’explication à laquelle s’arrête Hirzel (op. cit., III, p. 222 et seq.)
  69. P., I, 232.
  70. Ap. Euseb., loc. cit., XIV, VI, 5.
  71. Ac., II, xxiv, 77, Cf. Diog., IV, 98.
  72. Ac., II, xviii, 59.
  73. Numen., loc. cit., v, 11 ; Ac., II, vi, 16.
  74. Cic., Ac., II, v, 15.
  75. Voir Zeller, op. cit., t. iv, p. 691.
  76. Ac., II, xxiv, 77 : « Cum vera sententia, tum honesta, et digna sapiente. » Cf. Ac., I, xii, 44.
  77. Cic., Ac., II, vi, 16.
  78. Euseb., Prœp. evang., XIV, vii.
  79. Diog., IV, 61.
  80. D’après le témoignage de Sotion (Diog., VII, 183), Chrysippe, à l’époque où il inclinait vers les idées de la nouvelle Académie, et où il écrivait un traité sur la coutume, s’associa aux travaux (συνεφιλοσόφησε) d’Arcésilas et de Lacydes. Or, Chrysippe, à la mort d’Arcésilas, avait déjà succédé à Cléanthe, mort vers 251.
  81. Élien, Var. Hist., II, 41 ; Athen., X, 638, a ; XIII, 606, b.
  82. Suidas, Λαϰύδης.
  83. Ac., II, vi, 16.
  84. Strom., I, 301, c.
  85. V. Zeller, t. IV, p. 497.
  86. Index Herculanensis, col. colonne 20 (éd. Bucheler, Gryphiswaidiæ, Gymo. progr., 1869.
  87. Ibid. ; Athen., X, 420, d ; Plut., Quœst. conv., II, i, 12 ; Polyb., IV, lii, 2.
  88. Index, ibid.
  89. Athen., XIII, 552, d, Cf. Élien, V. H., X, 6.
  90. Plut., Philop., 11 ; Arat., 5.
  91. Ibid.
  92. Athen., X, 420, d.
  93. Euseb., loc. cit., XIV, vii, 14.
  94. Diog., VIII, 21.
  95. Nietzsche, Rhein. Mus., XXIV, 202.
  96. Clém. d’Alex., Strom. 496, d.
  97. Ind. Herc. col. colonne 27.
  98. ibid.
  99. Plut., Quœst. conv., I, iv, 3, 8.
  100. Suidas, Πλάτων.
  101. Index, col. colonne 28.